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     T-1305-93

ENTRE :

     MERCK FROSST CANADA INC.

     et

     MERCK & CO., INC.,

     requérantes,

     et

     LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL

     et

     APOTEX INC.,

     intimés.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

     CONCERNANT LA DEMANDE DE FRAIS À L'ÉGARD

     DE LA DÉCISION RELATIVE À L'EXPIRATION DU DÉLAI

LE JUGE ROTHSTEIN

     Apotex demande des frais à l'égard de l'action intentée sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Apotex a eu gain de cause, la Cour ayant rejeté la demande d'interdiction ainsi que la demande de prorogation de délai de Merck (voir les motifs d'ordonnance que la Cour a rendus à l'audience le 27 mars 1997 dans ce dossier et qu'elle a fait connaître le 1er avril 1997 après les avoir révisés).

     Les questions suivantes ont été débattues :

(1)      Une partie doit-elle démontrer des raisons spéciales pour obtenir des frais dans une instance fondée sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)?
(2)      Existe-t-il des raisons spéciales en l'espèce et, dans l'affirmative, la Cour devrait-elle refuser d'accorder des frais à la partie ayant eu gain de cause parce qu'une nouvelle question était en jeu?
(3)      Existe-t-il des raisons d'accorder des frais et dépens sur la base procureur-client?

     En ce qui a trait à la première question, la Règle 1618 des Règles de la Cour fédérale énonce qu'il n'y a pas de frais à l'occasion d'une demande de contrôle judiciaire, sauf si la Cour n'en ordonne autrement pour des raisons spéciales. Invoquant la décision que le juge Wetston a rendue dans Pharmacia c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (1995), 64 C.P.R. (3d) 5, Apotex a soutenu que, étant donné que la demande d'interdiction fondée sur le Règlement est un contrôle judiciaire "de nom seulement", la Règle 1618 ne s'applique pas. Pour sa part, Merck cite l'arrêt Glaxo c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (1996), 66 C.P.R. (3d) 302, où le juge Richard a statué que, même si l'instance est essentiellement privée de par sa nature, il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire qui est régie par la partie V.I des Règles de la Cour fédérale, de sorte que la Règle 1618 s'applique. Même s'il s'agit en apparence de décisions contradictoires de la Section de première instance, la réalité est tout autre. Une lecture attentive de la décision qu'il a rendue dans l'affaire Pharmacia indique que, à l'instar du juge Richard, le juge Wetston estimait que la Règle 1618 s'appliquait à des instances de cette nature. Effectivement, voici comment il s'exprime à la page 8 :

         Premièrement, je suis d'avis que la règle 1618 régit l'attribution des dépens dans les instances introduites sous le régime du Règlement.         

     Je suis d'accord avec lui. Il est préférable de décrire les instances fondées sur le Règlement comme des litiges privés1. Par conséquent, il est difficile de comprendre pourquoi le principe sous-jacent à la Règle 1618, qui vise à permettre à des personnes de contester les décisions rendues par des tribunaux administratifs fédéraux sans risquer d'être ruinées par les frais (voir l'arrêt Friends of the Island c. Canada (ministre des Travaux publics), 131 D.L.R. (4th) 285 (C.A.F.)), pourrait s'appliquer en l'espèce. Néanmoins, il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire [voir l'arrêt Pharmacia c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, 58 C.P.R. (3d) 209, p. 215 (C.A.F.) et les autorités citées à la lettre c)] et la Cour ne peut agir sans tenir compte des textes législatifs et réglementaires. La Règle 1618 s'applique donc en l'espèce et des frais peuvent être accordés uniquement pour des raisons spéciales.

     Existe-t-il des raisons spéciales en l'espèce? Même si Apotex semble soutenir dans ses observations écrites que la nature de l'instance fondée sur le Règlement constitue en soi une raison spéciale, elle n'a pas vraiment repris cet argument par la suite. Elle n'aurait pu le faire, car un régime législatif ou réglementaire ne peut constituer en soi une raison spéciale. Un examen des circonstances particulières de l'affaire s'impose.

     L'argument le plus sérieux d'Apotex concerne le fait que, dans la présente affaire, aucune décision sur le fond n'a été rendue. La demande d'interdiction de Merck a été rejetée parce que le délai de suspension prévu au Règlement avait expiré, de sorte que la Cour n'avait plus compétence pour accorder la demande d'interdiction ou pour proroger le délai. Le Règlement énonce une procédure dans le cadre de laquelle la Cour détermine, dans un laps de temps restreint, si une allégation d'absence de contrefaçon de la part du concurrent d'un titulaire de brevet est justifiée ou non. Si la Cour répond par l'affirmative, la demande d'interdiction que le titulaire du brevet a déposée pour empêcher le ministre de donner un avis de conformité au concurrent sera rejetée. Dans le cas contraire, la Cour interdira au ministre de donner un avis de conformité au concurrent. Ces procédures doivent être engagées dans un délai de 30 mois au cours duquel le ministre perd automatiquement le droit, par suite du simple dépôt de la demande d'interdiction, de donner un avis de conformité à moins que ladite demande ne soit rejetée. Apotex soutient que le Règlement vise une décision sur le fond au sujet de la demande d'interdiction. Lorsqu'aucune décision sur le fond n'est rendue, le Règlement aura été invoqué, mais non à l'égard de l'objet qu'il visait au départ.

     À mon avis, cet argument est bien fondé et constitue une raison spéciale d'adjuger des frais aux termes de la Règle 1618 à l'encontre de la partie qui est responsable du fait que l'affaire n'a pas été tranchée sur le fond dans le délai prévu par le Règlement. Ainsi, lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, le titulaire de brevet ne prend pas de mesures pour que l'affaire soit entendue pendant la période au cours de laquelle une décision sur le fond peut être rendue, soit dans les 30 mois suivant le dépôt de la demande d'interdiction, sauf si ce délai est modifié, il aura obtenu une décision interdisant au ministre de donner un avis de conformité à son concurrent, mais il n'aura pas donné suite à cette décision, de façon qu'un jugement sur le fond de l'allégation de contrefaçon soit rendu. À l'inverse, si un concurrent signifie un avis d'allégations donnant lieu à une demande d'interdiction et qu'il cherche ensuite à abandonner ces procédures ou à se désister, le titulaire de brevet aura été forcé de consacrer du temps et de l'argent à la défense de ses droits découlant de son brevet, encore là sans qu'une décision sur le fond soit rendue. À mon avis, ces deux "aberrations" des procédures prévues au Règlement constituent des raisons spéciales justifiant l'octroi de frais. Même s'il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, j'ajouterais que, lorsque le titulaire de brevet ou le concurrent se trouve dans une position particulièrement condamnable dans une instance fondée sur le Règlement, une demande de frais fondée sur des raisons spéciales pourra être accueillie, même lorsque la Cour se prononce sur le fond.

     Un examen de deux arguments que Merck a invoqués au sujet des raisons spéciales s'impose. D'abord, elle soutient qu'elle a toujours voulu faire trancher l'affaire au fond et que l'expiration du délai s'explique par une série d'événements inhabituels, plus précisément une demande de prorogation initiale et une deuxième demande de prorogation que la Section de première instance a accueillie dans les délais, mais que la Cour d'appel fédérale a refusée après l'expiration du délai prévu pour la décision au fond. Je reconnais que les circonstances de la présente affaire sont inhabituelles. Aucun élément de la preuve n'indique que Merck cherchait simplement à retarder la remise d'un avis de conformité à Apotex et qu'elle n'a pris aucune mesure pour faire avancer le dossier parce que sa cause n'était pas valable. Néanmoins, Merck n'a pas cherché à respecter l'objet du Règlement, soit obtenir une décision au fond dans le délai prescrit, et c'est là une raison spéciale d'adjuger des frais.

     En second lieu, Merck soutient que la question de la compétence dont la Cour est investie pour accorder une demande d'interdiction ou de prorogation après l'expiration du délai prescrit par le Règlement est une question nouvelle et controversée qui a été soulevée pour la première fois en l'espèce. Il est vrai que ces questions ont été soulevées pour la première fois dans la présente instance et que les deux parties les ont débattues de façon vigoureuse. Peut-être s'agit-il d'arguments concernant le montant de frais à accorder (et je ne me prononce pas à ce sujet). Cependant, ils n'ont pas pour effet d'"éliminer" la raison spéciale d'accorder des frais aux fins de la Règle 1618. Effectivement, les tribunaux sont régulièrement saisis de questions nouvelles et je ne connais aucune règle générale énonçant qu'en pareil cas, il n'y a pas lieu d'accorder des frais même si, bien entendu, la Cour peut tenir compte de ces facteurs pour exercer son pouvoir discrétionnaire à ce sujet.

     Quant au dernier point, Apotex a fait valoir que la Cour avait déjà exercé son pouvoir discrétionnaire au sujet des frais lorsqu'elle a conclu à l'existence de raisons spéciales justifiant l'octroi d'un montant à ce titre et qu'elle ne devrait pas exercer à nouveau ce pouvoir discrétionnaire sous prétexte qu'il s'agit d'une question nouvelle. Je ne suis pas d'accord. Voici comment le juge Wetston s'est exprimé dans l'arrêt Pharmacia à la page 8 :

         Par conséquent, bien que la Cour ait généralement le pouvoir discrétionnaire d'accorder les dépens, l'exercice de ce pouvoir dans la présente espèce est subordonné à la preuve de l'existence de "raisons spéciales".         
     Dans la présente affaire, c'est l'expiration du délai prescrit au cours duquel une décision au fond aurait pu être rendue qui constitue la raison spéciale permettant à la Cour d'accorder des frais. Cependant, la Cour doit encore exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à la Règle 344 des Règles de la Cour fédérale en ce qui a trait au montant des frais en question.
     Existe-t-il des raisons d'accorder des frais et dépens sur la base procureur-client? Apotex a demandé un montant à ce titre en soutenant qu'en raison de l'expiration du délai, toute l'instance est devenue parfaitement inutile. La Cour devrait dissuader les titulaires de brevet de prendre des mesures fondées sur le Règlement dans le seul but d'obtenir une suspension empêchant la délivrance d'un avis de conformité en faveur d'un concurrent et non dans le but, notamment, d'obtenir une décision au fond quant à la demande d'interdiction. À l'instar d'Apotex, je reconnais que, s'il avait été prouvé que la titulaire de brevet voulait, en obtenant un délai, se prévaloir de la suspension prévue au Règlement et non obtenir une décision au fond, il y aurait peut-être eu lieu d'accorder des frais et dépens sur la base procureur-client. Cependant, aucune preuve de cette nature n'a été présentée en l'espèce. Effectivement, c'est Merck qui tentait de faire trancher la question au fond et c'est Apotex qui a fait valoir que celle-ci n'avait pas droit à cette décision en raison de l'expiration du délai. Dans les circonstances, des frais entre parties seulement devraient être accordés.
     Par conséquent, j'estime que des raisons spéciales existent et qu'une ordonnance accordant des frais à Apotex peut être rendue. À la demande de Merck, l'affaire est ajournée afin que les parties puissent, en se fondant sur les présents motifs, en arriver à un règlement quant au montant des frais. Si elles ne peuvent y parvenir, une conférence téléphonique aura lieu avec la Cour le lundi 30 juin 1997 à 9 h pour fixer la date, l'heure et l'endroit de l'audience ou de la conférence téléphonique qui permettra de déterminer de façon définitive le montant des frais à accorder à Apotex.
                         (S) Marshall E. Rothstein
                             Juge
VANCOUVER (C.-B.)
Le 10 juin 1997
Traduction certifiée conforme         
                         Martine Guay, LL.L.

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :          MERCK FROSST CANADA INC. et

                     MERCK CO., INC.

                     c.

                     LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE

                     ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL et

                     APOTEX INC.

No DU GREFFE :              T-1305-93

LIEU DE L'AUDIENCE :              Halifax (N.-É.)

DATE DE L'AUDIENCE :          12 mai 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE ROTHSTEIN

EN DATE DU :                  10 juin 1997

ONT COMPARU :

     Me Nelson Landry          pour les requérantes

     Me Harry Radomski          pour les intimés

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Ogilvy Renault
     Montréal (Qc)              pour les requérantes

     Goodman, Phillips & Vineberg

     Toronto (Ont.)              pour les intimés

__________________

     1      La protection par brevet pourrait être perçue comme une question d'intérêt public, parce que le monopole accordé à l'inventeur fait partie de "l'échange" entre le public et l'investisseur. En effet, dans l'intérêt du public et de l'ensemble de la société canadienne, il est souhaitable que l'on continue à favoriser l'innovation. Toutefois, dans le contexte du présent litige, le résultat bénéficiera à une seule partie et nuira à l'autre et c'est dans ce sens qu'il est préférable de le décrire comme un litige privé.

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