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     Date: 19990121

     Dossier: T-790-98

ENTRE:

     CONSTANCE CLARA FOGAL et

     THE DEFENCE OF CANADIAN LIBERTY COMMITTEE/

     LE COMITÉ DE LA LIBERTÉ CANADIENNE,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

     LE SECRÉTAIRE D'ÉTAT, LE MINISTRE DES AFFAIRES EXTÉRIEURES,

     LE MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET

     DU COMMERCE INTERNATIONAL,

     LE TRÈS HONORABLE SERGIO MARCHI,

     LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN et

     D'AUTRES MEMBRES DU CABINET,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ

[1]      La présente demande de contrôle judiciaire était inscrite à ma liste de rotation de Vancouver pour les 19 et 20 janvier 1999. Lorsque les demandeurs ont appris du greffe que leur demande m'avait été assignée, ils ont déposé une requête visant ma récusation [TRADUCTION] "en raison de ses liens et de ses affiliations politiques passées dans le Cabinet fédéral avec un parti nommé et avec un témoin potentiel, Jean Chrétien, qui font naître une crainte évidente de partialité et portent atteinte aux droits des demandeurs d'être entendus par un juge équitable et indépendant [...]"1.

[2]      Par leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs contestent la compétence constitutionnelle de la Couronne de signer, ratifier et mettre en oeuvre l'Accord multilatéral sur l'investissement (ou AMI) au nom du Canada. Les négociations en vue de l'élaboration d'un tel accord ont été entreprises par l'Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) en 1995. Le Canada y a pris part en tant que membre de l'organisme.

[3]      La requête en récusation est appuyée sur l'affidavit de Roger Rodrigues, un avocat de Toronto. Ce dernier y déclare qu'il [TRADUCTION] "est de notoriété publique que M. le juge Dubé avait été longtemps, avant d'être nommé à la Cour fédérale par Pierre Trudeau, un politicien fédéral en vue et un ministre du Cabinet. Il poursuit en disant que le Premier Ministre Jean Chrétien est en ancien collègue du Cabinet. Est joint à l'affidavit un exemplaire de mes mémoires, Du banc d'école au banc fédéral où il est fait mention de Jean Chrétien en ces termes, à la p. 220 :

     Il a été remplacé par Jean Chrétien, un bon ami que tout le monde connaît que je n'ai pas à présenter.         

Les paragraphes 7 et 8 de l'affidavit de M. Rodrigues sont ainsi libellés :

     [TRADUCTION]         
     7.      Il est préoccupant au plus haut point, compte tenu de la nature transparente du recours entrepris, notamment la conversion en un procès, la divulgation de documents du Cabinet et la question du privilège attaché aux travaux du Cabinet, et compte tenu qu'il est possible que des ministres du Cabinet ainsi que M. Chrétien soient assignés comme témoins au sujet de l'AMI, que le juge Dubé formule ne serait-ce qu'une directive dans cette affaire.         
     8.      Personne ne saurait contredire que M. le juge Dubé, en tant que membre du Barreau, ne pourrait jouer quelque rôle que ce soit relativement à cette demande sans déconsidérer entièrement, de façon flagrante, l'administration de la justice et annihiler jusqu'à l'apparence même du droit constitutionnel à l'indépendance des juges au Canada.         

[4]      M. Rocco Galati, en net contraste par rapport à l'affidavit, a présenté l'argumentation orale avec modération et respect. Il a reconnu sans difficulté qu'il n'y avait rien d'irrégulier à ce que j'entende des demandes formées contre le gouvernement, malgré mon statut d'ancien ministre du Cabinet. Il a toutefois soutenu que le très honorable Jean Chrétien était intimé dans la présente espèce et qu'il pouvait être cité comme témoin si la demande de contrôle judiciaire était transformée en action.

[5]      L'avocat a insisté sur le fait que c'était "l'amitié" (inférée de cette unique mention dans mon livre) qui faisait naître la crainte raisonnable de partialité. Il a également soutenu que mon expérience comme membre du Cabinet pouvait influer sur l'examen que je ferais d'un certificat du Conseil privé s'opposant à la divulgation. Il a cité plusieurs décisions concernant la question de la partialité, la plus récente étant celle de la Chambre des Lords dans l'affaire Re Pinochet2. Dans cette décision, Lord Browne-Wilkinson s'est exprimé ainsi :

     [TRADUCTION]         
     Comme je l'ai dit, le sénateur Pinochet ne prétend pas que Lord Hoffmann a effectivement été partial. Il soutient qu'il existait un danger réel de partialité de la part de Lord Hoffmann ou une crainte ou un doute raisonnable que Lord Hoffmann ait pu être partial. Autrement dit, il fait valoir qu'il y a apparence de partialité et non partialité réelle.         
     Le principe fondamental est que personne ne peut être juge dans sa propre cause. Deux conséquences très similaires mais non identiques découlent de l'élaboration jurisprudentielle de ce principe. Premièrement, il est susceptible d'application littérale : si un juge est en fait partie au litige ou a un intérêt propriétal ou financier dans l'issue de celui-ci, alors il siège effectivement dans sa propre cause et, dans ce cas, le simple fait d'être partie ou d'être intéressé à l'issue de l'affaire suffit à le récuser automatiquement. Le second cas d'application survient lorsque le juge n'est pas partie à l'action et qu'il n'a aucun intérêt propriétal ou financier dans l'issue de celle-ci, mais que sa conduite peut de quelque autre façon faire craindre qu'il soit partial, par exemple en raison de son amitié avec une partie. À strictement parler, ce deuxième cas ne relève pas du principe voulant que personne ne soit juge dans sa propre cause, puisque le juge ne tirera pas d'avantage personnel mais procurera un avantage à une autre personne en ne se montrant pas impartial.         
     Je suis d'avis que la présente affaire appartient à la première catégorie, c'est-à-dire que le juge est récusé parce qu'il s'agit de sa propre cause. Dans un tel cas, la récusation intervient dès qu'il est démontré que le juge est partie à l'affaire ou qu'il a un intérêt significatif à son égard, sans qu'il y ait examen de la vraisemblance de la partialité ou du soupçon de partialité. La simple existence de son intérêt suffit à le récuser à moins qu'il ne l'ait suffisamment divulgué. Voir Shetreet, Judges on Trial, 1976, à la p. 303; De Smith, Woolf & Towel, Judicial Review of Administrative Action, 5e éd., 1995, à la p. 525. Je parlerai, dans ce cas, de "récusation automatique".         

Je comprends de ces motifs que Lord Hoffmann faisait partie de la première catégorie et qu'il a été récusé parce qu'il siégeait comme juge dans sa propre cause. Je présume que les demandeurs me placent dans la seconde catégorie parce que ma [TRADUCTION] "conduite peut de quelque autre façon faire craindre [que je sois] partial" à cause de l'amitié qui me lie à l'un des défendeurs. [TRADUCTION] "À strictement parler, ce deuxième cas ne relève pas du principe voulant que personne ne soit juge dans sa propre cause". En l'espèce, mon amitié envers Jean Chrétien est celle d'anciens collègues de Cabinet, nouée il y a vingt-cinq ans.

[6]      Mon collègue Teitelbaum a également fait l'objet d'une demande de récusation dans l'affaire Chef Victor Buffalo3. Il a effectué une analyse exhaustive de la jurisprudence canadienne en matière de crainte raisonnable de partialité à laquelle je souscris entièrement. Pour les fins de la présente espèce, je ne citerai que deux paragraphes de ses motifs :

     [65] Les demandeurs semblent avoir la conviction ou, à tout le moins, leurs avocats ont la conviction que le fait de connaître certaines personnes qui participent à l'administration du pays, que ce soit en qualité de premier ministre ou de ministre de la Couronne, ou de député fédéral ou de membre du Sénat, ou d'un de leurs comités, ou que le fait d'avoir été membre d'un parti politique fédéral légal ou d'avoir participé à son financement, engendre une crainte raisonnable de partialité.         
     [66] Je ferai d'abord remarquer que cette prétention, telle qu'elle est formulée dans l'avis de requête, est choquante et n'a aucune pertinence en ce qui a trait à la question de la crainte raisonnable de partialité.         

Le juge Teitelbaum a rejeté la demande de récusation le visant, et la Cour d'appel a confirmé sa décision.

[7]      Quant à la situation hypothétique où la présente demande de contrôle judiciaire serait transformée en action et où M. Chrétien serait cité comme témoin, je ne puis que me reporter qu'à l'arrêt Flamborough c. Office national de l'énergie4 de la Cour d'appel fédérale, dans lequel le juge Mahoney, citant la décision de la Cour suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty c. L'office national de l'énergie5, a écrit :

     Le critère permettant de déterminer l'existence d'une crainte raisonnable de partialité est objectif. Il a été formulé de diverses façons, et nous croyons qu'il reste le même, que l'on parle de "crainte raisonnable" ou de "soupçon raisonnable". Il s'agit en l'espèce de déterminer s'il est probable qu'une personne raisonnablement bien informée conclurait, après avoir examiné la question de façon réaliste et pratique, et après y avoir réfléchi, que la relation antérieure entre MM. Stewart et Caughey conduirait le premier à apprécier avec partialité les éléments de preuve qui lui sont présentés.         
     Une association d'affaires antérieure ne constitue pas en soi une raison de conclure qu'il existe une crainte raisonnable de partialité, même s'il s'agissait d'une association avec une entreprise ayant un intérêt immédiat dans la question à trancher, à moins que le membre du tribunal ait eu des liens avec l'entreprise au moment où ont été rendues les décisions relatives à cette question. C'est l'obiter dictum qui se dégage du jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Crowe. Il s'ensuit qu'une association d'affaires antérieure avec un témoin dans le cadre d'une entreprise commerciale, lorsque ni le membre du tribunal, ni le témoin, ni l'entreprise n'avaient un intérêt quelconque dans la question à trancher, ne peut justifier une crainte raisonnable de partialité, si l'on applique le critère objectif mentionné.         

De toute évidence, les rapports que j'ai eus avec M. Chrétien comme membre du Cabinet, de 1968 à 1974, n'ont absolument rien à voir avec les négociations relatives à l'AMI, commencées en 1995. En fait, j'ignorais même l'existence de ces négociations avant d'ouvrir le dossier de la présente affaire.

[8]      Personnellement, je suis fier d'avoir servi mon pays en qualité de ministre des Affaires des anciens combattants et de ministre des Travaux publics, il y a vingt-cinq ans. En 1975, j'ai été nommé à la Cour fédérale et j'ai prêté le serment d'office par lequel je m'engageais à exercer mes fonctions avec équité et impartialité. Au cours des vingt-quatre dernières années, j'ai instruit des procès et entendu des appels, des requêtes et des demandes de contrôle judiciaire dans les dix provinces du Canada, auxquels le gouvernement était assez souvent partie, et personne ne m'a jamais demandé de me récuser.

[9]      Je n'ai pas l'intention de le faire.

[10]      Les juges ne procèdent pas du ciel. Ils proviennent de différentes sphères d'activité. Certains d'entre nous sont d'anciens professeurs, d'autres appartenaient à la fonction publique et d'autres ont exercé le droit dans de petites villes ou de grands cabinets d'avocats. Certains d'entre nous, encore, ont fait de la politique. La diversité des carrières personnelles de leurs membres constitue, pour les tribunaux, une source précieuse de connaissance et d'expérience. Quand nous avons prêté notre serment d'office, nous nous sommes coupés de notre passé et nous sommes consacrés à notre nouvelle vocation. Notre devoir est de rendre justice sans crainte et sans favoritisme.

[11]      Comme je l'ai mentionné à la fin de l'audition de la requête en récusation, je ne suis pas saisi de la demande principale de contrôle judiciaire ni d'aucune autre requête pendante en l'instance. Les deux jours réservés sur la liste de rotation de Vancouver pour cette affaire ont maintenant été employés. Il est loisible au juge en chef adjoint d'assigner l'affaire à tout juge, moi compris, inscrit sur la liste de rotation de Vancouver ou siégeant ailleurs.


[12]      Par conséquent, la requête en récusation est rejetée avec dépens quelle que soit l'issue de l'affaire.

                                 "J.F. Dubé"

                                     J.C.F.C.

Vancouver (Colombie-Britannique)

21 janvier 1999

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  T-790-98
INTITULÉ :                      Constance Clara Fogal et autres
                             - c. -
                         SMR et autres             

LIEU DE L'AUDIENCE :              Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :          le 19 janvier 1999

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE Dubé

EN DATE DU 21 janvier 1999

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Rocco Galati                  pour les demandeurs

Galati, Rodrigues & Assoc.

Toronto (Ont.)

M. Harry Rankin                  pour les demandeurs

Rankin & Co.

Vancouver (C.-B.)

M. Manuel Azevedo et

M. Albert Peeling                  pour les demandeurs

Azevedo & Peeling

Vancouver (C.-B.)

M. David Sgayias                  pour les intimés

Ministère de la Justice

pour M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

__________________

     1          Dossier de requête des demandeurs, déposé le 14 janvier 1999, à la p. 2.

     2          Opinions of the House of Lords of Appeal for Judgment in the Cause In Re Pinochet (demande d'annulation pour partialité), 15 janvier 1999 (C.L.).

     3          Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1998] 3 C.F. (C.F. 1re inst.), confirmé par A-893-97, 15 mai 1998 (C.A.F.).

     4          Flamborough c. Office national de l'énergie, Interprovincial Pipe Line Ltd. et Canada, [1984] 55 N.R. 95 (C.A.F.).

     5          The Committee for Justice and Liberty c. L'Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369.

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