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Date : 20021121

Dossier : IMM-3389-02

Référence neutre : 2002 CFPI 1209

ENTRE :

                              ASHOT TUNIAN,

NATALIA YEFIMOVNA TUNIAN,

TIGRAN ASHOTOVICH TUNIAN,

VARDAN ASHOTOVICH TUNIAN

                                                               demandeurs

                                    et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                défendeur

                         MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

LE CONTEXTE

[1]                  Les demandeurs, au moyen d'une requête écrite datée du 14 octobre 2002, visent à obtenir une prorogation du délai pour le dépôt d'un affidavit complémentaire, d'une pièce et d'observations écrites additionnelles, jusqu'à ce que le Commissaire à la protection de la vie privée rende une décision concernant la communication du projet de motifs de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, ce projet de motifs étant antérieur à la présentation de certains éléments de preuve.


EXAMEN

[2]             La question en litige en l'espèce concerne une prorogation du délai pour le dépôt d'un affidavit complémentaire accompagné d'observations additionnelles. La prorogation sollicitée est pour une période indéfinie, soit jusqu'à ce que le Commissaire à la protection de la vie privéerende une décision sur la communication du texte d'un premier jet de la décision faisant maintenant l'objet d'une demande de contrôle.

[3]             La Couronne est, du moins en partie, elle-même responsable du problème résultant du fait que l'affaire s'est prolongée au-delà de la prorogation de délai qui avait été accordée aux demandeurs jusqu'en septembre. Malgré les éléments de preuve à l'effet contraire, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a affirmé, le 22 août 2002, qu'il n'existait aucun document additionnel, c'est-à-dire aucun projet de motifs antérieur. La Commission de l'immigration et du statut de réfugié n'a dit toute la vérité que le 12 septembre 2002, lorsqu'elle a admis que, en fait, il y avait un projet de motifs, mais elle a refusé de le communiquer.

[4]             L'avocat des demandeurs a fait une demande au Commissaire à la protection de la vie privée afin d'obtenir le document. Le Commissaire avait antérieurement affirmé que le document n'existait pas. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a déclaré, le 20 septembre 2002, qu'il avait nommé un enquêteur, lequel s'efforcerait d'achever les enquêtes aussitôt que possible.

[5]                  Les demandeurs ont affirmé avec véhémence que le document qu'ils attendaient, un projet de décision, avait été préparé bien avant que tous les éléments de preuve aient été présentés et ils affirment qu'ils n'ont eu aucune possibilité de répondre à ces éléments de preuve.

[6]                  Le premier moyen de défense du défendeur, c'est Bertold c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), une décision non publiée du 31 juillet 1996 rendue dans le dossier IMM-901-96. Dans Bertold, j'ai traité une demande de dépôt d'un affidavit complémentaire qui contenait une preuve document qui avait toujours été accessible au demandeur. J'ai tenté de trouver des circonstances spéciales et des raisons qui auraient permis d'affirmer qu'il était de l'intérêt de la justice de permettre que cette preuve soit déposée, preuve qui, en fait, ne semblait traiter que d'une question qui avait déjà été soulevée et à laquelle une réponse avait déjà été donnée. De plus, au moment de la décision dans Bertold, les Règles de la Cour fédérale ne prévoyaient pas le dépôt d'un affidavit complémentaire. Bien que le critère de l'intérêt de la justice soit toujours actuel, la décision Bertold n'a plus sa raison d'être depuis l'adoption des Règles de la Cour fédérale (1998) et de l'alinéa 312a) en particulier, lequel permet le dépôt d'affidavits complémentaires.

[7]                  Le critère actuel pour l'affidavit complémentaire est établi dans la décision Eli Lily & Co. c. Apotex Inc. (1997), 76 C.P.R. (3d) 15, avec des modifications dans (1997), 77 C.P.R. (3d) 154 et des ajouts dans la décision Nation Wayzhushk Onigum c. Kakeway (2000), 182 F.T.R. 100. Le demandeur qui désire déposer un affidavit complémentaire doit démontrer que :

(viii)           la preuve servira l'intérêt de la justice;


         la preuve aidera la Cour;

    cela ne causera aucun préjudice important ou sérieux à la partie adverse;

    la preuve n'était pas disponible antérieurement;

    permettre le dépôt de la preuve ne retardera pas indûment l'instance.

[8]                  Ni le défendeur, ni les demandeurs n'ont traité de tous ces éléments. La requête n'est pas si importante que les deux parties doivent avoir l'occasion de déposer des documents additionnels, ce qui demanderait simplement du temps à tout le monde. De plus, bien que les éléments n'aient pas tous été abordés dans les observations écrites, les faits et les principes de droit sont suffisamment bien établis pour que je puisse examiner chacun des cinq éléments et rendre une décision.


[9]                  Il serait certainement dans l'intérêt de la justice que l'on montre au grand jour l'existence d'une décision qui aurait été écrite avant que tous les éléments de preuve aient été présentés. Le dossier des demandeurs déposé le 16 septembre 2002 montre clairement que les éléments de preuve aideraient la Cour. Je ne vois pas comment le fait de permettre le dépôt d'un affidavit complémentaire contenant la décision contestée et d'un dossier supplémentaire contenant des commentaires pertinents, causerait soit un préjudice important soit un préjudice sérieux à la partie adverse : tout inconvénient pourrait être traité au moyen des dépens. Il est certain que la décision n'était pas accessible aux demandeurs antérieurement. En fin de compte, bien que l'attente de la décision puisse occasionner un certain retard, je ne perçois pas cela comme un retard indu parce que, comme je l'ai déjà fait remarquer, les autorités de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ont elles-mêmes provoqué ce retard par leurs propres faux-fuyants et leur incapacité à dire toute la vérité, jusqu'à ce qu'elles se soient fait prendre.

[10]         Le défendeur renvoie également à l'affaire Weerasinge c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 22 Imm L.R. (2d) 1, un arrêt de la Cour d'appel fédérale, dans lequel la Cour a examiné, entre autres choses, un projet de décision non publié de la Section du statut de réfugié qui était identique à la décision finale, à l'exception d'un commentaire qu'un des membres de la Commission avait cessé d'occuper sa fonction. Cependant, dans cette affaire, le projet de décision était daté de plusieurs mois après que l'audience du tribunal eut pris fin. Dans cette cause, la Cour d'appel a insisté sur l'article 17 des Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d'immigration. L'article 17 énonçait de façon très précise ce que le tribunal était tenu de produire. L'actuel article 317 des Règles de la Cour fédérale (1998) est plus général, exigeant la production de tout document pertinent. Un projet de décision rédigé avant que tous les éléments de preuve aient été recueillis et déposés, soit un élément de preuve à l'encontre duquel les demandeurs se sont vu refuser la permission de répondre, est sûrement pertinent. Il est donc facile de faire une distinction d'avec Weerasinge.


[11]            Le défendeur soumet ensuite l'argument selon lequel, peu importe le contenu du projet de motifs ou du modèle de motifs préparé par ou pour un tribunal, cela ne soulève pas une appréhension raisonnable de partialité ni ne justifie la production du projet de motifs. En l'espèce, l'avocat du défendeur réfère à l'arrêt Komanov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 7 Admin. L.R. (2d) 135. Le juge Hugessen examinait un modèle normalisé de décisions défavorables s'appliquant à des revendicateurs du statut de réfugié provenant de la Bulgarie, qui était le pays d'origine du demandeur. Il a indiqué qu'un tel modèle de décision défavorable visant une nationalité précise n'était pas à recommander. Il était entendu que le modèle de décision ne constituait pas, dans les faits, une décision d'un tribunal, et encore moins une décision rendue en l'absence de tous les éléments de preuve. Un tel modèle de décision ne devrait pas soulever, comme le juge Hugessen l'a fait remarquer, une présomption de partialité. Cependant, ce qui s'est produit dans l'affaire Komanov était très différent de la présente situation.

[12]            Le défendeur cite également à l'arrêt Henderson c. Sarnia (City) Commissioners of Police, une décision d'appel provenant de l'Ontario et publiée : (1984), 7 D.L.R. (4th) 355 (H.C. Ont.). Dans cette affaire, un chef de police avait rédigé une sanction dans ses motifs de condamnation. Sept jours plus tard, après que des observations eurent été formulées quant à la sanction, le rapport avait été communiqué. La Cour d'appel a noté qu'il s'agissait d'un geste peu judicieux, mais que l'accusé avait eu l'occasion de faire des représentations avant que la peine n'ait été, dans les faits, imposée. L'arrêt Henderson peut être distingué d'avec la présente affaire en ce que les présents demandeurs n'ont pas eu l'occasion de formuler des observations, que ce soit après que le modèle de décision a été écrit ou après que tous les éléments de preuve ont été recueillis par le tribunal.



[13]         J'ai déjà traité du retard en faisant remarquer que la Couronne, elle-même, est responsable d'au moins une certaine partie de ce retard. Il ne reste que le concept selon lequel attendre un redressement en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ne constitue pas un motif pour retarder une décision relativement à une demande d'autorisation présentée en vertu de la Loi sur l'immigration, la Couronne se référant à l'affaire Muthulingam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 14 Imm L. R. (2d) 36, une décision de M. le juge Strayer, maintenant juge à la Cour d'appel. Dans cette affaire, le demandeur visait à obtenir une prorogation de délai au cours de laquelle il avait l'intention de présenter une demande dans le cadre de la Loi sur la protection des renseignements personnels et ensuite, toujours à l'intérieur de cette prorogation, sa demande ayant été traitée, de déposer les renseignements obtenus. M. le juge Strayer a fait référence à la procédure prévue par les Règles de 1993 de la Cour fédérale en matière d'immigration, une procédure analogue à celle des articles 317 et 318 actuels des Règles de la Cour fédérale (1998), exigeant d'un office fédéral, sur demande, qu'il transmette ses documents à la Cour et à la partie requérante, qui est dotée de son propre mécanisme de résolution des conflits quand il y a opposition à la production de certains documents. Étant donné qu'une procédure précise avait été prescrite, le juge Strayer ne croyait pas qu'il était approprié de maintenir l'affaire en suspens jusqu'à ce qu'un recours ait été exercé en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il a ajouté toutefois deux observations. Premièrement, il trouvait anormal que le demandeur n'ait pas reçu d'avis écrit que sa demande d'obtention des documents avait été rejetée. Deuxièmement, il est significatif qu'il n'ait pas formulé explicitement de conclusion quant au degré de communication qui pourrait être exigé concernant le dossier du ministre. Le juge Strayer n'a pas eu à traiter d'un pur mensonge, soit celui fait par un office fédéral déclarant que certains documents n'existaient pas, alors qu'en fait, il était évident qu'ils existaient. En l'espèce, il semblerait que la seule manière d'obtenir les documents, qui n'existaient pas, selon ce qu'affirmait en premier lieu la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, était de retenir l'attention de la Commission au moyen d'une demande présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[14]         Comme l'a fait remarquer la Cour d'appel dans l'arrêt Eli Lily, la question de savoir si cela sert l'intérêt de la justice est un aspect important à considérer lorsqu'il s'agit de documents complémentaires. En fait, cela faisait partie de l'ancien critère concernant les documents complémentaires, invoqué par le défendeur en se référant à la décision Bertold, précitée, selon lequel les documents complémentaires doivent être dans l'intérêt de la justice. Il ne s'agit pas d'un concept qui est nouveau ou qui, en fait, doit un jour devenir périmé, puisque rien ne devrait être fait pour faire naître ne serait-ce qu'un soupçon qu'il y a eu une ingérence inappropriée dans le cours de la justice. En fait, il faut se rappeler le concept selon lequel « la justice doit être rendue et elle doit l'être de façon manifeste » . Bien que le concept soit indubitablement ancien, un rappel classique de ce concept, pour les avocats et les juges du XXe siècle, a été la décision du juge en chef lord Hewart, dans l'arrêt The King c. Sussex Justices [1924] 1 K.B. 256, à la page 259 :

[traduction]

[...] une volumineuse jurisprudence montre qu'il n'est pas seulement de quelque importance mais qu'il est tout à fait primordial que non seulement justice soit rendue, mais que justice paraisse manifestement et indubitablement être rendue. [...] Rien ne doit être fait qui puisse créer le moindre soupçon d'une intervention irrégulière dans l'administration de la justice.

[15]            En l'espèce, le projet de motifs qui a été rédigé avant que les éléments de preuve n'aient été tous recueillis et admis par la Commission, éléments de preuve auxquels les demandeurs n'ont pas eu le loisir de répondre, doit, afin qu'il puisse y avoir apparence de justice, être présenté à la Cour.

[16]         Une prorogation de délai est accordée aux demandeurs à l'intérieur de laquelle ils pourront déposer un affidavit complémentaire et une pièce, soit le projet des motifs, et déposer des observations écrites additionnelles, la prorogation étant de 14 jours après que le projet des motifs a été produit ou que le Commissaire à la protection de la vie privée a rendu une décision, selon la première de ces éventualités. En l'espèce, le délai ne me semble pas être oppressif, étant donné que l'enquêteur nommé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a écrit pour dire qu'il allait [traduction] « s'efforcer d'achever l'enquête aussitôt que possible » .

[17]            Les dépens sont adjugés aux demandeurs, payables à l'issue de la cause.

  

« John A. Hargrave »

______________________________

       Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 21 novembre 2002

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                          COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

                        SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                         AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS LA COMPARUTION DES PARTIES

DOSSIER :                          IMM-3389-02

INTITULÉ :                        Tunian et al. c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                Le 21 novembre 2002

OBSERVATIONS ÉCRITES :   

Phil Rankin                                        POUR LES DEMANDEURS

Banafsheh Sokhansanj                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rankin & Bond                                      POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris A Rosenberg                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

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