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                                                                                                                     Date : 20040609

                                                                                                               Dossier : T-1892-02

                                                                                                      Référence : 2004 CF 822

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                               LLOYD'S REGISTER NORTH AMERICA INC.

                                                                                                                        demanderesse

                                                                       et

                                                          JOHN DALZIEL

                                                                                                                               défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER


[1]                Lloyd's Register North America Inc. (Lloyd's ou la demanderesse) est une filiale en propriété exclusive et un ayant droit au Canada de Lloyds Register of Shipping, une ancienne société de classification marine dont elle exerce les activités au Canada. M. John Dalziel, le défendeur, prétend qu'il a perdu son emploi d'expert maritime chez Lloyd's suite à un congédiement déguisé. En réponse au renvoi de sa plainte à l'arbitrage en vertu de l'article 240 du Code canadien du travail, L.R.C., ch. L-1, la demanderesse a prétendu qu'elle n'était pas soumise au droit fédéral du travail et que, par conséquent, l'arbitre n'avait pas compétence pour trancher la plainte.

[2]                Après cinq jours d'audience, M. Eric K. Slone (l'arbitre) a rendu sa décision le 16 octobre 2002. D'après l'examen qu'il a fait de la preuve et de la jurisprudence pertinente, il a conclu que la demanderesse fournissait des services qui se rapprochaient de l' « essence » de la navigation et doit, à son avis, « être rangée dans la catégorie exceptionnelle des activités qui relèvent de la compétence fédérale en tant qu'elles font partie intégrante d'un domaine assujetti à la législation fédérale, en l'occurrence celui de la navigation ou du transport maritime » . Par conséquent, il a rejeté l'objection préliminaire quant à sa compétence.

[3]                La demanderesse demande le contrôle judiciaire de cette décision.

Les questions en litige

[4]                Le présent contrôle judiciaire comporte une question fondamentale :


1.          L'arbitre a-t-il commis une erreur en décidant que l' « activité de classification de Lloyd's Register et tout ce qu'elle implique par rapport au transport maritime » fait partie intégrante du domaine de la navigation, lequel est réglementé par le gouvernement fédéral et, par conséquent, est soumise au droit fédéral du travail?

[5]                En examinant les observations écrites et orales de la demanderesse, j'ai établi que les erreurs alléguées par la demanderesse pouvaient se décomposer en trois sous-questions qui sont les suivantes :

1.          L'arbitre a-t-il commis une erreur en appliquant incorrectement les arrêts de jurisprudence Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act (Canada), [1955], 3 D.L.R. 721 (C.S.C.) (l'Affaire des débardeurs), Northern Telecom Ltd. c. Travailleurs en communication du Canada [1983] 1 R.C.S. 733 (Northern Telecom) et Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada, [1975] 1 R.C.S. 178 (l'Affaire des facteurs) compte tenu que les activités de la demanderesse ne font pas partie de l'opération matérielle des navires ou ne sont pas soumises à la surveillance et au contrôle d'un armateur?


2.          L'arbitre a-t-il commis une erreur en concluant que les activités de la demanderesse vont au-delà d'une « relation commerciale mutuellement avantageuse » compte tenu que le rôle joué par la demanderesse est analogue à celui du fournisseur de tout autre service contractuel relatif à un navire, comme la buanderie ou les assurances?

3.         L'arbitre a-t-il commis une erreur en tenant compte de la relation qui naît entre la demanderesse et la Couronne du chef du Canada en application de : a) la délégation à la demanderesse de son pouvoir de mener des inspections en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985) ch. S-9 et b) des ententes conclues entre la Couronne et la demanderesse?

La décision de l'arbitre

[6]                Dans sa décision, après avoir fait une analyse minutieuse de la jurisprudence pertinente et un résumé de la preuve qui lui a été soumise concernant la nature du travail effectué par la demanderesse, l'arbitre a écrit ce qui suit :

Ma tâche dans la présente espèce est d'examiner la zone d'incertitude et de situer l'employeur considéré d'un côté ou de l'autre de la frontière indécise des compétences. Comme on peut en juger par le niveau de dissidence dans les décisions publiées citées plus haut, ce travail n'a rien d'une science exacte. Cependant, ces décisions posent certains jalons qui rendent la tâche un peu plus facile. Il en découle en effet un certain nombre de questions que je peux me poser. Ces questions, bien sûr, ne s'excluent pas mutuellement, mais constituent en un sens des manières différentes de formuler le même problème :


·                L'activité de Lloyd's Register est-elle essentielle au fonctionnement du secteur fédéral, au sens où le débardage est essentiel au transport maritime, ou la livraison du courrier au service postal?

·                L'activité consistant à classer des navires et à effectuer des inspections réglementaires en vertu d'une délégation de pouvoirs fait-elle partie intégrante du secteur du transport maritime?

·                Cette activité a-t-elle un rapport d'intégration pratique ou fonctionnelle avec le transport maritime?

·                Ce rapport peut-il être défini comme « vital » ou « essentiel » , ou comme celui d'une « partie intégrante » au tout?

À mon avis, chacune de ces réponses doit recevoir une réponse affirmative.

Même si elles ne possèdent ni ne gèrent de navires, les sociétés de classification se sont rendues indispensables au fonctionnement du secteur contemporain du transport maritime. C'est la neutralité même qu'exige ce rôle essentiel qui interdit aux sociétés de classification de posséder ou de gérer des navires. Par ailleurs, s'il est vrai que la classification des navires n'est pas une obligation légale, elle est devenue une obligation pratique pour les navires d'un certain tonnage employés au transport commercial. Les sociétés de classification participent à l'établissement des normes techniques et à l'inspection des bâtiments depuis l'étape de la conception de ceux-ci jusqu'à la fin de leur durée économique, du berceau à la tombe, pourrait-on dire. L'activité de ces sociétés est devenue partie intégrante du transport maritime au sens où, si on les faisait disparaître complètement par magie, le secteur s'immobiliserait et il faudrait inventer quelque chose qui leur ressemble pour prendre leur place. Qui plus est, cette intégration a été accentuée par l'adoption de normes de classification nationales et internationales et par la délégation aux agents des sociétés de classification de pouvoirs fédéraux prévus par la loi.

J'ai cherché en vain dans les décisions publiées devant moi un seul exemple d'employeur faisant valoir son assujettissement à la compétence provinciale dont le personnel, en plus de son activité commerciale privée, serait mandaté par l'État fédéral pour assurer l'application d'une loi fédérale. Dans aucune des affaires où la compétence provinciale a été établie on ne trouve quoi que ce soit qui ressemblerait à un lien aussi étroit entre l'État fédéral, en tant qu'instance de réglementation, et les employés en question. Ce lien est unique et serait à lui seul un signe très convaincant de la compétence fédérale.


Il est facile de voir que les ouvriers qui bétonnent une piste d'atterrissage, font la livraison locale de chargements ou construisent des quais pour marchandises n'ont qu'un « lien matériel et des relations commerciales mutuellement avantageuses avec un ouvrage ou une entreprise à caractère fédéral » pour reprendre les termes du juge en chef Dickson dans l'arrêt Central Western Railway, lien et relations insuffisants pour déclarer que leur activité fait partie intégrante de l'entreprise fédérale. Or, Lloyd's Register et ses employés ont beaucoup plus qu'un lien matériel et des relations mutuellement avantageuses avec le secteur du transport maritime. Comme l'IACS le faisait observer dans son bulletin cité plus haut, « [l]es règles de classification forment la base technique de la législation relative à la sécurité des navires » et les sociétés de classification constituent « le moyen principal par lequel le secteur du transport maritime se réglemente lui-même » . Les sociétés de classification sont les auteurs, et parfois les arbitres de l'application, des normes qui régissent la navigation aussi bien au Canada qu'à l'échelle internationale, normes dont certaines sont incorporées par renvoi dans les lois fédérales canadiennes. À mon avis, cette activité est manifestement « essentielle » au fonctionnement du secteur, assujetti à la réglementation fédérale, du transport maritime et y est fonctionnellement intégrée.

J'ai pris en considération la thèse développée par Me Youden selon laquelle il y a d'autres entités dont l'activité est nécessaire du point de vue pratique à l'exploitation des navires, les compagnies qui les assurent, par exemple, mais qui ne pourraient, par la seule vertu de cette nécessité pratique, être assimilées à des entreprises fédérales. S'il est vrai qu'un assureur considéré isolément peut choisir de se spécialiser dans l'assurance maritime, ce cas me semble être simplement un exemple de « lien matériel et [de] relations commerciales mutuellement avantageuses » avec le secteur de la navigation. Il n'est pas vraiment applicable à la présente espèce. Il s'agit là essentiellement de l'assurance considérée dans le contexte de la navigation. Ce cas de figure ne remplirait pas le critère de l'intégration fonctionnelle au secteur, tandis que l'activité de classification de Lloyd's Register, avec tout ce qu'elle implique par rapport au transport maritime, n'est pas simplement du travail d'inspection considéré dans le contexte de ce secteur; elle est beaucoup plus proche de l'essence de la navigation et doit à ce titre, il me semble, être rangée dans la catégorie exceptionnelle des activités qui relèvent de la compétence fédérale en tant qu'elles font partie intégrante d'un domaine assujetti à la législation fédérale, en l'occurrence celui de la navigation ou du transport maritime.


Le cadre législatif et constitutionnel

[7]                L'arbitre s'est principalement préoccupé de la partie III du Code canadien du travail, en vertu duquel la plainte a été faite. Pertinent à sa conclusion, l'alinéa 167(1)a) mentionne ce qui suit :


167. (1) La présente partie s'applique :

a)              à l'emploi dans le cadre d'une entreprise fédérale [...]

167. (1) This Part applies

(a)            to employment in or in connexion with the operation of any federal work, undertaking or business ...


[8]                L'expression « entreprises fédérales » est définie à l'article 2 du Code canadien du travail :


2.              Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi. « entreprises fédérales » Les installations, ouvrages, entreprises ou secteurs d'activité qui relèvent de la compétence législative du Parlement, notamment :

2.              In this Act, _federal work, undertaking or business_ means any work, undertaking or business that is within the legislative authority of Parliament, including, without restricting the generality of the foregoing,

a)              ceux qui se rapportent à la navigation et aux transports par eau, entre autres à ce qui touche l'exploitation de navires et le transport par navire partout au Canada [...]

(a)            a work, undertaking or business operated or carried on for or in connexion with navigation and shipping, whether inland or maritime, including the operation of ships and transportation by ship anywhere in Canada ...



[9]                Évidemment, les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 qui partage le pouvoir gouvernemental entre le Parlement fédéral et les législatures provinciales sont également pertinentes à la décision et à mon analyse. Deux dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 sont particulièrement importantes. En vertu du paragraphe 91(10), le Parlement fédéral a compétence pour réglementer la « navigation et les bâtiments ou navires » . En général, la réglementation en matière de relations de travail relève de la compétence provinciale car elle se rapporte à la « propriété et [aux] droits civils » dans une province (paragraphe 92(13)).

[10]            Il n'a pas été contesté que la réglementation des relations de travail, en général, relève de la compétence provinciale sous la rubrique propriété et droits civils dans la province. La réglementation fédérale en matière de relations de travail est l'exception plutôt que la règle. De même, on n'a pas contesté le principe que le Parlement fédéral a compétence pour réglementer les relations de travail dans certaines circonstances. En effet, on n'a pas contesté que le critère servant à déterminer si une entreprise particulière relève de l'exception à la compétence provinciale consiste à savoir si le travail effectué par les employés fait partie intégrale d'une entreprise qui relève de la compétence fédérale. La différence d'opinion commence avec la nature du travail effectué par la demanderesse et avec la question de savoir si ce travail est suffisamment intégré à l'entreprise principale (le transport maritime en l'espèce) pour que ses employés tombent dans le champ de compétence fédérale.

[11]            Voilà le cadre dans lequel le présent litige est soulevé.


Quelle est la norme de contrôle applicable?

[12]            Les deux parties conviennent que la norme de contrôle quant à une question de compétence législative constitutionnelle en vertu de la séparation des pouvoirs est celle de la décision correcte. Je partage cet avis.

[13]            La présente demande de contrôle judiciaire remet en question la compétence de l'arbitre. Malgré le degré élevé de déférence qui est dû à l'arbitre en raison de son expertise en matière de relations de travail et malgré l'existence d'une clause privatise (article 243 du Code canadien du travail), la norme de contrôle est celle de la décision correcte lorsque la question en litige a trait à la compétence de l'arbitre (Lamontagne c. Climan Transportation Services (2747-7173 Québec Inc.), [2000] A.C.F. no 2063 (1re inst.)(QL)).

[14]            Le défendeur tente d'établir une distinction entre les conclusions de fait tirées par l'arbitre - décrites comme étant les faits essentiels - et la signification qu'il a attribuée à ces faits dans son analyse de la compétence constitutionnelle. Le défendeur prétend que les faits énoncés par l'arbitre devraient être modifiés le moins possible par la Cour, c'est-à-dire qu'ils ne devraient être considérés comme étant erronés que s'ils ne reposent sur aucun fondement rationnel ou que s'ils sont déraisonnables.


[15]            Après examen des prétentions des parties, il semble que les préoccupations soulevées par le défendeur ne sont pas justifiées eu égard aux faits de l'espèce. Aucune partie, dans ses prétentions, ne conteste les faits tels qu'ils ont été énoncés par l'arbitre dans sa décision. Pour ce motif, j'accepte que les faits, tels qu'énoncés par l'arbitre dans sa décision, s'appuient rationnellement sur la preuve dont il a été saisi.

[16]            Essentiellement, le désaccord entre les parties ne découle pas des faits essentiels, comme l'a souligné l'arbitre, mais plutôt de l' « angle sous lequel ils ont été présentés » ou de l'importance qui leur sont accordés. Comme nous l'avons vu, les trois sous-questions relevées exigeaient que l'arbitre évalue l'application de la jurisprudence à ces faits essentiels. Lorsqu'il a entrepris cette analyse, l'expertise de l'arbitre n'était pas plus grande que celle de la Cour. Je partirai du principe que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

Quelle type d'entreprise la demanderesse exploite-t-elle?

[17]            La demanderesse ne conteste pas la description faite par l'arbitre de l'entreprise exploitée par la demanderesse. En raison de l'importance du contexte factuel quant à l'analyse des questions en litige, je résumerai brièvement le contexte dans lequel le présent litige a pris naissance.


1.         Lloyd's Register, fondée en 1760, a été la première société de classification du genre. Elle est née de la nécessité qu'il existe une société de classification indépendante qui examine et classe les navires marchands selon leur état. Aujourd'hui, la société mère ainsi que ses filiales est peut-être la société de classification la plus importante dans le monde et assure au Canada la classification de la grande majorité des navires.

2.         La demanderesse, créée en 2000, à la suite d'une réorganisation, possède des bureaux au Canada, notamment à Halifax, St. John's, Québec, Montréal, Toronto et Vancouver.

3.         Le système d'autoréglementation au moyen de la classification au sein de l'industrie du transport maritime a été avantageuse et continue d'être avantageuse pour les financiers, les assureurs et les affréteurs qui oeuvrent au sein de l'industrie en ce qui a trait au fait d'assurer l'accès à des renseignements fiables concernant l'état des navires. Le système de classification a également beaucoup contribué à la sécurité du transport maritime et à la sécurité des navires pendant plus de deux siècles et demi. Les sociétés de classification sont des organismes indépendants et impartiaux.


4.         La classification est une activité continue. Les armateurs, lors de la classification initiale, se voient délivrer un certificat attestant de l'état du navire. Les banques, les assureurs, les affréteurs ainsi que d'autres organismes se fient à ces certificats dans le cadre de leur évaluation des risques inhérents au financement, à l'assurance, à l'affrètement ou à l'envoi d'une cargaison sur ce navire. Afin de demeurer « classé » , un navire est soumis à des inspections régulières effectuées par des experts comme le défendeur.


5.         Malgré qu'il n'y ait aucune obligation légale de classer un navire, des pressions d'ordre commerciale sont exercées à l'effet qu'un navire soit classé à partir du stade de sa conception jusqu'à la fin de sa vie utile. Il est juste d'affirmer que, à défaut de classification, un navire ne peut pas être assuré, ne peut pas faire l'objet d'un financement et n'aura vraisemblablement pas de cargaison à transporter car les assureurs de cargaison peuvent hésiter à participer à un contrat de transport relatif à un navire marchand qui n'est pas assuré. Aujourd'hui, [traduction] « [s]i on veut exploiter un navire avec succès dans le marché, il est nécessaire de démontrer [au moyen de la classification] qu'il est bien entretenu et qu'il peut servir à sa fin prévue du point de vue des assureurs, des expéditeurs de cargaison, des autorités administratives et d'autres parties. [...] Il s'agit là du fondement historique du système de classification des navires » (Masataka Hidaka, président, Association internationale des sociétés de classification (AISC)).

6.         En plus de sa fonction de classification, la demanderesse s'est également vu déléguer certaines responsabilités en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. En vertu des lois fédérales, de nombreux navires et de nombreuses unités mobiles de forage en mer doivent rencontrer les exigences du Code international de gestion de la sécurité (Code ISM), une norme internationale liée à la gestion et à l'exploitation sécuritaire des navires. Des certificats sont délivrés quant aux navires conformes. En vertu du paragraphe 317.1 de la Loi sur la marine marchande du Canada, le ministre des Transports peut autoriser une société de classification (ou une personne ou un autre organisme) à effectuer des inspections. En vertu de deux ententes de délégation conclues entre Lloyd's Register et le ministre des Transports (le 20 juillet 1999 et le 22 décembre 2000), le gouvernement canadien a autorisé la demanderesse à [traduction] « effectuer en son nom une vaste gamme d'inspections prévues par la loi sur des navires canadiens » .


7.         La demanderesse, en plus de ses activités maritimes, déclare qu'elle exerce des activités dans le domaine des systèmes de gestion, des industries oeuvrant dans le secteur non maritime, des chemins de fer, du pétrole et du gaz. L'arbitre a conclu ce qui suit :

·            Le secteur du transport maritime représente toujours aujourd'hui plus de 65 p. 100 de ses activités;

·            Environ 15 p. 100 de ses activités consistent en des inspections réglementaires pour le compte du ministère fédéral des Transports dans le cadre d'accords de délégation de pouvoirs;

·            Le reste de ses activités s'exerce dans les secteurs de la gestion et de l'énergie, ce dernier ayant aussi un aspect maritime parce qu'il comprend les opérations de forage en mer.

[18]            En résumé, collectivement, les employés de la demanderesse passent au moins 80 p. 100 de leur temps à effectuer deux fonctions différentes mais complémentaires. D'abord et avant tout il y a les fonctions de société de classification. Deuxièmement, les employés effectuent des inspections obligatoires pour le compte du gouvernement canadien en vertu des dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada.


Quels principes doit-on appliquer à la question de la compétence?

[19]            L'arbitre a examiné attentivement la jurisprudence pertinente et a dégagé quatre critères ou principes juridiques de ces décisions. Il a décrit ces principes comme suit:

1.              La compétence en question comme « partie intégrante » de la compétence fédérale

Le Parlement ne peut faire valoir de compétence à l'égard des relations du travail en tant que telles ou des conditions d'un contrat de travail, sauf s'il est établi que cette compétence fait partie intégrante de sa compétence principale sur un autre sujet (Québec (Commission du salaire minimum) c. Construction Montcalm Inc. précité).

2.             L'entreprise est-elle « essentielle au fonctionnement d'un secteur d'activité fédéral » ?

Une entreprise peut néanmoins relever de la compétence fédérale si elle est essentielle au fonctionnement d'un secteur d'activité fédéral, comme par exemple le débardage l'est à la navigation, l'installation de téléphones au réseau téléphonique ou la livraison du courrier au service postal : In re la validité de la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différents du travail (précité), Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, (précité); et Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada (aussi précité).

3.              La présence d'une « intégration pratique ou fonctionnelle »

Ce critère consiste à établir s'il existe une intégration pratique ou fonctionnelle entre l'entreprise fédérale principale et les employés en question. Pour conclure par l'affirmative, il faut davantage que l'existence d'un lien matériel et de relations commerciales mutuellement avantageuses avec l'entreprise fédérale. T.U.T. c. Central Western Railway Corp. (précité); Northern Telecom Canada Ltée c. Travailleurs en communication du Canada (aussi précité).


4.             Le lien doit pouvoir être défini comme « vital » , « essentiel » ou comme celui d'une « partie intégrante » au tout.

Dans chaque affaire, le jugement porte sur les liens fonctionnels ou pratiques de l'entité considérée avec l'entreprise fédérale et ne repose pas sur les finesses d'une analyse juridique de la structure de l'entité ou de la relation d'emploi. Le rapport nécessaire a été diversement défini comme « vital » ou « essentiel » , ou comme celui d'une « partie intégrante » au tout. Voir Arrow Transfer Co. Ltd., (précité).

[20]            Afin de compléter ou de préciser les quatre principes susmentionnés, j'ajouterais quelques principes additionnels tirés de la jurisprudence. Il a été décidé que ni la présence de travaux sur les terres fédérales (Construction Montcalm Inc. c. Québec (Commission du salaire minimum) (1978), 93 D.L.R. (3d) 641 (C.S.C.)), ni la partie du travail effectué par une société en rapport avec une entreprise fédérale n'est déterminante quant à l'appréciation de la compétence (l'Affaire des facteurs, précité; Northern Telecom, précité; Montcalm, précité). De plus, le Code canadien du travail « ne doit pas s'interpréter comme s'appliquant à des travailleurs dont la tâche se situe à un stade lointain, non seulement à ceux dont l'activité est intimement liée aux ouvrages, entreprises ou affaires » (l'Affaire des débardeurs, précité). Une relation continue avec une entreprise fédérale constitue une preuve d'un lien intime avec celle-ci (Montcalm, précité; Waschuk Pipeline Construction Ltd. c. General Teamsters, Local No. 362, (1988), 62 Alta. L.R. (2d) 318 (B.R.)).


[21]            Il semble que la demanderesse ne conteste pas que l'arbitre a correctement résumé les principes. Par conséquent, il me reste donc à déterminer si l'arbitre a commis une erreur dans la manière selon laquelle il a appliqué ces principes aux faits dont il a été saisi.

La sous-question no 1 : Les arrêts l'Affaire des débardeurs, Northern Telecom et l'Affaire des facteurs s'appliquent-ils à la présente instance?

[22]            La demanderesse prétend que l'arbitre a commis une erreur dans la manière selon laquelle il a appliqué les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts l'Affaire des débardeurs, l'Affaire des facteurs et Northern Telecom à la situation dont il était saisi.


[23]            Dans l'Affaire des débardeurs, la Cour a décidé que les employés d'une société d'arrimage de Toronto qui chargeaient et déchargeaient des navires étaient [traduction] « essentiels » or « faisaient partie intégrante de travaux pour lesquels le Parlement du Canada a compétence exclusive pour légiférer » . Dans l'Affaire des facteurs, la Cour a décidé que les employés d'une société qui fournissait des services de livraison du courrier en vertu d'un contrat conclu avec Postes Canada étaient visés par le Code canadien du travail. Dans Northern Telecom, la Cour a analysé la question de la compétence à l'égard des employés d'une société qui installait du matériel de télécommunication pour Bell Canada, une entreprise fédérale. Les faits dans cette affaire révélaient l'existence d' « une intégration très grande et parfaitement réglée des services rendus par les installateurs et de l'acceptation de ces mêmes services par les employés de Bell dans le réseau de télécommunications, sans interruption du fonctionnement de ce réseau » . On a conclu que les employés étaient visés par le Code canadien du travail.

[24]            La demanderesse décrit ces trois arrêts comme devant, dès le départ, être distinguées de la présente instance et, donc comme étant sans utilité. Dans sa prétention, c'est la nature physique des activités effectuées par les employés qui a été le facteur décisif pour que l'on conclue à une intégration suffisante à une entreprise fédérale. Dans l'Affaire des débardeurs, les débardeurs chargeaient et déchargeaient les navires. Dans l'Affaire des facteurs, les employés livraient physiquement du courrier. Dans Northern Telecom, le matériel était physiquement installé par les employés en question. En revanche, la demanderesse décrit sa fonction comme ne possédant pas ce lien évident essentiel; ses services n'ont rien à voir avec le contrat de transport des navires visés. Le travail effectué par Lloyd's s'apparente à une vérification ou à la fourniture d'une couverture d'assurance, ce qui ne comporte absolument rien de physique. S'agit-il, comme il a été postulé par la demanderesse, d'une caractéristique de ces affaires qui est suffisamment distinctive? Je ne suis pas convaincue que ce soit le cas.


[25]            Il va sans dire que les entreprises vendent des produits, des services ou les deux. Le premier est un bien dont la propriété est transférée au client lorsqu'il est vendu alors que ce n'est pas le cas du dernier. La demanderesse fournit un service, notamment la certification de la sécurité et de la navigabilité des navires tout au long de leur durée de vie. Dans les arrêts susmentionnés, les débardeurs, les facteurs et les installateurs de lignes téléphoniques fournissaient également un service. Ces services, dans le cadre desquels on devait manipuler parfois des objets lourds, ne sont pas plus physiques que ceux fournis par la demanderesse dont les experts maritimes inspectent physiquement les navires et délivrent physiquement des certificats. Il est incontestable que l'aspect physique du service et de sa proximité de l'entreprise fédérale ne permettent pas de trancher la question de l'intégration. Si c'était le cas, alors les services fournis par les employés dans l'affaire Montcalm, précitée, qui ont bâti physiquement la piste d'atterrissage sur laquelle les avions atterrissent auraient été considérés comme étant intégrés à une entreprise fédérale; ils ne l'étaient pas. En termes simples, la nature physique d'un service ou l'apport de main d'oeuvre qu'il nécessite, bien qu'ils ne soient pas complètement sans rapport avec la question de l'intégration, ne sont pas un indicateur déterminant quant à celle-ci. Selon moi, le prisme juridique au travers duquel la question de l'intégration est examinée n'est pas aussi étroit ou aussi simple que la demanderesse voudrait le laisser croire à la Cour.               


[26]            La demanderesse prétend également que l'arbitre n'a pas tenu compte du fait que son travail n'est pas effectué sous le contrôle et la surveillance des armateurs. Selon la demanderesse, il s'agissait-là d'une caractéristique essentielle des trois arrêts. À l'appui de cet argument, la demanderesse souligne que, après avoir décrit le travail des contractuels, le juge Ritchie dans l'arrêt l'Affaire des facteurs, précité, à la page 4, a déclaré que « le travail ainsi décrit qui est exécuté par ces employés est essentiel au fonctionnement du service postal et il est accompli sous la surveillance et le contrôle des fonctionnaires des postes canadiennes » [Non souligné dans l'original]. La demanderesse tente d'établir une distinction d'avec l'Affaire des facteurs en se fondant sur ces derniers mots. Elle prétend que Lloyd's n'est pas sous la surveillance et le contrôle des navires à l'égard desquels les services sont fournis. Je ne considère pas que cet aspect de l'Affaire des facteurs établit une exigence de surveillance par la société fédérale comme critère ou principe; la surveillance était plutôt un autre facteur qui aidait à établir, dans l'esprit de la Cour, le caractère intégré des services fournis. L'absence de contrôle et de surveillance ne signifie pas automatiquement que la compétence provinciale s'ensuit. Toutefois, cette affaire renforce et même élabore davantage sur les conclusions de l'Affaire des débardeurs. Plus particulièrement, lorsque le travail des contractuels fait partie intégrale du bon fonctionnement du bureau de poste - même lorsque les employés ne sont pas employés d'une manière exclusive - ils exercent leur emploi dans le cadre d'une entreprise fédérale au sens du Code canadien du travail.


[27]            J'estime que les trois arrêts permettent de dégager certains principes. Enfin et surtout, on ne retrouve la compétence fédérale que dans les circonstances exceptionnelles d'un lien intégral ou essentiel entre les services fournis par le fournisseur et l'entreprise fédérale. Bien que chacun de ces arrêts portait sur des aspects relatifs à l'opération physique, l'arbitre n'a pas commis d'erreur en examinant cette jurisprudence afin de dégager certains principes fondamentaux. La demanderesse voudrait que l'arbitre et moi interprétions ces affaires par la négative - c'est-à-dire, à moins que les activités en question fassent partie de l'opération physique de l'entreprise fédérale, il ne peut y avoir de compétence fédérale. Il s'agirait là d'une application incorrecte de cette importante jurisprudence.

[28]            De plus, la demanderesse a adopté des définitions très étroites des mots « exploitation » et « navigation et transport par eau » . Selon moi, le concept de « transport par eau » ne se limite pas au contrat de transport comme la demanderesse semble le prétendre. La définition des mots « entreprises fédérales » dans le Code canadien du travail comprend les entreprises « qui se rapportent à la navigation et aux transports par eau » . Ce serait imposer des restrictions indues que de limiter la définition aux exemples d'opération physique ou d'exécution de contrats de transport. Une telle atténuation rendrait inutile une partie importante de la définition.


[29]            Selon la prétention de la demanderesse, l'arbitre aurait dû conclure à l'absence de compétence fédérale, comme dans les affaires Montcalm, précitée, Waschuk Pipeline Construction, précitée, et WIC Western International Communications Ltd. c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, (2002), 216 F.T.R. 301. Selon moi, il est facile de faire une distinction entre ces affaires et les faits de la présente espèce.

[30]            Dans l'affaire Montcalm, précitée, l'entreprise dont il était question était la construction de pistes pour un aéroport situé sur une terre de la Couronne fédérale. On a conclu que l'entreprise était une activité qui était trop éloignée de l'aéronautique et que les travailleurs de la construction n'avaient pas un lien continu avec une entreprise fédérale. Toutefois, en l'espèce, les employés de la demanderesse ont été « délégués » (pour emprunter les mots de l'arbitre) par le gouvernement canadien, en sa qualité de responsable de la réglementation, pour assurer le respect de la Loi sur la marine marchande du Canada. De plus, l'expertise des sociétés de classification comme la demanderesse est utilisée comme « principal moyen par lequel le secteur du transport maritime se réglemente » (AISC). Les règles que ces sociétés adoptent « forment la base technique de la législation relative à la sécurité des navires » (AISC). À mon avis, ce rôle est beaucoup moins éloigné du transport maritime que ne l'est le travail de travailleur de la construction par rapport à l'aéronautique.


[31]            Dans l'affaire Waschuk, précitée, l'activité était le remplacement du pipeline interprovincial. La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a conclu que cette activité n'était pas une activité courante qui contribuait quotidiennement à l'exploitation du pipeline. Encore une fois, l'entreprise de la demanderesse ne consiste pas à effectuer des travaux de construction qui sont éloignés et effectués périodiquement dans le contexte d'une entreprise fédérale. Au contraire, de nombreux intervenants de l'industrie du transport maritime tirent avantage de ses services et y ont recours quotidiennement afin d'assurer la sécurité et de gérer les risques financiers.

[32]            Dans l'affaire WIC Western, précitée, on a conclu que le simple fait de détenir des actions dans une entreprise qui relève de la compétence fédérale ne faisait pas relever les relations de travail en litige de la compétence fédérale. Conclure que la détention passive d'actions est semblable au travail de classification et d'inspection effectué par les employés de la demanderesse constituerait un étirement des plus importants.

[33]            En conclusion sur ce point, l'arbitre n'a pas commis d'erreur dans l'application qu'il a faite de la jurisprudence pertinente au travail de la demanderesse. Après analyse de la jurisprudence pertinente, compte tenu des faits dont l'arbitre a été saisi, je tire la même conclusion que lui; les activités de la demanderesse font partie intégrante du domaine du transport maritime, lequel est réglementé par le gouvernement fédéral.

La sous-question no 2 : les activités de la demanderesse vont-elles au-delà d'une « relation commerciale mutuellement bénéfique » ?


[34]            Le juge en chef Dickson, dans l'arrêt Travailleurs unis des transports c.Central Western Railway Corp., [1990] 3 R.C.S. 1112, page 1147 (Central Western), a déclaré qu' « il en faut davantage que l'existence d'un lien matériel et des relations commerciales mutuellement avantageuses avec un ouvrage ou une entreprise à caractère fédérale pour qu'une compagnie soit assujettie à la compétence fédérale » . La demanderesse prétend que la relation qui existe entre elle et l'industrie du transport maritime n'est simplement qu'une relation commerciale mutuellement avantageuse comme c'était le cas dans Central Western et rien de plus. La relation qui existe entre la demanderesse et l'entreprise qui relève à juste titre de la compétence fédérale en matière de navigation et de transport par eau n'est pas différente des relations suivantes :

·            un chantier naval qui offre des services de réparation et de construction à l'industrie de la navigation et du transport par eau;

·            un fournisseur d'avitaillement aux navires, notamment du combustible de soute, des vivres et des services connexes;

·            un courtier d'assurance qui obtient une couverture pour les navires du propriétaire;

·            une société qui construit des quais pour des navires;


·            une société qui fournit des services de dragage;

·            une société de vérification comptable qui fournit une vérification externe des livres comptables d'une société de transport maritime;

·            des services de prêt;

·            des constructeurs et des spécialistes de la maintenance de trains;

·            des camionneurs qui transportent des marchandises pour la Compagnie des chemins de fer nationaux à l'intérieur d'une province;

·            un installateur provincial, sous contrat, de matériel de télécommunication;

·            un entrepreneur qui fournit des services de postage.

[35]            Par conséquent, la demanderesse prétend que l'arbitre a commis une erreur en concluant que « Lloyd's Register et ses employés ont beaucoup plus qu'un lien matériel et des relations mutuellement avantageuses avec le secteur du transport maritime » .


[36]            Je suppose que d'après cette liste de « services » présentée par la demanderesse je dois conclure que tous ces services relèvent de la compétence provinciale. Toutefois, je ne suis pas convaincue que, pour la plupart, ils sont semblables au service en litige dans la présente instance ou que, dans certains cas, relèvent même de la compétence provinciale. De toute façon, je souscris à l'argument que le simple fait de fournir un service à une entreprise fédérale ne fait pas en sorte que le fournisseur de service relève de la compétence fédérale. Cependant, ce que nous avons ici est beaucoup plus qu'un simple service. Le rôle de la demanderesse a été décrit en détail par l'arbitre dans sa décision, laquelle est reproduite plus haut. L'arbitre a déclaré ce qui suit :

·            la demanderesse ainsi que d'autres sociétés de classification, se sont rendues indispensables au fonctionnement du secteur contemporain du transport maritime;

·            alors que la classification des navires n'est pas une obligation légale, elle est devenue une obligation pratique pour les navires d'un certain tonnage;

·            Les sociétés de classification participent à l'établissement des normes techniques et à l'inspection des bâtiments depuis l'étape de la conception de ceux-ci jusqu'à la fin de leur durée économique.


[37]            Même l'AISC, l'association qui représente la demanderesse, décrit les règles de classification comme formant « la base technique de la législation relative à la sécurité des navires » et les sociétés de classification comme étant le « principal moyen par lequel le secteur du transport maritime se réglemente » .

[38]            Enfin, je ne peux pas faire fi du rôle unique que le transport maritime a joué dans la jurisprudence portant sur la division constitutionnelle des pouvoirs. Dans l'arrêt de la Cour suprême du Canada Whitbread c. Wally, [1990] 3 R.C.S. 1273, aux pages 1294 et 1300, le juge La Forest a exprimé le point de vue d'une Cour unanime sur la nature de la navigation et du transport maritime dans notre cadre constitutionnel. Bien que cette affaire avait trait à une action en dommages-intérêts relative à une embarcation de plaisance plutôt qu'à des relations de travail, les opinions exprimées indiquent l'orientation sous-jacente de la jurisprudence concernant le transport maritime et sont pertinentes au débat dont je suis saisie.

Mise à part la jurisprudence, la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau, du moins telles qu'elles sont exercées ici, fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique [...]

Car il serait assez incroyable, surtout lorsque l'on pense que bon nombre des règles de droit maritime sont le produit de conventions internationales, que les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau changent de façon arbitraire au moment où leurs navires arrivent à l'endroit où l'eau cesse ou commence [...] à être soumise à la marée.


La compétence du Parlement en matière de chemins de fer (et autres travaux et entreprises de nature fédérale) n'a aucun trait même vaguement comparable avec l'ensemble des règles du droit maritime qui constitue la principale caractéristique de sa compétence en matière de navigation et d'expéditions par eau.

[39]            Cela m'amène à examiner l'effet découlant d'une décision selon laquelle les inspecteurs de Lloyd's ne sont pas régis par les codes fédéraux du travail. La position par défaut est qu'ils sont régis par les codes provinciaux. Cette position comporte logiquement une conclusion que la classification des navires relève d'un chef de compétence provincial.

[40]            La classification dépasse les frontières provinciales. En effet, elle a une portée internationale. Si la demanderesse a raison que l'entreprise qu'elle exploite est à juste titre une responsabilité provinciale, qu'elles en seraient les conséquences? Vraisemblablement, chaque province pourrait créer différentes lois concernant la classification des navires. Serait-il normal qu'une classification effectuée à Halifax soit différente d'une classification effectuée à Vancouver?


[41]            Il me semble qu'il serait très souhaitable qu'il y ait dans ce domaine des normes et des règlements uniformes, conformes au droit canadien, quant à cet aspect important du transport maritime international. Le caractère international de la classification donne à penser qu'elle est essentielle, vitale au transport maritime et qu'elle en fait partie intégrante, peu importe où elle est effectuée. Par conséquent, il est illogique de conclure que la classification au Canada puisse être faite au niveau purement local ou que pour une raison ou une autre elle ne fait pas partie intégrante du transport maritime au Canada, particulièrement lorsque que l'on considère que le Canada a adhéré à plusieurs des conventions internationales qui traitent des normes en matière de transport maritime.

[42]            À cet égard, je souligne que l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans lequel elle a conclu qu'une société de téléphone créée par une loi de la province d'Alberta relevait de la compétence fédérale (Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225, (AGT)). Les commentaires du juge en chef Dickson concernant le rôle joué par l'Alberta Government Telephones au sein de l'arène des télécommunications interprovinciales et internationales sont particulièrement pertinents dans l'affaire dont je suis saisie.

Je conclus que le rôle de l'AGT et ses rapports avec Télécom Canada sont pertinents pour ce qui est de déterminer la nature constitutionnelle de l'AGT. Les faits ne laissent planer aucun doute, l'AGT est le mécanisme par lequel les résidents de l'Alberta bénéficient de services de télécommunication interprovinciales et internationales. Ces services sont offerts grâce à des arrangements juridiques et matériels qui sont empreints d'une très grande coopération.

[...]

Les rapports de l'AGT avec Télécom illustrent également le rôle que joue l'AGT dans la prestation des services de télécommunications à l'ensemble des Canadiens. Le système téléphonique national dans sa forme actuelle résulte en grande partie des arrangements pris avec Télécom Canada. L'AGT est un partenaire actif dans ce système national, ce qui renforce la conclusion que l'AGT n'exploite pas une entreprise entièrement locale.


[43]            Selon moi, les faits de l'affaire dont je suis saisie comprennent un grand nombre des concepts qui ont été examinés par la Cour suprême du Canada dans AGT, précité. Grâce à la demanderesse, un membre de l'IACS, les armateurs canadiens sont capables d'obtenir du financement, d'assurer leurs navires et d'acquérir la certification nécessaire en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, ce qui leur permet de participer pleinement à la collectivité mondiale de la navigation commerciale. Au niveau international, le transport maritime existe en grande partie dans sa forme actuelle grâce aux sociétés de classification. La demanderesse est un partenaire actif dans cette aventure mondiale ce qui confirme qu'elle n'exploite pas une entreprise entièrement locale.

[44]            Selon moi, le rôle de la demanderesse a été considéré à juste titre par l'arbitre comme allant au-delà d'un lien physique et d'une relation commerciale mutuellement avantageuse. Par conséquent, en ce qui concerne cette sous-question, je conclus que l'arbitre n'a pas commis d'erreur.

La sous-question no 3 : la délégation en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada est-elle pertinente?

[45]            Comme nous l'avons vu, la demanderesse s'est vu déléguer certaines fonctions d'inspection en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. L'arbitre a considéré le rôle comme renforçant son opinion selon laquelle il relève de la compétence fédérale. Il a notamment déclaré ce qui suit :


J'ai cherché en vain dans les décisions publiées devant moi un seul exemple d'employeur faisant valoir son assujettissement à la compétence provinciale dont le personnel, en plus de son activité commerciale privée, serait mandaté par l'État fédéral pour assurer l'application d'une loi fédérale. Dans aucune des affaires où la compétence provinciale a été établie on ne trouve quoi que ce soit qui ressemblerait à un lien aussi étroit entre l'État fédéral, en tant qu'instance de réglementation, et les employés en question. Ce lien est unique et serait à lui seul un signe très convaincant de la compétence fédérale.

[46]            La demanderesse prétend que l'arbitre a commis une erreur en se fiant à cette relation pour renforcer sa conclusion. La demanderesse prétend que la privatisation de la fonction de réglementation ne modifie pas plus la nature de son entreprise qu'un contrat de fourniture de service de blanchisserie.

[47]            Dans cet argument, la demanderesse voudrait que je ne tienne pas compte du fait que la relation provient directement d'une loi fédérale. Le travail effectué par la demanderesse en vertu de cette loi est une fonction de réglementation directe. Bien qu'il puisse en exister, on ne m'a apporté aucun exemple d'entreprises qui se sont vu déléguer des fonctions réglementaires fédérales et où l'entreprise qui exécute la fonction a conservé sa nature locale ou provinciale.


[48]            Néanmoins, il serait peut-être possible que le Parlement fédéral délègue certaines fonctions au secteur privé sans automatiquement modifier la nature locale de l'entreprise. Heureusement, je n'ai pas à traiter de cette question. Toutefois, la réponse à la question de savoir si une telle délégation est possible dépend, évidemment, de la nature du travail effectué en vertu de la délégation; chaque fonction devrait être examinée en tenant compte des divers critères servant à déterminer si elle « fait partie intégrante » d'un domaine assujetti à la législation fédérale. Par conséquent, l'arbitre a peut-être exagéré lorsqu'il a affirmé que ce lien « serait à lui seul un signe très convaincant de la compétence fédérale » . Toutefois, je ne considère pas que ce commentaire est particulièrement important car, en l'espèce, la délégation n'était pas le seul signe.

[49]            Compte tenu de l'ensemble des aspects des fonctions effectuées par la demanderesse qui ont été démontrés dans la présente analyse et de celle de l'arbitre, la nature du travail fait partie intégrante du transport maritime et, par conséquent, relève à juste titre de la compétence du Parlement fédéral. La délégation en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada est un autre signe de la force de ce lien.

Conclusion

[50]            Pour ces motifs, je suis convaincue que l'arbitre n'a pas commis d'erreur. Plus particulièrement, l'arbitre :

1.         a correctement formulé les principes applicables aux questions dont il était saisi;

2.         a appliqué correctement et avec soin la jurisprudence pertinente;


3.         a conclu à bon droit que les activités de la demanderesse vont au-delà d'une « relation commerciale mutuellement avantageuse » ;

4.         s'est à bon droit appuyé sur la délégation de la fonction de réglementation comme signe ou facteur renforçant le lien entre la demanderesse et le chef de compétence fédérale.

[51]            Je suis convaincue, à l'instar de l'arbitre, que la classification de Lloyd's Register et tout ce que le lien comporte fait partie intégrante d'un domaine assujetti à la législation fédérale, en l'occurrence celui de la navigation ou du transport maritime et est, par conséquent, visé par le droit fédéral du travail et, plus particulièrement, par le Code canadien du travail. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. De plus, l'ordonnance de la Cour sursoyant à l'arbitrage de la plainte déposée par le défendeur en vertu du Code canadien du travail sera annulée.

[52]            Le défendeur aura droit à ses dépens et a jusqu'au 30 juin 2004 pour faire des observations quant à l'adjudication des dépens. La demanderesse a jusqu'au 14 juillet 2004 pour signifier et déposer ses observations et le défendeur a jusqu'au 21 juillet 2004 pour signifier et déposer ses observations finales faites en réponse.


                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

1.          La demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens.

2.          Les parties peuvent faire des observations quant à la taxation des dépens conformément à l'échéancier suivant :

a)         Les observations du défendeur doivent être signifiées et déposées au plus tard le 30 juin 2004;

b)         Les observations de la demanderesse doivent être signifiées et déposées au plus tard le 14 juillet 2004;

c)         Les observations présentées en réponse par le défendeur doivent être signifiées et déposées au plus tard le 21 juillet 2004.


3.         La partie de l'ordonnance de la Cour datée du 28 janvier 2003 sursoyant à l'arbitrage de la plainte déposée par le défendeur en vertu du Code canadien du travail en attendant que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée est annulée.

                                                                                                                  _ Judith A. Snider _             

                                                                                                                                         Juge                         

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                          T-1892-02

INTITULÉ :                                                         LLOYD'S REGISTER NORTH AMERICA INC.

c.

JOHN DALZIEL

LIEU DE L'AUDIENCE :                                  HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                                 LE 11 MAI 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                         LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                                        LE 9 JUIN 2004

COMPARUTIONS :

James Youden                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Andrew Montgomery

Blair Mitchell                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Metcalf & Company                                               POUR LA DEMANDERESSE

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Mitchell & Ferguson                                               POUR LE DÉFENDEUR

Halifax (Nouvelle-Écosse)


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