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                                                                                                                                        Date : 20000731

                                                                                                                        T-855-00

OTTAWA (ONTARIO), LE 31 JUILLET 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

E n t r e :

                                   TOMMY HILFIGER LICENSING, INC. et

                                      TOMMY HILFIGER CANADA INC.,

                                                                                                               demanderesses

                                                               - et -

                          M. UNTEL ET Mme UNETELLE et d'autres personnes

                     dont l'identitéest inconnue ET QUI OFFRENT EN VENTE,

                      VENDENT, IMPORTENT, FABRIQUENT, ANNONCENT

                   OU FONT LE COMMERCE DE VÊTEMENTS CONTREFAITS

                TOMMY HILFIGER, AINSI QUE LES PERSONNES ÉNUMÉRÉ ES

                                   ÀL'ANNEXE A DE LA DÉCLARATION

                                                                                                                    défendeurs.

                              MOTIFS ET DISPOSITIF DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]         Le mercredi 21 juin 2000, Me Daniel Ovadia s'est présenté au Marché de l'Encan M.J.T. Larose, à Masson-Angers (Québec), en compagnie de M. Gary Osmond, coordonnateur des services anti-contrefaçon du cabinet Kestenberg Siegal Lipkus, et du constable François Cadotte, de la Gendarmerie royale du Canada. Ils se trouvaient à cet endroit pour chercher et saisir des marchandises qui violaient les droits de propriétéintellectuelle de divers propriétaires de marques de commerce bien connues et de titulaires de droit d'auteur, dont la demanderesse Tommy Hilfiger Licensing Inc. Ils tenaient leur pouvoir d'une « ordonnance Anton Piller continue » prononcée par le juge Rouleau de notre Cour.

[2]         L'équipe de Me Ovadia a trouvé et saisi des marchandises appartenant au défendeur Kattoura. On a signifié aux défendeurs une copie de la déclaration, de l'ordonnance Anton Piller, ainsi qu'un avis de requête présentable le 11 juillet 2000, date à laquelle l'examen de l'exécution de l'ordonnance Anton Piller devait avoir lieu. Avant la date de présentation de la requête, les défendeurs ont reçu signification d'une copie du dossier de la requête présentable le 11 juillet 2000 dans lequel se trouvait l'affidavit souscrit par Me Ovadia. L'affidavit est bref. Il renferme les trois paragraphes suivants :

[TRADUCTION]

1.              Ont été jointes au présent affidavit à titre d'annexe A des copies certifiées conformes du procès-verbal de signification dressé par les avocats relativement à la signification des documents qui y sont mentionnés et aux dates auxquelles ils ont été signifiés. J'ai examiné le contenu du procès-verbal dressé par les avocats et j'en confirme leur véracité et leur exactitude. Je confirme que des copies certifiées conformes des documents mentionnés dans le procès-verbal des avocats ont été signifiées à la personne se trouvant à l'adresse précisée dans le procès-verbal. Est joint au présent affidavit à titre d'annexe B un CD-ROM contenant des images numériques électroniques d'échantillons des objets qui ont été saisis.

2.              J'ai personnellement signifié les documents mentionnés dans le procès-verbal des avocats. Les détails de la date de la signification, du lieu de la signification, du nom de la personne ou de l'entreprise ayant reçu signification, du numéro d'annexe de la défenderesse, du mode d'identification et du mode de signification sont énoncés à l' « annexe de signification » jointe au présent affidavit à titre d'annexe C.

3.              Le présent affidavit est souscrit en vue d'appuyer l'avis d'examen de l'ordonnance rendue par M. le juge Rouleau et d'obtenir le maintien en vigueur de l'ordonnance provisoire ex parte de façon interlocutoire jusqu'à l'instruction de la présente action et il n'est souscrit dans aucun autre but illégitime.


[3]         À cet affidavit est annexé un inventaire des marchandises saisies qui, dans le cas des défendeurs Brunet et Kattoura comprend 92 tee-shirts, 109 chemises polos, trois shorts, 13 chapeaux, 93 gilets débardeurs, quatre vêtements sport en molleton et dix tee-shirts à manches longues.

[4]         On trouve également dans cette annexe un rapport détaillé dans lequel Me Ovadia relate les mesures qu'il a prises au cours de la saisie. On y trouve le paragraphe suivant :

[TRADUCTION]

5.              J'ai confirmé que les marchandises saisies précisées dans le procès-verbal dressé par les avocats étaient des marchandises contrefaites pour l'un ou l'autre ou plusieurs des motifs suivants :

a)              Les marchandises ne comportent pas les étiquettes de collet, étiquettes volantes ou emballage exigés par les demanderesses ;

b)             les produits sont d'une qualité manifestement inférieure à celle de produits authentiques similaires ;

c)              la demanderesse ne fabrique pas ce produit.

[5]         Lors de la présentation de la requête, le 11 juillet, les défendeurs ont comparu sans avocat. J'ai informé Me Ovadia que je considérais la preuve de la contrefaçon insuffisante et je lui ai accordé la permission de déposer un nouvel affidavit pour prouver que les marchandises saisies étaient des articles contrefaits[1]. J'ai conseillé aux défendeurs de consulter un avocat. La requête a été ajournée au mardi suivant, le 18 juillet. Me Ovadia a demandé que l'injonction provisoire contenue dans l'ordonnance Anton Piller soit maintenue en vigueur jusqu'à la date de l'audition. J'ai répondu que, comme les éléments de preuve présentés au sujet de la contrefaçon ne m'avaient pas convaincu, rien ne me justifiait de prononcer une injonction. En conséquence, l'injonction provisoire a expiré et aucune ordonnance n'a été prononcée pour la remplacer.


[6]         Le 18 juillet, la requête a été soumise à la Cour par voie de conférence téléphonique, étant donné que les défendeurs avaient informé la Cour qu'ils avaient retenu les services d'un avocat et

qu'ils demanderaient un ajournement. Il a été convenu que la requête serait ajournée au 14 septembre à condition que les parties s'entendent sur certaines modalités, à défaut de quoi la question du maintien en vigueur de l'injonction interlocutoire jusqu'au 14 septembre 2000 serait débattue le 21 juillet.

[7]         J'ai de nouveau été saisi de l'affaire le 21 juillet. Me Daniel Ovadia avait déposé un nouvel affidavit ( « le second affidavit de Me Ovadia » ), ainsi qu'un avis de requête par lequel les défendeurs demandaient le rejet de la requête en examen de l'exécution de l'ordonnance Anton Piller. L'avocat des défendeurs, Me Grant, a accepté que la requête de ses clients soit ajournée sine die au motif que la décision qui serait rendue au sujet de la requête des demanderesses règlerait essentiellement aussi le sort de sa requête. Les parties n'ont pas réussi à s'entendre sur une mesure provisoire au sujet de certains des défendeurs, de sorte que la requête en réparation a été débattue devant moi.

[8]         Dans son second affidavit, Me Ovadia décline ses titres et qualités pour expliquer pourquoi il est compétent pour témoigner au sujet de la violation des droits de propriété intellectuelle des demanderesses. Après avoir établi ses titres et qualités, Me Ovadia poursuit en déclarant ce qui suit :

[TRADUCTION]


8. En vertu de mon expérience et de ma formation susmentionnées, j'ai appris comment reconnaître diverses caractéristiques qui me permettent de distinguer la marchandise légitime de la demanderesse de marchandises contrefaites portant des reproductions non autorisées des droits de propriété intellectuelle de la demanderesse. J'ai donc été en mesure de constater que les marchandises qui ont été saisies en l'espèce -- que je confirme avoir examinées -- ne sont ni autorisées ni fabriquées par ou pour la(les) demanderesse(s) et qu'elles sont par conséquent contrefaites. Sans restreindre la portée générale de ce qui précède, je confirme que les marchandises qui ont été saisies en l'espèce et qui sont décrites plus en détail dans le procès-verbal et les observations des avocats joints à l'affidavit que j'ai souscrit le 3 juillet 2000 et qui ont été versés au dossier de la requête présentable à Ottawa le 11 juillet 2000, sont des marchandises contrefaites pour l'un ou l'autre ou plusieurs des motifs suivants :

a)              La(les) demanderesse(s) ne fabrique(nt) pas ce produit ;

b)             Les marchandises ne comportaient pas les étiquettes de collet, étiquettes volantes ou emballage exigés par les demanderesses ;

c)              les produits sont de toute évidence d'une qualité inférieure.

[9]         Comme l'affidavit de Me Ovadia avait été porté à la connaissance de la Cour, la requête a été débattue par Me Lipkus, pour qui Me Ovadia avait agi comme mandataire.

[10]       Me Lipkus a fait valoir que l'affidavit souscrit par Me Ovadia était suffisant pour établir que les marchandises étaient contrefaites, c'est-à -dire qu'elles violaient les marques de commerce et les droits d'auteur de la demanderesse. Suivant Me Lipkus, le témoignage de Me Ovadia devrait être admis pour les motifs suivants :

1)          Il a examiné les marchandises protégées par les droits de propriété intellectuelle de la demanderesse ;

2)          Il a examiné les marchandises saisies ;

3)          Il a formé l'opinion que les marchandises contrefont les marchandises protégées qu'il a examinées en premier lieu pour l'un ou l'autre ou plusieurs des motifs suivants :

a)          La(les) demanderesse(s) ne fabrique(nt) pas ce produit déterminé ;

b)          Les marchandises ne comportent pas les étiquettes de collet, étiquettes volantes ou emballage exigés par les demanderesses ;

c)          les produits sont de toute évidence d'une qualité inférieure.


[11]       En outre, Me Lipkus a fait ressortir certains éléments de preuve tendant à démontrer que certaines des marchandises saisies portent le même dessin qu'une marchandise que le juge Rouleau a déclaré contrefaite et qui est reproduite à l'annexe B1 de l'ordonnance Anton Piller.

[12]       Me Lipkus a soutenu que la norme de preuve applicable dans le cas d'une requête interlocutoire n'est pas la même que celle à laquelle on doit s'attendre lors de l'instruction de l'affaire. À son avis, l'affidavit de Me Ovadia est suffisant pour établir une apparence de contrefaçon, de sorte qu'il y a lieu de prononcer une injonction interlocutoire. Me Lipkus a essentiellement soutenu que l'affidavit souscrit par Me Ovadia constitue un témoignage d'expert en matière de contrefaçon.

[13]       Me Grant, qui a comparu pour le compte des défendeurs, a soutenu pour sa part que les éléments de preuve relatifs à la contrefaçon sont insuffisants. À son avis, rien ne permet de penser que les marchandises vendues par ses clients créent de la confusion avec les marques de commerce appartenant à la demanderesse. Si de tels éléments de preuve existent, ils ont été neutralisés par l'affidavit dans lequel M. Kattoura affirme qu'il n'existe aucune confusion entre ses marchandises et les marques de commerce de la demanderesse.


[14]       Le débat tourne autour de la nature de la preuve exigée pour obtenir une injonction interlocutoire lors de l'examen de l'exécution d'une ordonnance Anton Piller « continue » prononcée contre le défendeur. En l'espèce, la preuve consiste en l'opinion d'un expert qui affirme qu'il a examiné les marchandises protégées par les droits de propriétéintellectuelle de la demanderesse de même que les marchandises saisies et qui a conclu que les marchandises en question violent les marchandises protégées de la demanderesse. Il souligne trois caractéristiques qui permettent de penser que les marchandises ne proviennent pas d'une source autorisée par le titulaire des marchandises protégées par les droits de propriétéintellectuelle en question. Aucun droit de propriété intellectuelle ou marchandises spécifiques n'est mentionné. Il n'est pas possible, sur le fondement des affidavits qui ont été versés au dossier, de se faire une idée impartiale au sujet de la validité de la conclusion de Me Ovadia.

[15]       À mon avis, cela n'est pas suffisant. Il est vrai, comme Me Lipkus le souligne, que la norme de preuve applicable dans le cas d'une demande sommaire comme celle-ci est différente de celle qui s'applique au procès. Toutefois, la norme de preuve doit être proportionnée à la mesure demandée, en l'occurrence une injonction interlocutoire et une ordonnance permettant à la demanderesse de conserver la possession des biens saisis.

[16]       Dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada, [1994] 1 RCS 311, la Cour suprême a statué que, pour obtenir une injonction interlocutoire, le demandeur doit démontrer qu'il existe une question sérieuse à juger, qu'il subira un préjudice irréparable si l'injonction ne lui est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur. En ce qui concerne l'existence d'une question sérieuse à juger, la Cour a statué que le juge saisi de cette question doit procéder à un examen extrêmement restreint du fond de l'affaire, à moins que sa décision n'équivaille en fait à un règlement final de l'action :


À la première étape, le requérant d'un redressement interlocutoire dans un cas relevant de la Charte doit établir l'existence d'une question sérieuse à juger. Le juge de la requête doit déterminer s'il est satisfait au critère, en se fondant sur le bon sens et un examen extrêmement restreint du fond de l'affaire [...] Le tribunal saisi de la requête ne devrait aller au-delà d'un examen préliminaire du fond de l'affaire que lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l'action, ou que la question de constitutionnalité d'une loi se présente comme une pure question de droit.

[17]       La plupart des défendeurs contre qui une ordonnance Anton Piller continue est rendue ne se présentent pas à l'audition de la requête au cours de laquelle est examinée l'exécution de l'ordonnance dont ils font l'objet. Bon nombre de ceux qui s'y présentent ne sont pas représentés par des avocats et ne savent pas vraiment comment faire valoir leur point de vue. Cette situation n'est guère étonnante, étant donné que le fondement sur lequel l'ordonnance Anton Piller « continue » a été rendue était que les défendeurs sont itinérants et n'exploitent pas leur entreprise dans un établissement fixe. L'immense majorité des saisies se soldent normalement par un jugement par défaut. Dans la plupart des cas, la décision rendue au sujet de la requête en révision a pour effet de trancher également la demande, et le prononcé d'un jugement par défaut intervient tout à fait normalement par la suite. Même dans les cas où le défendeur comparaît et est représenté par un avocat à l'audition de la requête en révision, les probabilités que la demande soit contestée jusqu'au procès sont faibles. Il incombe donc à la Cour d'aller au-delà d' « un examen extrêmement restreint du fond de l'affaire » , étant donné que, dans la plupart des cas, la décision qu'elle rend à cette étape a pour effet de trancher le fond du litige.

[18]       La déclaration à l'appui de laquelle l'ordonnance Anton Piller a été prononcée fait état de violation de marques de commerce et d'imitation frauduleuse. Dans le cas d'une imitation frauduleuse, le défendeur s'approprie la marque de commerce d'autrui dans le but de tromper les


consommateurs en les amenant à croire que ses marchandises sont celles du titulaire de la marque de commerce. Il y a par ailleurs contrefaçon lorsqu'un commerçant utilise une marque qui crée de la confusion avec la marque d'autrui, de sorte que les consommateurs sont amenés à tort à conclure que les marchandises proviennent de ce dernier. Dans le cas d'une violation du droit d'auteur, la question en litige est celle de savoir si le défendeur a plagié l'oeuvre du demandeur. Dans tous les cas, le degré de ressemblance entre les marchandises contestées et les marchandises protégées par des droits de propriété intellectuelle est important. On ne peut contrefaire ou imiter frauduleusement ses propres marchandises. Ces agissements visent toujours un ouvrage ou une marque déterminés. À l'instruction de la présente action, la demanderesse devra prouver qu'elle est titulaire de certains droits en matière de propriété intellectuelle, que les défendeurs ont plagié les marchandises protégées par ces droits ou qu'ils s'en sont inspirés au point de créer de la confusion dans l'esprit des consommateurs.

[19]       Il s'ensuit donc que, pour établir qu'il existe une question sérieuse à trancher selon la norme plus exigeante qui s'applique lorsque la mesure interlocutoire a pour effet de sceller l'issue de l'instance, le demandeur devra établir que ses marques ou ses ouvrages ont été copiés ou que les marques figurant sur les marchandises du défendeur créent de la confusion avec les siennes, soit parce qu'elles sont des copies ou qu'elles sont suffisamment semblables pour créer de la confusion. En l'espèce, la demanderesse cherche à obtenir ce résultat en soumettant à la Cour l'opinion d'un expert qui a examiné ses marques et ses marchandises et a conclu que les marchandises contrefont les marques ou les ouvrages des demanderesses ou, pour reprendre les termes employés dans l'affidavit, qu'elles sont contrefaites.


[20]       Il existe, au sujet des avis d'experts dans les actions en contrefaçon, une abondante jurisprudence suivant laquelle ce type de preuve est admissible, même en ce qui concerne la question de fond.

[TRADUCTION]

J'estime, à la lecture d'autres décisions, qu'il est de jurisprudence constante que les témoignages d'expert sont admissibles tant dans les procès pour marques de commerce que dans les affaires de brevets. On trouve dans la décision Xerox Canada Ltd. et al. c. IBM Canada, (1977), 3 C.P.R. (2d) 24, une analyse approfondie de la jurisprudence sur l'admissibilité des témoignages d'experts tant dans les procès civils que dans les procès criminels et dans ses motifs, le juge Collier n'a pas hésité à déclarer le témoignage de l'expert admissible même s'il portait sur la question de fond.

Andres Wines Ltd. c. Canadian Marketing International Ltd., [1986] A.C.F. no 205.

[21]       Cependant, la question de l'admissibilité du témoignage d'un expert dépend toujours de la question soumise à la Cour. Le principe de base en matière d'admissibilité de témoignages d'experts est que la nature de la question soumise à la Cour fait en sorte qu'il est peu probable que le juge saisi de la question puisse la comprendre sans l'aide d'une personne dont la formation et l'expérience l'habilitent à exprimer une opinion pour éclairer le tribunal.

            J'en viens au critère de la nécessité. Dans l'arrêt Mohan, précité, le juge Sopinka s'appuie sur les remarques incidentes qu'a faites le juge Dickson (alors juge puîné) dans l'arrêt R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, pour donner des directives sur la norme applicable pour déterminer si une preuve d'expert est nécessaire. À la page 23 de l'arrêt Mohan, il déclare :

                Dans l'arrêt R. c. Abbey, précité, le juge Dickson, plus tard Juge en chef, a dit à la p. 42 :

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [traduction] « L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire » (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).


                     Cette condition préalable est fréquemment reprise dans la question de savoir si la preuve serait utile au juge des faits. Le mot "utile" n'est pas tout à fait juste car il établit un seuil trop bas. Toutefois, je ne jugerais pas la nécessité selon une norme trop stricte. L'exigence est que l'opinion soit nécessaire au sens qu'elle fournit des renseignements "qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury": cité par le juge Dickson, dans Abbey , précité. Comme le juge Dickson l'a dit, la preuve doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d'apprécier les questions en litige étant donné leur nature technique.

                                      Première nation Fairford c. Canada, [1998] A.C.F. no 47, paragr. 8.

[22]          Dans la mesure où la question est celle de savoir si certaines marchandises font double emploi en tout ou en partie avec celles pour lesquelles la demanderesse possède des droits en matière de propriété intellectuelle, il s'agit d'une question d'observation. En comparant la marque de commerce ou l'ouvrage placé à côté des marchandises en question, une personne ayant un sens de l'observation moyen devrait pouvoir conclure si les biens protégés par des droits en matière de propriété intellectuelle ont été illégitimement copiés. Dans la mesure où le débat porte sur des pratiques commerciales déterminées de la demanderesse qui peuvent aider à identifier les marchandises qui ont été produites sans l'autorisation de la demanderesse, ces éléments de preuve peuvent être présentés par une personne qui connaît bien les pratiques de la demanderesse. Il n'est pas nécessaire de faire témoigner un expert sur l'une ou l'autre question.


[23]          Je suis par conséquent d'avis que l'opinion d'un expert n'est pas admissible à cette étape-ci de l'instance, étant donné qu'il est peu probable que la question en litige déborde le cadre de l'expérience du juge. Qui plus est, la plupart des défendeurs ne sont pas représentés en l'espèce. Pour bien comprendre les éléments auxquels ils doivent répondre, ils doivent prendre connaissance des observations sur le fondement desquelles la Cour décidera si la demanderesse a fait valoir des arguments et des éléments de preuve suffisants pour justifier la saisie de leurs marchandises et le prononcé d'une injonction contre eux.

[24]          On peut y parvenir en soumettant à la Cour l'affidavit d'une personne qui a examiné les marchandises de la demanderesse qui sont protégées par des droits en matière de propriété intellectuelle ainsi que les marchandises saisies. L'affidavit devrait préciser les marques ou les mots qui auraient été copiés ou qui créeraient de la confusion et identifier les marchandises qui portent les marques ou les dessins copiés ou qui créent de la confusion. La demanderesse doit également soumettre au tribunal les marchandises ou biens protégés (ou leurs images) pour permettre au tribunal d'évaluer le degré de ressemblance et d'en arriver à une conclusion au sujet de la contrefaçon et de l'imitation frauduleuse.

[25]          Si le propriétaire des marques suit certaines pratiques qui permettent de distinguer entre des marchandises authentiques et des articles contrefaits, ces renseignements peuvent aussi être soumis à la Cour en expliquant la pratique suivie et en précisant les marchandises qui ne s'y conforment pas. L'identification devrait être suffisamment précise pour permettre à la Cour de vérifier les renseignements en examinant les marchandises elles-mêmes si elle le désire.


[26]          Bien qu'il s'agisse là d'une façon de procéder qui est plus exigeante que la procédure actuelle, elle ne se veut pas prohibitive et ne devrait pas l'être. La demanderesse a en main les certificats d'enregistrement des marques et les marchandises sont sous sa garde. Comme les marchandises sont systématiquement photographiées, il ne devrait pas être difficile d'organiser les pièces de manière à établir une correspondance entre les photographies et les certificats d'enregistrement et de préciser cette correspondance dans l'affidavit. Si l'affidavit mentionne les normes d'octroi de licences du propriétaire (étiquettes, qualité des marchandises, emballage, etc.), ces éléments de preuve peuvent être présentés sur la foi de renseignements tenus pour véridiques, étant donné qu'il s'agit d'une injonction interlocutoire, à condition de bien identifier la source de renseignements, sous réserve dans tous les cas du droit de la Cour de préférer la meilleure preuve si la question est controversée.

[TRADUCTION]

Bien qu'un requérant puisse déposer un affidavit fondé sur des renseignements tenus pour véridiques dans le cadre d'une requête interlocutoire, la Cour peut prendre acte du fait que la personne ayant eu personnellement connaissance des faits en question n'a pas souscrit d'affidavit (Halder c. M.E.I., (1993), 58 F.T.R. 268 (C.F. 1re inst.).

Kyekyeku c. Canada, [1995] A.C.F. no 59 (le juge Muldoon)


[27]          Les éléments de preuve portés à la connaissance de la Cour dans les deux affidavits souscrits par Me Ovadia ne répondent pas à cette norme. L'affidavit ne permet pas, en effet, de déterminer les marchandises protégées qui seraient contrefaites par les marchandises des défendeurs. Les conditions exigées par le propriétaire des biens protégés par des droits en matière de propriété intellectuelle ne permettent pas d'établir une distinction entre les marchandises autorisées et celles pour lesquelles aucune correspondance n'a été et ne peut être faite avec des marchandises déterminées et qui ne peuvent donc être vérifiées.

[28]          Pour ce qui est de l'argument invoqué par Me Lipkus au sujet des vêtements portant le dessin qui est reproduit à l'annexe B1 de l'ordonnance Anton Piller, la demanderesse n'a pas précisé quels vêtements portent cette marque. Il n'appartient pas à la Cour de chercher dans les marchandises saisies pour trouver celles qui pourraient porter le dessin en question. Qui plus est, il est illogique de comparer des marchandises pour voir si elles ressemblent à un dessin contrefait. Le critère applicable est celui de savoir si les marchandises créent de la confusion ou font double emploi avec des articles protégés par des droits en matière de propriété intellectuelle. Affirmer que les marchandises créent de la confusion avec une marque ou un dessin pour lesquels la demanderesse ne peut revendiquer une protection ou qu'elles reproduisent sans autorisation cette marque ou ce dessin ne prouve pas qu'il y a eu contrefaçon. La comparaison doit se faire avec la marque ou le dessin pour lesquels la demanderesse peut revendiquer une protection. L'argument que la demanderesse a un droit dans la marque reproduite à l'annexe B1 parce qu'elle a été jugée être une marque contrefaite dont le tribunal peut interdire l'utilisation revient à essayer de demander à la Cour de se fonder sur une preuve dérivée (comparaison avec un dessin contrefait) plutôt que sur la meilleure preuve (comparaison avec la marque pour laquelle la demanderesse revendique une protection). Je refuse de procéder de la sorte.


[29]          Je conclus donc que la preuve est insuffisante pour établir qu'il existe une question sérieuse à juger et je rejette donc la requête en injonction interlocutoire. J'ordonne également que les marchandises saisies soient rendues sans délai aux défendeurs.

[30]          Je tiens à souligner aux défendeurs que je n'ai pas décidé que leurs marchandises ne contrefont pas les marques de commerce ou le droit d'auteur de la demanderesse. J'ai décidé seulement que la demanderesse n'a pas présenté d'éléments de preuve qui me permettraient de prononcer une injonction interlocutoire. Les marchandises peuvent quand même être déclarées contrefaites et, en pareil cas, leur vente exposera les défendeurs à une action en dommages-intérêts et en reddition de comptes. Les défendeurs devraient examiner attentivement leur thèse.

[31]          Je tiens également à souligner que mes observations se limitent à la question de la suffisance des affidavits produits au soutien de la requête en injonction interlocutoire. Ils ne concernent pas le contenu de l'inventaire qu'en vertu de l'ordonnance, les demanderesses sont tenues de remettre aux défendeurs lorsqu'elles reprendront possession des marchandises qui se trouvent présentement entre les mains des défendeurs. Elles ne changent en rien non plus les conditions régissant le procès-verbal des avocats qui a été versé au dossier à l'appui de la requête en révision de l'exécution de l'ordonnance Anton Piller. Finalement, il se peut que les conditions imposées par la Cour aient des incidences sur l'adjudication des dépens. Les demanderesses pourront soulever en temps opportun la question des dépens.


ORDONNANCE

LA COUR, pour les motifs ci-dessus exposés :

1.             ORDONNE que Anita Brunet, George Kattoura, Gisèle Charette-Tremblay, Robert Attieh et Geneviève Forget soient constitués codéfendeurs à l'action ;

2.             REJETTE la requête en injonction interlocutoire contre les défendeurs Anita Brunet, George Kattoura, Gisèle Charette-Tremblay, Robert Attieh et Geneviève Forget ;

3.             ORDONNE que les marchandises saisies chez les défendeurs leur soient rendues sans délai ;

4.             DIT que les dépens suivront l'issue de la cause.

             « J.-D. Denis Pelletier »            

J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                       COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                   SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                    AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                   T-855-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :     TOMMY HILFIGER LICENSING, INC. et autre c. Mme UNETELLE et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                    Le 21 juillet 2000

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés le 31 juillet 2000 par le juge Pelletier

ONT COMPARU :

Me Lorne Lipkus                                                              pour les demanderesses

Me Claude Grant                                                                pour les défendeurs

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Kestenberg Siegal Lipkus                                                 pour les demanderesses

Toronto (Ontario)

Me Claude Grant                                                               pour les défendeurs

Buckingham (Québec)



[1]                 Dans les présents motifs, j'emploie les mots « contrefaits » , « contrefaçon » et « violation » de façon interchangeable.

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