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Date : 20020820

Dossier : IMM-2950-00

Référence neutre : 2002 CFPI 891

Ottawa (Ontario), le 20 août 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

JOHN SMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE


[1]    Les faits de l'espèce sont inhabituels; ils peuvent être énoncés brièvement. Le demandeur, qui est citoyen égyptien, et sa famille élargie sont des Coptes. Le demandeur et sa cousine Noha étudiaient tous deux à l'université. Un bon jour, la cousine n'est pas rentrée chez elle. La famille n'a pas pu la trouver tant qu'elle n'a pas reçu un appel téléphonique anonyme disant qu'elle était devant une mosquée. Lorsque la famille est arrivée, elle a trouvé Noha tellement bouleversée que celle-ci n'a pas pu dire ce qui s'était passé. La famille a décidé qu'on ne devrait pas laisser Noha seule, de sorte que le demandeur a commencé à l'accompagner partout.

[2]    La famille a commencé à recevoir des appels téléphoniques de personnes qui demandaient comment allait « Amina » , soit le nom qu'elles avaient donné à Noha. Ces personnes ont ensuite commencé à proférer des menaces en disant qu'elles allaient mettre la main sur Amina et faire en sorte qu'elle se convertisse à l'islam. Une semaine après l'enlèvement de Noha, un homme et une femme se sont présentés chez elle; ils voulaient emmener « Amina » avec eux et ont fait savoir qu'ils s'empareraient de celle-ci d'une façon ou d'une autre. Ils ont dit au demandeur qu'ils s'occuperaient de lui plus tard.

[3]    Le demandeur a ensuite commencé à recevoir des appels anonymes lui intimant de se tenir à l'écart d' « Amina » . À un moment donné, le demandeur et Noha ont été accostés par trois hommes qui ont tenté d'emmener Noha, mais cette dernière ayant crié au secours et le demandeur ayant résisté, ils se sont enfuis. Le demandeur a été blessé. Il s'est caché pendant un certain temps. Il est retourné chez lui, dans un logement différent, mais les appels de menaces ont bien vite recommencé dès qu'il est retourné à la ville.


[4]                 Par la suite, le demandeur a un bon jour répondu à la porte; une femme s'est adressée à lui comme si elle le connaissait fort bien. Le demandeur ayant nié la connaître, la femme l'a accusé d'infidélité et a dit que sa famille s'occuperait de lui. Le demandeur a commencé à recevoir des menaces; on lui intimait d'épouser cette femme et de se convertir à l'islam, à défaut de quoi il serait tué. Après que la famille et le prêtre eurent été consultés, il a été décidé que le demandeur devait quitter l'Égypte. Le demandeur a obtenu les documents de voyage nécessaires; il s'est rendu aux États-Unis où son frère habitait et y est resté pendant environ trois semaines avant de revendiquer le statut de réfugié au Canada, le 25 juillet 1999. Les parents du demandeur se sont rendus avec lui aux États-Unis, mais sont depuis lors retournés en Égypte. Le demandeur déclare qu'aucun autre appel n'a été reçu par la suite à son sujet. Sa cousine et sa famille ont continué à rester au même endroit et, à la connaissance du demandeur, la cousine n'a jamais été attaquée depuis lors.

[5]                 Le demandeur affirme ne pas pouvoir retourner en Égypte, car il craint d'être tué par les intégristes islamiques qui essayaient de recruter de force sa cousine. La SSR s'est demandé pourquoi le demandeur devrait être pris pour cible puisque sa cousine est en liberté et qu'elle est chez elle. Le demandeur affirme que c'est parce que l'on considère qu'il est celui qui s'est immiscé dans le projet, de façon que l'on s'en prend maintenant à lui.


[6]                 Le demandeur signale une multitude d'éléments de preuve documentaire visant à montrer que les autorités égyptiennes n'aident pas la minorité copte lorsqu'elle est persécutée par les intégristes islamiques, même si l'État tente lui-même de limiter le pouvoir des intégristes. Divers éléments de preuve documentaire font état de cas dans lesquels des intégristes s'en sont pris à des Coptes et indiquent que les services égyptiens de police n'offrent pas leur protection à ces derniers. Lorsqu'on lui a demandé s'il s'était adressé à la police pour qu'elle le protège, le demandeur a répondu ne pas l'avoir fait parce que cela ne servait à rien. La position de la police est bien connue.

[7]                 La SSR a conclu qu'à part une incohérence, le demandeur était « un témoin crédible » . La SSR doit donc être convaincue que le demandeur craignait subjectivement d'être persécuté. Toutefois, la SSR a conclu que la crainte du demandeur n'était pas fondée. Elle a jugé invraisemblable que les intégristes continuent à s'en prendre au demandeur alors que sa cousine est chez elle en toute sécurité. La SSR ne pouvait pas comprendre pourquoi le demandeur continuait à être en danger puisque c'est en aidant à défendre sa cousine qu'il avait attiré l'attention des intégristes. Si les intégristes ne s'intéressaient plus à la cousine, ils ne s'intéresseraient certainement plus à lui non plus. En outre, si les intégristes ne s'en étaient pas pris à la famille du demandeur, qui était retournée en Égypte, il n'y avait pas lieu de croire qu'ils s'en prendraient à lui.

[8]                 Voici ce que la SSR a dit au sujet du fait qu'aucune mesure n'avait été prise contre Noha et contre sa famille depuis que le demandeur avait quitté l'Égypte :


Noha et les membres de sa famille immédiate résident également dans l'appartement même où les intégristes musulmans sont d'abord venus la chercher. Ces faits amènent le tribunal à conclure qu'il est absolument invraisemblable qu'il existe une possibilité sérieuse que le revendicateur soit persécuté pour un motif prévu par la Convention - son appartenance à sa famille - s'il retournait en Égypte.

[9]                 La SSR ajoute ce qui suit :

Bien entendu, le revendicateur affirme qu'il craint de retourner en Égypte indépendamment du sort de sa cousine. Il allègue qu'il est devenu la cible des intégristes à cause de son intervention. Le tribunal ne conclut tout simplement pas que sa revendication est fondée.

[10]            La SSR a examiné la preuve documentaire relative à la conversion forcée des chrétiens à l'islam en Égypte. J'ai noté la conclusion d'un expert dont les travaux ont été jugés crédibles. M. Cornelius Hulsman, selon lequel rien ne montre que les jeunes femmes chrétiennes soient contraintes à se convertir à l'islam. Lorsqu'il y a conversion, c'est habituellement parce qu'une jeune femme épouse un musulman, ce qui ne veut pas dire que la conversion a eu lieu sous contrainte.

[11]            Le demandeur affirme que la SSR a interprété sa revendication d'une façon tout à fait erronée; en effet, il affirme que sa revendication est identique à celle qui avait été présentée dans l'affaire Canada c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Le demandeur dit que la SSR a commis une erreur en concluant qu'il était persécuté du fait de son appartenance à un groupe social, à savoir sa famille élargie, et du fait de sa religion. Il allègue être victime de persécution du fait que, par sa conduite, il s'oppose aux intégristes islamiques.


[12]            Il importe de rappeler que M. Ward était un ancien membre de la Irish National Liberation Army (l'INLA), une organisation républicaine terroriste; il revendiquait le statut de réfugié en alléguant que les autorités britanniques ne pouvaient pas le protéger contre l'INLA. M. Ward avait laissé certains otages s'évader plutôt que d'être tués, de sorte qu'une « cour martiale » de l'INLA l'a condamné à mort. Tous s'entendaient pour dire que les autorités britanniques ne pouvaient pas protéger M. Ward contre les menaces que présentait l'INLA. Selon le demandeur, la persécution de M. Ward ne résultait pas de son appartenance à un groupe, mais du fait qu'une organisation terroriste s'en était expressément prise à lui.

[13]            Avec égards, l'analyse que le demandeur a effectuée au sujet de l'arrêt Ward est incomplète. Il est vrai que la Cour suprême du Canada a conclu que la persécution dont M. Ward était victime ne résultait pas de son appartenance à un groupe social, mais plutôt d'une conduite précise :

[79] En outre, je n'accepte pas que la crainte de Ward soit fondée sur son appartenance au groupe en question. À mon avis, Ward faisait plutôt l'objet d'un type de persécution fort individualisée et il ne craint pas la persécution à cause des caractéristiques de son groupe. Ward se sent menacé à cause de ce qu'il a fait à titre individuel, et non expressément à cause de son association. Son appartenance à l'INLA l'a placé dans la situation à l'origine de la crainte qu'il éprouve, mais la crainte elle-même était fondée sur son action, et non sur son affiliation.

[14]            Toutefois, l'analyse de la Cour suprême ne s'arrête pas là. En effet, si c'était le cas, M. Ward n'aurait pas pu faire examiner sa qualité de réfugié puisqu'il n'était pas persécuté pour l'un des motifs reconnus par la Convention. Monsieur le juge La Forest a poursuivi l'analyse et a conclu que M. Ward était persécuté du fait de ses opinions politiques :


[84] [...] Pour Ward, qui croit que tuer des innocents pour réaliser des changements politiques est inacceptable, libérer les otages était la seule solution qui s'accordait avec sa conscience. Le fait qu'il ait ou qu'il n'ait pas renoncé à appuyer les objectifs plus généraux de l'INLA ne change rien à cela. Par ailleurs, cet acte faisait de Ward un traître politique aux yeux d'une organisation militante paramilitaire comme l'INLA, qui appuie le recours à des tactiques terroristes pour réaliser ses fins. L'acte n'était pas simplement un incident isolé dénué de répercussions plus profondes. Aux yeux de Ward et de l'INLA, l'acte avait une importance politique. La persécution que Ward craint découle de ses opinions politiques que reflète l'acte qu'il a accompli.

[15]            L'approche adoptée par le demandeur en ce qui concerne la question des motifs de persécution a permis à celui-ci d'écarter la preuve relative à la situation de sa famille et de la famille de Noha en Égypte ainsi que la preuve documentaire relative à la conversion forcée. Le demandeur allègue être expressément pris pour cible; il affirme que la situation de tiers n'a rien à voir avec le risque qu'il court d'être persécuté.

[16]            À mon avis, le demandeur est aux prises à un dilemme. S'il craint d'être persécuté du simple fait de sa conduite, le demandeur n'est pas un « réfugié » parce qu'il n'est pas persécuté pour l'un des motifs reconnus par la Convention. Dans la mesure où il s'appuie sur l'arrêt Ward, son interprétation de l'arrêt est incomplète. D'autre part, s'il allègue être persécuté du fait de sa religion ou de son appartenance à un groupe social, sa revendication doit être rejetée parce que la SSR a clairement conclu que les allégations du demandeur étaient invraisemblables et dénuées de fondement. La preuve documentaire étaye la conclusion de la SSR qui, de toute façon, n'est pas déraisonnable.


[17]            Dans ses plaidoiries, le demandeur a soulevé un autre argument fondé sur l'arrêt Ward. Sa position était qu'une fois que la SSR croyait qu'il craignait subjectivement d'être persécuté et reconnaissait qu'il ne pouvait pas se réclamer de la protection de l'État, il existait une présomption selon laquelle la crainte était objectivement fondée. Cela serait suffisant pour qu'il soit possible de conclure que le demandeur était de fait un réfugié au sens de la Convention.

[18]            L'argument du demandeur est fondé sur le passage suivant de l'arrêt Ward :

[45] [...] Ayant établi que le demandeur éprouve une crainte, la Commission a, selon moi, le droit de présumer que la persécution sera probable, et la crainte justifiée, en l'absence de protection de l'État. La présomption touche le coeur de la question, qui est de savoir s'il existe une probabilité de persécution. Cependant, je ne vois rien de mal dans cela si la Commission est convaincue qu'il existe une crainte légitime et s'il est établi que l'État est incapable d'apaiser cette crainte au moyen d'une protection efficace. De là à formuler la présomption, il n'y a qu'un pas. Une fois établie l'existence d'une crainte et de l'incapacité de l'État de l'apaiser, il n'est pas exagéré de présumer que la crainte est justifiée.

[Souligné dans l'original.]

[19]            Toutefois, le juge La Forest se rendait bien compte du problème que posent les craintes irrationnelles. Le passage précité permettrait de conclure qu'une personne qui craint réellement d'être enlevée par des extraterrestres pourrait revendiquer le statut de réfugié. Par définition, la crainte de cette personne est réelle. La littérature populaire constituerait une preuve documentaire de personnes qui affirment avoir été enlevées par des extraterrestres. Il est peu probable qu'un représentant étatique se présente pour établir que l'État peut accorder une protection efficace contre une menace dont l'existence est niée par tous les États. On serait donc en présence d'une crainte véritable de persécution et d'une absence de protection étatique. L'exemple est absurde, mais il montre bien que la crainte, même si elle est réelle, n'est peut-être pas fondée en réalité. Voilà ce que le juge veut dire lorsque, après le passage précité, il ajoute ce qui suit :


[45] [...] Bien sûr, la persécution doit être réelle - la présomption ne peut pas reposer sur des événements fictifs - mais le bien-fondé des craintes peut être établi à l'aide de cette présomption.

[20]            Dans la mesure où le juge La Forest dit que la persécution est réelle, il doit parler d'événements passés. Selon le raisonnement du juge, s'il y a eu persécution par le passé et s'il est démontré que l'État n'assure aucune protection, il peut être présumé qu'il y aura persécution dans l'avenir. La crainte de persécution est donc justifiée. Cependant, le juge La Forest émet l'hypothèse cruciale selon laquelle l'avenir se déroulera de la même façon que le passé. Il s'agit ici d'un exemple d'un cas dans lequel on peut reconnaître qu'il y a eu persécution par le passé sans pour autant reconnaître que la persécution se poursuivra dans l'avenir. La présomption relative au caractère justifié de la crainte ne dépend donc pas uniquement de la preuve de la persécution passée et de l'absence de protection étatique. Il faut supposer qu'il n'existe aucune raison valable permettant de croire que la conduite passée ne se répétera pas dans l'avenir. Or, cet élément est absent dans ce cas-ci.

[21]            Lorsque la SSR conclut qu'aucun fondement objectif ne permet de craindre la persécution future, la présomption relative au caractère justifié de la crainte ne s'applique pas. Une présomption ne peut pas être utilisée pour annuler une conclusion précise. En l'espèce, en concluant que la crainte éprouvée par le demandeur n'était pas objectivement fondée, la SSR laissait en fait entendre qu'elle avait conclu qu'il y avait lieu de croire que l'avenir ne suivrait pas le même cours que le passé. Eu égard aux faits de la présente espèce, l'hypothèse sous-tendant la présomption énoncée par le juge La Forest n'est pas valable.


[22]            Dans cette mesure, le point litigieux ne se rapporte pas à la crainte subjective du demandeur puisque, dans sa décision, la SSR décide effectivement qu'il n'existe aucun fondement objectif permettant de craindre la persécution dans l'avenir. La revendication doit donc être rejetée, et ce, indépendamment de la question de savoir s'il existe une crainte subjective de persécution. De même, les conclusions que la SSR a tirées au sujet de la protection étatique n'entrent pas en ligne de compte puisque rien ne permet de demander la protection de l'État ou, autrement dit, qu'il n'existe aucune menace contre laquelle le demandeur doit être protégé.

[23]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Si les parties veulent soumettre une question à certifier, elles doivent le faire dans les dix jours qui suivront la date des présents motifs. Une ordonnance rejetant la demande sera rendue à la fin de cette période.

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                      IMM-2950-00

INTITULÉ :                                                                     JOHN SMAN

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           LE 8 AOÛT 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

DATE DES MOTIFS :                                                  LE 20 AOÛT 2002

COMPARUTIONS :

M. Thampiah Siripathy                                                     POUR LE DEMANDEUR

M. Stephen H. Gold                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. John M. Guoba                                                            POUR LE DEMANDEUR

Avocat

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M. Stephen H. Gold                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

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