Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20041013

Dossier : T-686-04

Référence : 2004 CF 1393

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

OMAR AHMED KHADR, représenté par sa tutrice à l'instance FATMAH ELSAMNAH,

FATMAH ELSAMNAH, MUHAMMED ELSAMNAH et

ABDURHAMAN KHADR

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                     LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Omar Khadr est un citoyen canadien âgé de 17 ans qui est détenu depuis 2002 par le gouvernement des États-Unis en raison de sa participation supposée aux forces d'Al-Quaida en Afghanistan. Il est actuellement incarcéré au camp Delta, à Guantanamo Bay.


[2]                Les demandeurs disent que, durant sa détention, Omar Khadr a été régulièrement interrogé, n'a pas été déféré devant un tribunal indépendant et s'est vu refuser l'accès aux agents consulaires, à un avocat et à sa famille. Les demandeurs affirment qu'il est maintenant menacé de poursuites devant un tribunal militaire, à la suite desquelles il pourrait être condamné à mort pour des événements qui se sont déroulés lorsqu'il était en Afghanistan.

[3]                La demande portant le numéro du greffe T-686-04 a été déposée par la famille d'Omar Khadr afin de forcer le gouvernement à lui fournir des services consulaires et diplomatiques. La famille soutient que, parce qu'il n'a pas fourni les services en question, le ministre a agi d'une manière contraire à la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. 1985, ch. E-22 (la LMAECI) et a ignoré les droits conférés à Omar Khadr et à sa famille par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[4]                En réponse à une requête en radiation de la demande au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action, la Cour a ordonné, entre autres, ce qui suit, le 18 août 2004 :

1.        Les portions de l'avis de demande qui concernent l'entrevue d'Omar Khadr et qui font état de contraventions à la Charte fondées sur le fait que le ministre n'a pas fourni de services consulaires ou autres à Omar Khadr sont radiées.

2.         L'avis de demande, dans la mesure où il concerne les allégations des demandeurs fondées sur l'article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, suivra son cours, à l'exception des allégations se rapportant à des instruments internationaux autres que la Convention de Vienne sur les relations consulaires.

[5]                Le demandeur a maintenant déposé, en application de l'article 4 des Règles, une requête pour que soit rendue une ordonnance enjoignant à M. Gar Pardy, ancien directeur général des affaires consulaires au ministère des Affaires étrangères et auteur du livret « Guide à l'intention des Canadiens emprisonnés à l'étranger » , de se présenter devant la Cour pour y être interrogé sous serment par les avocats des parties à l'instance.

[6]                Le demandeur affirme que la présence de M. Gar Pardy est nécessaire pour les fins suivantes :

a)          il dira si la Convention de Vienne sur les relations consulaires fait partie intégrante du droit international coutumier et donc de la common law du Canada;

b)          il dira ce que sont les pratiques du ministère des Affaires étrangères en matière consulaire; et

c)         il témoignera de ce qu'il sait personnellement des mesures prises par le ministre des Affaires étrangères pour fournir des services consulaires au demandeur.

[7]                Le demandeur expose ainsi la raison d'être de sa demande :

[traduction]

6. Dans les motifs de la Cour datés du 18 août 2004, la nature de la preuve d'expert que les demandeurs sont tenus de produire aux fins de la présente procédure était décrite ainsi :


Plus précisément, l'arrêt LaGrand (Allemagne c. États-Unis d'Amérique), [2001]_ C.I.J. 3 (27 juin 2001), prononcé par la Cour internationale de justice, énonce que la Convention de Vienne accorde aux individus le droit de recevoir les services sollicités par les demandeurs en l'espèce. Il convient également d'accorder aux demandeurs la possibilité de présenter des preuves montrant qu'est apparue une coutume internationale à l'égard de la prestation de certains services consulaires. Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [2004] A.C.F. n ° 1391 (1re inst.), au paragraphe 27. [Non souligné dans l'original] [onglet 7]

7. M. Gar Pardy a informé l'avocat des demandeurs que, à sa connaissance, il est la seule personne au Canada qui soit en mesure de témoigner à propos d'une coutume internationale portant sur la prestation de services consulaires aux personnes emprisonnées à l'étranger.

8. Par ailleurs, comme la Cour ne l'ignore pas, la nature des promesses faites par le ministre des Affaires étrangères dans la publication intitulée « Guide à l'intention des Canadiens emprisonnés à l'étranger » est un aspect central de cette procédure. M. Pardy a informé l'avocat du demandeur qu'il est l'auteur de cette publication. Il serait donc en état d'indiquer à la Cour la pratique du gouvernement du Canada et d'autres gouvernements en ce qui a trait aux services qui y sont mentionnés.

9. Finalement, M. Pardy a informé l'avocat des demandeurs que, jusqu'à son départ à la retraite en novembre 2003, il était le fonctionnaire du gouvernement canadien responsable au premier chef de tous les moyens pris pour fournir des services consulaires à Omar depuis la date de sa capture, et cela tant avant qu'après sa mise en détention à Guantanamo Bay. Le point central de la présente procédure est celui de savoir si les moyens en question ont été suffisants ou non.

[8]                Le demandeur fait aussi valoir que, puisque les Règles de la Cour fédérale ne renferment aucune disposition portant sur l'interrogatoire de témoins dans une demande de contrôle judiciaire, il faut alors s'en rapporter à la « règle des lacunes » et aux règles provinciales de procédure. Il signale l'article 230 des Règles de l'Ontario et les articles 266 et 267 des Règles de l'Alberta. Il cite aussi Brown et Evans, Judicial review of Administrative Action in Canada, 1999, au paragraphe 6:5530, où l'on peut lire ce qui suit :


[traduction]

6:5530     Interrogatoire d'un témoin

Un témoin peut être assigné à comparaître pour déposer sous serment au soutien d'une demande de contrôle judiciaire470, et le procès-verbal de cette déposition devra être versé dans le dossier de demande. Ce droit cependant souffre certaines limites. Ainsi que l'a fait observer la Cour d'appel de l'Ontario :

Il existe un droit apparent de recourir à un interrogatoire selon la règle 39.03 pour une demande de contrôle judiciaire, et la partie qui demande l'interrogatoire n'est pas tenue de prouver des faits au préalable. Cependant, puisqu'il n'y a dans une demande de contrôle judiciaire aucun droit général à un interrogatoire préalable, la partie qui signifie un avis d'interrogatoire peut être tenue de préciser le champ de l'interrogatoire proposé. Les sujets qui seront abordés dans l'interrogatoire doivent intéresser un moyen qui justifierait un contrôle judiciaire. La preuve ne doit pas être exclue par une loi. L'interrogatoire proposé ne sera pas autorisé s'il est utilisé à des fins irrégulières ou si l'interrogatoire ou la demande de contrôle judiciaire est susceptible de constituer un abus de procédure. Lorsque l'on se propose d'interroger un membre d'un tribunal administratif ou un cadre supérieur de ce tribunal bien au fait du processus décisionnel, le droit de conduire l'interrogatoire doit être tempéré par le principe du secret des délibérations. L'interrogatoire ne sera pas autorisé à moins que la partie qui le propose ne puisse prouver, d'une manière précise et objective, qu'il y a lieu de craindre qu'un droit a été dénié. Les interrogatoires fondés sur des conjectures ou de simples suppositions ne seront pas autorisés471.

[9]                Le défendeur s'oppose à cette demande en faisant valoir que, selon les Règles, les demandes de contrôle judiciaire doivent être instruites sur la base de preuves par affidavit, sauf l'exception prévue par l'article 316 lorsqu'il y a des circonstances particulières. De telles circonstances n'ont pas été établies.

[10]            À mon avis, cette demande ne peut être accueillie, et cela pour plusieurs raisons.

[11]            D'abord, l'affidavit produit au soutien de la demande n'est pas acceptable. Il est établi sous serment par l'assistante juridique des demandeurs, qui rapporte ce que l'avocat du défendeur lui a dit à propos de conversations qu'il a eues avec un certain M. Lee et avec M. Pardy. Il s'agit là d'un double ouï-dire, qui va à l'encontre des dispositions de l'article 81 des Règles.

[12]            Deuxièmement, la règle des lacunes est une règle de dernier recours, qui ne doit être invoquée qu'après que sont épuisées toutes les autres possibilités. Il faut partir du principe que les règles constituent par elles-mêmes un code complet et qu'elles offrent les outils nécessaires pour disposer de tous les aspects qui sont susceptibles d'être soumis à la Cour. Ainsi que le faisait observer le juge Walsh dans l'affaire Les Moulins Maple Leaf Ltée c. Le « Baffin Bay » [1972] C.F. 1097.


5. J'ai cependant de la peine à croire que la Cour ait omis par mégarde d'inclure une règle ou un ensemble de règles de cette importance. À mon avis, le juge présidant l'audience ne devrait pas se fonder sur les termes de la Règle 5, savoir, « lorsque se pose une question non autrement visée par une disposition d'une loi du Parlement du Canada ni par une règle ou ordonnance générale de la Cour » pour établir une règle applicable aux circonstances particulières d'une espèce si, de propos délibéré, on n'a pas inclus une règle générale de ce genre dans les Règles de la Cour. Le pouvoir d'établir les règles de la Cour se trouve inscrit à l'article 46 de la Loi sur la Cour fédérale qui donne aux juges, sous réserve de l'approbation du gouverneur en conseil, le pouvoir d'établir des règles générales. Ces règles, ordonnances et modifications sont publiées dans la Gazette du Canada et doivent être déposées devant les deux Chambres du Parlement. C'est donc de manière restrictive qu'il convient de faire application de la Règle 5, en l'utilisant seulement pour suppléer à des règles ou ordonnances générales afin de résoudre un problème d'application qui n'avait pas été prévu ou qui était imprévisible au moment de la rédaction des règles générales. J'ai examiné de près les arrêts que l'on m'a cités et dans lesquels il était fait application de ce qu'on appelle la règle de la « lacune » et c'est le sens général de leurs conclusions. Que la saisie avant jugement constitue une simple mesure de procédure ou, comme le prétend la défenderesse, la Global Navigation Limited, la création d'un nouveau droit fondamental en faveur de la demanderesse, il est certain que le résultat serait l'introduction dans les Règles d'une nouvelle et importante procédure dont l'absence pourrait dans certains cas, tel que la présente affaire, causer un grave préjudice à la demanderesse, mais dont l'existence pourrait également causer un grave préjudice à la défenderesse contre qui on l'invoque. Par conséquent, je ne pense pas qu'il s'agisse tout simplement de créer une procédure pour l'application d'une mesure déjà prévue par la loi ou par les Règles. Après mûre réflexion, après avoir entendu les arguments présentés par les avocats des deux parties et examiné la jurisprudence se rapportant à notre affaire, je suis contraint de conclure qu'une telle procédure, si souhaitable soit-elle, doit être, le cas échéant, consacrée par une règle générale et non par une ordonnance faisant jurisprudence et rendue par un juge pour s'adapter aux circonstances d'un cas particulier.

[13]            Ces observations s'appliquent également à la présente affaire. Les règles constituent un code complet qui permet de disposer des demandes de contrôle judiciaire. Les règles principales sont les suivantes :

Règle

Demandes de contrôle judiciaire d'une décision administrative                   300

Avis de demande                                                                                         301, 302, 304

Avis de comparution                                                                                   305

Dossier du demandeur                                                                                 309

Dossier du défendeur                                                                                   310

Témoignages                                                                                                316

Affidavits                                                                                                    306, 307

Affidavits additionnels et contre-interrogatoires sur tels affidavits            308, 312

Demande de documents à l'office fédéral                                                    317-319

La Cour estime que le dossier du demandeur est incomplet    313

Conclusion de l'audience                                                                             392 et suivantes

[14]            Étant donné que la règle des lacunes est une règle de dernier recours, cette règle ne doit pas être invoquée si la preuve peut être trouvée ailleurs.

[15]            En l'espèce, le demandeur n'a pas établi qu'il ne peut pas obtenir de sources autres que M. Pardy la preuve permettant de dire si la Convention de Vienne sur les relations consulaires est aujourd'hui partie intégrante du droit international coutumier et donc partie intégrante de la common law du Canada, et de dire ce que sont les pratiques du ministère des Affaires étrangères en matière consulaire.

[16]            La preuve relative aux mesures prises par le ministre des Affaires étrangères pour fournir des services consulaires au demandeur peut très bien figurer dans le dossier du tribunal, lequel peut être obtenu en application des règles 317 à 319. Une preuve additionnelle peut aussi être obtenue au moyen d'une demande présentée en vertu de la Loi sur l'accès à l'information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[17]            Par conséquent, cette demande est soit inutile, soit prématurée. Après avoir épuisé les recours prévus par les règles et pris les mesures susmentionnées, le demandeur pourra déposer une autre demande en application de la règle des lacunes, aux conditions suivantes :

a)          elle est appuyée par un affidavit en règle;

b)          la preuve montre que les documents ne peuvent tout probablement pas être obtenus d'une personne autre que M. Gar Pardy; et


c)          les renseignements qui seront demandés à M. Gar Pardy sont, dans leur nature et leur étendue, adéquatement circonscrits dans la demande.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que cette demande soit ajournée sine die.

Le demandeur pourra, moyennant un avis de 10 jours, déposer une autre demande selon l'article 4 des Règles, et sous réserve des conditions énumérées au paragraphe 17 des motifs susmentionnés.

                                                                 « Konrad von Finckenstein »          

                                                                                                     Juge                             

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                    T-686-04

INTITULÉ :                   Omar Ahmed Khadr, représenté par sa tutrice à l'instance Fatmah Elsamnah, Fatmah Elsamnah, Muhammed Eslamnah et Abdurhaman Khadr c. Le Ministre des Affaires étrangères

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 7 OCTOBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS : LE 13 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

Dennis Edney                                                    POUR LES DEMANDEURS

Nathan Whitling

Doreen Mueller                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Robert Drummond

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edney, Hattersley & Dolphin                                          POUR LES DEMANDEURS

Edmonton (Alberta)

Parlee McLaws LLP                                         POUR LES DEMANDEURS

Edmonton (Alberta)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.