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     Date : 19980116

     IMM-846-97

Ottawa (Ontario), le vendredi 16 janvier 1998

EN PRÉSENCE DE Monsieur le juge Gibson

ENTRE :

     MULUALEM BAMLAKU,

     requérant,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     ORDONNANCE

     La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                         FREDERICK E. GIBSON

                                         Juge

Traduction certifiée conforme :

François Blais, LL.L.

     Date : 19971230

     IMM-846-97

ENTRE :

     MULUALEM BAMLAKU,

     requérant,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

[1]      Les présents motifs découlent d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la Section du statut de réfugié (la " SSR ") de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que le requérant n'était pas un réfugié au sens de la Convention, selon la définition attribuée à cette expression par le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration1 (la Loi). La SSR a statué que le requérant avait une crainte bien fondée d'être persécuté pour un motif visé par la Convention, mais qu'il ne pouvait bénéficier de la protection de la Convention en raison de l'alinéa Fa) de son article premier2. La décision de la SSR est datée du 10 février 1997.

[2]      Les faits à l'origine de l'instance ne sont pas contestés, pour l'essentiel. Voici comment ils peuvent se résumer. Le requérant est un citoyen de l'Éthiopie. Il s'est joint au Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (l'EPRP) en 1977. Au milieu de l'année 1978, ses activités et ses liens avec l'EPRP lui ont valu d'être arrêté, détenu pendant six mois et torturé par des agents du gouvernement éthiopien alors en place (le gouvernement Derg). Après avoir été relâché, il a mis fin à ses activités avec l'EPRP. À l'automne 1983, il s'est joint au Marine Transport Authority (le M.T.A.), en Éthiopie. On l'a affecté à la sécurité dans une installation stratégique comprenant un port et une raffinerie de pétrole. À la fin de l'année 1984, sous le poids d'une forte pression, il s'est joint aux " Cadres " Derg, bien que, selon son témoignage, il ait toujours été en désaccord avec le gouvernement Derg et ses objectifs. À la fin de l'année 1986, il s'est joint à nouveau secrètement au EPRP.

[3]      À partir de renseignements fournis par des représentants du EPRP, le requérant a mené des enquêtes sur certains Éthiopiens, tous membres soit du Front populaire de libération du Tigré, soit du Front populaire de libération de l'Érythrée, deux groupes décrits comme des ennemis du EPRP. Il a dénoncé aux services de sécurité du gouvernement Derg une partie ou la totalité des personnes sur lesquelles il avait enquêté. En conséquence, ces personnes ont été arrêtées et détenues. Dans son témoignage, le requérant a reconnu qu'elles avaient " probablement " été torturées pendant leur détention. Il n'a exprimé aucuns remords relativement à ces conséquences. Il a en outre reconnu que les motifs pour lesquels il avait dénoncé ces personnes étaient mitigés; il avait agi en partie parce qu'elles étaient des " ennemis du Parti " et en partie parce qu'il craignait qu'elles risquent de commettre des actes terroristes contre le port et la raffinerie de pétrole auxquels il était affecté. Il a déclaré dans son témoignage que de telles activités terroristes auraient entraîné des pertes de vie importantes parmi les civils.

[4]      En octobre 1990, le requérant s'est rendu en Belgique pour étudier. Au moment du renversement du Gouvernement Derg, en 1991, il a demandé l'asile en Belgique, mais sans succès. Il est co-fondateur d'un groupe de soutien du EPRP en Belgique. En Hollande, il a participé à une manifestation contre le Premier ministre éthiopien.

[5]      En décembre 1995, le requérant a quitté la Belgique pour se rendre au Canada.

[6]      Dans les motifs de sa décision, la SSR a déclaré :

         [Traduction] La torture, lorsqu'elle est pratiquée systématiquement, peut être considérée comme un crime contre l'humanité puisque la Charte de Nuremberg condamne le recours à des mauvais traitements. L'interdiction de la torture a été largement codifiée dans la Convention des Nations-Unies de 1984.                 
         Le revendicateur a-t-il été complice de la torture par sa participation " personnelle et en toute connaissance ", même s'il n'a pas torturé les personnes arrêtées au sens " physique " du terme? Notre tribunal croit qu'il en a été complice. Il connaissait la probabilité de la torture et, en dénonçant ses opposants au Derg, il poursuivait un but commun. Les actes du revendicateur ont soit exposé des personnes à la torture ou à la mort, soit contribué probablement à la torture ou au meurtre. Cette opinion trouve appui dans la jurisprudence récente.                 

Lorsqu'elle mentionne la participation " personnelle et en toute connaissance " du revendicateur, comme à une question cruciale, la Section se reporte à l'arrêt Ramirez c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration3. La dernière phrase de l'extrait précité, qui mentionne la jurisprudence récente à l'appui, renvoie, dans une note infrapaginale, à la décision Rasuli c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration4.

[7]      La question qui m'a été soumise est celle de savoir si la SSR a commis ou non une erreur susceptible de contrôle judiciaire en n'évaluant pas le témoignage du requérant, selon lequel il considérait les personnes qu'il a dénoncées aux services de sécurité du Gouvernement Derg comme des terroristes qui risquaient de commettre des actes de sabotage contre le port et la raffinerie de pétrole auxquels il était affecté, actes de sabotage qui auraient tué et blessé un nombre important de civils innocents. Le requérant a rendu ce témoignage, tout en reconnaissant par ailleurs que l'un des motifs qui l'avaient poussé à désigner les personnes en cause était le fait qu'elles étaient des " ennemis " du EPRP.

[8]      Dans la décision Rasuli5, portant sur des faits assez semblables à ceux à l'origine de l'instance, M. le juge Heald a dit :

         Dans Srour c. Canada (Solliciteur général) (1995), 91 F.T.R. 24, le juge Rouleau a jugé qu'un demandeur de statut de réfugié qui savait que les personnes qu'il arrêtait pourraient être torturées, était exclu par application de l'alinéa Fa) de l'article 1. En l'espèce, le requérant dénonçait les suspects, ce qui les exposait à la torture ou à la mort. À mon avis, ses agissements tombent eux aussi sous le coup de l'alinéa Fa) de l'article 1. Ces agissements contribuent probablement aussi à la torture et au meurtre.                 

[9]      Dans Tutu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)6, M. le juge Joyal a examiné une décision de la SSR dans une affaire où le requérant, comme en l'espèce, soutenait que les motifs humanitaires qui l'avaient poussé à agir en qualité d'" ... agent d'infiltration pour une organisation rivale... " devaient jouer en sa faveur. Monsieur le juge Joyal a conclu :

         [C]ela rendrait inopérant l'Article 1F de la Convention. Les terroristes qui fuient d'autres terroristes trouveraient toujours refuge en vertu des Règles de la Convention.                 

Essentiellement, il a conclu que le motif à l'origine des actes n'est pas un facteur pertinent. La conclusion de monsieur le juge Joyal trouve appui dans le projet intitulé Code of Crimes against Peace and Security of Mankind, auquel se reporte abondamment Joseph Rikhof dans un article intitulé " War Crimes, Crimes Against Humanity and Immigration Law "7. L'article 4 du projet de code prévoit, sous la rubrique [Traduction] " Motifs " :

         [Traduction]      Les motifs invoqués par l'accusé n'ont aucune incidence sur sa responsabilité à l'égard d'un crime contre la paix et la sécurité de l'humanité, s'ils ne sont pas couverts par la définition de ce crime.                 

En l'espèce, le " motif humanitaire " pertinent invoqué était, évidemment, la préoccupation du requérant pour la sécurité des civils qui courraient des risques si une attaque terroriste se produisait effectivement contre le port et la raffinerie de pétrole.

[10]      Le paragraphe 6(1) de la Charte du Tribunal militaire international8 définit ainsi les crimes contre l'humanité :

         [Traduction]                 
         ...                 
         assassinat, extermination, réduction à l'esclavage, déportation et autres actes inhumains commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre; ou persécution pour des raisons politiques, raciales ou religieuses dans la perpétration de tout crime de la compétence du Tribunal, ou en rapport avec un tel crime, qu'il constitue ou non une transgression au droit interne du pays où il est perpétré.                 

[11]      De même, le paragraphe 7(3.76) du Code criminel9 attribue la définition qui suit à l'expression " crimes contre l'humanité " :

         " crimes contre l'humanité " Assassinat, extermination, réduction à l'esclavage, déportation, persécution ou autre fait - acte ou omission - inhumain d'une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes - qu'il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l'époque et au lieu de la perpétration - et d'autre part, soit constituant, à l'époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations.                 

[12]      Manifestement, aucune de ces définitions ne comporte un critère de motivation, mais un critère peut être déduit implicitement de l'utilisation de l'expression " population civile ". Dans la décision Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)10, Mme le juge Simpson a déclaré :

         Les parties conviennent que la Commission s'est appuyée sur la définition appropriée de crimes contre l'humanité...qui parle de crimes ou d'actes commis contre " toutes populations civiles ". Toutefois, la Commission n'a pas abordé le sens de " civile ", et elle n'a pas examiné si, dans le monde trouble [du] terrorisme, il serait possible pour les membres de l'Al Da'wa d'être considérés comme des non-civils.                 
         À mon avis, le mot " civile " peut être utilisé dans la définition pour importer une notion d'innocence ou de statut non combattant. Si cette approche est valable, il se pose alors au moins la question de savoir si les membres étudiants de l'Aile Da'wa à Manchester avaient la qualité de civils.                 
         En conséquence, j'ai conclu que la Commission avait commis une erreur lorsqu'elle avait omis d'examiner expressément la question de savoir si les cibles étaient des civils au sens de la définition.                 

[13]      En l'espèce, le requérant a essentiellement témoigné de son opinion portant que les personnes qu'il avait dénoncées n'étaient pas des " civils ", mais plutôt, des terroristes résolus à commettre des actes de sabotage contre le port et la raffinerie de pétrole auxquels il était affecté. Par déduction, si sa motivation consistait, en protégeant le port et la raffinerie de pétrole, à protéger une véritable population civile, dont les personnes dénoncées n'étaient pas membres en raison de leurs propres motivation terroriste, les actes du requérant pourraient être considérés comme échappant à toute définition applicable de l'expression " crimes contre l'humanité ". Tout comme dans l'affaire Sumaida , la SSR a ici omis d'examiner expressément la question de savoir si les personnes qu'il avait dénoncées étaient des civils au sens de la définition applicable.

[14]      Malgré ce qui précède, je parviens à une conclusion différente de celle tirée par Mme le juge Simpson. Je conclus que la SSR n'a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire, compte tenu des faits qui lui ont été soumis. Peu importe la valeur du témoignage du requérant portant que les personnes dénoncées étaient davantage des terroristes que des membres de la population civile, les motifs qui l'ont poussé à les dénoncer ne relevaient pas uniquement de considérations humanitaires. Le requérant a reconnu qu'il était également motivé par le fait que les personnes dénoncées étaient des " ennemis " du EPRP. De plus, le requérant n'a exprimé aucuns remords ni aucune inquiétude quant aux conséquences découlant de ses actes. Il n'a nullement laissé entendre dans son témoignage qu'il avait soupesé la torture que les personnes qu'il a dénoncées subiraient " probablement " en regard de la probabilité, grande ou petite, d'une attaque terroriste contre le port et la raffinerie de pétrole.

[15]      Dans la décision Shugen Liu c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration11, M. le juge Lutfy a tiré les conclusions de fait suivantes après avoir examiné les définitions de l'expression " crimes contre l'humanité " citées précédemment :

         Je suis convaincu que le tribunal avait des raisons sérieuses de penser que le requérant tombe sous le coup des alinéas Fa) et c). Les conclusions de fait tirées par le tribunal à l'appui de sa décision sont fondées sur le témoignage du requérant et sont exposées comme il convient dans les motifs de décision, ainsi que le prescrit la jurisprudence Sivakumar c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.F.), à la page 449.                 

[16]      Je tire la même conclusion en l'espèce, bien qu'une analyse plus approfondie de la preuve soumise à la SSR eût été préférable.

[17]      Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[18]      L'avocate du requérant propose la certification des questions suivantes qu'elle prétend graves, de portée générale et déterminantes quant à l'issue d'un appel de la présente décision.

         1.      Faut-il établir une distinction pertinente, quant au fond, entre les victimes combattantes et les victimes civiles, pour déterminer qui peut être déclaré complice de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre commis par des autorités gouvernementales?                 
         2.      Dans l'affirmative, les motifs qui ont poussé à agir la personne qui n'a pas participé directement aux atrocités commises contre des victimes combattantes constituent-ils un facteur pertinent quant au fond pour déterminer si cette personne est complice de ces crimes?                 

[19]      L'avocat de l'intimé a répondu en insistant sur le fait que le dossier produit devant la Cour en l'espèce ne contient pas suffisamment de faits à l'appui des questions proposées.

[20]      Bien que je partage l'avis de l'avocate du requérant portant que les questions proposées sont graves et de portée générale, le dossier soumis à la Cour en l'espèce ne me permet pas de conclure que les réponses à ces questions, formulées en termes abstraits, pourraient être considérées comme déterminantes quant à l'issue d'un appel de la présente décision. La décision contestée de la SSR découle essentiellement de son appréciation de la preuve qui lui a été présentée. J'ai conclu que la SSR pouvait raisonnablement rendre cette décision à partir des faits qui lui ont été soumis. L'avocate du requérant tente d'obtenir de la Cour d'appel des indications qui la guideraient de façon générale, mais qui ne seraient pas déterminantes sans une nouvelle évaluation de la preuve. Pour les motifs qui précèdent, je ne certifierai aucune question.

                                         FREDERICK E. GIBSON

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

16 janvier 1998

Traduction certifiée conforme :

François Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :          IMM-846-97
INTITULÉ DE LA CAUSE :      MULUALEM BAMLAKU c. MCI
LIEU DE L'AUDITION :          Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDITION :          16 décembre 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :          16 janvier 1998

ONT COMPARU :

Mme Audrey Campbell                      POUR LE REQUÉRANT
M. James Brender                          POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Audrey Campbell                      POUR LE REQUÉRANT

Toronto (Ontario)

M. George Thomson                      POUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. I-2.

2      L'alinéa Fa ) de l'article premier de la Convention, figurant en annexe de la Loi sur l'immigration, se lit comme suit :              F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :                  a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

3      [1992] 2 C.F. 306, à la page 317 (C.A.).

4      (1996), 122 F.T.R. 263.

5      Id., à la page 265.

6      (1994), 74 F.T.R. 44, à la page 47.

7      (1993), 19 Imm. L.R. (2d) 18, à la page 20.

8      Voir, en général, l'Accord pour la poursuite et la punition des criminels principaux de guerre de l'Axe européen conclu à Londres.

9      L.R.C. (1985), ch. C.-46.

10      (1995), 116 F.T.R. 1, à la page 4 (en appel : A-800-95).

11      (1996), 37 Imm. L.R. (2d) 286 (C.F. 1re inst.).

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