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Date : 20031003

Dossier : T-1514-02

Référence : 2003 CF 1144

Montréal (Québec), le 3 octobre 2003

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JOHANNE GAUTHIER

ENTRE :

                                                          JERRY CREWS

                                                                                                                              demandeur

                                                                       et

                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                               défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                M. Crews sollicite le contrôle judiciaire de la décision du tribunal disciplinaire du pénitencier de Donnacona (l'établissement), qui lui a retiré le privilège de regarder la télévision pour une période de vingt jours pour avoir participé à une situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier (alinéa 40m) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC)).


Les faits

[2]                M. Crews est détenu à l'établissement de Donnacona, qui est un pénitencier à sécurité maximale. Le 3 juin 2002, il était dans la cour de l'établissement avec six ou sept autres détenus pour sa promenade quotidienne d'une heure.

[3]                Certains détenus ont apparemment mis le feu dans un coin de la cour, en utilisant leurs imperméables. Dès que le feu a été découvert, on a ordonné par interphone aux détenus de rentrer dans le centre de détention. On ne sait pas trop si ces ordres ont été donnés dans les deux langues officielles. Ils ont certainement été donnés en français, mais probablement pas en anglais. Or, M. Crews est anglophone. Pendant que tous les détenus qui étaient dans la cour omettaient de se conformer à l'ordre initial qui leur avait été donné de rentrer dans le centre de détention, les pompiers ont été appelés sur les lieux.

[4]                Pour des raisons de sécurité, on n'a pas laissé les pompiers entrer dans la cour pendant que les détenus y étaient encore. Toutefois, il semble également qu'un ou deux pompiers se soient rendus sur la passerelle qui surplombait la cour.


[5]                Pour remédier à la situation, M. Simard, un agent de sécurité, s'est également rendu sur la passerelle qui surplombait la cour pour ordonner aux détenus de rentrer immédiatement, à défaut de quoi on utiliserait le gaz lacrymogène. Encore une fois, M. Simard, qui n'est pas parfaitement bilingue, a donné cet ordre en français. Toutefois, il a témoigné que son langage corporel était fort clair et qu'il était impossible pour toute personne présente de mal interpréter la situation. En effet, à ce moment-là, les flammes s'élevaient à environ six ou sept pieds dans cette petite cour qui ne mesure que 20 pieds sur 24. M. Simard a montré l'arme servant à disperser le gaz aux détenus, qui le regardaient, et il a clairement indiqué, avec ses bras, la porte qui avait été déverrouillée pour s'assurer que les détenus rentrent tous immédiatement dans le centre de détention. En réponse, certains détenus ont pointé le majeur (M. Crews n'a pas expressément été désigné comme étant l'un d'eux) alors que d'autres détenus riaient. Personne n'a quitté la cour.

[6]                Ce n'est qu'après que les agents de sécurité eurent utilisé le gaz lacrymogène que les détenus ont évacué la cour.

[7]                Comme les autres détenus qui étaient dans la cour ce jour-là, M. Crews a été accusé en vertu de l'alinéa 40m) de la LSCMLC. Le tribunal disciplinaire a entendu l'affaire les 2, 15 et 22 août 2002.

[8]                Pendant l'audience, M. Crews, qui était représenté par un avocat, a demandé l'autorisation de voir un vidéo sur lequel, croyait-il, tout l'incident était enregistré.


[9]                À la suite d'une enquête, la demande a été refusée parce que le président du tribunal disciplinaire a statué que cet élément de preuve n'était pas pertinent.

[10]            Trois agents de sécurité ont témoigné au sujet des divers ordres qui avaient été donnés après que le feu eut été découvert. M. Crews a également témoigné et il a confirmé qu'il était de fait dans la cour jusqu'à ce que l'on utilise le gaz. Il a invoqué comme moyen de défense qu'il n'avait jamais compris les ordres d'évacuation parce qu'ils avaient été donnés en français par interphone, et qu'il [TRADUCTION] « ne comprenai[t] pas très bien ce [...] qui se passait dans la cour ce jour-là » [1]. Il a affirmé être rentré dans le centre de détention dès qu'on a appelé son nom. C'était apparemment la procédure normale. M. Crews n'a indiqué nulle part dans son affidavit ou dans ses prétentions qu'il n'avait pas vu M. Simard sur la passerelle ou qu'il ne savait pas qu'à cause de l'urgence de la situation, la porte était déverrouillée pour permettre aux détenus d'entrer immédiatement dans le centre de détention.


[11]            La décision du tribunal disciplinaire a été rendue oralement à la fin de l'audience le 22 août 2002. Il est clair que M. Crews a été reconnu coupable parce qu'il avait omis de se conformer à la demande de M. Simard d'évacuer la cour, à défaut de quoi des mesures sévères (le gaz) seraient prises. M. Simard n'était qu'à quelques pieds des détenus lorsqu'il a fait des gestes clairs qui ne pouvaient pas être mal interprétés. Le président a conclu que ce langage corporel est un langage universel.

Les points litigieux

[12]            M. Crews soulève les questions suivantes :

a)          Le tribunal disciplinaire a-t-il manqué à son obligation d'équité en refusant à M. Crews le droit de voir l'enregistrement vidéo de l'incident qui était survenu dans la cour?

b)          Le tribunal disciplinaire a-t-il interprété d'une façon manifestement déraisonnable la preuve testimoniale et a-t-il commis une erreur en concluant que M. Crews était coupable « hors de tout doute raisonnable » comme l'exige l'article 43 de la LSCMLC?

Analyse


[13]            Dans la décision Forrest c. Procureur général du Canada, [2002] A.C.F. no 713, le juge Kelen a examiné en détail la norme de contrôle applicable aux décisions prises dans le cadre de procédures disciplinaires pénitentiaires. Je suis d'accord avec lui pour dire que la Cour n'interviendra pas sur des questions de fait à moins que la décision du tribunal disciplinaire ne soit manifestement déraisonnable. Quant aux questions de fait et de droit, la norme est celle de la décision raisonnable. Enfin, la Cour interviendra pour s'assurer que le tribunal disciplinaire n'a pas omis d'observer un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale.

a) Enregistrement vidéo

[14]            L'alinéa 31(1)a) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement) est rédigé comme suit :

31.(1) Au cours de l'audition disciplinaire, la personne qui tient l'audition doit, dans des limites raisonnables, donner au détenu qui est accusé la possibilité :

a) d'interroger des témoins par l'intermédiaire de la personne qui tient l'audition, de présenter des éléments de preuve, d'appeler des témoins en sa faveur et d'examiner les pièces et les documents qui vont être pris en considération pour arriver à la décision;

31.(1)The person who conducts a hearing of a disciplinary offence shall give the inmate who is charged a reasonable opportunity at the hearing to

(a) question witnesses through the person conducting the hearing, introduce evidence, call witnesses on the inmate's behalf and examine exhibits and documents to be considered in the taking of the decision


[15]            M. Crews soutient que le refus du tribunal disciplinaire de lui montrer l'enregistrement vidéo constitue un manquement au paragraphe 31(1) du Règlement précité ainsi qu'à l'article 35 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. ch. C-12, qui garantit à tout accusé le droit à une défense pleine et entière. Il se fonde également sur la décision que la Cour a rendue dans l'affaire Jean-Pierre Langlois c. Service correctionnel du Canada, T-54-00, juge Lemieux, 17 août 2000.

[16]            La Cour note que, dans l'affaire Jean-Pierre Langlois, précitée, le jugement a été rendu sur consentement. Le jugement ne renferme pas d'énoncé des faits particuliers de l'affaire. Toutefois, il ressort des observations qui ont été faites devant le tribunal disciplinaire que ce vidéo était un enregistrement de l'altercation dans laquelle M. Langlois avait été impliqué et qui était au coeur même des procédures disciplinaires. Cela étant, cet élément de preuve était sans doute pertinent.

[17]            À cet égard, le défendeur a clairement affirmé à l'audience que si l'élément de preuve avait été jugé pertinent devant le tribunal disciplinaire, il aurait dû être remis à M. Crews. Je suis d'accord. Il s'agit donc de savoir si la conclusion du tribunal disciplinaire selon laquelle l'enregistrement vidéo n'était pas pertinent dans son enquête renferme une erreur susceptible de contrôle judiciaire.


[18]            Le 2 août, lorsque M. Crews a d'abord fait savoir qu'il voulait voir le vidéo qui avait été fait à l'aide d'une caméra portative le jour où était survenu l'incident, la pertinence de cet élément de preuve a été examinée. M. Crews a fait savoir que le vidéo confirmerait qu'il portait son manteau lorsqu'il a quitté la cour et que l'on ne s'était donc pas servi de son manteau pour allumer le feu. M. Crews croyait également que le vidéo montrerait qu'il avait quitté la cour d'une façon paisible dès que son nom avait été appelé après que l'on eut utilisé le gaz.

[19]            Lors de l'audience suivante, le 15 août, le président a encore une fois demandé de quelle façon le vidéo influerait sur l'affaire dont il était saisi. Cette fois, M. Crews a mentionné que l'on entendrait probablement les ordres donnés, la langue dans laquelle ils avaient été donnés, s'il y avait des bruits qui l'avait empêché d'entendre ces ordres, la rapidité avec laquelle il avait quitté la cour après que l'on eut utilisé le gaz et l'endroit où il se tenait dans la cour lorsque les ordres ont été donnés. Sur cette base, le président du tribunal disciplinaire a accepté de voir le vidéo avec l'avocat de M. Crews. Toutefois, étant donné que le matériel nécessaire n'était pas disponible, l'audience a été ajournée au 22 août.

[20]            Au début de la séance suivante, l'évaluateur[2] a informé le président que le vidéo avait en réalité été fait depuis l'intérieur du centre de détention, et qu'aucun son et aucune image n'indiquaient ce qui se passait sur la passerelle où se tenait M. Simard. De plus, on avait apporté la caméra vidéo pour enregistrer l'utilisation du gaz dans la cour. Il n'existait donc aucun enregistrement de ce qui s'était passé pendant les quinze ou vingt minutes qui avaient précédé l'événement.


[21]            Sur cette base, le président a statué que compte tenu de la nature de l'infraction, le vidéo ne pouvait pas jeter la lumière sur les questions contestées devant lui.

[22]            Je crois comprendre, compte tenu de la preuve, qu'au mieux, les seules circonstances qui pouvaient être enregistrées depuis l'intérieur du centre de détention se rapportaient au nombre de détenus dans la cour, à la hauteur des flammes, à la cour, à l'endroit où se tenait chaque détenu lorsque le gaz a été utilisé et à la façon dont les détenus sont ensuite sortis de la cour. Or, aucun de ces éléments n'était contesté.

[23]            Je suis convaincue que la décision du tribunal disciplinaire ne renferme aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire et je conclus également qu'il n'y a pas eu manquement aux dispositions de l'alinéa 31(1)a) du Règlement ou à l'obligation d'équité telle qu'elle s'applique aux procédures disciplinaires.

[24]            Je suis également d'accord avec le défendeur pour dire qu'en appliquant les critères énoncés dans la décision Hendrickson c. Kent Institution (1990) 32 F.T.R. 296, récemment approuvée par la Cour d'appel fédérale dans les affaires Jean-Guy Pontbriand c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 334 et Ross c. Canada, 2003 CAF 296, aucune injustice sérieuse justifiant l'intervention de la Cour n'a été commise envers M. Crews.


b) Appréciation de la preuve

[25]            M. Crews soutient que conformément à l'article 43 de la LSCMLC, l'infraction doit être établie hors de tout doute raisonnable. Selon lui, la décision du tribunal disciplinaire était manifestement déraisonnable; en effet, la preuve ne pouvait pas étayer pareille conclusion étant donné i) que les ordres d'évacuation avaient uniquement été donnés en français; ii) qu'il ne comprenait pas le français; iii) qu'il avait témoigné être retourné à sa cellule aussitôt qu'il avait pu le faire; et iv) qu'aucun des agents de sécurité ne se rappelait expressément l'avoir vu dans la cour.


[26]            M. Crews a également soutenu que la plainte était trop vague pour lui permettre de se défendre d'une façon appropriée parce que l'omission de se conformer à un ordre constitue un manquement aux dispositions de l'alinéa 40a) de la LSCMLC par opposition aux dispositions de l'alinéa 40m) de cette Loi. Je ne suis pas d'accord. Eu égard aux circonstances de l'affaire, l'omission d'évacuer la cour lorsque l'ordre de le faire a été donné, de façon à permettre aux pompiers d'éteindre le feu, pouvait clairement constituer une participation à une situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier au sens de l'alinéa 40m) de la LSCMLC. Il a expressément été fait mention de la disposition pertinente de la LSCMLC dans le rapport d'infraction; de plus, l'avis d'accusation et la description de l'infraction commise renfermaient un nombre suffisant de détails pour permettre à M. Crews de préparer sa défense.

[27]            Il est de droit constant que le rôle de la Cour ne consiste pas à soupeser de nouveau la preuve. Je n'ai pas l'intention de le faire. Je ferai simplement remarquer que la preuve décrite aux alinéas i) et ii) du paragraphe 25 ci-dessus n'était pas pertinente pour ce qui est de la décision visée par le présent contrôle puisqu'il ressort clairement des motifs donnés par le tribunal disciplinaire que celui-ci s'est principalement fondé sur le témoignage de M. Simard, sur l'utilisation du langage corporel pour transmettre l'ordre et sur l'avertissement donné aux détenus ainsi que sur d'autres éléments de preuve indirecte comme la proximité de M. Simard par rapport aux détenus.

[28]            Quant aux deux autres questions visées aux alinéas ii) et iv) du paragraphe 25 ci-dessus, M. Crews a admis qu'il était dans la cour et que, selon certains éléments de preuve, il pouvait quitter la cour lorsqu'il lui a été ordonné de le faire puisque la porte était déverrouillée.


[29]            À la lumière de la preuve soumise au tribunal disciplinaire, je suis convaincue que le tribunal pouvait raisonnablement conclure que M. Crews était coupable de l'infraction visée à l'alinéa 40m) de la LSCMLC. Il n'était certes pas clairement irrationnel ou manifestement déraisonnable pour le tribunal disciplinaire de tirer cette conclusion. Par conséquent, aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire n'a été commise.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Johanne Gauthier »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1514-02

INTITULÉ :                                                    JERRY CREWS

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                           le 29 septembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    l'honorable Johanne Gauthier

DATE DES MOTIFS :                                   le 3 octobre 2003

COMPARUTIONS :

Jérôme Parenteau                                              pour le demandeur

Sébastien Gagné                                                pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernier, Parenteau                                             pour le demandeur

Drummondville (Québec)

Morris Rosenberg                                              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)



[1]               Transcription, 2 août 2002, page 79.

[2]            Le directeur de l'établissement désigne deux évaluateurs. Selon la Directive du commissaire no 580, les évaluateurs sont chargés d'aider le président du tribunal disciplinaire et de lui fournir tous les renseignements et documents nécessaires pour faciliter l'audience.

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