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Date : 19990819


Dossier : IMM-6076-98


MONTRÉAL (QUÉBEC), LE 19 AOÛT 1999

EN PRÉSENCE DE Mme LE JUGE TREMBLAY-LAMER


ENTRE :

     SUKHPAL SINGH,

     demandeur,


     et


     LE MINISTRE,

     défendeur.



     O R D O N N A N C E


     La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

     Danièle Tremblay-Lamer

                                     JUGE


Traduction certifiée conforme


Jacques Deschênes






Date : 19990819


Dossier : IMM-6076-98


ENTRE :

     SUKHPAL SINGH,

     demandeur,


     et


     LE MINISTRE,

     défendeur.


     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE JUGE TREMBLAY-LAMER :


[1]      Il s'agit ici d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Section du statut de réfugié (SSR), par laquelle cette dernière a conclu que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]      Le demandeur est un citoyen de l'Inde résidant du Pendjab qui adhère à la religion sikh. Il soutient qu'il craint avec raison d'être persécuté par suite de ses opinions politiques présumées.

[3]      Il soutient avoir été arrêté par la police avec quelques autres jeunes hommes, alors qu'il construisait une estrade dans un temple à Gujjarwal. Il soutient avoir été battu et interrogé au sujet du mouvement terroriste. On l'a libéré le troisième jour, après le versement d'un pot-de-vin, et son nom a été placé sur une liste.

[4]      Le 25 décembre 1995, un employé d'un magasin vendant de l'alcool a été tué dans un village voisin. Le soir même, la police a effectué une descente au domicile du demandeur et l'a mis en état d'arrestation. Il a été emprisonné pendant quatre jours, au cours desquels on l'a questionné au sujet du meurtre et torturé. Il a été accusé d'apporter son aide aux terroristes. Après le versement d'un nouveau pot-de-vin, il a été libéré. À peu près dix jours après sa libération, il a appris qu'un des hommes arrêtés en même temps que lui avait été tué par la police.

[5]      Le 24 avril 1996, la police s'est à nouveau rendue à son domicile, mais il était aux champs. Son frère et son père ont été arrêtés et emprisonnés pendant trois jours, et ils ont été battus. Ils ont été libérés à condition de livrer le demandeur à la police.

[6]      Le demandeur s'est alors caché au domicile de ses grands-parents pendant à peu près un mois, pour ensuite quitter le pays. La police le recherche toujours et il craint qu'à son retour il serait capturé et peut-être même tué.

[7]      La SSR n'a pas mis l'identité du demandeur en question et elle a conclu qu'il n'y avait pas d'incohérence dans son témoignage. Elle a toutefois conclu que certains aspects de son récit n'étaient pas plausibles.

[8]      La Commission a aussi conclu, au vu de la preuve, que si le demandeur retournait en Inde aujourd'hui, il n'y aurait rien de plus qu'une simple possibilité qu'il soit persécuté.

ANALYSE

     La norme de contrôle

[9]      Le demandeur soutient que par suite de l'arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Baker c. M.C.I.1, la présente Cour doit aborder la question de la norme de contrôle.

[10]      Compte tenu de Pushpanathan c. M.C.I.2 et de Baker, la norme de contrôle appropriée doit être déterminée au vu des quatre facteurs suivants : a) la présence ou l'absence d'une clause privative; b) l'expertise de la Commission; c) l'objet de la loi dans son ensemble, et de la disposition en cause; et d) la " nature du problème " : s'agit-il d'une question de droit ou de fait?

[11]      La Loi sur l'immigration3 ne contient pas de clause privative. Cependant, comme l'indique le juge Bastarache, ce facteur n'implique pas en soi une norme élevée de contrôle si les autres facteurs pointent vers une norme peu exigeante.

     L'absence de clause privative n'implique pas une norme élevée de contrôle, si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante4.

[12]      Deuxièmement, la présente instance se distingue de Pushpanathan car la Commission devait évaluer le fondement objectif, ce qui n'est pas une question de droit. En fait, elle devait déterminer si le demandeur serait persécuté en cas de renvoi en Inde. Dans une opinion incidente, le juge Bastarache déclare que cette appréciation relève directement de l'expertise de la SSR :

     L'expertise de la Commission consiste à apprécier de façon exacte si les critères nécessaires pour obtenir le statut de réfugié ont été respectés et, plus particulièrement, à apprécier la nature du risque de persécution auquel sera confronté le requérant s'il est renvoyé dans son pays d'origine5.

L'expertise de la Commission dicte donc une certaine retenue judiciaire.

[13]      Troisièmement, contrairement à la question qui se posait à la Cour dans Pushpanathan, la décision de la Commission dans la présente affaire n'a pas d'application générale non plus qu'elle ne modifie l'objet de la Convention. Il ne s'agit pas ici d'un contexte de nature " polycentrique ", qui affecterait un large éventail de politiques ainsi qu'un grand nombre de personnes. En conséquence, la retenue judiciaire s'impose moins.

[14]      Finalement, la question de savoir si le demandeur serait persécuté en cas de renvoi en Inde est strictement une question de fait, qui est au coeur même de l'expertise de la Commission.

[15]      Prenant en compte tous ces facteurs, comme l'exige l'approche pragmatique et fonctionnelle, et après un examen minutieux des arrêts de la Cour suprême dans Pushpanathan et Baker, je suis d'avis que la norme de contrôle appropriée lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a plus qu'une simple possibilité que le demandeur soit persécuté en cas de renvoi en Inde est celle du caractère manifestement déraisonnable.

[16]      Toutefois, l'adoption d'une approche mettant davantage l'accent sur la retenue judiciaire n'empêche pas la présente Cour d'intervenir s'il y a une erreur évidente, ou si la conclusion de la Commission ne s'appuie pas sur une interprétation raisonnable des faits.

[17]      Dans le cadre de l'approche pragmatique, je suis d'avis qu'il y a une ligne de démarcation très fine entre une décision déraisonnable et une raison manifestement déraisonnable. Dans l'affaire Directeur des enquêtes et recherches c. Southam6, la Cour suprême fonde la différence entre les deux normes sur le caractère évident de l'erreur :

     La différence entre " déraisonnable " et de " manifestement déraisonnable " réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui-ci est alors manifestement déraisonnable. Cependant, s'il faut procéder à un examen ou à une analyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alors déraisonnable mais non manifestement déraisonnable. Comme l'a fait observer le juge Cory dans Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada , [1993] 1 R.C.S. 941, à la p. 963, "[d]ans le Grand Larousse de la langue française, l'adjectif manifeste est ainsi défini: " Se dit d'une chose que l'on ne peut contester, qui est tout à fait évidente " ". Cela ne veut pas dire, évidemment, que les juges qui contrôlent une décision en regard de la norme du caractère manifestement déraisonnable ne peuvent pas examiner le dossier. Si la décision contrôlée par un juge est assez complexe, il est possible qu'il lui faille faire beaucoup de lecture et de réflexion avant d'être en mesure de saisir toutes les dimensions du problème7.

En définitive, la Cour chargée du contrôle devra effectuer un examen approfondi de la décision afin d'évaluer si les motifs de la décision du tribunal sont fondés sur la preuve et de s'assurer qu'ils ne sont pas manifestement illogiques ou irrationnels.

[18]      En l'instance, le tribunal a conclu, en s'appuyant apparemment sur la preuve documentaire, que le demandeur ne serait pas placé dans une situation de risque à son retour parce qu'il n'était pas très connu. Toutefois, l'avocat du demandeur, M. Waldman, a souligné à bon droit qu'au cours de la période décrite dans la preuve documentaire, notamment 1995, alors que la preuve donnerait à penser que les personnes dans la situation du demandeur ne courraient pas de risque, il a été arrêté et battu deux fois.

[19]      De plus, le tribunal n'a pas mis en doute le fait que le demandeur ait été placé sur une liste de police lors de sa première arrestation. À défaut d'une conclusion négative quant à la crédibilité exprimée en termes clairs et précis, un tel fait doit être tenu pour avéré8.

[20]      La preuve documentaire explique la confection des listes de récidivistes, ainsi que le fait qu'une personne est menacée si elle est placée sur une telle liste.

     [traduction]

     Des listes de récidivistes -- personnes fichées par la police -- sont tenues dans toute l'Inde d'après Nair et Brack. Nair a expliqué que si la politique considère qu'une personne peut récidiver, son nom est placé sur une liste de récidivistes et les renseignements sont transmis à d'autres instances.
     Selon Nair, le bureau des renseignements a un réseau centralisé, mais tous les postes de police n'y ont pas nécessairement accès. Toutefois, les dossiers sont constamment tenus à jour. D'après Nair, chaque poste de police a une liste de suspects fichés qui résident dans son secteur. Lorsqu'il y a un incident majeur sur le plan de la sécurité, par exemple l'assassinat de Beant Singh, la police va normalement arrêter toutes les personnes sur la liste. Au cours de l'enquête qui a suivi cet assassinat, Nair déclare qu'à peu près 200 personnes ont été emprisonnées, la plupart étant relâchées après quelques jours.
     Nair a expliqué que ce système est utilisé partout en Inde. Il a donné l'exemple d'une grève hypothétique à Bombay. Selon Nair, avant la grève la police pourrait arrêter un grand nombre des personnes qui se trouvent sur sa liste de récidivistes, afin que les criminels présumés ne puissent pas utiliser la grève comme une occasion de commettre un vol de banque ou un autre crime. À la fin de la grève, ces personnes seraient relâchées.
     D'après Nair, le fait d'être sur une liste de récidivistes ne veut pas dire qu'on est recherché activement. Mais cela suppose qu'on est menacé. Les personnes fichées par la police doivent normalement se présenter à la police de façon assez régulière et, selon Nair, elles sont vite connues des autorités lorsqu'elles déménagent. Nair a déclaré que le réseau de sécurité en Inde est assez lâche, mais qu'il peut être efficace si la police le désire9.

[21]      À mon avis, la Commission a agi de façon illogique en concluant qu'il n'y a rien de plus qu'un simple risque de persécution, sans autrement s'en expliquer, alors que la preuve documentaire indique clairement que la liste constitue bel et bien une menace et que le demandeur a été arrêté deux fois durant la période en cause.

[22]      Il est clair que la Commission n'a pas tenu compte de la preuve documentaire, ou qu'elle l'a fort mal interprétée.

[23]      À mon avis, une erreur aussi évidente rend la décision de la Commission manifestement déraisonnable.

[24]      En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.


     Danièle Tremblay-Lamer

                                     JUGE

MONTRÉAL (QUÉBEC)

Le 19 août 1999




Traduction certifiée conforme


Jacques Deschênes

    

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE



Date : 19990819

Dossier : IMM-6076-98



ENTRE :

     SUKHPAL SINGH,

     demandeur,


     ET


     LE MINISTRE,

     défendeur.


    

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

    

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :      IMM-6076-98


INTITULÉ DE LA CAUSE :      SUKHPAL SINGH,

     demandeur,

     ET

     LE MINISTRE,

     défendeur.


LIEU DE L'AUDIENCE :      Montréal (Québec)


DATE DE L'AUDIENCE :      Le 17 août 1999


MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE TREMBLAY-LAMER

EN DATE DU :      19 août 1999


ONT COMPARU :

M. Lorne Waldman          pour le demandeur
Mme Lisa Maziade          pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates      pour le demandeur

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg          pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

__________________

1      Le 9 juillet 1999, C.S.C. (non publiée).

2      [1998] 1 R.C.S. 982.

3      L.R.C. (1985), ch. I-2.

4      Pushpanathan, précitée, à la p. 1006.

5      Ibid., à la p 1017.

6      [1997] 1 R.C.S. 748.

7      Ibid., au par. 57.

8      Hilo c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d), 199, à la p. 201.

9      Dossier du tribunal, pp. 297 et 298 [non souligné dans l'original].

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