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                                                                                                                T-2617-95

 

 

OTTAWA (ONTARIO), LE 14 FÉVRIER 1997

 

 

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE MARC NOËL

 

 

Entre :

 

 

                          EMERSON ELECTRIC CANADA LIMITED,

 

                                                                                                               requérante,

 

                                                             - et -

 

                            LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

                                                               et

                                        GENERAL MFG. CO. LTD.,

 

                                                                                                                    intimée.

 

 

 

 

 

 

 

 

                                             O R D O N N A N C E

 

 

 

            La requête est rejetée.

 

 

 

 

 

                                                                                    Marc Noël

                                                                       

 

                                                                                     Juge

 

 

Traduction certifiée conforme                                     

 

                                                                        C. Delon, LL.L.


 

 

 

 

 

 

                                                                                                                T-2617-95

 

 

 

Entre :

 

                          EMERSON ELECTRIC CANADA LIMITED,

 

                                                                                                               requérante,

 

 

                                                             - et -

 

 

                            LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

                                                               et

                                        GENERAL MFG. CO. LTD.,

 

                                                                                                                    intimée.

 

 

 

 

                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

LE JUGE NOËL

 

 

            Emerson Electric Canada Limited (la «requérante») demande le contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre du Revenu national (le «ministre» ou l'«intimé») le 11 août 1995, confirmant l'annulation des décrets de remise des droits de douane qui lui avaient été accordés.

 

I    LES FAITS

 

            La requérante importe des outils à bois qu'elle vend à des compagnies comme Sears Canada sous la marque Craftsman.  La requérante ne paie pas de droits de douane lors de l'importation d'outils visés par des décrets de remise accordés par le ministre aux termes du paragraphe 76(1) du Tarif des douanes[1].  La Section III du Tarif des douanes traite de la remise des droits de douane sur des machines et appareils, et de l'annulation de ces remises.  Les articles 75 et 76, qui sont les dispositions applicables en l'espèce, sont rédigés dans les termes suivants :

 

75.(1)     Le ministre peut établir, compte tenu des critères visés au paragraphe (3), une liste de machines et appareils qui ne sont pas produits au Canada.

 

(2)           Le ministre fait publier la liste établie en vertu du paragraphe (1), ainsi que toute inscription ou radiation, dans la Gazette du Canada dans les soixante jours suivant l'établissement de la liste, de l'inscription ou de la radiation; la liste, une inscription ou une radiation ainsi publiées sont admises d'office.

 

(3)           Pour l'application du paragraphe (1), le ministre tient compte des critères suivants :

 

a)  le fabricant dispose, dans le cadre habituel de son exploitation, des installations techniques et matérielles propres à la production au Canada de machines et appareils qui sont sensiblement comparables aux machines et appareils visés;

b)  le fabricant canadien a ainsi produit des machines et appareils de manière à établir une capacité de production sensiblement comparable à celle qui est nécessaire pour produire les machines et appareils visés.

 

76.(1)     Sur demande présentée conformément au paragraphe (4), le ministre peut, s'il juge, compte tenu des critères prévus au paragraphe 75(3), que les machines et appareils qui font l'objet de la demande ne sont pas produits au Canada, remettre sur ces machines ou appareils :

 

a)  les droits de douane qui, sans le présent paragraphe, seraient payables sur les machines et appareils;

b)  la fraction des taxes d'accise qui, sans le présent paragraphe, serait payable sur les machines et appareils d'un montant égal à la différence entre le montant des taxes d'accise payable sur les machines et appareils et le montant des taxes d'accise qui serait payable sur ceux-ci, si la valeur à l'acquitté utilisée pour le calcul des taxes d'accise ainsi payables était la valeur en douane utilisée pour le calcul des droits de douane payables.

 

Malgré la parie I et la Loi sur la taxe d'accise, les montants des droits de douane et des taxes d'accise payables sur les machines et appareils sont réduits conformément aux alinéas a) et b).

 

(2)           Sous réserve du paragraphe (3), les remises prévues au paragraphe (1) peuvent être conditionnelles ou absolues et peuvent, sous réserve du paragraphe (3), être accordées indépendamment de l'obligation de payer les droits dans un cas particulier.

 

(3)           Le ministre peut, s'il juge, compte tenu des critères prévus au paragraphe 75(3), que les machines et appareils qui font l'objet d'une remise accordée en vertu du paragraphe (1) sont produits au Canada, annuler la remise et, malgré les modalités de celle-ci, la remise cesse de s'appliquer aux machines et appareils déclarés en détail en application de l'article 32 de la Loi sur les douanes.

 

(4)           Les demandes sont assorties des justificatifs que le ministre juge suffisants pour établir, compte tenu des critères prévus au paragraphe 75(3), que les machines et appareils ne sont pas produits au Canada.

 

Voici la chronologie des faits et événements pertinents.

 

            Le 27 octobre 1992, le ministre a accordé à la requérante une remise des droits de douane à l'importation de scies à ruban de 12 pouces (modèles 27949 et 27947) aux termes du décret de remise 2079719.  Le 16 août 1993, le décret de remise a été modifié pour inclure des scies à ruban de 10 pouces (modèle 283270-C).  Le 21 mai 1993, le ministre a accordé à la requérante une remise des droits de douane à l'importation de dégauchisseuses de 12 1/2 pouces (modèle 275120C) aux termes du décret de remise 2079795.  Le 1er mars 1995, ce décret de remise a été modifié pour y inclure des dégauchisseuses de 12 pouces (modèle 275040C).  Le 17 septembre 1993, le ministre a accordé à la requérante une remise des droits de douane à l'importation de scies à table de 10 pouces (modèles 298721C, 298842C, 272860C et 3400) aux termes du décret de remise 2079794.  Le 14 décembre 1993, le ministre a accordé à la requérante une remise des droits de douane à l'importation de perceuses à colonne de 8 et 10 pouces (modèles 3380 et 280110C) en vertu du décret de remise 2079721.

 

            Le 5 mai 1995, la requérante a reçu quatre fac-similés de M. Walter Ballard, agent principal - Machinerie, Revenu Canada, Douanes et Accise, l'informant que la remise des droits de douane à l'importation des scies à table de 8 et 10 pouces, des dégauchisseuses de 12 et 12 1/2 pouces, de même que des scies à ruban de 10 et 12 pouces, serait annulée le 16 mai 1995.  Les fac‑similés indiquaient que des produits sensiblement comparables étaient fabriqués au Canada par l'intimée General MFG. CO. LTD. (ci-après «General MFG»)[2], et que cette même raison expliquait l'annulation de chacun des décrets[3].

 

            Sur réception des fac-similés, Tracey L. Speares, responsable des questions de douane chez la requérante, a téléphoné à M. Ballard pour lui demander pourquoi les remises étaient annulées.  M. Ballard lui a répondu que General MFG s'était plainte au Conseil en machinerie au sujet des remises approuvées.  Au cours de cette même conversation téléphonique, Mme Speares a informé M. Ballard qu'elle n'était pas d'accord avec la décision puisque, à son avis, les produits de General MFG n'étaient pas sensiblement comparables aux produits importés par la requérante.  M. Ballard a informé Mme Speares que, si la requérante pouvait présenter des arguments convaincants, la décision d'annuler les remises serait réexaminée.

 

            M. Ballard a également indiqué à Mme Speares que si celle-ci lui envoyait la preuve des prix que la requérante avait établis pour Sears, il accepterait de proroger les décrets de remise pour couvrir les commandes confirmées reçues avant le 16 mai 1995.  Mme Speares a donc fourni à M. Ballard les prix pertinents accompagnée d'une lettre en date du 23 mai 1995 dans laquelle elle demandait une prorogation des décrets de remise 2079794 (scies à table de 10 pouces), 2079795 (dégauchisseuses de 12 pouces et de 12 1/2 pouces), 2079719 (scies à ruban de 10 et 12 pouces) et 2079721 (perceuses à colonne de 8 et 10 pouces) jusqu'au 31 décembre 1995.  M. Ballard a ensuite confirmé la prorogation de ces décrets par un fac‑similé en date du 31 juillet 1995.

 

            Entre‑temps, le 13 juillet 1995, M. Giggal, conseiller principal en matières commerciales chez Livingston Trade Services, a demandé à M. Ballard au nom de la requérante que les décrets de remise soient rétablis pour l'importation de scies à table de 10 pouces, de perceuses à colonne de 10 pouces, de dégauchisseuses de 12 et 12 1/2 pouces et de scies à ruban de 10 et 12 pouces, au motif que General MFG ne fabriquait pas de machines sensiblement comparables.  Dans une lettre en date du 11 août 1995, M. Ballard a refusé la demande de la requérante, maintenant ainsi l'annulation des décrets de remise.

 

            Ce sont les seuls faits qui étaient connus de la requérante au moment où elle a déposé sa demande de contrôle judiciaire et jusqu'au 18 avril 1996, date à laquelle le ministre intimé a déposé le dossier de la demande.  Dans ce dossier figuraient trois documents qui n'avaient pas encore été communiqués et qui changent considérablement l'éclairage sur la question en l'espèce.  Le premier document est une note de service en date du 24 mai 1995, adressée au ministre par J.F. Shearer, président du Conseil consultatif en machinerie et équipement («CCME») recommandant l'annulation d'une série de décrets de remise répertoriés dans une certaine annexe.  Le passage pertinent de cette note de service est le suivant :

 

[TRADUCTION]

L'annexe «D» renferme [...] 21 demandes faisant état de machines et d'appareils, sensiblement comparables à des marchandises faisant déjà l'objet d'une remise des droits de douane, qui sont maintenant fabriqués au Canada.  Les marchandises décrites dans les annexes [...] «D» ne peuvent plus bénéficier d'une remise des droits en vertu du Programme de la machinerie et il est donc recommandé que les remises soient refusées ou annulées, selon le cas.

 

[...]

 

Je recommande que vous autorisiez ces listes en apposant votre signature sur le document ci-joint et qu'elles soient retournées à Mme Diane Tait, directrice et secrétaire du Conseil consultatif en machinerie et équipement.

 

 

            Le deuxième document est daté du 29 mai 1995, et est signé par M. David Henderson, qui était alors ministre du Revenu national.  Il se lit en partie comme suit :

 

[TRADUCTION]

Le ministre du Revenu national [...], aux termes des paragraphes 76(3) et 79.2(3), déclare par les présentes que les machines et les appareils énumérés sous la colonne 1 de l'annexe D des listes ci-jointes 1995-07, qui faisaient l'objet d'une remise des droits de douane, sont maintenant fabriqués au Canada; les remises sont donc annulées à compter de la date indiquée dans la colonne VI de l'annexe D.

 

 

            L'annexe D est un document daté du 17 mai 1995 portant le titre suivant : [TRADUCTION] «Demandes annulées en vertu du paragraphe 76(3) du Tarif des douanes».  Ce document mentionne notamment les décrets de remise se rapportant aux importations de la requérante, soit les scies à table de 10 pouces (décret de remise 2079794), les dégauchisseuses de 12 et 12 1/2 pouces (décret de remise 2079795), de même que les scies à ruban de 10 et 12 pouces (décret de remise 2079719)[4].  La dernière colonne de l'annexe D indique que l'annulation prend effet le 31 décembre 1995.

 

            Dès la divulgation de ces documents, la requérante a déposé un dossier supplémentaire de demande dans lequel elle note qu'elle n'a jamais vu les documents décrits ci-dessus avant de recevoir le dossier de la demande du ministre le 18 avril 1996, bien qu'elle ait demandé dans son avis introductif d'instance,  fondé sur la règle 1612 des Règles de la Cour fédérale, la production de tous les documents dont disposait le ministre au moment de prendre sa décision[5].  La requérante a ultérieurement obtenu une ordonnance enjoignant au ministre de produire tous les documents pertinents[6] et lui accordant la permission de déposer un avis introductif de requête modifié et un dossier de demande supplémentaire pour traiter des questions pertinentes au vu de cette communication tardive.

 

            Par suite de la communication de ces documents, l'avocate de la requérante a reconnu devant la Cour que la décision d'annuler les remises a été prise le 29 mai 1995 et non le 5 mai 1995, comme elle l'avait d'abord compris.  Néanmoins, l'avis de requête modifié concerne toujours «la décision du ministre du Revenu national intimé, en date du 11 août 1995» puisque c'est à cette date que la décision d'annuler les remises aurait été confirmée, selon la requérante.  Les redressements précisément demandés demeurent les mêmes :

 

a)une ordonnance annulant la décision du ministre intimé en date du 11 août 1995;

b)une ordonnance déclarant que la requérante est admissible à une remise des droits;

c)une ordonnance de la nature d'un bref de mandamus enjoignant au ministre de remettre à la requérante les droits de douane à compter du 5 mai 1995, majorés des intérêts[7].

 

            Malgré la modification des faits résultant de la communication tardive des documents par le ministre, l'avocate de la requérante a indiqué qu'elle comptait faire valoir tous les arguments soulevés au soutien de sa demande, y compris ceux énoncés dans son premier exposé des faits et du droit, en y apportant tous les changements nécessaires pour tenir compte des faits nouvellement connus.

 

II   OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LA REQUÉRANTE

 

            Dans ce contexte, voici, selon mon interprétation, les objections soulevées par la requérante à l'encontre de la décision du ministre :

 

A)  Abus de pouvoir discrétionnaire

            En annulant les décrets de remise le 29 mai 1995 et en confirmant cette annulation le 11 août 1995, le ministre a outrepassé sa compétence, a commis une erreur de droit et a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.[8]

 

B)  Conclusion de fait erronée

            Dans l'annulation des décrets de remise le 29 mai 1995 et la confirmation de cette annulation le 11 août 1995, le ministre a tiré une conclusion de fait erronée en décidant que les marchandises de la requérante et celles de General MFG étaient sensiblement comparables.[9]

 

C)  Équité procédurale

            Le ministre a manqué à un principe d'équité procédurale en ne donnant pas à la requérante, avant l'annulation des décrets de remise, la possibilité de présenter ses observations ou de contredire la preuve et les renseignements censés démontrer que des machines et des appareils sensiblement comparables à ceux de la requérante étaient produits au Canada.[10]

 

            Tout le processus de décision entourant l'annulation des décrets de remise est vicié à cause des éléments suivants :

 

-les fac-similés du 5 mai 1995, censés annuler les décrets de remise à compter du 16 mai 1995, ont été envoyés bien avant la décision du ministre prise le 29 mai 1995;

-le fac-similé du 31 juillet 1995, censé proroger les décrets de remise jusqu'au 31 décembre 1995, a été envoyé bien après la décision du ministre en date du 27 mai 1995, qui fixait la date d'annulation des décrets de remise au 31 décembre 1995;

-la requérante n'a été informée de l'existence de la décision du ministre en date du 29 mai 1995 et de la recommandation du CCME en date du 24 mai 1995 que le 18 avril 1996.[11]

 

D)  Absence de délégation de pouvoir

            Aucun élément de preuve n'indique que Walter Ballard était dûment autorisé à prendre la décision du 11 août 1995.[12]

 

III  ANALYSE ET DÉCISION

 

            Avant d'aborder le premier argument de la requérante, il est nécessaire de formuler quelques brèves observations sur le texte législatif.  Tout d'abord, pour décider que les importations de la requérante n'étaient plus admissibles à une remise de droits, le ministre a dû en arriver à la conclusion que les produits en question étaient «produits au Canada», aux termes du paragraphe 76(3).  Deuxièmement, pour parvenir à une telle conclusion, le ministre a dû tenir compte des critères énumérés au paragraphe 75(3), savoir :

 

a)  le fabricant dispose, dans le cadre habituel de son exploitation, des installations techniques et matérielles propres à la production au Canada de machines et appareils qui sont sensiblement comparables aux machines et appareils visés;

 

b)  le fabricant canadien a ainsi produit des machines et appareils de manière à établir une capacité de production sensiblement comparable à celle qui est nécessaire pour produire les machines et appareils visés.

 

 

Troisièmement, comme c'est le verbe «peut» qui est utilisé aux paragraphes 76(1) et 76(3) du Tarif des douanes, le ministre conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser une remise ou d'annuler un décret de remise déjà existant même s'il peut être démontré, conformément aux critères précités, que les machines et les appareils en question ne sont pas produits au Canada.

 

            Gardant ces observations à l'esprit, j'aborde maintenant les questions telles qu'elles ont été soulevées par la requérante.

 

a)  Le ministre a-t-il outrepassé sa compétence en décidant que des machines et des appareils sensiblement comparables à ceux de la requérante étaient produits au Canada?[13]

 

            La requérante prétend que le ministre a outrepassé sa compétence en agissant de façon arbitraire.  Plus précisément, elle fait valoir que le ministre, au moment d'annuler les décrets, disposait des mêmes renseignements que ceux dont il était saisi quand il a accordé les décrets de remise le 17 septembre 1993 et le 1er mars 1995.  La requérante prétend donc qu'il n'y avait pas de nouveaux éléments de preuve à partir desquels le ministre pouvait en arriver à la conclusion que des machines et des appareils sensiblement comparables étaient produits au Canada.

 

            La difficulté que pose ce premier argument vient de ce qu'il n'importe aucunement de savoir si les renseignements pertinents étaient nouveaux ou non.  La question est de savoir si le ministre disposait de renseignements à partir desquels il pouvait en arriver à la conclusion visée au paragraphe 76(3).  À cet égard, le dossier révèle que le ministre disposait, notamment, des descriptions publiées des machines de la requérante, d'un catalogue de machines produit par General MFG, des résultats d'un questionnaire concernant la production de machines par General MFG, de même que d'un rapport d'une visite effectuée par M. Ballard à l'atelier de General MFG.  L'examen de ces documents révèle clairement que le ministre disposait de renseignements lui permettant d'établir une comparaison entre les produits respectifs, et donc de tirer une conclusion sur leur comparabilité.

 

            La requérante prétend qu'interpréter le pouvoir conféré par la loi de façon à permettre au ministre d'en arriver à une conclusion différente en s'appuyant sur la même série de faits aurait pour effet de sanctionner l'arbitraire.  Je ne peux souscrire à cet argument.  Le fait que le ministre en soit venu à une conclusion différente par le passé en se basant sur les mêmes faits ne l'empêche pas d'adopter une position différente tant et aussi longtemps qu'il agit de bonne foi dans le but de réaliser le mieux possible les objectifs poursuivis par la loi.  En l'espèce, rien ne permet de penser que le ministre a agi d'une façon différente.

 

            La requérante prétend également que la décision du ministre se fonde sur des considérations non pertinentes.  Elle en mentionne trois qui se rappportent à la lettre de M. Ballard en date du 11 août 1995.

 

            La première considération porte sur la déclaration selon laquelle la décision d'annuler [TRADUCTION] «a été prise principalement pour répondre aux préoccupations du fabricant canadien de même que pour mieux se conformer aux conditions du Programme de la machinerie»[14].  Selon la requérante, il n'est pas pertinent de tenir compte des préoccupations d'un fabricant canadien.  Cependant, cette déclaration doit être remise dans son contexte.  L'auteur voulait manifestement dire que les préoccupations exprimées ont été jugées valides relativement aux critères pertinents prévus par la loi et donc une décision a été prise pour répondre à ces préoccupations.  Je ne pense pas que cette déclaration puisse être interprétée différemment.

 

            Deuxièmement, la requérante conteste le passage suivant de la lettre du 11 août :

 

[TRADUCTION]

Veuillez prendre note des lignes directrices concernant la disponibilité qui ont été publiées dans la note de service D8-5-1 :

 

DISPONIBILITÉ

 

5.  Les marchandises sont considérées comme étant produites au Canada si au moins un fabricant a prouvé qu'il était capable de fabriquer ces marchandises qui, du triple point de vue des qualités physiques, des caractéristiques opérationnelles et de l'efficacité, sont sensiblement comparables aux marchandises pour lesquelles la remise est demandée.  La preuve de cette capacité est réputée faite si :

 

a)  un fabricant dispose, dans le cadre habituel de son exploitation, des installations techniques et matérielles propres à la production au Canada de machines et appareils qui sont sensiblement comparables aux machines et appareils visés; et

 

b)  un fabricant canadien a ainsi produit des machines et appareils de manière à établir une capacité de production sensiblement comparable à celle qui est nécessaire pour produire les machines et appareils visés.

 

 

Selon la requérante, ces lignes directrices publiées par Revenu Canada font état de considérations étrangères qui ne sont pas visées aux paragraphes 76(3) ou 75(3)[15].  Je ne crois pas que ce soit le cas.  Tout d'abord, les alinéas a) et b) des directives reproduisent textuellement le libellé de la loi.  Deuxièmement, la comparabilité du point de vue des qualités physiques, des caractéristiques opérationnelles et de l'efficacité tient compte de considérations qui ont trait aux marchandises elles-mêmes et qui découlent rationnellement du libellé de la loi; on ne peut donc les qualifier de considérations étrangères.

 

            Finalement, la requérante fait valoir que [TRADUCTION] «l'adhésion aux conditions du Programme de la machinerie assurera l'égalité de traitement à tous les importateurs», qui est un passage tiré de la lettre, introduit une autre considération inappropriée.  Plus précisément, la requérante prétend que «l'égalité de traitement à tous les importateurs» ne figure pas parmi les critères de la loi dont il faut tenir compte[16].  Je ne suis pas d'accord.  L'application uniforme d'une disposition législative s'appuyant sur des critères validement établis de façon à assurer l'égalité de traitement entre les intéressés n'est pas une considération inappropriée.  En fait, c'est une obligation qui sous-tend généralement l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.

 

            J'en viens donc à la conclusion que l'allégation selon laquelle les décisions d'annuler les décrets de remise, et de confirmer ultérieurement cette annulation, ont été prises en se fondant sur des considérations non pertinentes, n'est pas fondée.  L'argument selon lequel le ministre a outrepassé sa compétence en prenant sa décision doit donc être rejeté.

 

b)Le ministre a-t-il fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée prise sans tenir compte des éléments dont il disposait quand il a conclu que des machines et des appareils sensiblement comparables à ceux de la requérante étaient produits au Canada?[17]

 

            Au soutien de cette prétention, la requérante s'appuie sur divers faits énoncés dans une demande adressée à Walter Ballard le 13 juillet 1995.  Dans cette demande, un consultant agissant au nom de la requérante explique pourquoi, à son avis, les machines produites par General MFG ne sont pas sensiblement comparables aux machines importées par la requérante.  Les «différences essentielles» ont été résumées par l'auteur du rapport dans les termes suivants :

 

[TRADUCTION]

Scie à table de 10" :

 

La scie à table «Craftsman», modèle haut de gamme, importée par Emerson et vendue au détail par Sears est le modèle 272860C, dont le prix de détail recommandé est de 900 $.  Elle est équipée d'un moteur de 1.5 hp, 240 volts.  Le modèle le plus ressemblant fabriqué par General est le modèle 350-1 qui a un moteur recommandé d'au moins 2 hp, mais qui peut aller jusqu'à 3 hp.  Le prix de détail recommandé pour la scie de General est de 2 224 $.

 

Perceuse à colonne de 10" :

 

La perceuse à colonne de 10" «Craftsman» est actionnée par un moteur électrique de 1/3 hp, avec quatre vitesses et un arbre à course de 2 5/16".  La perceuse pèse 65 livres.  Le prix de détail recommandé est de 349 $.

 

La perceuse à colonne de General est une perceuse de 15" dont le moteur recommandé pour les travaux «moyens» est de 1/2 hp.  Elle a six vitesses, un arbre à course de 4 1/2" et elle pèse 162 livres.  Le prix de détail recommandé est de 989 $.

 

Dégauchisseuse de 12"

 

La description ci-incluse de la dégauchisseuse «Craftsman» de 12" indique que son moteur est aussi puissant que tous les autres moteurs disponibles sur les dégauchisseuses non industrielles vendues sur le marché.  Comme il a été noté précédemment, l'intensité nominale de 1.5 amp limite la taille du moteur à 1.5 hp.  Le mot clé est «outil non industriel vendu sur le marché».  Le prix de détail recommandé de cet article est de 899 $, et il pèse 79 livres.

 

La dégauchisseuse de 12" de General se vend au détail 5 255 $; la puissance minimale recommandée pour le moteur est de 2 à 3 hp, ce qui la place, par référence à la description ci-dessus de la dégauchisseuse «Craftsman», dans la catégorie des «outils industriels vendus sur le marché».  Elle a quatre lames de couteaux, comparativement à deux pour la dégauchisseuse Craftsman.  Son poids net est de 1 300 livres.

 

Dégauchisseuse de 12 1/2"

 

La dégauchisseuse Craftsman se vend au détail 1 199 $ et a des caractéristiques semblables, à l'exception de la largeur et de la profondeur, à celles de la dégauchisseuse de 12".  General n'offre pas de modèle de 12 1/2".

 

Scie à ruban de 10"

 

Les scies à ruban de Craftsman se vendent au détail, selon le prix recommandé, 269 $ et 699 $ pour les scies de 10" et 12", respectivement.  Ici encore, la puissance du moteur est limitée à 1.5 hp.

 

General n'offre pas de scie à ruban de 10" ou 12".  Le plus petit modèle est une scie à ruban de 15" dont le prix de détail suggéré est de 1 417 $.

 

 

            À partir de ces différences de caractéristiques et de prix, la requérante fait valoir que, même si les machines en question ont des fonctions similaires, elles ne visent pas les mêmes segments du marché.  Elle prétend que les produits de General MFG s'adressent à l'utilisateur industriel, alors que les importations de la requérante visent l'ébéniste amateur.  En s'appuyant sur ce rapport, l'auteur de la demande conclut que les machines produites par General MFG ne peuvent être considérées comme étant sensiblement comparables à celles qui sont importées par la requérante.

 

            Dans sa lettre du 11 août 1995, M. Ballard donnait la réponse suivante[18] :

 

[TRADUCTION]

 

Vos points de comparaison entre les modèles importés et les modèles produits au Canada sont valides, mais quand nous essayons de concilier ces différences, les résultats sont incompatibles.  Il a été impossible d'établir une ligne de démarcation claire entre les machines légères destinées aux amateurs et les machines de type professionnel ou industriel.

 

 

M. Ballard poursuit en affirmant que lorsque les outils sont considérés [TRADUCTION] «d'un strict point de vue fonctionnel», ils accomplissent tous la même fonction.  Après avoir noté que le prix n'est pas un élément pris en considération pour déterminer si les marchandises sont produites au Canada, M. Ballard conclut que la décision ne sera pas changée.  Au début de sa lettre, M. Ballard avait souligné que les qualités matérielles, les caractéristiques opérationnelles et l'efficacité étaient les considérations pertinentes pour juger de la comparabilité des machines.

 

            La requérante fait essentiellement valoir que ses importations visent un marché différent, ce que confirment les spécifications du produit.  Toutefois, le fait qu'un produit vise un segment donné du marché ne l'empêche pas d'en atteindre d'autres.   Comme M. Ballard le signale dans sa lettre, lorsqu'on a essayé de tester les produits pertinents en y faisant référence comme des machines légères ou destinées aux amateurs et aux utilisateurs professionnels ou industriels, il a été impossible d'établir une démarcation claire.  Ceci indique que, malgré les différences dans les spécifications des produits respectifs, leurs fonctions sont telles qu'on ne peut exclure la possibilité qu'ils puissent être utilisés par des ébénistes professionnels aussi bien qu'amateurs.  En gardant cette réalité à l'esprit, il est manifeste que le ministre avait devant lui des éléments de preuve à partir desquels il pouvait conclure que les produits en question étaient sensiblement comparables.

 

            En outre, il faut se rappeler qu'aux termes du paragraphe 75(3), un fabricant canadien doit avoir :

 

(1)les installations techniques et matérielles propres à la production de machines et appareils qui sont sensiblement comparables (75(3)a)); et

(2)une capacité de production, pouvant être démontrée, sensiblement comparable à celle qui est nécessaire pour produire les machines et appareils visés (alinéa 75(3)b)).

 

Il s'ensuit que, même si l'on peut prétendre que les produits de General MFG ne sont pas, à strictement parler, comparables, le ministre avait quand même la possibilité de conclure que les importations de la requérante étaient «produites au Canada», s'il était convaincu que General MFG était en mesure de fabriquer des produits sensiblement comparables.

 

            Je rejette donc l'argument selon lequel le ministre n'a pas tenu compte des éléments de preuve dont il était saisi ou a pris sa décision en se fondant sur une conclusion de fait erronée.

 

(c)Le ministre a-t-il manqué à un principe d'équité procédurale en ne donnant pas à la requérante, avant l'annulation des décrets de remise, la possibilité de présenter ses observations ou de contredire la preuve censée démontrer que des machines et des appareils sensiblement comparables étaient produits au Canada?[19]

 

            L'existence et la teneur de l'obligation d'agir équitablement à l'égard de la requérante, qui incombe au ministre en l'espèce, repose sur la question de savoir si la décision d'annuler les décrets de remise était une décision discrétionnaire de nature politique ou législative ou si elle découle de l'exercice d'un pouvoir prévu par la loi susceptible de révision, selon les principes ordinaires du droit administratif.  La jurisprudence indique clairement que les décisions purement ministérielles, fondées sur des motifs généraux d'ordre public, n'accordent guère de protection procédurale, sinon aucune[20].

 

            Que la décision prise par le ministre en l'espèce soit fondée sur des motifs généraux d'ordre public ressort manifestement de la recommandation qui a été adressée au ministre par le CCME et qui est à l'origine de la décision.  Le texte intégral est le suivant :

 

[TRADUCTION]

Le Tarif des douanes autorise le ministre du Revenu national à exonérer des droits de douane et d'une fraction des taxes d'accise certaines machines et appareils qui ne sont pas produits au Canada.  L'exonération peut être accordée de trois façons différentes :

 

1.Le paragraphe 75(1) vous confère le pouvoir d'établir une liste de machines et d'appareils qui ne sont pas produits au Canada.  Une liste a été établie en vertu de ce pouvoir et elle est mise à jour périodiquement; la plus récente remonte au 1er janvier 1994.

 

2.Le paragraphe 76(1) vous confère le pouvoir de remettre les droits de douane et une fraction des taxes d'accise lorsqu'une demande est présentée à cet effet et qu'elle porte sur des marchandises qui ne sont pas produites au Canada.

 

3.Le paragraphe 79.2(1) vous confère le pouvoir de remettre les droits de douane et une fraction des taxes d'accise lorsqu'une demande est présentée à cet effet et qu'elle porte sur des marchandises qui ne sont pas produites au Canada et qui sont utilisées pour fabriquer des pièces d'équipement d'origine pour les véhicules automobiles.

 

Il convient également de noter que les paragraphes 76(3) et 79.2(3) vous autorisent à annuler les décrets de remise établis en vertu des paragraphes 76(1) et 79.2(1) lorsque des machines et appareils sensiblement comparables sont produits au Canada.

 

                L'ANNEXE «A1» ci-jointe fait référence à une remise de droits aux termes du paragraphe 76(1) du Tarif des douanes et recommande cette remise pour 126 demandes concernant des machines et appareils examinées par le Conseil consultatif en machinerie et équipement (CCME) à sa réunion du 16 mai 1995.  L'ANNEXE «C1» ci-jointe fait référence à la remise de droits en vertu du paragraphe 79.2(1) du Tarif des douanes et recommande cette remise pour une demande concernant des machines et des appareils pour véhicules automobiles.  Le Conseil est convaincu que ces annexes traitent de machines et appareils qui ne sont pas produits au Canada et par conséquent recommande la remise des droits payables.

 

                En outre, il y a eu 52 demandes (ANNEXES «A2» ET «C2») pour lesquelles il a été conclu que des machines et appareils sensiblement comparables étaient produits au Canada et aucune demande (ANNEXE «B») décrivant des pièces de remplacement produites au Canada.  L'annexe «D» renferme également 21 demandes faisant état de machines et d'appareils, sensiblement comparables à des marchandises faisant déjà l'objet d'une remise des droits de douane, qui sont maintenant fabriqués au Canada.  Les marchandises décrites dans les annexes «A2», «B», «C2» ET «D» ne peuvent plus bénéficier d'une remise des droits en vertu du Programme de la machinerie et il est donc recommandé que les remises soient refusées ou annulées, selon le cas.

 

                Environ 350 millions de dollars en droits de douane ont ainsi été remis en vertu du Programme de la machinerie au cours de la dernière année financière.  En vertu des présentes listes, environ 14 millions de dollars de droits de douane seront remis.

 

                Je recommande que vous autorisiez ces listes en apposant votre signature sur le document ci-joint et qu'elles soient retournées à Mme Diane Tait, directrice et secrétaire du Comité consultatif en machinerie et équipement[21].

 

 

            La note de service D8-5-1, publiée par Revenu Canada[22] indique que le CCME a le mandat de conseiller le ministre au sujet de l'admissibilité des machines ou appareils à une remise en vertu du Programme de la machinerie.  Le CCME est composé du président (en l'espèce, M. J.F. Shearer), et des sous-ministres d'Industrie Canada, des Finances et du Revenu national, ou de leurs représentants désignés[23].

           

            L'objectif qui guide le CCME dans ses recommandations et le ministre dans ses décisions est formulé dans les termes suivants :

 

[TRADUCTION]

Le Programme de la machinerie a pour objectif d'accroître l'efficacité de l'industrie canadienne en permettant à des utilisateurs d'acquérir de l'équipement perfectionné qui n'est pas produit au Canada, tout en accordant aux fabricants canadiens une protection tarifaire sur les machines et les appareils qu'ils produisent dès qu'ils sont en position de le faire.[24]

 

 

            L'octroi ou l'annulation d'un décret de remise à une entreprise donnée est, dans chaque cas, le moyen utilisé pour donner effet à cette politique et c'est pourquoi certaines considérations ayant trait aux personnes visées se posent.  Toutefois, comme on peut le voir, les décisions de politique elles-mêmes se fondent sur des considérations beaucoup plus larges faisant intervenir des intérêts opposés, savoir, d'une part, l'augmentation de l'efficacité industrielle canadienne en facilitant l'accès à des marchandises fabriquées à l'étranger et inaccessibles au Canada, et d'autre part, la protection des fabricants canadiens dès qu'ils sont en mesure de produire ces marchandises.

 

            Le texte législatif fait ressortir la nature hautement discrétionnaire du pouvoir exercé par le ministre quand il prend des décisions fondées sur la Section III du Tarif des douanes.  Bien que le ministre doive tenir compte des deux critères énoncés au paragraphe 75(3) pour déterminer si des marchandises données sont produites au Canada[25], il conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire de percevoir les droits appropriés, que le produit pertinent puisse ou non bénéficier d'une remise.  Cela ressort clairement du libellé de la loi qui prévoit que le ministre «peut remettre» et «peut annuler», selon le cas[26].

 

            À cet égard, on ne peut sérieusement faire valoir que le verbe «peut» utilisé aux paragraphes 76(1) et 76(3) peut être interprété comme imposant une obligation.  Dans les articles 73 à 79 du Tarif des douanes (Section III), le verbe «peut» (may) est employé à neuf reprises et l'auxiliaire anglais «shall», à huit reprises.  Il est tout à fait clair, compte tenu de l'utilisation répétée et voisine de ces verbes, qu'ils sont utilisés dans chaque cas par opposition l'un avec l'autre[27].

 

            L'intention du législateur qui ressort de ces dispositions, c'est que même si l'admissibilité des produits à la remise des droits doit être déterminée en conformité avec des critères précis prévus dans la loi, la décision de remettre les droits est laissée à la discrétion du ministre.  Dans l'arrêt Martineau c. Comité de discipline de Matsqui, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a énoncé le principe suivant :

 

Une décision purement administrative, fondée sur des motifs généraux d'ordre public, n'accordera normalement aucune protection procédurale à l'individu, et une contestation de pareille décision devra se fonder sur un abus de pouvoir discrétionnaire.  De même, on ne pourra soumettre à la surveillance judiciaire les organismes publics qui exercent des fonctions de nature législative.  D'autre part, une fonction qui se situe à l'extrémité judiciaire du spectre comportera des garanties procédurales importantes.  Entre les décisions de nature judiciaire et celles qui sont de nature discrétionnaire et en fonction d'une politique, on trouve une myriade de processus décisionnels comportant un élément d'équité dans la procédure dont l'intensité variera selon sa situation dans le spectre administratif.[28]

 

 

La décision contestée se trouve à l'extrémité non judiciaire du spectre dont il est question ci-dessus.  À mon avis, le pouvoir ultime de remettre ou de ne pas remettre les droits est conféré au ministre du Revenu afin de lui permettre de répondre aux préoccupations industrielles, commerciales et fiscales du moment[29].  Ces considérations vont bien au-delà des préoccupations particulières de la requérante et donnent lieu à un exercice qui est essentiellement de nature législative ou politique.  Pour ce qui concerne la décision du ministre d'annuler les décrets de remise et de percevoir les droits appropriés, le seul recours que la requérante peut exercer est de nature politique et non juridique.

 

            On pourrait en arriver à une conclusion différente sur la question auxiliaire de l'admissibilité des importations de la requérante à la remise des droits.  Comme on l'a noté précédemment, le ministre doit tenir compte des critères énoncés au paragraphe 75(3) pour déterminer quelles marchandises sont produites au Canada, et ensuite quelles sont celles qui feront l'objet d'une remise.  Si l'on tient compte des facteurs énumérés par la Cour suprême dans l'arrêt Knight c. Indian Head Sch. Div. 19[30] pour établir l'existence et la teneur de l'obligation d'agir équitablement qui est due aux personnes visées par une décision, un argument très convaincant peut être soulevé en l'espèce selon lequel la requérante avait le droit d'exposer ses vues avant que le ministre puisse décider que ses importations ne pouvaient plus bénéficier d'une remise des droits.

 

            Toutefois, au bout du compte, la requérante a eu cette possibilité et elle a présenté des observations bien avant que la décision prenne effet.  Je note aussi que ces observations n'ont ajouté que peu de renseignements, sinon aucun, à ceux que connaissait déjà le ministre quand la décision a été prise le 29 mai 1995.  À cette date, le ministre avait déjà devant lui les spécifications des produits pertinents.  En outre, la question de savoir si les importations de la requérante étaient sensiblement comparables aux produits de General MFG se posait déjà entre la requérante et le ministre depuis que la requérante avait obtenu son premier décret de remise le 27 octobre 1992[31].  Plus précisément, la requérante avait identifié General MFG comme un fabricant de produits possiblement comparables relativement à chaque décret de remise, mais elle avait réussi à convaincre le ministre que les produits s'adressaient à des marchés différents[32].  Le ministre a accepté cette opinion pour fonder sa décision indiquant que les produits pertinents n'étaient pas sensiblement comparables jusqu'à ce qu'il renverse sa position le 29 mai 1995.  Il était à ce moment tout à fait au courant de l'opinion de la requérante sur cette question, mais il a tout simplement cessé de la considérer comme valide.

 

            L'observation qu'a ultérieurement présenté la requérante ne fait que répéter cette opinion en faisant référence à des spécifications qui étaient déjà connues du ministre.  Dans ce contexte, on ne peut prétendre que la décision du ministre a été prise sans tenir compte de l'opinion de la requérante sur le sujet.

 

            Quant à l'observation selon laquelle tout le processus de décision est vicié depuis le début[33], je conviens que les communications de M. Ballard étaient moins que transparentes et qu'elles font à bon droit l'objet des critiques de la requérante.

 

            La communication du 5 mai 1995 informant la requérante de la décision de mettre fin aux décrets de remise en date du 16 mai 1995 était inappropriée et inexacte.  En envoyant cette communication, M. Ballard a manifestement présumé de la décision que le ministre prendrait ultérieurement, de même que de la date de cette décision.  Pour ce qui a trait à la communication du 31 juillet, M. Ballard a été loin d'être franc en informant la requérante à cette date que les décrets de remise avaient été prorogés jusqu'au 31 décembre 1995 alors que, depuis le début, la décision du ministre avait été prise le 29 mai 1995 et devait prendre effet le 31 décembre 1995.

 

            Toutefois, le comportement de M. Ballard, aussi répréhensible qu'il puisse être, n'a pas entraîné le type de manquement qui justifierait l'annulation de la décision du ministre.  Au bout du compte, M. Ballard a présumé de la décision du ministre dans sa lettre du 5 mai 1995 et n'a pas informé la requérante, comme il aurait dû le faire, de la date et du lieu de la décision du ministre quand celle‑ci a été réellement prise.  Bien que la requérante soit à juste titre offensée par la conduite de M. Ballard, elle a néanmoins été informée de la décision qui a été prise, des motifs de celle-ci et de la date d'effet avant qu'elle n'entre en vigueur.  On ne peut donc prétendre que la requérante a de ce fait été empêchée de faire valoir son point de vue.

 

            Finalement, la requérante prétend que M. Ballard n'avait pas le pouvoir de confirmer la décision du ministre le 11 août 1995[34].  Le poste qu'occupait M. Ballard à cette époque était celui d'agent principal - Machinerie, Revenu Canada.  Le dossier révèle qu'il était le fonctionnaire avec qui la requérante a traité depuis le début pour obtenir les différents décrets de remise qui ont par la suite été annulés.

 

            La requérante ne conteste pas le pouvoir en vertu duquel M. Ballard a informé Tracey Speares le 5 mai 1995 que la décision d'annuler serait réexaminée si des arguments convaincants étaient présentés.  La requérante s'oppose au fait que, au moment de la révision des observations de la requérante, M. Ballard n'avait pas le pouvoir de confirmer la décision du ministre comme il a essayé de le faire dans sa lettre du 11 août 1995.  Selon la requérante, la question aurait dû être soumise de nouveau au ministre.

 

            À mon avis, M. Ballard n'a pas tenté d'exercer le pouvoir discrétionnaire du ministre et la lettre en question ne constitue pas une nouvelle décision sur la question du droit de la requérante d'obtenir ces remises.  Ce que M. Ballard a fait, c'est d'examiner les observations de la requérante et d'évaluer si celles-ci renfermaient des renseignements qui pouvaient justifier le réexamen de la question en vue d'une nouvelle décision.  En raison de l'engagement qu'il avait pris à l'égard de Mme Speares, c'est probablement ce qui se serait produit si les observations de la requérante avaient révélé des faits et des arguments qui n'avaient pas déjà été considérés quand le CCME a fait la recommandation et quand le ministre a pris sa décision.  Toutefois, comme on l'a noté précédemment, les observations de la requérante n'ont rien ajouté de neuf à ce que savait déjà le ministre.

 

            Il ne fait aucun doute que M. Ballard était dans une position pour décider si les observations de la requérante soulevaient des faits ou des questions que le ministre n'avait pas examinés au moment de prendre sa décision.  Il me semble également clair qu'il avait le pouvoir de renvoyer la question pour une nouvelle décision, selon que des faits et des questions nouvelles avient été soulevés par la requérante.  À mon avis, c'est là l'étendue du pouvoir que M. Ballard a exercé le 11 août 1995.

 

            Par ces motifs, la demande est rejetée.

 

                                                                                    Marc Noël

                                                                       

 

                                                                                     Juge

Ottawa (Ontario)

le 14 février 1997

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

                                                                        C. Delon, LL.L.


 

 

 

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

 

AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

N° DU GREFFE :T-2617-95

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :EMERSON ELECTRIC CANADA LIMITED C. M.R.N. ET AUTRE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :OTTAWA (ONTARIO)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :LE 20 JANVIER 1997

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :LE JUGE NOËL

 

 

DATE :LE 14 FÉVRIER 1997

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

MME BRENDA SWICK-MARTIN ET

MME MARCIA GREENPOUR LA REQUÉRANTE

 

 

M. RICK WOYIWADAPOUR L'INTIMÉ

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

OGILVY, RENAULT

OTTAWA (ONTARIO)POUR LA REQUÉRANTE

 

 

M. GEORGE THOMSON

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

OTTAWA (ONTARIO)POUR LE MINISTRE

 

 

ME GAÉTAN RATTÉ

DRUMMONDVILLE (ONTARIO)POUR GENERAL MFG. CO. LTD.



     [1]L.R.C. 1985, ch. 41

     [2]General MFG n'a pas participé à l'audience et n'a déposé aucune observation.

     [3] Bien qu'aucun avis d'annulation n'ait été reçu concernant les perceuses à colonne de 8 ou 10 pouces (décret de remise 2079721), la requérante a reçu un autre fac‑similé de M. Ballard le 12 mai 1995, l'informant que la remise des droits de douane était maintenue sur les perceuses à colonne de 8 pouces.

     [4]Ne figurait pas dans cet annexe le décret de remise 2079721 que l'on croyait néanmoins annulé, du moins relativement aux perceuses à colonne de 10 pouces.  Voir la dernière phrase du paragraphe 8 de l'affidavit de Tracey Speares, établi sous serment le 9 novembre 1995, et la pièce «G» à laquelle il est fait mention.

     [5]Exposé supplémentaire des faits et du droit de la requérante, paragraphe 3.

     [6]Deux séries de documents ont été produites par suite de cette ordonnance, notamment quatre documents intitulés [TRADUCTION] «Rapport initial d'évaluation technique» et le procès-verbal de la réunion du CCME du 16 mai 1995.  Ces documents additionnels ne contiennent aucun renseignement d'importance concernant la question en l'espèce.

     [7]Cette date devrait être le 31 décembre 1995, étant donné qu'il semble maintenant que les décrets de remise sont demeurés en vigueur jusqu'à cette date.

     [8]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphes 33 et suivants.

     [9]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphes 68 et suivants.

     [10]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphes 79 et suivants.

     [11]Exposé supplémentaire des faits et du droit de la requérante, paragraphe 13.

     [12]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphes 90 et suivants.

     [13]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, page 8.

     [14]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphe 55.

     [15]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphe 56.

     [16]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphe 59.

     [17]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, page 6, question 2.

     [18]Dossier de la requérante, vol. 1, onglet 4-N.

     [19]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, page 19.

     [20]Martineau c. Comité de discipline de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, p. 628, le juge Dickson (plus tard juge en chef).  Voir également Renvoi : Régime d'assistance du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, le juge Sopinka, p. 558.

     [21]Dossier supplémentaire de la requérante, onglet 3, 3e document.

     [22]Note de service D8-5-1, dossier de la requérante, vol. 2, onglet 7-A.

     [23]Idem, page 14, paragraphe 4, page 15, paragraphe 6.

     [24]Idem, page 14, paragraphe 1.

     [25]Notez l'utilisation de l'auxiliaire «shall» (version anglaise) au paragraphe 75(3).

     [26]Paragraphes 76(1) et 76(3), respectivement.

     [27]L'article 28 de la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, ch. I-23, exige que le mot «peut» s'interprète comme exprimant une faculté à moins que le contexte ne manifeste une intention contraire.  En l'espèce, non seulement le contexte ne manifeste pas une intention contraire, mais il confirme le sens ordinaire qui est normalement donné à ce mot.  En outre, la présente affaire ne donne pas lieu à l'application du principe reconnu dans l'affaire Julius c. The Right Rev. the Lord Bishop of Oxford (1879-80) 5, App. Cas. 214, selon lequel des termes accordant une faculté peuvent s'interpréter comme créant un devoir s'ils confèrent un pouvoir dont l'exercice est nécessaire pour donner effet à un droit.  Comparer avec Maple Lodge Farm c. Canada [1981] 1 C.F. 500, p. 508 (le juge Le Dain), dont le raisonnement a été approuvé intégralement par la Cour suprême à [1982] 2 R.C.S. 2, p. 4 et suivantes.

     [28]Renvoi 19, précité, page 628.

     [29]Il convient de souligner que, en l'espèce, le CCME signale dans son avis au ministre que sa proposition entraînerait, si elle est approuvée, des remises de droits de l'ordre de 14 000 000 $, comparativement aux 350 000 000 $ pour l'année financière précédente. 

     [30][1990] R.C.S. 653, page 689.  Ces facteurs sont la nature de la décision, les relations qui existent entre le décideur et l'intéressé, et l'effet de la décision contestée sur l'intéressé.

     [31]Voir la demande de remise des droits, en date du 27 octobre 1992, Partie II, Liste des fabricants canadiens, dossier de la requérante, vol. II, onglet 7-E.

     [32]Demande de remise des droits, en date du 18 février 1993, Partie II, encadré 3; lettre de Tracey Speares en date du 23 juin 1993 comprenant de la documentation comparative sur les produits ayant trait à la demande numéro 2079794; dossier de la requérante, vol. II, onglets 7‑H et O respectivement.

     [33]Dossier supplémentaire de la requérante, paragraphe 13.

     [34]Premier exposé des faits et du droit de la requérante, paragraphes 90 à 95.

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