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Date : 20040415

Dossier : IMM-1534-03

Référence : 2004 CF 568

Ottawa (Ontario) le 15 avril 2004

Présent :          LE JUGE HARRINGTON

ENTRE :

                                            CLAUDIA ELENA MORA QUINTERO

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE        

L'HONORABLE JUGE HARRINGTON

[1]                La présente demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la "Loi"), porte sur une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le "tribunal"). Dans cette décision, le tribunal a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention » , tel que défini à l'article 96 de la Loi et n'était pas une « personne à protéger » selon l'article 97 de cette même Loi.


CONTEXTE FACTUEL

[2]         La demanderesse, une citoyenne de Colombie, a rencontré un certain Andres Puerta Zapata ("Zapata"). Ils sont tombés en amour et se sont fiancés le 18 juillet 1999. Ils ont décidé de vivre ensemble à partir du 10 janvier 2001. Toutefois, après un mois, la relation s'est gâtée. Le 10 février 2001, après une dispute, Zapata a frappé la demanderesse, et a répété ce geste à plusieurs reprises au cours de leur relation et ce, jusqu'à ce qu'elle quitte le domicile conjugal.

[3]                Le 10 avril 2001, on a glissé sous la porte de leur appartement une lettre de la part des Forces armées révolutionnaires de Colombie ("FARC"), adressée à la demanderesse, lui indiquant que le groupe voulait de l'argent pour garantir sa sécurité dans la région où elle habitait. La demanderesse a informé Zapata, mais il a simplement dit qu'elle devrait les payer. La demanderesse explique que cet événement n'a pas semblé affecter Zapata et qu'il était indifférent à l'égard de ces menaces. La demanderesse a été surprise de sa réaction. Elle a reçu plusieurs lettres de cette nature et Zapata lui a encore répété de collaborer. Après une dispute particulièrement orageuse, il l'a frappée.

[4]                Le 20 mai 2001, Zapata a invité ses amis chez lui et la demanderesse a entendu leur conversation. Ils parlaient du Commandant Gustavo, buvait de l'alcool et consommait de la drogue. La demanderesse n'était pas en mesure d'affirmer que Zapata et ses amis faisaient partie du groupe FARC, mais craignant pour sa vie, elle a quitté leur appartement et est retournée vivre chez ses parents.

[5]                La demanderesse a démissionné de son poste d'enseignante, et après avoir communiqué avec son cousin au Canada qui l'a invitée, et avoir reçu son visa, elle est allée à la police pour faire un rapport contre le FARC le 11 juillet 2001. Le 23 juillet 2001, la demanderesse a reçu un téléphone de la part de Zapata, qui l'a informé qu'il savait qu'elle avait démissionné de son poste et fait un rapport à la police, et qu'elle était maintenant en danger. La demanderesse déclare avoir quitté son pays le 20 août 2001 pour arriver au Canada le même jour. Elle a revendiqué l'asile le 29 août 2001.

DÉCISION CONTESTÉE

[6]         Le tribunal a conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Le tribunal a déclaré qu'il n'avait aucune raison de douter de l'identité de la demanderesse. Par contre, le tribunal met en doute sa crédibilité. Selon le tribunal, il semble que la demanderesse a quitté son pays pour des raisons d'extorsion mais également par crainte de violence conjugale. En fait, le tribunal a posé des questions relativement à l'existence même de Monsieur Zapata. La demanderesse n'avait pas ni photos, ni documents attestant son existence.

[7]                De plus, le tribunal a demandé pourquoi elle n'avait pas mentionné dans son rapport à la police le fait que Zapata l'avait frappée à plusieurs reprises, ni même la possibilité qu'il était lié au groupe FARC. Selon la demanderesse, les policiers lui auraient dit que puisque ce fait n'était pas certain, ils ne pouvaient l'écrire dans le rapport.

[8]                Le tribunal a aussi trouvé invraisemblable le fait que la lettre d'invitation de la part de son cousin du Canada était datée du 1er mars 2001, alors que tous ces faits troublants n'étaient survenus qu'à partir du 10 avril 2001 - soit un mois et 9 jours après la lettre. La demanderesse n'a pas pu expliquer cette contradiction.              

[9]                Enfin, le tribunal a examiné les trois lettres de la part de FARC et les a comparé au logo qui se trouve sur leur site Web. Le tribunal est d'avis que la couleur du logo sur les lettres et celle du logo sur le site n'est pas la même, ce qui soulève la question de savoir si la demanderesse invente tous ces faits pour appuyer sa revendication.

QUESTION EN LITIGE

[10]       Le tribunal a-t-il commis une erreur révisable en concluant que la demanderesse n'était pas crédible ?

PRÉTENTIONS DE LA DEMANDERESSE

[11]       La demanderesse prétend qu'elle n'a jamais déclaré que Zapata était responsable de tous ses problèmes. Elle allègue donc que le tribunal, en exigeant une preuve de l'existence de Zapata, a outrepassé sa compétence. Le principal motif de sa revendication est lié aux pressions exercées par le FARC.


[12]            La demanderesse prétend qu'elle n'aurait pas dû avoir à répondre à des questions sur la lettre d'invitation de son cousin; il incombait plutôt au tribunal d'interroger son cousin. La lettre est datée du 1er mars 2001 et le tribunal pose des questions sur la véracité de cette lettre. Par contre, la demanderesse souligne que la Règle 18 de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, indique que le tribunal devrait aviser les parties et leur donner la possibilité de faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du "renseignement ou opinion". En plus, la demanderesse souligne que le dossier de visa devait être transmis par le ministre et devait tout au moins contenir un avis comme quoi ce dossier était complet. Ici, les documents sont transmis directement à l'agent d'audience. Alors, la demanderesse souligne qu'il y a un manquement à la procédure et a l'équité procédurale.                              

[13]            Le tribunal n'a pas d'affaire d'analyser les couleurs des lettres produites et en conclure unilatéralement qu'elles sont différentes de celles qu'on retrouve sur le site Web de la FARC. Leur conclusion que les lettres produites ont été fabriquées à partir du site Web pour appuyer la revendication est manifestement déraisonnable. Selon la demanderesse, le tribunal semble être transformé en laboratoire d'expertise de documents.

PRÉTENTIONS DU DÉFENDEUR


[14]       Le défendeur soutient qu'à au moins huit reprises dans la réponse donnée par la demanderesse à la question 37 de son formulaire de renseignements personnel (le « FRP » ), elle mentionne des problèmes qu'elle a vécus pendant la période de son concubinage (voies de fait graves et agression sexuelle). C'est à la suite de ces événements que la demanderesse aurait quitté son domicile. Il est clair qu'elle voulait s'éloigner de son ex-conjoint et que cet événement et les menaces du FARC font partie de sa demande d'asile et en constituent, du moins en partie, un aspect essentiel. Le tribunal n'a donc pas commis d'erreur en exigeant une preuve de corroboration ni en concluant que l'absence de mention de la violence conjugale à la pièce P-6 sont des omissions importantes pour la crédibilité de la demanderesse. De plus, le défendeur souligne que le tribunal a compétence exclusive pour évaluer la force probante à accorder à un document, comme la pièce P-6, et peut en rejeter le contenu sans pour autant conclure qu'il s'agit d'un faux.

[15]            Le défendeur soumet que le tribunal a correctement interprété la lettre d'invitation du cousin de la demanderesse. Une évaluation à la réponse à la question 37 de son FRP permet d'affirmer que le tribunal pouvait raisonnablement conclure qu'il est invraisemblable que la demanderesse ait contacté son cousin avant les événements allégués.

[16]            En ce qui concerne la lettre d'invitation elle-même, le tribunal n'avait pas à s'adresser au cousin pour obtenir l'explication demandée. Le défendeur soumet qu'imposer une telle obligation serait aller au-delà de ce que les règles de justice naturelle exigent du tribunal en matière d'évaluation de la crédibilité.


[17]            Le défendeur soutient que le tribunal n'a pas contrevenu à la Règle 18 ni à la Règle 25 parce qu'on ne peut pas dire, même après une analyse approfondie, qu'une lettre d'invitation déposée en preuve par l'agent de protection des réfugiés constitue « un renseignement ou une opinion qui ressort de la spécialisation » du tribunal. C'est l'article 170(g) de la Loi qui précise que la procédure doit être dépourvue du formalisme et de la rigidité que l'on retrouve généralement devant les cours judiciaires.

[18]            Finalement, en termes de violations alléguées des règles de justice naturelle, l'absence d'interprétation doit être soulevée dès qu'il est raisonnablement possible de le faire. Ici, le défendeur soumet que la demanderesse n'a pas allégué, ni dans son affidavit, ni dans son mémoire, avoir été dans l'impossibilité de soulever l'absence d'interprétation. On doit donc présumer qu'elle en était consciente et qu'elle a choisi de poursuivre néanmoins l'audience.

ANALYSE

Norme de contrôle judiciaire

[19]       La norme de contrôle judiciaire en matière de questions de fait et de crédibilité est le critère de la décision manifestement déraisonnable. Dans l'arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no. 732 (C.A.), la cour a dit que les questions de fait et de crédibilité doivent être étayées par la preuve. Le juge Russell dans Ramachanthran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no. 878 au para. 51 a écrit :

La Cour doit exercer une retenue judiciaire importante face aux conclusions de fait d'une formation de la Section du statut de réfugié. La norme de contrôle des décisions de la Section du statut de réfugié est généralement celle de la décision manifestement déraisonnable, sauf pour les questions qui portent sur l'interprétation d'une loi, auquel cas la norme devient celle de la décision correcte.


Rapport policier

[20]       En ce qui concerne l'omission dans le rapport policier, pièce P-6, au sujet des actes de violences de la part de Zapata envers la demanderesse, celle-ci explique que le rapport a été écrit par la police et non pas par elle-même. Le rapport indique clairement qu'elle a été victime d'extorsion de la part du FARC. Le tribunal a donc fait erreur en concluant qu'elle était l'auteur du rapport destiné à la police, et que ce rapport contredisait son dire. Cette question a été abordée dans la décision Ngoyi c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2000] A.C.F. no. 272, où la juge Tremblay-Lamer a écrit :

De plus, l'article ne contredit pas la version du demandeur, puisqu'il fait état de la disparition de celui-ci et non de son arrestation. La section du statut n'ayant pas mis en doute l'authenticité du document, elle devait à tout le moins reconnaître que cet élément de preuve ne contredisait pas le demandeur mais corroborait son récit quant au fait qu'il est décrit par les autorités de l'UDPS comme un combattant de l'UDPS et que sa disparition a été constatée à la veille de la journée ville-morte.

Les documents du FARC

[21]       Le tribunal a certainement commis une erreur manifeste. La demanderesse a raison de mettre en doute la compétence du tribunal dans son rôle de laboratoire d'expertise de documents. Le tribunal a écrit :

When comparing the colour copies, the logo from the originals produced by the claimant at the hearing showed a greenish yellow band rather than a pure yellow in the copy produced from the Web site.


Le tribunal ne peut agir de la sorte. Il n'est pas expert en imprimerie, ni expert en conception des sites Web. Il s'agit là d'une erreur flagrante et manifestement déraisonnable. De plus, le tribunal n'a pas permis à la demanderesse de traiter cette question, et ne lui a pas donné l'occasion de répondre. Dans l'arrêt Levtchenko c. Canada (ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration) [1998] A.C.F. no.1260, le juge Pinard a écrit :

Cependant, dans un cas comme celui-ci, où le tribunal va beaucoup plus loin que de simplement juger la crainte des requérants exagérée ou incompatible avec la preuve documentaire soumise, je suis d'avis qu'il doit exprimer en termes clairs et non équivoques pourquoi il préfère cette preuve documentaire aux témoignages des requérants.

[22]            De plus, dans Goyal v. Canada (Minister of Employment and Immigration) [1992] F.C.J. No. 258, la Cour d'appel fédérale (le juge MacGuigan) a écrit ce qui suit sur l'obligation de donner le droit de réplique :

It seems to us that, in the context of this Act and these Regulations, as invariably applied, and as interpreted by the adjudicator himself in this case, fairness required that the party bearing the onus of proof should have the right of reply, and that the failure to provide such an opportunity constituted reviewable error.

CONCLUSION

[23]       Compte tenu de ces deux erreurs flagrantes de la part du tribunal, la Cour est d'avis qu'il n'est pas nécessaire d'aborder les autres questions en litige, et notamment la date de la lettre d'invitation de la part du cousin au Canada, c'est-à-dire le 1er mars, soit un mois et 9 jours avant les événements. La Cour est d'avis d'accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, avec les précisions suivantes. La demanderesse doit soumettre au moins un affidavit de la part de son cousin ou le produire comme témoin devant le tribunal; elle doit aussi mettre en preuve une photo ou d'autres documents qui démontrent sa relation avec son ex-conjoint ; enfin, le tribunal doit soumettre les documents FARC à une expertise pour établir leur authenticité.

[24]            Si la demanderesse ne soumet pas cette preuve dans un délai raisonnable, à moins d'une excuse légitime, le décideur peut en tirer une inférence négative. Ce principe a été discuté dans les arrêts Lévesque c. Comeau, [1970] R.C.S. 1010 et Abbott Estate v. Toronto Transportation Commission [1935] S.C.R. 671 : le décideur peut tirer une inférence négative du fait qu'une partie ne présente pas un élément de preuve ou un témoin qui aurait dû être présenté.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l'affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué.

Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                  


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                                     IMM-1534-03

INTITULÉ :                                                    CLAUDIA ELENA MORA QUINTERO

et

LE MINISTRE DE LA                        CITOYENNETÉ ET DE                                             L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 31 MARS 2004

MOTIFSDE L'ORDONNANCE

et ORDONNANCE :                                                 LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 15 AVRIL 2004

COMPARUTIONS:

Me Michel Le Brun                                            POUR LE DEMANDEUR

Me Ian Demers                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Michel Le Brun                                                  POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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