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Date : 20030124

Dossier : T-2260-01

Ottawa (Ontario), le vendredi 24 janvier 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

ENTRE :

                                                              JOAN T. WHITEHEAD

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                      défendeur

                                                                     ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) est annulée et la demande présentée par la demanderesse en vue d'obtenir des prestations de retraite à titre de survivante de son défunt mari est renvoyée à une formation différemment constituée du Tribunal pour qu'elle la réexamine et qu'elle rende une nouvelle décision en conformité avec la loi et d'une manière qui ne soit pas incompatible avec les motifs de la présente ordonnance.

La demanderesse a droit aux dépens payables par le défendeur, lesquels dépens devront être taxés selon le tarif ordinaire à défaut d'entente entre la demanderesse et le défendeur.

                                                                                                                                 « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                                                                                 Juge                     

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


Date : 20030124

Dossier : T-2260-01

Référence neutre : 2003 CFPI 75

ENTRE :

                                                              JOAN T. WHITEHEAD

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]         Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) a déclaré que Mme Joan T. Whitehead (la demanderesse) n'avait pas droit à des prestations de retraite à titre de conjointe survivante d'un ancien combattant, feu Paul V. Whitehead. La décision à l'examen est datée du 3 décembre 2001.

[2]         La demanderesse soutient que la décision à l'examen devrait être annulée et renvoyée à une formation différemment constituée du Tribunal pour qu'elle l'a réexamine en conformité avec les directives suivantes :


            -           la demanderesse n'est pas tenue de produire de rapports d'exposition aux radiations;

            -           en l'absence de preuve contraire, le Tribunal doit faire bénéficier la demanderesse de la présomption prévue par la loi et conclure que l'ancien combattant décédé a été exposé à des radiations excessives au cours de son service dans les forces actives;

            -           le Tribunal doit faire bénéficier la demanderesse de la présomption prévue par la loi et accepter la preuve médicale suivant laquelle l'exposition de l'ancien combattant à des radiations peut être à l'origine du cancer dont il est décédé.

Je reviendrai plus loin sur les directives proposées. La demanderesse a également demandé à la Cour de lui adjuger les dépens.

[3]         Le défendeur demande pour sa part à la Cour de rejeter la demande avec dépens.

CONTEXTE

[4]         Le conjoint de la demanderesse, feu Paul V. Whitehead, a servi dans la Marine royale canadienne, dans la Réserve, dans l'Aviation royale du Canada et dans les Forces armées canadiennes entre octobre 1945 et juillet 1982, avec une interruption de service entre décembre 1947 et novembre 1950.


[5]         En 1957 et en 1958, M. Whitehead a été envoyé pour recevoir un entraînement à la guerre nucléaire, biologique et chimique. Sa formation consistait en un programme d'instruction en salle de cours donné au Camp Borden, en Ontario, de même qu'en exercices sur le terrain au Camp Borden, dans l'État du Nevada et à Maralinga, en Australie. Alors qu'il se trouvait au Nevada, M. Whitehead a utilisé des sources radioactives et a observé une explosion nucléaire de 75KT.

[6]         Entre août et octobre 1957, l'Aviation royale du Canada a confié à M. Whitehead la mission de participer en tant qu'observateur radiologue aéroporté à des essais nucléaires effectués par le Royaume-Uni, au sein du détachement de la Royal Air Force qui se trouvait à Maralinga, en Australie. En cette qualité, M. Whitehead était chargé de contrôler, à bord d'un aéronef Vickers Varsity, les taux de radiation des retombées radioactives provenant d'explosions nucléaires dans un site désigné. Dans une déclaration écrite qui a été soumise au Tribunal, M. Whitehead a relaté ces expériences en insistant notamment sur le troisième vol de ce type auquel il avait participé et sur le suivi de ce vol. Voici un extrait de cette déclaration :


[TRADUCTION] Lors des vols à une altitude de 50 pieds que nous effectuions pendant des périodes variant de cinq à sept heures, mon rôle consistait à contrôler les taux de radiation à l'aide d'environ huit instruments décimaux séquentiels se trouvant à bord de l'aéronef. Les appareils à rayonnement se trouvaient dans les soutes à bombes de l'aéronef Vickers Varsity. Lors de notre troisième vol, nous avons décollé selon les instructions qui nous avaient été données et nous avons commencé à voler à travers le nuage en forme de goutte d'eau des retombées. J'étais aux instruments de détection lorsque j'ai pu constater, à leur lecture, la présence d'un taux de radiation maximum. À ce moment-là, habituellement au milieu du nuage en forme de goutte d'eau, j'ai informé le navigateur de consigner le taux de radiation et j'ai ensuite attendu que les lectures de taux de radiation diminuent comme cela se produit d'habitude tout de suite après alors que nous amorcions la descente de l'autre côté de la goutte d'eau (où je donne habituellement une autre consigne de zéro). Le taux de radiation n'a pas diminué. La situation a été signalée à la base de Maralinga et nous avons reçu l'ordre de rentrer immédiatement à la base et de nous arrêter au bout de la piste. Une équipe de décontamination complète est ensuite venue à notre rencontre. On nous a ensuite conduits au centre de décontamination où nous nous sommes déshabillés et avons pris une douche. Des membres du personnel médical ont ensuite fait certaines mesures radiométriques sur notre corps à l'aide d'un compteur électronique. On nous a ensuite laissé partir après avoir décontaminé à fond nos vêtements.

Au cours des années soixante-dix, j'ai téléphoné à un médecin du QGDN qui a vérifié plus en détail mon dossier. Il a aussi fait des vérifications auprès de la Royal Australian Air Force. On m'a par la suite informé verbalement que la RAAF et la RAF n'avaient pas de dossiers médicaux au sujet de cet incident. Compte tenu de ma bonne santé et de mon ignorance relative de la période d' « incubation » en cas d'exposition aux rayonnements, je n'ai pas pris d'autres mesures[1].

Les Forces armées canadiennes ne possédaient pas non plus de dossier médical au sujet de cet incident[2].

[7]         En mai 1991, on a diagnostiqué chez M. Whitehead un carcinome squameux au côté droit du cou. M. Whitehead a subi une radiothérapie qui a éradiqué le cancer pour un certain temps mais qui a eu pour effet de détériorer considérablement sa qualité de vie.

[8]         À l'automne 1999, un second cancer est apparu dans la zone palatoglosse gauche de la cavité buccale de M. Whitehead. Il a alors reçu des traitements radicaux qui comportaient l'excision du cancer au moyen d'une intervention chirurgicale à la mâchoire, l'ablation d'une partie de la langue, l'insertion d'un tube de trachéotomie dans la gorge pour faciliter la respiration, et l'insertion d'une sonde gastrique, puisque M. Whitehead ne serait plus capable de se nourrir lui-même par la bouche.

[9]         En novembre 1999, M. Whitehead a présenté une demande de pension d'invalidité en vertu de la Loi sur les pensions[3]. À l'appui de sa demande, il a soumis une lettre de son médecin de famille dont voici un extrait :

[TRADUCTION] L'étiologie de ce cancer est incertaine. Il se peut fort bien que ce cancer soit lié à l'exposition aux rayonnements que M. Whitehead a subie en Australie. Il fumait mais il a arrêté en 1963[4].

[10]       M. Whitehead est décédé des suites de son cancer le 26 juin 2000 à l'âge de 71 ans. Le cancer n'était pas un facteur qui avait contribué au décès de ses parents, de ses grands-parents, de ses oncles et tantes, qui avaient tous vécu au-delà de l'âge de 80 ans.

[11]       Le 29 juin 2000, trois jours après le décès de M. Whitehead, le ministère des Anciens combattants a refusé sa demande de pension d'invalidité et ce, malgré le fait que le ministère avait accepté l'avis du médecin de famille de M. Whitehead au sujet d'un possible lien de causalité entre son cancer et son exposition aux radiations. Voici un extrait de la lettre de refus :

[TRADUCTION] L'examen des documents effectifs concernant votre service militaire [...] ne révèle aucune indication quant à une exposition à des radiations pendant toute la durée de votre service militaire.

Comme il n'y a pas suffisamment de preuves qui permettent de penser que vous avez été exposé à des radiations ou que le type de radiations auxquelles vous prétendez avoir été exposé causerait ou contribuerait à causer le type de cancer dont vous êtes présentement atteint, le Ministère doit conclure que le carcinome décelé dans la zone palatoglosse gauche de la cavité buccale - ou son aggravation - n'est pas consécutif ou rattaché directement à votre service au sein de la Force régulière[5].                                                    [Non souligné dans l'original.]


[12]       Comme elle avait le droit de le faire en vertu du paragraphe 48(2) de la Loi sur les pensions, la demanderesse a interjeté appel de la décision du ministère devant un comité de révision. Tout en reconnaissant que M. Whitehead avait été exposé à des radiations, le comité a confirmé la décision du ministère. Pour en arriver à cette décision, le comité a écrit ce qui suit :

[TRADUCTION] Le comité est d'avis que, lorsque l'ancien combattant décédé a essayé en 1970 d'obtenir des renseignements, comme il n'était pas encore malade, il n'était pas alors question de demander une pension; il cherchait uniquement à se renseigner. Le comité compatit à l'incident dont l'ancien combattant défunt a été l'objet, mais pour rendre une décision favorable, il faudrait disposer du rapport d'un médecin affirmant qu'il peut exister un lien de cause à effet. Ce rapport pourrait par exemple provenir du spécialiste du domaine médical connexe qui a suivi l'ancien combattant avant son décès. Le spécialiste pourrait nous dire s'il est possible qu'il existe un lien entre cet événement et le décès[6].

                                                                    [Non souligné dans l'original.]

[13]       En réponse à ces réserves, la demanderesse a obtenu une brève lettre du radio-oncologue qui avait soigné M. Whitehead. Voici un extrait de cette lettre, qui avait été portée à la connaissance du Tribunal qui a rendu la décision à l'examen en l'espèce :

[TRADUCTION] Dans votre lettre, vous vous demandez s'il est possible qu'il existe un lien entre la présumée exposition aux rayonnements dont [M. Whitehead] a été victime alors qu'il servait dans les Forces armées en Australie en 1997/1998 [on devrait lire 1957-1958] et son cancer de la bouche.


Malgré le fait que M. Whitehead était un gros fumeur et que le tabac constitue un facteur connu dans l'incidence du cancer de la bouche, il est bien connu qu'une exposition intense aux radiations est susceptible d'augmenter l'incidence de la plupart des types de cancers de nombreuses années après l'exposition[7].                                                                           [Non souligné dans l'original.]

DÉCISION À L'EXAMEN

[14]       Bien que la décision à l'examen compte quelque cinq (5) pages, l'élément crucial des motifs et de la conclusion du Tribunal est relativement bref. En voici le texte intégral :

[TRADUCTION] Le Tribunal a examiné à fond le dossier de l'ancien combattant défunt ainsi que l'ensemble de la preuve et des témoignages portés à sa connaissance et en particulier la déclaration [précitée] du docteur Girard, oncologue, en date du 8 juin 2001. Le docteur Girard signale que le tabac est un facteur bien connu dans l'incidence du cancer de la bouche et il reconnaît aussi qu'une exposition intense aux radiations est susceptible d'augmenter l'incidence de la plupart des cancers, de nombreuses années après l'exposition. Le Tribunal constate également qu'il n'y a aucun élément de preuve ou rapport pour justifier les taux de radiation auxquels l'ancien combattant défunt aurait été exposé au cours de son service dans les forces actives. En raison de l'insuffisance des éléments permettant d'établir un lien entre l'état de santé présumé et le service militaire de l'ancien combattant décédé, le Tribunal confirme la décision du comité de révision en date du 14 décembre 2000.

Pour en arriver à cette décision, le Tribunal a soigneusement examiné tous les éléments de preuve, dossiers médicaux et arguments présentés par le représentant et il s'est pleinement acquitté de l'obligation que lui imposent les articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (appel et révision) de trancher en faveur du demandeur ou de l'appelant toute incertitude lorsqu'il apprécie la preuve[8].


On trouve ensuite dans la décision à l'examen un exposé assez détaillé des dispositions pertinentes de la Loi sur les pensions[9] et de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (appel et révision)[10], mais on ne trouve pas d'analyse des rapports réciproques qui existent entre ces dispositions et les éléments de preuve dont disposait le Tribunal.

RÉGIME LÉGISLATIF

[15]       La Loi sur les pensions vise des pensions comme celle qu'a demandée M. Whitehead et qu'a réclamée la demanderesse à la suite du décès de M. Whitehead. Les dispositions les plus pertinentes de la Loi sont reproduites à l'annexe A des présents motifs.

[16]       La Loi sur le Tribunal des anciens combattants (appel et révision)[11] porte sur la constitution du Tribunal, son mandat, ses pouvoirs et ses fonctions. Les dispositions les plus pertinentes de la Loi sont reproduites intégralement à l'annexe B des présents motifs.


[17]       La Loi sur les pensions et la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (appel et révision) renferment toutes les deux des dispositions qui invitent ceux qui sont chargés de leur application à les interpréter de façon large en faveur des anciens combattants et des personnes à leur charge « compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à [leur] égard » . L'article 2, le paragraphe 5(3) et l'alinéa 21(3)g) de la Loi sur les pensions, qui sont cités à l'annexe A, et les articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (appel et révision), qui sont reproduits à l'annexe B, illustrent ces obligations et en précisent la portée.

QUESTIONS EN LITIGE

[18]       L'avocat de la demanderesse a énuméré plusieurs des questions litigieuses que soulève la présente demande de contrôle judiciaire y compris celle de la norme de contrôle applicable. Bien que l'avocat du défendeur n'ait relevé qu'un seul point litigieux - abstraction faite de la question de la norme de contrôle applicable -, les deux avocats ont soumis des observations sur la question de la norme de contrôle. J'estime donc que les points litigieux soumis à la Cour se résument aux questions suivantes : premièrement, la question de la norme de contrôle et, en second lieu, la question de savoir si, compte tenu des obligations que la loi lui impose, le Tribunal a commis une erreur en concluant qu'il ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve pour conclure qu'il existait un lien de causalité entre la maladie dont M. Whitehead était décédé et son exposition aux rayonnements au cours de son service militaire. Je suis convaincu par ailleurs que la seconde question en litige soulève implicitement la question de savoir si les motifs exposés par le Tribunal étaient suffisants pour justifier sa décision au sujet de l'insuffisance de la preuve.


ANALYSE

            a)          Norme de contrôle

[19]       Dans l'affaire McTague c. Canada (Procureur général)[12], le juge Evans, qui siégeait alors à la Section de première instance de notre Cour, était saisi, comme c'est le cas en l'espèce, de l'appel d'une décision par laquelle le Tribunal des anciens combattants (appel et révision) avait rejeté un appel d'une décision d'un comité de révision du Tribunal. Le juge Evans a analysé la question de la norme de contrôle à la lumière des observations que les avocats avaient formulées devant lui. Voici ce qu'il écrit, aux paragraphes [18] à [20] :

L'avocat du demandeur a paru soutenir que la compétence de la Cour d'annuler la décision d'un tribunal administratif fédéral au motif que celui-ci a commis une erreur de droit lui donne le pouvoir de contrôler judiciairement toute décision du tribunal qui se rapporte àune question de droit en lui appliquant la norme de la décision correcte. Avec égards, cet argument est mal fondé en droit. En fait, il est tout àfait contraire àl'analyse pragmatique ou fonctionnelle que la Cour suprême du Canada a établie depuis le milieu des années 1980 afin de déterminer la norme de contrôle que le législateur devrait être considéré avoir prescrit implicitement quand l'interprétation qu'un tribunal spécialisé donne à sa loi constitutive ou l'application qu'il en fait est contestée dans le cadre d'une procédure de contrôle judiciaire.

La recherche de l'intention du législateur dans ce contexte consiste au fond à dégager une façon rationnelle de répartir entre le tribunal spécialisé et la cour de révision la responsabilité de prendre des décisions. Une évaluation quant à savoir qui du tribunal ou de la cour de révision est le plus en mesure de décider des questions en litige constitue un élément important de cette recherche [...]


La préoccupation selon laquelle l'administration du régime législatif ne devrait pas être encombrée de litiges coûteux et prolongés est également importante. Dans l'administration publique, on ne peut pas envisager la qualité dans l'abstrait sans tenir compte des coûts qui y sont associés ni des incidences pour le système dont les ressources sont limitées. Par conséquent, même si une cour de révision pouvait de façon concevable rendre une « meilleure » décision que le tribunal dont la décision fait l'objet du contrôle judiciaire, on peut considérer que le législateur préfère néanmoins les avantages liés au caractère définitif, expéditif et relativement peu coûteux du processus décisionnel administratif.                                                                    [Renvois omis]

[20]       Le juge Evans s'est ensuite penché sur les éléments de la méthode d'analyse pragmatique ou fonctionnelle qui s'appliquaient dans l'affaire dont il était saisi, en vue de déterminer la norme de contrôle qu'il convenait d'appliquer. Voici les éléments qu'il a examinés : premièrement, le libellé de la loi; deuxièmement, l'organe décisionnel prévu par la loi et ses décisions; et troisièmement, les questions en litige. Sur le fondement de son analyse des éléments susmentionnés dans le contexte du libellé d'une loi et d'un organe décisionnel et de ses décisions qui étaient essentiellement identiques à ceux qui nous intéressent en l'espèce, et compte tenu du fait que les questions en litige étaient fort semblables à celles qui nous sont soumises en l'espèce, le juge Evans a conclu ce qui suit, au paragraphe [48] de ses motifs :

L'importance des facteurs examinés précédemment dans le cadre de l'analyse pragmatique ou fonctionnelle indique qu'en l'espèce, on devrait considérer que le législateur a prescrit une norme de contrôle fondée sur la retenue judiciaire. Toutefois, ces facteurs ne montrent pas que la norme fondée sur la plus grande retenue judiciaire devrait être appliquée. La norme de contrôle de la décision « manifestement déraisonnable » semble de plus en plus réservée aux décisions des organismes administratifs qui sont protégés par des clauses limitatives rigides et qui ont beaucoup plus de responsabilités de réglementation que le Tribunal qui n'exerce que des fonctions juridictionnelles. Il s'agit également de la norme appropriée, comme je l'ai indiqué précédemment, quand la question litigieuse concerne des conclusions quant à des faits essentiels, y compris des conclusions tirées des éléments de preuve.


À la lumière de ce qui précède, le juge Evans s'est ensuite demandé si la décision du Tribunal dont il était saisi était « déraisonnable » .

[21]       Je suis persuadé que c'est la même question qui se pose en l'espèce, en l'occurrence la question de savoir si la décision du Tribunal était déraisonnable. Je ne me contenterai pas de me demander si la décision du Tribunal pourrait ou non être déraisonnable. Je suis en effet également persuadé, compte tenu des éléments qui ont été portés à ma connaissance, que je devrais aussi me demander si les motifs exposés par le Tribunal justifiaient logiquement sa décision de sorte que les motifs en question nous permettent de nous prononcer sur le caractère raisonnable de sa décision, en appliquant les principes d'interprétation libérale énoncés par le législateur.

            b)         Conclusion du Tribunal suivant laquelle il ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve pour conclure qu'il existait un lien de causalité entre la maladie de M. Whitehead et son exposition aux rayonnements au cours de son service militaire et question de savoir si les motifs exposés par le Tribunal étaient suffisants pour justifier cette conclusion

[22]       Dans la décision Silver c. Canada (Procureur général)[13], le juge Richard, maintenant juge en chef, écrit ce qui suit au paragraphe [19] de ses motifs :


Je ferai observer qu'il incombe au Tribunal de fournir des motifs clairs démontrant un lien logique entre les dispositions législatives, les éléments de preuve soumis et les conclusions tirées. Il ne suffit pas simplement de mentionner les éléments de preuve soumis au nom de l'appelant, puis d'indiquer que la Loi exige du Tribunal qu'il tire les conclusions les plus favorables possible au demandeur. Le Tribunal doit soit tirer les conclusions les plus favorables possible au demandeur soit expliquer clairement les raisons pour lesquelles il ne le fait pas.                                                                                        [Renvois omis]

Le juge Richard était appelé à se prononcer sur une décision rendue par le Tribunal d'appel des anciens combattants, le prédécesseur du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) sous le régime de la Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants[14], laquelle loi a été remplacée par l'actuelle Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants (révision et appel). Aux fins de la présente affaire, il suffit de signaler que le rôle du Tribunal d'appel des anciens combattants était sensiblement le même que celui du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) et que le renvoi en bas de page qui a été omis dans la citation qui précède, en l'occurrence le paragraphe 10(5) de la Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants, était une disposition essentiellement identique à l'article 39 de la Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants (révision et appel).


[23]       Sur le fondement de ce précédent, je conclus que, bien qu'il fût raisonnablement loisible au Tribunal de rendre la décision en cause, malgré les conclusions les plus favorables possible à la demanderesse que la loi l'obligeait à tirer, les motifs qu'il a exposés ne justifiaient tout simplement pas sa décision. Je suis persuadé que les personnes touchées ont droit, compte tenu du mandat du Tribunal, à une décision qui soit clairement et suffisamment motivée, surtout dans le cas où cette décision serait défavorable à l'ancien combattant, à ses personnes à charge ou à ses personnes à charge survivantes.

[24]       Le Tribunal a rejeté l'appel de la demanderesse dans les brefs deux paragraphes précités de sa décision. Il a poursuivi, dans des paragraphes qui n'avaient rien à voir avec les motifs de sa décision, en citant ce qu'il estimait être l'essentiel des dispositions législatives pertinentes. Il n'a fait aucun lien entre son interprétation des éléments de preuve portés à sa connaissance et les dispositions législatives en question, sauf pour affirmer qu'il avait soigneusement examiné « [...] tous les éléments de preuve, dossiers médicaux et arguments présentés » et qu'il s'était « [...] pleinement acquitté de l'obligation que lui impose [...] la Loi [...] de trancher en faveur du demandeur ou de l'appelant toute incertitude lorsqu'il apprécie la preuve [...] » . Ces affirmations ne sont tout simplement pas suffisantes. En les formulant, le Tribunal était loin de respecter son obligation de « fournir des motifs clairs démontrant un lien logique entre les dispositions législatives, les éléments de preuve soumis et les conclusions tirées » . Le Tribunal a essentiellement fait précisément ce que le juge Richard a estimé insuffisant : il s'est contenté de mentionner les éléments de preuve soumis au nom de la demanderesse puis d'indiquer que la Loi exige du Tribunal qu'il tire les conclusions les plus favorables possible à la demanderesse. S'il avait entrepris l'analyse que, selon le juge Richard, le Tribunal est tenu d'effectuer, le résultat aurait très bien pu être différent.


CONCLUSION

[25]       Compte tenu de la brève analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision à l'examen sera annulée et la demande présentée par la demanderesse en vue d'obtenir des prestations de retraite à titre de survivante de son défunt mari sera renvoyée à une formation différemment constituée du Tribunal pour qu'elle la réexamine et qu'elle rende une nouvelle décision.

[26]       Plus tôt dans les présents motifs, j'ai signalé que la demanderesse avait demandé à la Cour de donner certaines directives au Tribunal lors de son réexamen de la demande de prestations de retraite de la demanderesse. Je refuse de donner de telles directives. Je me contenterai d'ordonner au Tribunal de réexaminer l'affaire et de rendre une nouvelle décision en conformité avec la loi et d'une manière qui ne soit pas incompatible avec les présents motifs. J'estime que toute autre directive qui irait dans le sens de celles que la demanderesse m'exhorte à formuler serait incompatible avec le rôle de notre Cour et constituerait une intrusion injustifiée dans le mandat et les attributions du Tribunal.


[27]       La Cour rendra une ordonnance adjugeant à la demanderesse les dépens de l'action, qui devront être taxés conformément au tarif ordinaire à défaut d'entente entre la demanderesse et le défendeur.

                                                                             « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                             Juge                     

Ottawa (Ontario)

Le 24 janvier 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                               ANNEXE A


2. Les dispositions de la présente loi s'interprètent d'une façon libérale afin de donner effet à l'obligation reconnue du peuple canadien et du gouvernement du Canada d'indemniser les membres des forces qui sont devenus invalides ou sont décédés par suite de leur service militaire, ainsi que les personnes à leur charge.

...

5.(3) Lorsqu'il prend une décision, le ministre :

a) tire des circonstances portées à sa connaissance et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible au demandeur ou au pensionné;

b) accepte tout élément de preuve non contredit que celui-ci lui présente et qui lui semble vraisemblable en l'occurrence;

c) tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

...

21.(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l'armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix_ :

...

b) des pensions sont accordées à l'égard des membres des forces, conformément aux taux prévus à l'annexe II, en cas de décès causé par une blessure ou maladie - ou son aggravation - consécutive ou rattachée directement au service militaire;

...

(3) Pour l'application du paragraphe (2), une blessure ou maladie - ou son aggravation - est réputée, sauf preuve contraire, être consécutive ou rattachée directement au service militaire visé par ce paragraphe si elle est survenue au cours_ :

...


2. The provisions of this Act shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to provide compensation to those members of the forces who have been disabled or have died as a result of military service, and to their dependants, may be fulfilled.

...

5.(3) In making a decision under this Act, the Minister shall

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to the Minister every reasonable inference in favour of the applicant or pensioner;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to the Minister by the applicant or pensioner that the Minister considers to be credible in the circumstances; and

(c) resolve in favour of the applicant or pensioner any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or pensioner has established a case.

...

21.(2) In respect of military service rendered in the non-permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time,

...

(b) where a member of the forces dies as a result of an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall be awarded in respect of the member in accordance with the rates set out in Schedule II;

...

(3) For the purposes of subsection (2), an injury or disease, or the aggravation of an injury or disease, shall be presumed, in the absence of evidence to the contrary, to have arisen out of or to have been directly connected with military service of the kind described in that subsection if the injury or disease or the aggravation thereof was incurred in the course of

...


g) de l'exercice, par le membre des forces, de fonctions qui ont exposé celui-ci à des risques découlant de l'environnement qui auraient raisonnablement pu causer la maladie ou la blessure ou son aggravation.

...

48.(2) La demande de pension ou d'allocation - ou d'augmentation de celles-ci - d'un membre des forces encore en suspens au moment de son décès est, si une personne à charge lui survit, étudiée et fait l'objet d'une décision sans qu'il soit tenu compte du décès.


(g) the performance by the member of any duties that exposed the member to an environmental hazard that might reasonably have caused the disease or injury or the aggravation thereof.

...

48.(2) Where an application for a pension or allowance, or for an increase thereof, that was made by a member of the forces is pending at the time of the member's death, the application shall, if the member is survived by a dependant, be proceeded with and determined in the same manner as if the member had not died.



                                               ANNEXE B


3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s'interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l'égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

...

18. Le Tribunal a compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions et statuer sur toute question liée à la demande de révision.

...

21. Le comité de révision peut soit confirmer, modifier ou infirmer la décision qu'on lui demande de réviser, soit la renvoyer pour réexamen au ministre, soit déférer à ce dernier toute question non examinée par lui.

...

25. Le demandeur qui n'est pas satisfait de la décision rendue en vertu des articles 21 ou 23 peut en appeler au Tribunal.

26. Le Tribunal a compétence exclusive pour statuer sur tout appel interjeté en vertu de l'article 25, ou sous le régime de la Loi sur les allocations aux anciens combattants ou de toute autre loi fédérale, ainsi que sur toute question connexe.

...

39. Le Tribunal applique, à l'égard du demandeur ou de l'appelant, les règles suivantes en matière de preuve_ :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l'occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

...

18. The Board has full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all applications for review that may be made to the Board under the Pension Act, and all matters related to those applications.

...

21.A review panel may

(a) affirm, vary or reverse the decision of the Minister being reviewed;

(b) refer any matter back to the Minister for reconsideration; or

(c) refer any matter not dealt with in the decision back to the Minister for a decision.

25. An applicant who is dissatisfied with a decision made under section 21 or 23 may appeal the decision to the Board.

26. The Board has full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all appeals that may be made to the Board under section 25 or under the War Veterans Allowance Act or any other Act of Parliament, and all matters related to those appeals.

...

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                              T-2260-01

INTITULÉ :                                     JOAN T. WHITEHEAD

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

DATE DE L'AUDIENCE :                    7 janvier 2003

LIEU DE L'AUDIENCE :                      OTTAWA (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :              24 janvier 2003

COMPARUTIONS:

Stephen B. Acker                                                              POUR LA DEMANDERESSE

Elizabeth Richards                                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stephen B. Acker                                                              POUR LA DEMANDERESSE

Johnston & Buchan s.r.l.

Avocats

275, rue Slater

Ottawa (Ontario)    K1P 5H9

(613) 236-3882

Elizabeth Richards                                                             POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Section du contentieux civil

284, rue Wellington, pièce 2306

Ottawa (Ontario)     K1A 9H8

(613) 952-0279



[1]       Dossier de la demande, volume 1, aux pages 23 et 24.

[2]         Voir le dossier de la demande, volume 1, onglet 16.

[3]         L.R.C. (1985), ch. P-6.

[4]       Dossier de la demande, volume 1, onglet 10.

[5]       Dossier de la demande, volume 1, onglet 7, à la page 26.

[6]       Dossier de la demande, volume 1, onglet 5, à la page 20.

[7]       Dossier de la demande, volume 1, onglet 4, à la page 16.

[8]       Dossier de la demande, volume 1, onglet 2, à la page 10.

[9]         Supra, note 3.

[10]       L.C. 1995, ch. 18.

[11]       Supra, note 9.

[12]       [2000] 1 C.F. 647 (C.F. 1re inst.).

[13]       (1996), 112 F.T.R. 292.

[14]       L.R.C. (1985), ch. V-1.2.

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