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Date : 19990309


Dossier : T-1989-93



ENTRE :


KODAK,

demanderesse,



et



RACINE TERMINAL (MONTREAL) LTD.,

défenderesse.




MOTIFS DE L'ORDONNANCE



LE JUGE TREMBLAY-LAMER :


[1]      Il s'agit d'une requête en jugement sommaire présentée en vertu des Règles 213 et suivantes des Règles de la Cour fédérale, 19981.

[2]      La présente action s'inscrit dans le contexte du droit maritime. Le litige porte sur l'expédition de marchandises de Felixstowe, au Royaume-Uni, à Rochester, New York, via le port de Montréal.

[3]      Racine Terminal (Montreal) Ltd. (la « défenderesse » ) est un opérateur de terminal dans le port de Montréal. Kodak Export Limited, Eastman Kodak Company et Eastman Kodak International Finance BV (les « demanderesses » ) étaient les propriétaires de la marchandise, qui était composée d'un chargement de papier photographique.

[4]      La marchandise a été expédiée en vertu d'un connaissement auquel les demanderesses et la société de transport, Orient Overseas Container Lines (UK) Ltd ( « OOCL (UK) » ) étaient parties.

[5]      Le connaissement contenait une clause selon laquelle la responsabilité de OOCL (UK) pour les pertes de marchandises ou les dommages causés à celles-ci se limiterait à 500 $ par paquet. Les demanderesses n'ont pas souscrit d'assurance supplémentaire pour le chargement.

[6]      Le connaissement contenait aussi une clause standard, connue dans l'industrie sous le nom de « clause Himalaya » , qui devait étendre cette limitation de responsabilité aux opérateurs de terminal et aux débardeurs, entre autres, même si la perte était directement causée par la négligence.

[7]      Dès l'arrivée à Montréal, le chargement a été déchargé par la défenderesse. Lors du processus de déchargement, le grutier a, par mégarde, endommagé le conteneur. Les demanderesses ont prétendu que, vu la nature du produit, la marchandise a subi une perte réputée totale. Ils estiment que leurs dommages s'élèvent à 787 826,87 $.

[8]      La défenderesse admet que le grutier a été négligent et elle accepte sa négligence à cet égard. Toutefois, elle cherche à limiter sa responsabilité en invoquant la protection de la clause Himalaya.

[9]      Compte tenu de l'effet de la clause Himalaya, la défenderesse soutient que sa responsabilité se limite à 500 $ par paquet, soit un total de 15 500 $.

[10]      Il n'existe aucune convention écrite, ni entente de représentation entre OOCL (UK) et la défenderesse qui autorise OOCL (UK) à insérer la clause Himalaya dans le connaissement et, de ce fait, à étendre la limitation de responsabilité à la défenderesse.

[11]      Il existe une convention, datée du 1er août 1981, conclue entre Manchester Liners Limited (MLL) et la défenderesse, qui accorde expressément à MLL le pouvoir d'insérer des clauses Himalaya dans les connaissements au nom de la défenderesse. MLL exerçait auparavant les mêmes activités que OOCL (UK) dans le port de Montréal. La convention prévoit que les cessions de conditions ne peuvent être faites que par écrit2.


[12]      OOCL (UK) a pris en charge les opérations de MLL à un certain moment entre 1983 et 1988, et elle a poursuivi la relation d'affaires avec la défenderesse.

QUESTIONS

     OOCL (UK) est-elle partie à l'entente de 1981 entre MLL et la défenderesse?
     La relation entre OOCL(UK) et la défenderesse est-elle suffisante pour suppléer au fait que la défenderesse n'a pas expressément accordé de pouvoir à OOCL(UK)?

ANALYSE

     Le critère applicable au jugement sommaire

[13]      Les règles applicables au jugement sommaire se trouvent aux Règles 213 et suivantes des Règles de la Cour fédérale, 19983.

[14]      Le critère auquel il faut satisfaire est résumé dans l'affaire Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd.4

         1. ces dispositions ont pour but d'autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu'elle n'estime pas nécessaire d'instruire parce qu'elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire;
         2. il n'existe pas de critère absolu, mais le juge Stone, J.C.A. semble avoir fait siens les motifs prononcés par le juge Henry dans le jugement Pizza Pizza Ltd. c Gillespie. Il ne s'agit pas de savoir si une partie a des chances d'obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d'être examinée par le juge des faits dans le cadre d'un éventuel procès;
         3. chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien;
         4. les règles de pratique provinciales (spécialement la Règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario) peuvent faciliter l'interprétation;
         5. saisie d'une requête en jugement sommaire, notre Cour peut trancher des questions de fait et des questions de droit si les éléments portés à sa connaissance lui permettent de le faire (ce principe est plus large que celui qui est posé à la Règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario);
         6. le tribunal ne peut pas rendre le jugement sommaire demandé si l'ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires pour lui permettre de trancher les questions de fait ou s'il estime injuste de trancher ces questions dans le cadre de la requête en jugement sommaire;
         7. lorsqu'une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l'affaire, parce que les parties devraient être contre-interrogées devant le juge du procès. L'existence d'une apparente contradiction de preuves n'empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire; le tribunal doit « se pencher de près » sur le fond de l'affaire et décider s'il y a des questions de crédibilité à trancher5.

La question principale de la présente action est de savoir si la défenderesse peut bénéficier de la clause Himalaya contenue dans le connaissement entre OOCL(UK) et les demanderesses.

     La clause Himalaya au Canada

[15]      La Cour suprême du Canada a reconnu que les clauses Himalaya faisaient partie du droit maritime canadien dans l'arrêt de principe ITO-International Terminal Operators c. Miida Electronics6. Dans cette affaire, la demanderesse Miida Electronics a poursuivi ITO, l'opérateur du terminal, pour des dommages découlant d'un vol imputable à la négligence de l'opérateur du terminal. ITO a invoqué comme défense la protection d'une clause Himalaya afin de limiter sa responsabilité. La Cour suprême a accueilli le pourvoi, jugeant que les clauses Himalaya font partie du droit commercial et qu'elles donnent effet à l'intention des parties.

[16]      L'acceptation des clauses Himalaya se fonde sur un passage souvent cité des motifs de lord Wilberforce dans l'affaire Scruttons Ltd. v. Midland Silicones7, où il énonce les quatre conditions nécessaires pour rendre exécutoires les clauses Himalaya. Ces conditions se résument comme suit :

     [TRADUCTION]
     1)      le connaissement énonce clairement que ses dispositions limitant la responsabilité visent à protéger le manutentionnaire;
     2)      le connaissement énonce clairement que le transporteur, en plus de convenir par contrat que ces conditions s'appliqueront à lui-même, convient aussi à titre de mandataire du manutentionnaire qu'elles s'appliqueront au manutentionnaire;
     3)      le transporteur a l'autorisation du manutentionnaire, ou peut-être qu'une ratification du manutentionnaire suffira;
     4)      toutes les difficultés concernant la contrepartie provenant du manutentionnaire sont surmontées8.

[17]      En l'espèce, les demanderesses ne contestent que la troisième condition. Elles reconnaissent que les conditions 1, 2 et 4 du critère ci-dessus ont été remplies. Elles affirment que le transporteur OOCL (UK) n'était pas habilité à insérer la clause Himalaya dans le connaissement, et qu'il ne serait pas convenable de permettre à la défenderesse de ratifier la clause après que les dommages ont eu lieu.

[18]      La défenderesse présente l'affidavit de M. Lee Reeves, directeur européen des sinistres pour OOCL (Europe), à l'appui de l'allégation selon laquelle OOCL a « poursuivi » les opérations de MLL, donnant ainsi à OOCL (UK) le pouvoir d'agir à titre de mandataire de la défenderesse.

[19]      M. Reeves soutient que, par le biais d'une série complexe d'ententes, OOCL (UK) a pris en charge les conditions de l'entente de 1981 conclue entre MLL et la défenderesse. En d'autres termes, puisque OOCL(UK) a poursuivi les pratiques commerciales de MLL sans apporter aucune modification notable à la convention conclue entre MLL et la défenderesse, les conditions de l'entente de 1981 devraient encore s'appliquer.

     a)      OOCL (UK) est-elle partie à la présente convention de MLL?

[20]      Les demanderesses font valoir que l'entente de 1981 contient une stipulation expresse selon laquelle la convention ne peut être cédée sans le consentement préalable écrit de l'autre partie. Aucun consentement exprès écrit n'a été obtenu ni donné. De plus, les demanderesses prétendent que MLL et OOCL (UK) sont des personnes morales distinctes et que, sauf en cas de changement de nom ou de fusion, la cession et la novation formelles, ainsi que la signature d'une nouvelle convention, sont les seules façons pour une personne morale de devenir partie à une convention signée par une autre personne.

[21]      Les demanderesses invoquent la preuve produite par la défenderesse pour démontrer que MLL a réellement vendu la partie nord-américaine de son entreprise à ML Containerline Limited ( « MLC » ) et que MLL et MLC ont effectué une novation en ce qui concerne la convention de coordination du Saint-Laurent ( « CCSL » ), à laquelle la défenderesse n'était pas partie9. En tant qu'élément de la novation, la CCSL contenait une clause qui obligeait les parties à signer des contrats immédiatement aux terminaux désignés. Toutefois, il n'existe aucune preuve que MLC ait jamais exécuté cette obligation. MLC a simplement poursuivi ses opérations selon les conditions de la convention de MLL.

[22]      Les demanderesses soutiennent donc que la convention de 1981 n'était plus obligatoire entre MLL et la défenderesse à partir du 31 décembre 1983. De plus, puisque la convention de 1981 ne faisait pas partie de la novation entre MLC et MLL et qu'elle n'a jamais été cédée à OOCL (UK), cette dernière n'est pas non plus partie à la convention. Après avoir étudié attentivement les documents, je suis d'accord avec les demanderesses.

[23]      Selon moi, le défaut de la défenderesse de fournir un consentement préalable écrit pour la cession de la convention, alors qu'il était expressément requis aux termes de celle-ci, fait échec à l'allégation de la défenderesse selon laquelle l'autorité nécessaire a été cédée. De plus, OOCL(UK) et MLL sont en fait des entités juridiques distinctes qui exercent leurs activités de façon indépendante. Une cession écrite constituerait l'unique façon pour OOCL(UK) de devenir partie à la convention de 1981 entre MLL et la défenderesse. En l'absence d'une telle cession, je ne puis accepter que OOCL soit partie à la convention de 1981.

     b) La relation entre OOCL(UK) et la défenderesse était-elle suffisante pour suppléer à l'absence de convention de représentation expresse?

[24]      M. Reeves soutient que la défenderesse a été employée par Orient Overseas (et donc par sa filiale OOCL(UK)) pendant plus de 17 ans. J'ai devant moi une preuve qui appuie cette allégation. De plus, des preuves existent, qui ne sont cependant pas concluantes, que OOCL(UK) faisait exclusivement appel aux services de débardage de la défenderesse à Montréal.

[25]      Cette relation commerciale de longue date, associée au fait que l'industrie du transport utilise unanimement les clauses Himalaya et à l'utilisation presque exclusive des services de débardage de la défenderesse au terminal de Montréal par Orient Overseas, sont des indices de la volonté de la défenderesse que OOCL(UK) insère des clauses Himalaya dans le connaissement et qu'elle-même en bénéficie.

[26]      Il n'existe aucune autre convention de services entre OOCL(UK) et la défenderesse. Par conséquent, la défenderesse semble avoir fourni des services de débardage à OOCL(UK) selon une convention orale.

[27]      En fait, la défenderesse prétend que même si les parties n'avaient pas le droit de céder la convention, il y a eu une novation implicite par laquelle la première convention a été résiliée et une nouvelle convention a été conclue entre OOCL et la défenderesse selon les mêmes conditions.

[28]      Dans l'affaire Irving Oil Ltd. c. Canada10, la Cour d'appel fédérale a traité expressément de la question de la novation implicite d'une convention en présence d'une clause interdisant la cession sans le consentement préalable écrit. Elle a statué que lorsque cette clause est présente dans une convention, la novation doit être faite par écrit. Le juge Ryan déclare :

     Examinons maintenant la clause 17 du contrat qui stipule :
     « Le contrat ne peut être cédé sans le consentement par écrit du Conseil. »
     L'emploi des termes « Le contrat ne peut être cédé » soulève un problème, comme il l'a fait dans d'autres affaires telles que l'arrêt The Queen v. Smith [(1885), 10 R.C.S. 1], par exemple. Cela est dû à ce que le terme « cession » tend à être utilisé, comme je l'ai déjà dit, pour désigner le transfert de droits, non le transfert d'obligations. Manifestement, le mot « cédé » et le mot « contrat » qu'emploie la clause 17 doivent être interprétés dans un sens autre que celui que j'ai mentionné ci-dessus. Le mot « contrat » doit avoir le sens que j'ai indiqué, c'est-à-dire qu'il désigne un ensemble de droits et d'obligations. Le mot « cédé » doit avoir le sens de « transféré » et s'applique à la fois aux droits et aux obligations. Cette clause a pour effet d'exiger le consentement par écrit pour une novation mais non pour une simple cession des avantages. Si ce n'était de cette clause, la novation pourrait se faire oralement. [Non souligné dans l'original.]11

[29]      L'article IX de la convention de 1981 interdit la cession ou le transfert de la convention, en tout ou en partie. Voici le texte du passage pertinent :

     [TRADUCTION] Aucune partie à la présente convention ne saurait céder ou transférer la présente convention, ou la totalité ou une partie des droits que celle-ci lui confère à aucune personne physique, société de personnes ou personne morale sans le consentement préalable écrit de l'autre partie. [Non souligné dans l'original.]12

[30]      En vertu de cette convention, la défenderesse a clairement le droit d'insérer une clause Himalaya dans tous les connaissements. Par conséquent, en l'absence d'un consentement préalable écrit, le libellé de l'article IX n'autorise personne d'autre que MLL à agir à titre de mandataire de la défenderesse.

[31]      Selon l'arrêt Irving Oil Ltd., pour que la novation soit valide, l'article IX de la convention de 1981 exige que celle-ci soit par écrit. Même si une novation pouvait être présumée à partir de la conduite des parties, l'article IX la rendrait nulle.

[32]      Après un examen attentif de la preuve fournie, des arguments des parties et de la jurisprudence pertinente, j'estime qu'il n'y a pas vraiment de question litigieuse.

[33]      OOCL(UK) n'était pas partie à la convention de 1981 et, compte tenu du fait que cette convention contenait une clause qui interdisait de la céder sans consentement préalable écrit, elle ne pouvait faire l'objet d'une novation, selon l'affaire Irving Oil Ltd. Les parties ne sont donc pas liées par les conditions de la convention de 1981, ce qui veut dire que OOCL(UK) n'était pas habilitée à insérer une clause Himalaya dans le connaissement.

[34]      Par conséquent, il n'y a pas de question sérieuse à instruire.

CONCLUSION

[35]      La requête en jugement sommaire est accordée en ce qui concerne la capacité de la défenderesse d'invoquer la limitation de responsabilité en vertu de la clause Himalaya. Le tout avec dépens.

[36]      J'ordonne que les dommages des demanderesses soient évalués par renvoi conformément aux Règles 153 et suivantes.


                     (Sign.) « Danièle Tremblay-Lamer »                                  J.C.F.

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

Le 9 mars 1999



Traduction certifiée conforme


Richard Jacques, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :      T-1989-93

INTITULÉ DE LA CAUSE :      KODAK

     et

     RACINE TERMINAL (MONTREAL) LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :      Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 1er mars 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

EN DATE DU      9 mars 1999


ONT COMPARU :


Mireille Tabib      pour la demanderesse
Andrew Deere      pour la défenderesse


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Stikeman, Elliott      pour la demanderesse

Montréal (Québec)

Marler & Associates      pour la défenderesse

Montréal (Québec)


__________________

1 DORS/98-106.

2 Dossier de requête de la demanderesse, onglet 5, à la page 93A.

3 Précitées, note 1.

4 [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.)

5 Idem, aux pages 859 et 860.

6 [1986] 1 R.C.S. 752.

7 [1962] A.C. 446.

8 Idem, aux pages 473 et 474.

9 Voir en général l'annexe C de l'affidavit de Lee Reeves.

10 Irving Oil Ltd. c. Canada (1984), 52 N.R. 120 (C.A.F.).

11 Ibid., à la page 131.

12 Précité, note 2.

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