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                                                        IMM-197-96

 

 

E N T R E :

 

 

                         SHPETIM DERVISHI,

 

 

                                                        requérant,

 

                                et

 

 

 

 

        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION,

 

 

                                                           intimé.

 

 

                      MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE GIBSON :

 

      Il s’agit de la demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent des revendications refusées (l’agent) en date du 6 septembre 1995 dans laquelle ce dernier a conclu que le requérant ne faisait pas partie de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (la catégorie des DNRSRC) définie au paragraphe 2(1) du Règlement sur l’immigration de 1978[1].

 

      Le requérant est citoyen de l’Albanie.  À l’exception d’un seul, les faits pertinents sont pratiquement identiques à ceux de l’affaire Garcia c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration[2].

 

      Comme dans l’affaire Garcia, la seule question dont je suis saisi, ainsi que l’a définie l’avocate du requérant, est celle de savoir si l’agent, qui a tenu compte d’une preuve extrinsèque sans avoir donné au requérant l’occasion d’y répondre, a manqué d’équité à l’égard de ce dernier dans l’application des procédures.  La preuve en question, tirée d’un document publié par le «U.S. Department of State» intitulé «Country Reports on Human Rights Practices for 1994» et disponible auprès du Centre de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié,  portait sur les conditions qui avaient alors cours en Albanie.

 

      Le seul aspect de cette affaire qui diffère de l’affaire Garcia est le suivant.  Le 14 janvier 1995, le requérant a présenté des arguments à l’agent, dans le cadre de sa demande en vue de faire partie de la catégorie des DNRSRC.  Ces arguments se fondaient sur l’édition de 1993 du document «Country Reports on Human Rights Practices».  Comme je l’ai déjà mentionné, l’agent a rendu sa décision le 6 septembre 1995.  Or, l’édition de 1994 du «Country Reports on Human Rights Practices» est apparue après que le requérant eut présenté ses arguments mais avant que l’agent n’ait rendu sa décision, laquelle était fondée sur la version la plus récente du document et non sur la version dont s’étaient inspirés le requérant et son avocate au moment de la présentation de leurs arguments.

 

      La question se résume alors à celle-ci : bien qu’un certain nombre de mes collègues et moi-même ayons conclu que le fait de se fonder sur des documents mis à la disposition du public et portant sur les conditions ayant cours dans le pays visé n’équivalait pas à se fonder sur une preuve extrinsèque et, par conséquent, ne constituait pas une transgression des règles d’équité applicables dans un tel cas, le fait que l’agent des revendications refusées se soit fondé sur un document publié après que le requérant lui eut présenté ses arguments, document dont, par conséquent, le requérant ne pouvait  évidemment pas disposer au moment de présenter ses arguments, équivaut-il à se fonder sur une preuve extrinsèque?

 

      Dans l’affaire Nadarajah c. Le Ministre de la Citoyenneté[3] et de l’Immigration, le juge Rothstein écrit ce qui suit :

En général, une preuve extrinsèque est une preuve dont les requérants n'ont pas connaissance parce qu'elle vient d'une source externe. Mais le champ de la preuve extrinsèque aux fins des décisions relevant du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration ou aux fins des évaluations du risque en ce qui concerne la catégorie des demandeurs non reconnus n'est pas sans limite. Dans l'affaire Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Dasent, une décision du 18 janvier 1996 de la Cour d'appel fédérale, no du greffe A-18-95, le juge Strayer a estimé que ne constituait pas une preuve extrinsèque la preuve produite par un conjoint à l'occasion d'une entrevue séparée des conjoints, dans un cas où étaient invoquées des raisons d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. En ce qui concerne l'information relative à la situation qui a cours dans un pays, si l'information utilisée par l'agent des revendications refusées est une information à laquelle les requérants n'auraient pu avoir accès, et si cette information est essentielle pour la décision qui est prise, alors je crois qu'il pourrait bien s'agir d'une preuve extrinsèque. Ici cependant, l'information visée était comprise dans les matières dont les requérants savaient qu'il serait tenu compte, et il ne ressort nullement du dossier que cette information n'aurait pu être fournie aux requérants s'ils avaient pris les moyens de l'obtenir. Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une preuve extrinsèque, selon le sens donné à cette expression dans l'affaire Shah c. M.E.I. ... [c’est moi qui souligne]

 

     Dans l’affaire Xavier c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration[4], affaire dans laquelle le juge suppléant Heald arrivait à la même conclusion que le juge Rothstein dans Nadarajah et que moi-même dans Garcia, le juge Heald écrit ce qui suit :

    La question en litige a été examinée par la Section de première instance de la Cour dans plusieurs autres affaires.  Dans l’affaire Quintanilla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (22 janvier 1996), no du greffe IMM-1396-95 (C.F.1re inst.), on s’est appuyé sur la preuve documentaire sur la situation du Guatemala, qui n’a pas auparavant été révélée aux requérants, pour faire une évaluation pour la CDNRSRC.  Le juge Rouleau a conclu que ces documents étaient mis à la disposition du public, et que les requérants étaient bien au courant du recours à cette preuve documentaire sur la situation du pays d’origine.  Il a également conclu qu’«on ne saurait dire qu’ils (les requérants) ne savaient pas que la preuve type sur la situation actuelle au pays d’origine se rapporterait à leurs revendications.» [c’est moi qui souligne]

 

 

     En ce qui concerne la partie de citation soulignée et tirée de la décision Nadarajah, faut-il faire suivre l’expression «... à laquelle les requérants n’auraient pu avoir accès» de l’expression [TRADUCTION] «au moment où les requérants ont présenté leurs arguments à l’agent des revendications refusées» ou encore de l’expression [TRADUCTION] «à tout moment précédant la date à laquelle l’agent des revendications refusées rend sa décision»?  À la lumière des faits en l’espèce, je conclus qu’il est préférable de la faire suivre de la première expression susmentionnée.  En effet, on imposerait aux personnes se trouvant dans la situation du requérant un fardeau trop lourd si on les obligeait à surveiller constamment, à la suite de la présentation de leurs arguments, la publication de toute nouvelle information portant sur les conditions ayant cours dans leur pays d’origine et sur laquelle l’agent des revendications refusées pourrait se fonder pour rendre sa décision, à une date indéterminée, qui peut être imminente, ou encore à un moment survenant,  comme c’est le cas en l’espèce, presque neuf mois après la date de la présentation des arguments.  Par conséquent, je conclus qu’en l’espèce l’agent s’est fondé sur une preuve extrinsèque au sens donné à cette expression dans l’affaire Shah.

 

     L’avocate de l’intimé a souligné, avec raison, qu’en ce qui concerne l’Albanie et les craintes du requérant relatives à ses antécédents personnels, les différences entre l’édition de 1993 du document, sur laquelle le requérant s’est fondé et l’édition de 1994 du même document, sur lequel l’agent s’est fondé, n’étaient pas importantes.  Il se peut bien qu’il en soit ainsi.  Cependant, cela n’a rien à voir avec le fait que l’agent s’est fondé sur de l’information dont le requérant ne pouvait disposer au moment de présenter ses arguments.  Il s’ensuit donc que l’agent s’est fondé sur une preuve extrinsèque et qu’il a ainsi violé rompu son devoir d’agir équitablement envers le requérant en ne lui révélant pas ce fait et en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à la preuve extrinsèque.

 

     À la lumière de l’analyse qui précède, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire, annule la décision de l’agent et renvoie l’affaire à l’intimé  pour qu’il se penche et statue à nouveau sur l’affaire.

 

     La question suivante sera certifiée :

 

Un agent d'immigration qui procède à un examen, conformément aux règles concernant les demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada, contrevient-il au principe d'équité énoncé par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Shah lorsqu'il s'appuie sur une preuve documentaire qui concerne les conditions générales en vigueur dans un pays et qui ne figure pas dans le dossier d'immigration du requérant, sans informer au préalable le requérant de son intention de tenir compte de cette preuve et sans lui donner l'occasion d'y répondre?

 

 

 

 

      "Frederick E. Gibson" 

juge

 

Toronto (Ontario)

le 7 novembre 1996

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme___________________

Bernard Olivier


               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

 

     Avocates et procureurs inscrits au dossier

 

 

 

NO DU GREFFE : IMM-197-96

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :SHPETIM DERVISHI

 

                     - c. -

 

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                     ET DE L’IMMIGRATION

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :LE 6     NOVEMBRE 1996

 

LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE GIBSON

 

EN DATE DU :7 novembre 1996

 

 

 

ONT COMPARU :

                     Marie-Claude Regaud

 

                             pour le requérant

 

 

                     Sadian Campbell

 

                             pour l’intimé

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

                     Lorne Waldman

                     Barrister & Sollicitor

                     281, avenue Eglinton est

                     Toronto (Ontario)

                     M4P 1L3

 

                             pour le requérant

 

 

                     Sadian Campbell

                     Ministère de la Justice

                     2, Place First Canadian

                     bureau 3400, Tour Exchange

boîte 36

                     Toronto (Ontario)

                     M5X 1K6

 

                     George Thomson  

                     Sous-procureur général du Canada

                    

 

                             pour l’intimé


                     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

 

 

 

 

                     No du greffe :         IMM-197-96

 

 

 

 

                     Entre :

 

 

                     SHPETIM DERVISHI,

 

                                           requérant,

                        et

 

 

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION,

 

                                              intimé.

 

 

 

 

 

 

                     MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

 

 

 

 

 



     [1] D.O.R.S./78-172 (tel que modifié)

 

     [2] 7 novembre 1996, IMM-149-96 (non publié),(C.F.1re inst.)

     [3] 14 mai 1996, IMM-3384-95 (non publié) (C.F.1re inst.)

     [4] 1er octobre 1996, IMM-550-96 (non publié)(C.F.1re inst.)

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