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                                                                                                                   T-2812-94

 

 

OTTAWA (Ontario), le 23 juin 1997.

 

 

EN PRÉSENCE DE monsieur le juge MacKay

 

 

ENTRE :

 

                                        RONALD ARTHUR WEDGE,

 

                                                                                                                    requérant,

 

 

                                                              - et -

 

 

                              PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

 

                                                                                                                         intimé.

 

 

 

            À LA SUITE de la demande du requérant en vue d'obtenir un contrôle judiciaire et une ordonnance annulant une décision par laquelle le gouverneur en conseil, par la voie du décret C.P. 1994-1791, daté du 27 octobre 1994, et en vertu du par. 4(4) de la Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants, a révoqué le requérant en tant que membre du Tribunal d'appel des anciens combattants, ainsi qu'en vue d'obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts en compensation de la présumée révocation illicite;

 

 

            APRÈS avoir entendu les avocats des parties le 17 décembre 1996 à Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard), date à laquelle le prononcé de la décision a été remis, et après avoir examiné les arguments présentés à cette occasion;

 

 

                                               O R D O N N A N C E

 

 

            LA COUR STATUE QUE la demande est rejetée.

 

 

 

 

                                                   W. Andrew MacKay    

                                                                 

                                                            J U G E

 

 

 

Traduction certifiée conforme :                                          

 

François Blais, LL.L.


 

 

 

 

 

                                                                                                                   T-2812-94

 

 

ENTRE :

 

 

                                        RONALD ARTHUR WEDGE,

 

                                                                                                                    requérant,

 

 

                                                              - et -

 

 

                              PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

 

                                                                                                                         intimé.

 

 

 

                                         MOTIFS D'ORDONNANCE

 

 

LE JUGE MacKAY

 

            Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision (C.P. 1994‑1791) datée du 27 octobre 1994 et rendue en vertu du paragraphe 4(4) de la Loi sur le Tribunal d'appel des anciens combattants, L.C. (1985), ch. V‑1.2 (la « Loi »), par laquelle le gouverneur en conseil a révoqué le requérant en tant que membre du Tribunal d'appel des anciens combattants.

 

            La demande de contrôle judiciaire repose sur le motif que le gouverneur en conseil :

 

i)a commis un manquement aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale en se fondant sur une enquête partiale et incomplète et en n'accordant pas au requérant une possibilité convenable de se faire entendre;

 

ii)a commis une erreur en déléguant indûment son pouvoir de décision;

 

iii)n'avait pas de motif de révoquer le requérant et a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme de « bonne conduite » en décidant de procéder à la révocation.

 

            En guise de redressement, le requérant cherche à obtenir, premièrement, un bref de certiorari ou une ordonnance, en vertu de l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, dans sa forme modifiée, annulant ou déclarant non valide le décret, et, deuxièmement, les dépens liés à la présente demande.

 

Les faits

            Le 28 mars 1991, par le décret C.P. 1991-616, et sur la recommandation du ministre des Anciens combattants, le gouverneur en conseil a nommé le requérant comme membre du Tribunal d'appel des anciens combattants (le « TAAC »). Selon le décret, cette nomination, faite en vertu de l'article 4 de la Loi, était [TRADUCTION] « à titre inamovible pour un mandat de sept ans, à compter du 1er avril 1991 »[1].

 

            Le texte de l'article 4 de la Loi est le suivant :

 

4.(1) Est constitué un organisme indépendant, le Tribunal d'appel des anciens combattants, composé de six membres dont le président et le vice-président, ainsi que des membres vacataires nommés en application du paragraphe (2).

 

(2) Sur avis en ce sens du ministre, le gouverneur en conseil peut nommer des vacataires lorsqu'il estime que la charge de travail du Tribunal le justifie.

 

(3) Les membres sont nommés par le gouverneur en conseil pour un mandat maximal de sept ans; le mandat maximal des vacataires est de cinq ans.

 

(4) Les membres occupent leur poste à titre inamovible sous réserve de révocation motivée par le gouverneur en conseil.

 

            Au mois de mai ou juin 1993, le requérant a appris que la G.R.C. faisait enquête sur des allégations selon lesquelles lui, et d'autres personnes, avaient pris part à des irrégularités censément liées à une élection générale tenue à l'Île-du-Prince-Édouard en mars 1993. En décembre 1993, la G.R.C. a annoncé que son enquête était terminée et qu'il n'y avait pas de preuves d'infractions, et aucune accusation criminelle ou d'autre nature n'a été portée par la suite.

 

            Plus tard, le 2 mai 1994, le requérant a reçu une lettre de Mme Margaret Bloodworth, du Bureau du Conseil privé, faisant état d'un doute au sujet de la question de savoir s'il pouvait continuer de siéger au TAAC. Le doute en question, selon la lettre, avait trait à la conduite du requérant en rapport avec l'élection provinciale tenue à l'Île-du-Prince-Édouard en 1993. D'après la lettre, les allégations donnant lieu à ce doute étaient que le requérant avait aidé et encouragé deux personnes à voter dans cette élection en sachant qu'elles n'avaient pas le droit de le faire, et que, avant l'élection, il était intervenu pour aider une troisième personne à voter en sachant aussi qu'elle n'avait pas le droit de le faire.

 

            Toujours selon la lettre, au vu de ces allégations le gouverneur en conseil devait décider si la conduite du requérant était compatible avec l'obligation de faire preuve d'une « bonne conduite », ou s'il était justifié de le relever de ses fonctions. La lettre indiquait que le greffier du Conseil privé avait demandé à Mme Bloodworth et à Mme Twila Whalen, présidente du TAAC, d'examiner la conduite du requérant et de faire rapport sur la question.

 

            À la lettre était jointe une copie du compte rendu antérieur d'une enquête sur les circonstances entourant les allégations (le « rapport d'enquête »). C'étaient des enquêteurs privés qui avaient mené l'enquête et établi le rapport pour le ministère de la Justice. Après avoir exposé en détail les allégations donnant lieu au doute relatif à la pertinence que le requérant continue d'exercer ses fonctions, la lettre indiquait à ce dernier qu'en vue de lui donner la possibilité [TRADUCTION] « de faire valoir tout autre fait ou toute autre circonstance dont il faudrait tenir compte, ou de commenter par ailleurs l'exactitude des faits inclus dans le rapport d'enquête », une réunion avait été prévue avec Mme Bloodworth et Mme Whalen pour entendre ce qu'il avait à dire au sujet de la question de savoir si son comportement présumé était compatible avec une bonne conduite.

 

            La réunion en question a eu lieu le 9 juin 1994; y assistaient le requérant, en compagnie de son avocat, ainsi que Mme Bloodworth et Mme Whalen. À cette occasion, le requérant et son avocat ont fait état d'un certain nombre de leurs préoccupations, dont celle d'un éventuel parti pris de la part de Mme Bloodworth et de Mme Whelan, la fiabilité de la preuve fournie par le rapport d'enquête, de même que des objections générales quant à la façon dont l'enquête avait été menée. Un facteur capital qui sous-tendait la préoccupation relative au parti pris possible était lié au fait que le secrétaire d'État aux Anciens combattants, pendant une entrevue réalisée quelque temps avant la réunion du 9 juin à propos des allégations d'irrégularités commises lors de l'élection générale à l'Île-du-Prince-Édouard, avait déclaré publiquement que le Bureau du Conseil privé déciderait sous peu de congédier des auteurs présumés de ces irrégularités. À la suite de la réunion du mois de juin, l'avocat du requérant a soumis des observations écrites à Mme Bloodworth au sujet de la norme appropriée de « bonne conduite ».

 

            En septembre 1994, l'examen de Mme Bloodworth et de Mme Whelan ainsi que leur rapport au Conseil privé (le « rapport Bloodworth-Whalen ») ont pris fin. Par une lettre datée du 19 septembre 1994, le requérant a reçu une copie du rapport et a été invité à répondre à ce dernier en formulant des observations écrites qui, selon la lettre, seraient transmises au gouverneur en conseil pour examen. Le requérant a envoyé des observations écrites datées du 6 octobre 1994, exposant ses préoccupations au sujet de la façon dont l'enquête avait été menée, et plus particulièrement la rédaction du rapport d'enquête, ainsi que les conclusions du rapport final.

 

            Les observations écrites du requérant, le rapport Bloodworth-Whalen, le rapport d'enquête antérieur et les documents connexes ont ensuite été transmis au gouverneur en conseil pour examen. Après avoir analysé l'affaire, ce dernier, par le décret C.P. 1994-1791 daté du 27 octobre 1994, et sur la recommandation du ministre des Anciens combattants, a statué que la conduite du requérant au cours de l'élection provinciale tenue à l'Île-du-Prince-Édouard en 1993 était [TRADUCTION] « incompatible avec le poste qu'il occupe au sein du TAAC », et a ainsi révoqué le requérant en exécution du paragraphe 4(4) de la Loi. Le requérant a été informé de cette décision par une lettre datée du 27 octobre 1994.

 

            Le 24 novembre 1994, le requérant a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil. J'ai entendu la demande à Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard) le 17 décembre 1996, et, à l'issue de l'audience, j'ai remis le prononcé du jugement.

 

Les arguments des parties

            Le requérant fonde sa demande de contrôle judiciaire sur trois motifs principalement. Le premier, fait-il valoir, est qu'il a été victime d'un déni d'équité procédurale dans la façon dont : i) l'enquête a été menée, en ce sens qu'il n'a pas eu une possibilité entière d'être entendu, et ii) le rapport final a été établi, en ce sens que ce dernier s'inspirait dans une grande mesure du rapport d'enquête antérieur, qui contenait des allégations préjudiciables et injustifiées au sujet du requérant, dont des déclarations de la part de témoins qu'on ne lui avait pas donné la possibilité de confronter ou de contre-interroger. En outre, il est allégué que le rapport Bloodworth-Whalen ne reflétait pas tout à fait les préoccupations que le requérant et son avocat avaient soulevées à la réunion de juin 1994.

 

            Le deuxième motif de contrôle judiciaire du requérant est que le gouverneur en conseil a commis une erreur en déléguant indûment son pouvoir de décision à ses subalternes, plus particulièrement en fondant sa décision sur le rapport Bloodworth-Whelan ainsi que sur la recommandation du ministre des Anciens combattants.

 

            Le troisième motif qu'a soulevé le requérant est que le gouverneur en conseil a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme de « bonne conduite ». Il fait valoir qu'au lieu d'appliquer un critère objectif qui ne considère le comportement que dans des aspects qui se rapportent à la charge exercée, le gouverneur en conseil s'est trompé en appliquant une norme « judiciaire » exagérément générale qui porte aussi sur le comportement ailleurs qu'au travail pour déterminer s'il est possible que la confiance du public en l'institution en question soit minée. D'après le requérant, si le TAAC remplit bel et bien une fonction d'arbitrage, il ne s'agit toutefois pas d'un tribunal; ses membres ne sont pas des juges, et, de ce fait, le gouverneur en conseil a commis une erreur en appliquant une norme stricte de « bonne conduite », applicable aux personnes nommées à un poste de juge, ce qui, selon le requérant, ne convenait pas dans les circonstances.

 

            D'après l'intimé, les exigences de l'équité procédurale et de la justice naturelle ne sont pas absolues, mais doivent plutôt être déterminées en fonction d'une démarche contextuelle, qui considère le processus décisionnel en question comme un tout, en tenant compte de la nature de l'organisme décisionnel en question et de la décision à rendre.

 

            Il est allégué, pour le compte de l'intimé, qu'étant donné que le gouverneur en conseil n'est pas un organisme d'arbitrage exerçant des fonctions d'arbitrage, ses procédures ne sont pas soumises aux mesures de protection de nature procédurale qui s'appliquent habituellement au sein des tribunaux. L'intimé allègue que, dans le contexte de l'espèce, vu que l'article 4 de la Loi ne dit rien sur la procédure à suivre, le gouverneur en conseil est tenu seulement de se conformer aux exigences en common law de l'équité procédurale : le requérant doit être mis au fait des allégations qui le concernent et avoir une possibilité équitable d'y répondre. Ces exigences, ajoute l'intimé, ont été clairement remplies en l'espèce, car le requérant a été mis au courant des allégations le concernant et a eu amplement l'occasion d'y répondre, ce qu'il a fait à la réunion du 9 juin 1994, en formulant des observations écrites à la suite de cette réunion, et de nouveau au moyen de ses observations écrites en réponse au rapport Bloodworth-Whalen, dont une copie lui a été transmise avant d'être soumis, avec ses observations écrites, au gouverneur en conseil.

 

            Selon l'intimé, en ce qui concerne la norme de « bonne conduite » à appliquer en l'espèce, lorsque le comportement du titulaire d'une charge publique est en cause, on ne peut pas simplement tracer une ligne arbitraire entre le comportement dont cette personne fait preuve dans le cadre de la charge et celui qu'elle a ailleurs. Toujours selon l'intimé, lorsque l'on détermine si le comportement du requérant correspondait à une « bonne conduite », l'aspect pertinent est celui de la confiance du public, le fait d'examiner les gestes que l'individu a posés en tant que personne et l'effet de cette conduite sur la perception du public. D'après l'intimé, il faut évaluer le comportement en se fondant sur la position, ou la situation publique, de l'individu au sein de la collectivité, plutôt qu'en fonction de l'endroit où le comportement en question a lieu[2], dans le cadre des fonctions liées à sa charge ou ailleurs.

 

            Dans ce contexte, fait valoir l'intimé, la norme qu'il convient d'appliquer à la décision prise par le gouverneur en conseil de destituer le requérant du TAAC est celle de savoir si la preuve étaye logiquement la décision et si le processus qui a mené à cette décision était équitable. L'intimé ajoute qu'en l'espèce, la décision du gouverneur en conseil était soutenue par la preuve, et a été déterminée d'une manière qui ne présentait aucune inéquité procédurale.

 

Analyse

            Après avoir pris en considération les arguments que les avocats du requérant et de l'intimé ont soulevés dans leurs observations écrites et présentés dans leurs plaidoyers à l'audience, je suis arrivé à la conclusion qu'il convient de rejeter la demande de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

 

i)Équité procédurale

            À mon sens, il n'y a pas eu de manquement à l'équité procédurale. Le requérant a été mis au courant des allégations le concernant et a eu la possibilité d'y répondre. L'essentiel de ces allégations a été décrit à l'intention du requérant dans la lettre de notification de Mme Bloodworth datée du 2 mai 1994. Leur fondement a été décrit de manière plus complète dans le rapport d'enquête, et les motifs de la mesure prise par le gouverneur en conseil ont été exposés dans le rapport final; ces deux rapports ont été fournis au requérant avec possibilité de les commenter. Le requérant a eu pleinement l'occasion de répliquer aux allégations et aux commentaires exposés dans les deux rapports. Il a eu la possibilité de le faire de vive voix à la réunion du 9 juin, et, par la suite, par écrit, en réponse au rapport d'enquête et, par écrit encore, en réponse au rapport final.

 

            Bien que le requérant fasse mention d'omissions et de lacunes présumées dans le rapport Bloodworth-Whelan, il a eu selon moi la possibilité de traiter des lacunes en question dans les observations écrites qu'il a présentées en réponse. En fait, ses observations écrites ont trait à certaines, au moins, des lacunes perçues pour ce qui était de présenter de manière équitable la position du requérant en rapport avec les allégations d'écart de conduite de sa part. Au moyen de ces observations, le requérant a pu répondre à ce rapport en exposant ses critiques et ses préoccupations comme bon lui semblait. Au moyen de ses observations, le requérant a pu soumettre au décisionnaire les préoccupations qu'il avait. Ces observations ont été soumises, en même temps que le rapport, au gouverneur en conseil. Il n'est donc pas raisonnable, selon moi, de laisser entendre que le requérant n'a pas eu une occasion complète et équitable de soumettre ses commentaires au gouverneur en conseil avant que celui-ci se prononce.

 

            Le requérant a invoqué aussi un déni d'équité procédurale, en ce sens qu'il n'a pas eu l'occasion de contre-interroger des témoins que les enquêteurs privés avaient interrogés durant l'enquête, pas plus qu'il n'a eu une occasion convenable d'être entendu à ce stade-là des procédures. Cet argument, selon moi, n'est tout simplement pas défendable. Cette enquête et l'examen auxquels ont procédé Mme Bloodworth et Mme helan constituaient peut-être bien des étapes importantes dans le processus consistant à considérer l'avenir du requérant en tant que membre du TAAC, mais ces étapes ne constituaient pas un processus d'arbitrage auquel devraient s'appliquer les formalités habituellement associées à une poursuite criminelle, comme un contre-interrogatoire. Le requérant n'avait donc pas le droit de contre-interroger des témoins déjà soumis à un interrogatoire, ou de bénéficier d'une audition complète, officielle et de nature judiciaire de l'affaire. À mon avis, les exigences de l'équité procédurale ont été remplies en l'espèce, en ce sens que le requérant a été mis au courant du fond des allégations formulées contre lui, ainsi que du rapport d'enquête et du rapport final concernant ces allégations, et il a eu une occasion équitable d'y répondre de vive voix, une fois à la réunion de juin 1994, et deux fois par la suite par écrit.

 

ii)Délégation indue

            De plus, selon moi, le gouverneur en conseil n'a pas, comme l'a dit l'avocat du requérant, manqué aux normes d'équité procédurale ou de justice naturelle en se fondant sur les documents établis par des subalternes, comme le rapport Bloodworth-Whelan. Ainsi qu'a fait remarquer l'avocat du requérant, l'équité procédurale ne doit pas être appliquée dans le vide, mais sa teneur déterminée plutôt par le contexte dans lequel une décision particulière est prise.

 

            En l'espèce, après avoir examiné le rapport Bloodworth-Whelan et les observations faites par le requérant en réponse à ce dernier, de même qu'à la suite de la recommandation du ministre des Anciens combattants, le gouverneur en conseil a décidé de révoquer le requérant en exécution du paragraphe 4(4) de la Loi. Ce faisant, le gouverneur en conseil n'a pas délégué indûment à ses subalternes son pouvoir décisionnel. De par sa nature, le gouverneur en conseil - un collège de ministres - est tenu de se fier aux conseils de subalternes et de ministres particuliers pour se prononcer sur la vaste gamme de questions dont il est chargé. La pertinence procédurale de cette dépendance à l'égard de subalternes comme source de conseils a été reconnue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat du Canada et autre[3], où le juge Estey a décrété ce qui suit :

 

Il faut, dans l'évaluation de la technique de révision adoptée par le gouverneur en conseil, tenir compte de la nature même de ce corps constitué. On ne peut priver l'Exécutif de son droit d'avoir recours à son personnel, aux fonctionnaires du ministère concerné, et surtout aux commentaires et aux avis des ministres membres du Conseil, responsables à ce titre, des questions d'intérêt public soulevées par la requête, que ces questions soient de nature économique, politique, commerciale ou autre.

 

            Je conclus donc que dans les circonstances, le gouverneur en conseil n'a pas commis d'erreur procédurale ou de délégation de pouvoir irrégulière en se fondant sur les observations et les conseils de ses subalternes pour arriver à la décision de révoquer le requérant en qualité de membre du TAAC.

 

iii)Norme de « bonne conduite » (good behaviour)

            Je rejette aussi l'argument invoqué par le requérant, à savoir que le gouverneur en conseil a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme de « bonne conduite » au moment d'examiner le comportement du requérant, le fondement du « motif » trouvé pour révoquer ce dernier. À mon sens, la décision prise par le gouverneur en conseil de relever le requérant de ses fonctions parce que son comportement ne cadrait pas avec une « bonne conduite » ne comportait pas d'erreur susceptible de contrôle.

 

            Bien que les membres du TAAC occupent leur poste « à titre inamovible » (« during good beahaviour », selon le texte anglais de la Loi), le paragraphe 4(4) de la Loi autorise de manière générale le gouverneur en conseil à procéder à une révocation « motivée » d'un membre du TAAC. C'est là une décision de nature discrétionnaire que prend le gouverneur en conseil, en exerçant le pouvoir que lui délègue le législateur. La Loi ne comporte aucune définition ou norme qui s'applique à un « motif » ou une « bonne conduite »; toutefois, le paragraphe 4(4) autorise le gouverneur en conseil à user de son pouvoir discrétionnaire pour procéder à la révocation motivée d'un membre du TAAC.

 

            À mon sens, aucune preuve n'indique que le gouverneur en conseil a exercé indûment son pouvoir discrétionnaire en l'espèce. Pour déterminer si le titulaire d'une charge publique satisfait à la norme de bonne conduite qui est requise pour continuer d'exercer ses fonctions, le Cabinet, c'est-à-dire, le gouverneur en conseil, doit examiner le comportement de cette personne afin d'évaluer s'il est compatible avec le degré d'intégrité que le gouverneur en conseil juge nécessaire pour préserver la confiance du public dans les institutions fédérales et le processus fédéral de nominations.

 

            En l'espèce, la décision du Cabinet de révoquer le requérant était fondée sur une analyse des observations du requérant, ainsi que du rapport Bloodworth-Whelan. Au vu de cette preuve, le gouverneur en conseil a jugé que le comportement du requérant au cours de l'élection provinciale tenue à l'Île-du-Prince-Édouard en 1993 était incompatible avec l'obligation de faire preuve de la « bonne conduite » (« good behaviour ») dont dépendait sa nomination en tant que membre du TAAC. La Cour n'a aucune raison d'intervenir à l'égard de cette décision à moins qu'il soit évident que le gouverneur en conseil s'est fondé sur un principe erroné ou a agi de manière inique, sans tenir compte des éléments de preuve soumis.

 

            L'argument soulevé par l'avocat du requérant, à savoir que le Cabinet a appliqué à tort une [TRADUCTION] « norme judiciaire [de] bonne conduite » au comportement du requérant, n'est tout simplement pas défendable, selon moi. La question que devait trancher le gouverneur en conseil était de savoir si la conduite du requérant était compatible avec l'obligation de faire preuve d'une bonne conduite (« good behaviour »), aux termes de l'article 4 de la Loi. Comme je l'ai mentionné plus tôt, la Loi elle-même ne comporte aucune norme ou définition relative à une bonne conduite (« good behaviour ») ou à un motif (« cause »). Au lieu de cela, le libellé du paragraphe 4(4) confère au gouverneur en conseil le vaste pouvoir discrétionnaire de révoquer un membre du TAAC à quelque moment que ce soit pour motif valable. En conséquence, selon moi, pour déterminer s'il existe un « motif », le gouverneur en conseil a le droit d'évaluer si le comportement du requérant était compatible avec les conditions de sa nomination, y compris si, selon lui, ledit comportement était susceptible de miner la confiance du public dans l'institution fédérale à laquelle le requérant avait été nommé.

 

            En tant que membre nommé à une charge publique comportant des fonctions de nature quasi-judiciaire, le requérant avait été mis par le gouverneur en conseil dans une situation de confiance vis-à-vis du public. Pour préserver cette situation, le titulaire d'une telle charge est tenu de se conformer à l'obligation de faire preuve d'une « bonne conduite » et est soumis à la condition qu'en tout temps, le gouverneur en conseil peut le révoquer pour motif valable. À mon sens, vu la position de confiance qui est conférée aux personnes nommées à un office fédéral, y compris le Tribunal d'appel des anciens combattants, ainsi que l'influence qu'exercent ces personnes en tant que représentants de cet office sur la perception des citoyens, il n'appartient pas à la présente Cour de restreindre la portée du pouvoir discrétionnaire que le législateur confère au gouverneur en conseil. À mon avis, la question de savoir s'il convient dans une situation donnée d'évaluer le comportement de personnes nommées uniquement en ce qui concerne les activités menées dans le cadre des fonctions d'une charge est un aspect qui relève du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil. En l'espèce, il était loisible à ce dernier de prendre en considération les activités extérieures du requérant, autres que celles se rapportant directement à son travail, ainsi que la perception qu'avait le public de ces activités, pour déterminer si son comportement était compatible avec la « bonne conduite » qu'exigeait ce poste. Comme l'a déclaré mon collègue, le juge Rouleau, dans l'arrêt Procureur général c. René Cormier[4] :

 

En tant que titulaire d'une charge publique, [le requérant] doit agir conformément aux conditions de sa nomination. Sa conduite, tant dans sa vie professionnelle que personnelle, a des incidences sur la façon dont il est perçu par le public.

 

 

Conclusion

            Pour les motifs énoncés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Une ordonnance à cet effet est maintenant rendue.

 

 

                                                      W. Andrew MacKay     

                                                            J U G E

 

OTTAWA (Ontario)

Le 23 juin 1997.

 

 

 

Traduction certifiée conforme :                                            

 

François Blais, LL.L.


                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

N° DU GREFFE :T-2812-94

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :Ronald Arthur Wedge c.

Procureur général du Canada

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :17 décembre 1996

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MONSIEUR LE JUGE MACKAY

 

 

EN DATE DU :23 juin 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Me Sean CaseyPOUR LE REQUÉRANT

 

 

Me Donald J. RenniePOUR L'INTIMÉ

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Stewart McKelvey Stirling ScalesPOUR LE REQUÉRANT

Charlottetown (Î.-P.-É.)

 

 

Me George ThomsonPOUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada



     [1].Le requérant a été nommé la première fois au TAAC le 6 novembre 1989, pour un mandat de trois ans.

     [2].À cet égard, l'intimé se fonde sur l'arrêt Ross c. Conseil scolaire du disctrict n° 15, [1996] 1 R.C.S. 825, où le juge La Forest a traité de la pertinence d'examiner le comportement d'un enseignant « après les heures de travail » au moment de déterminer s'il était approprié dans les circonstances de le congédier. Dans cette affaire, après avoir traité de la position de confiance publique qu'occupent les enseignants, ainsi que de l'importance de leur rôle pour ce qui est de soutenir « la confiance des citoyens dans le système scolaire public en général », le juge La Forest a déclaré ce qui suit à la page 857 du recueil :

 

« Le comportement de l'intermédiaire qu'est l'enseignant doit traduire son adhésion à ces valeurs, croyances et connaissances que le système scolaire cherche à communiquer. Son comportement est évalué en fonction de la position même qu'il occupe, et non en fonction de la question de savoir si le comportement en cause a été adopté en classe ou ailleurs. »

     [3].[1980] 2 R.C.S. 735, à la page 753.

     [4].(1995), 102 F.T.R. 291, à la page 294.

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