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Date : 20000412


Dossier : IMM-1425-00


ENTRE :


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L"IMMIGRATION


demandeur


- et -


YI LE KE


défendeur




MOTIFS DE L"ORDONNANCE


LE JUGE REED

[1]      Le défendeur, qui vient de la province de Fujian, en République populaire de Chine, est arrivé au Canada en bateau avec 189 autres personnes, le 31 août 1999. Le défendeur a présenté une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Le 5 septembre 1999, une mesure d"exclusion a été prise contre le défendeur et il a été mis en détention en vertu de l"article 103.1 de la Loi sur l"immigration.

[2]      Le défendeur a été maintenu en détention et il a comparu à des audiences en révision des motifs de sa détention prévues par la loi, la plus récente ayant eu lieu le 16 mars 2000. Lors de cette révision, l"arbitre a accordé au défendeur une remise en liberté conditionnelle au dépôt d"un cautionnement et assujettie à certaines conditions.

[3]      Le ministre demandeur a déposé une requête le 21 mars 2000 en vue d"obtenir le sursis à l"exécution de l"ordonnance de l"arbitre. Le 21 mars 2000, M. le juge Lemieux a ordonné, sur consentement, qu"il soit sursis de façon provisoire à l"exécution de la décision de l"arbitre jusqu"à ce que le défendeur obtienne les services d"un conseiller juridique et que la Cour puisse décider si un sursis devait être accordé.

[4]      Monsieur le juge Lemieux a aussi ordonné que l"audition de la demande d"autorisation du demandeur et, dans le cas où l"autorisation était accordée, que la demande de contrôle judiciaire soient entendues le 11 avril 2000, à 9 h 30 (par conférence téléphonique, si nécessaire). L"ordonnance prévoyait un échéancier pour le dépôt des documents. En vertu de cette ordonnance, la réponse du demandeur quant à la demande d"autorisation devait être déposée au plus tard le 7 avril 2000. Après avoir lu les observations présentées par les deux parties, j"ai rendu oralement une ordonnance le 10 avril 2000 selon laquelle l"autorisation était accordée. Cette ordonnance a été communiquée aux avocats des deux parties la journée même.

[5]      Le ministre conteste la décision de l"arbitre au motif qu"un manquement aux règles de l"équité a eu lieu quand il n"a pas été permis à l"avocat du ministre de contre-interroger la caution et que, de toute façon, l"arbitre a fondé sa décision sur des suppositions sans qu"il n"existe de preuve suffisante pour appuyer celle-ci.

[6]      Selon ma compréhension de l"argument du ministre, un manquement à un principe de justice naturelle a eu lieu quand le décideur n"a pas permis au demandeur de contre-interroger la caution, étant donné que le décideur a l"obligation de fonder sa décision sur la meilleure preuve disponible, et qu"une partie à un arbitrage a le droit d"examiner la valeur de la preuve fondamentale à l"égard de la décision que l"autre partie a produite.

[7]      Je ne suis pas prête à accepter la prémisse selon laquelle un arbitre est tenu dans tous les cas de permettre le contre-interrogatoire d"une caution. Toutefois, je suis d"avis que dans le présent cas, le fait de ne pas l"avoir permis a effectivement donné lieu à un manquement aux règles d"équité et de justice naturelle.

[8]      Il ressort de la transcription de l"audition que le défendeur ne connaissait pas beaucoup la caution. La caution était un cousin de la mère du défendeur que ce dernier n"avait rencontré qu"une seule fois en Chine, il y a plusieurs années. Le défendeur ne savait pas, par exemple, depuis combien de temps la caution vivait au Canada, ou s"il était marié. Le défendeur a été interrogé à plusieurs reprises au sujet de la relation entre la caution et sa famille, et il a répondu à plusieurs reprises que la caution [traduction ] " était un proche parent de ma mère [...] un cousin ". Quand le numéro de téléphone de la caution a été demandé au consultant en immigration qui représentait aussi bien la caution que le défendeur, il a répondu qu"il ne le savait pas étant donné qu"il avait [traduction ] " fait affaire avec un de ses parents à Toronto ".

[9]      Il ressort de la transcription de l"audition tenue devant l"arbitre que l"échange suivant a eu lieu. L"avocate du ministre a demandé [traduction ] " Et je me demandais s"il y avait une possibilité que M. Yang (la caution suggérée) puisse faire partie de la présente instance ou d"une révision future ", ce à quoi le consultant en immigration du défendeur a répondu [traduction ] " Nous pourrions certainement faire en sorte qu"il puisse être disponible pour une révision des motifs de la détention ou la continuation de la présente instance dans un futur rapproché ". L"avocate du ministre a alors dit [traduction ] " Si c"est le cas, nous demandons à ce que la caution proposée soit disponible dans le futur pour répondre à des questions ".

[10]      Par suite de cet échange, l"avocate du ministre a demandé au défendeur pourquoi cela avait pris autant de temps avant que ce parent ne se manifeste, et il lui a aussi demandé quelle était la nature de sa relation avec la caution. L"arbitre a souligné que la caution était un parent éloigné du défendeur et que cette question était réglée. Vers la fin de l"audition, l"avocate du ministre a demandé :

         [traduction]
         Monsieur l"arbitre, une fois de plus nous demandons que M. Yang soit disponible pour être interrogé quant à sa relation, parce que malgré les efforts du défendeur ce matin, je pense qu"il est nécessaire d"obtenir plus d"information. Et nous demandons que M. Yang se rende disponible avant qu"une offre ne soit déposée ou qu"une sûreté ne soit exigée. Compte tenu de l"instance de ce matin, nous sommes d"avis que la détention du défendeur devrait se poursuivre.
[11]      L"arbitre a répondu :

         [traduction]

         Je vais suspendre. Je reviendrai dans cinq minutes avec ma décision.

À son retour, l"arbitre a dit :

         [traduction]
         [...] en l"absence d"autres observations, je vais rendre ma décision.
         Bien, M. Ke, la représentante du ministre me renvoie aux observations générales se rapportant aux migrants de Fujian, ce qui a aussi été approuvé par votre avocat. Ces observations générales semblent établir un profil quant au phénomène de la migration, de même qu"une liste d"un certain nombre de facteurs expliquant ce qui poussent les gens à venir en Amérique du Nord et à éviter de retourner en Chine.
         Je crois qu"en l"absence d"une importante caution, vous ne pouvez pas être remis en liberté parce qu"il y a de fortes chances que vous tenterez d"éviter de retourner en Chine. Je crois, à votre dernière audition [traduction ] " il serait mieux pour moi que je reste ici, parce que si je retourne en Chine, je serai mis à l"amende [...] je serai condamné et mis en prison, ce sera très difficile pour moi ". Je cite à partir de la page 2 de la révision des motifs de la décision en date du 17 février 2000.
         Une caution a été suggérée, mais malheureuseument, cette personne n"était pas disponible pour être interrogée. Nous ne connaissons pas grand chose de cette personne.
                             [Non souligné dans l"original]

[12]      Après avoir mentionné que la caution était un citoyen canadien, qu"il vivait à Toronto, qu"il avait un emploi et qu"il avait apparemment les 20 000 $ pour déposer un cautionnement, l"arbitre a poursuivi :

         [traduction]
         Il n"est pas contesté que M. Ke et M. Yang, la caution suggérée, soient des cousins. Il n"ont pas d"autre relation, dans le sens d"être amis ou mentors ou proches émotionnellement d"une certaine façon, au sens où nous l"entendons. Ils semblent s"être rencontrés brièvement il y a dix ans.
         [...]
         Le lien semble donc être très ténu. Toutefois, le cousin est un parent par le sang. Nous devons être attentifs aux différences culturelles. Les facteurs émotionnels qui donnent à penser qu"un lien fort existe dans une relation pour les Canadiens peuvent être non pertinents dans la culture chinoise.
         En raison de ce lien du sang, il est possible que le fait de déshonorer M. Yang pourrait faire de la peine à la mère de M. Ke. Peut-être s"agit-il d"une supposition.
         Peut-être s"agit-il d"une supposition de ma part, mais la décision Sahin m"oblige à examiner l"opportunité d"autres solutions possibles que la détention. Et cet arrangement ne m"apparaît pas déraisonnable en soi.
         Par conséquent, j"accepte l"offre de cautionnement, sujette à certaines conditions.

[13]      Vu le manque de preuve quant à la caution, et vu la demande de l"avocate que la caution soit disponible pour être contre-interrogée et l"offre faite par le consultant en immigration pour la rendre disponible, l"arbitre a commis une erreur en rendant une décision sur le fondement que la caution n"était pas disponible pour être interrogée. Ne pas permettre le contre-interrogatoire revient à nier le droit d"examiner la valeur de la preuve présentée par le représentant de la caution, preuve qui était fondamentale à l"égard de la décision.

[14]      Le deuxième moyen sur lequel le ministre demandeur se fonde pour obtenir l"annulation de la décision de l"arbitre est aussi étayé par le dossier. Comme il a déjà été mentionné, il y avait un manque d"information quant à la relation entre la caution suggérée et le défendeur et sa famille. L"arbitre lui-même a reconnu que sa décision se fondait sur des suppositions.

[15]      L"arbitre paraît avoir accordé trop d"attention à une remarque, sortie de son contexte, qui a été faite dans la décision Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) (1994), 85 F.T.R. 99. L"arbitre était conscient du fait que le défendeur était détenu depuis le 31 août 1999. Il a été informé par l"avocat du défendeur que l"avocat ne savait pas exactement quand l"appel du défendeur à la Cour fédérale serait entendu - l"appel était [traduction ] " en suspens ". L"arbitre a indiqué que la décision Sahin l"obligeait à examiner s"il existait d"autres solutions que la détention, en particulier quand cela fait longtemps que la personne est détenue. Cette remarque a été faite dans Sahin , dans le contexte d"une décision où l"arbitre devait tenir compte de l"article 7 de la Charte pour rendre sa décision à l"occasion d"une révision des motifs de la détention. Cet article prévoit qu"il ne peut être porté atteinte à la liberté d"une personne " qu"en conformité avec les principes de justice fondamentale ".

[16]      Monsieur le juge Rothstein a dit dans la décision Sahin que parmi les facteurs qui doivent être pris en considération au moment d"apprécier si la justice fondamentale a été respectée à l"occasion d"une révision des motifs de sa détention, se trouvent : les motifs de détention; la durée de la détention (14 mois dans l"affaire Sahin ); la question de savoir si la personne a elle-même causé une partie des délais; la disponibilité, l"efficacité et l"opportunité d"autres solutions que la détention.

[17]      Je n"interprète pas la décision Sahin comme diminuant les exigences légales imposées à un arbitre par l"alinéa 103(3)b ) de la Loi sur l"immigration. Cet alinéa exige d"examiner, si la personne était libérée, si " elle se dérobera[it] vraisemblablement à l'enquête [...] ou n'obtempérera[it] pas à la mesure de renvoi ". Cet examen doit inclure une évaluation de l"incidence que l"imposition d"un cautionnement aura sur le comportement de la personne détenue. Par conséquent, si la caution est quelqu"un qui a de l"influence sur la personne détenue, ou s"il s"agit d"une personne que la personne détenue ne voudrait pas désavantager financièrement ou socialement en faisant fi du cautionnement, il sera plus facile de conclure que la personne détenue ne se " dérobera vraisemblablement [pas] à l"enquête ". La décision dans Sahin n"avait pas pour objet de supplanter cette analyse.

[18]      Les solutions autres que la détention sont toujours examinées par l"arbitre quand il évalue si la personne devrait ou non être remise en liberté. Aussi, les facteurs énumérés par M. le juge Rothstein dans la décision Sahin , qui pourraient être pertinents lors d"un examen fondé sur l"article 7, ne sont que des exemples de ce qui pourrait être pertinent dans toute affaire. Lorsque la durée de la détention d"une personne fait l"objet d"une considération, il est important que l"arbitre ait des renseignements plus précis que ceux dont disposait l"arbitre dans la présente affaire. Il est important de déterminer, par exemple, les raisons du délai et si la personne elle-même ou son représentant a contribué à le créer.

[19]      Je conclus qu"il y a eu manquement à la justice naturelle vu que l"avocate du demandeur n"a pas pu contre-interroger la caution et que l"arbitre a fondé sa décision sur des suppositions. L"arbitre n"a pas répondu à la question fondamentale, savoir s"il était probable que le défendeur obtempèrerait à une mesure de renvoi s"il était remis en liberté sur la foi du cautionnement qui serait déposé.

[20]      En conséquence, la décision qui fait l"objet du présent contrôle judiciaire est annulée.


(signature) " B. Reed "


Juge

Le 12 avril 2000

Vancouver (C.-B.)


Traduction certifiée conforme


Martin Desmeules, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :                  IMM-1425-00
INTITULÉ DE LA CAUSE :          LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                         ET DE L"IMMIGRATION

                         c.

                         YI LE KE

LIEU DE L"AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)
DATE DE L"AUDIENCE :              Le 11 avril 2000

MOTIFS DE L"ORDONNANCE PAR :      LE JUGE REED

EN DATE DU :                  12 avril 2000



ONT COMPARU :

Mme Mandana Namazi              pour le demandeur
M. Marvin Moses                  pour le défendeur


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada          pour le demandeur

Marvin Moses

Avocat

Toronto (Ontario)                  pour le défendeur
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