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Date : 20030414

Dossier : T-1987-02

Référence : 2004 CF 566

Ottawa (Ontario), le 14 avril 2004

Présente :      Madame le juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

                                                              HENRI BÉDIRIAN

                                                                                                                                      Demandeur

                                                                            et

                                          PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                        Défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de Me Anne E. Bertrand, arbitre et membre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique du Canada (l' « arbitre » ), selon laquelle elle a refusé de réserver sa compétence en ce qui a trait aux réclamations et aux dommages contenus dans le grief du demandeur.

[2]                Le demandeur est avocat au ministère de la Justice. Le 24 août 2000, il déposait un grief à l'encontre d'une décision du sous-ministre de la Justice, M. Morris Rosenberg. La décision du sous-ministre faisait suite à une plainte de harcèlement sexuel déposée le 17 février 2000 par Me Catherine Letellier de St-Just.

[3]                Dans cette décision, le sous-ministre entérinait les conclusions des enquêteurs qui avaient conclu que deux des allégations soulevées par Me Letellier de St-Just répondaient aux critères juridiques de harcèlement sexuel.

[4]                Par le biais de cette décision, le sous-ministre imposait au demandeur de nombreuses sanctions disciplinaires. D'une part, il relevait le demandeur de son rôle de gestionnaire et l'assignait à un poste de juriste expert, classé au même niveau. D'autre part, il lui imposait une suspension sans solde de trois jours. De plus, il lui demandait d'entreprendre une formation en matière de harcèlement ainsi qu'en égalité des sexes. Le demandeur devait également rédiger une lettre d'excuses à Me Letellier de St-Just qui resterait à son dossier pendant deux ans.

[5]                Le demandeur déposa un grief à l'encontre des mesures prises par le sous-ministre le tout conformément à l'alinéa 92(1)b) de la Loi sur les Relations de travail dans la fonction publique, L.R. 1985, c. P-35 ( « la LRTFP » ). Il réclamait les redressements suivants :


            1.         Accueillir le présent grief ;

            2.         Déclarer la plainte d'harcèlement sexuel logée à mon égard par madame Catherine Letellier de St-Just, le 17 février 2000 comme étant mal fondée en fait et en droit ;

            3.         Déclarer que les recommandations du rapport d'enquête des enquêteurs concluant au bien fondé de certaines allégations de la plainte de madame Catherine Letellier de St-Just, sont sans fondement factuel et non fondées en fait et en droit ;

            4.         Déclarer que la lettre du 28 juillet 2000, signée par le sous-ministre de la Justice et sous-procureur général du Canada, monsieur Morris Robenger, est sans fondement factuel et juridique, nulle et non-avenue ;

            5.         Ordonner que ladite lettre du 28 juillet 2000 ainsi que le rapport d'enquête et toute documentation se rapportant aux plaintes déposées contre moi soient retirées du dossier et que tous les originaux et copies soient détruits ;

            6.         Ordonner le remboursement intégral des frais juridiques et autres frais que j'ai dû engager dans cette affaire ;

            7.         Ordonner que le ministère de la Justice m'envoie une lettre d'excuses ;

            8.         Ordonner qu'il me soit versé un montant de 125 000,00 $ à titre de dommages pour souffrances et douleurs, pertes et inconvénients et pour le préjudice qui a été causé, entre autres, à ma dignité, ma réputation, ma santé et à ma carrière ;


            9.         Rendre toute autre ordonnance afin de sauvegarder mes droits.

[6]                Le 31 octobre 2002, l'arbitre accueillait le grief du demandeur et annulait la décision du sous-ministre. Elle ordonnait que l'employeur réintègre le demandeur comme gestionnaire, qu'il lui rembourse le montant de toutes ses pertes ayant trait aux avantages sociaux reliés à l'emploi, qu'il enlève la suspension de trois jours et lui rembourse le montant de ses pertes de rémunération reliées à cette suspension et qu'il enlève du dossier la lettre du sous-ministre contenant la décision du 28 juillet 2000. Elle concluait toutefois qu'il n'était pas approprié pour elle « de réserver compétence en ce qui a trait aux réclamations additionnelles retrouvées dans le grief du plaignant. »

[7]                Le demandeur prétend que l'arbitre aurait contrevenu aux règles élémentaires de justice naturelle en jugeant inapproprié de réserver sa compétence et ce, sans entendre les parties. Ce faisant, l'arbitre a commis un excès de juridiction.

[8]                De plus, le demandeur soumet qu'en omettant de réserver sa juridiction sur un aspect spécifiquement réclamé dans le grief du demandeur et ce, sans qu'aucune objection à sa compétence ne fut soulevée préalablement, l'arbitre a refusé d'exercer sa compétence et de ce fait, aurait commis une erreur sur une question juridictionnelle donnant ouverture au contrôle judiciaire de cette décision.

[9]                Le défendeur soutient pour sa part que la réclamation en dommages-intérêts tombe à l'extérieur de la compétence de l'arbitre et que c'est à bon droit que cette dernière a refusé de statuer sur les réclamations additionnelles retrouvées dans le grief du demandeur.

[10]            Il soumet que la LRTFP ne permet à l'arbitre d'accorder des dommages que comme mesure corollaire à la réintégration. En reconnaissant à l'arbitre le pouvoir d'annuler la suspension ou le renvoi, la LRTFP lui permet d'ordonner la réintégration alors que la common law donne aux tribunaux judiciaires le pouvoir d'accorder des dommages-intérêts. Le pouvoir de réintégration définit et limite le pouvoir de l'arbitre d'attribuer des redressements monétaires au demandeur.

[11]            Pour le défendeur l'annulation de la suspension sans solde comportait le pouvoir accessoire d'ordonner la compensation de la perte causée par la suspension, sans plus.

ANALYSE

[12]            Le droit d'un fonctionnaire, qu'il soit syndiqué ou non, de déposer un grief et de le renvoyer à l'arbitrage est expressément prévue à la LRTFP.

[13]            L'alinéa 92(1)b) de la LRTFP se lit comme suit :



92. (1) Après l'avoir porté jusqu'au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l'arbitrage tout grief portant sur :

[...]

b) dans le cas d'un fonctionnaire d'un ministère ou secteur de l'administration publique fédérale spécifié à la partie I de l'annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

[...]

92. (1) Where an employee has presented a grievance, up to and including the final level in the grievance process, with respect to

[...]

(b) in the case of an employee in a department or other portion of the public service of Canada specified in Part I of Schedule I or designated pursuant to subsection (4),

                (i) disciplinary action resulting in suspension or a financial penalty, or

                (ii) termination of employment or demotion pursuant to paragraph 11(2)(f) or (g) of the Financial Administration Act, or

[...]


[14]            Dans l'arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, la Cour suprême du Canada a adopté le modèle de compétence exclusive lorsqu'un litige relève de la compétence de l'arbitre.

[15]            Dans l'affaire Regina Police Ass. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, elle énoncait que la question clé dans chaque cas est de savoir si l'essence du litige dans son contexte factuel est expressément ou implicitement visée par un régime législatif.

[16]            L'exhaustivité des mécanismes prévus à la LRTFP a été confirmé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Johnson-Paquette c. Canada, (2000) 253 N.R. 305. Le juge Noël parlant au nom de la cour affirmait ce qui suit :

[10] L'intention du législateur d'exclure l'intervention des tribunaux dans les litiges en matière de relations de travail peut donc être formulée expressément ou ressortir implicitement. Lorsque, comme c'est le cas pour la LRTFP, le législateur a, au moyen d'une loi, adopté ce qui se veut manifestement un code complet applicable à la résolution des litiges en matière de relations de travail dans un secteur donné d'activité et a rendu l'issue des recours prévus dans la loi finale et obligatoire pour les personnes concernées, le fait de permettre le recours aux tribunaux ordinaires auxquels ces tâches n'ont pas été attribuées porterait atteinte au régime législatif. Pour donner effet à ces régimes, il faut considérer que le législateur a exclu le recours aux tribunaux ordinaires.

[17]            Récemment dans Vaughan c. Canada, [2003] F.C.J. No. 241 (Q.L.), la Cour d'appel fédérale rappelle que la question clé est de déterminer si le caractère du litige est enraciné dans le rapport d'emploi :

[14]    La question clé dans ce cas-ci est de savoir si l'essence du litige relatif aux PRA, dans son contexte factuel, est expressément ou implicitement visée par un régime législatif. Le caractère du litige est enraciné dans le rapport d'emploi tel qu'il se rapporte aux prestations de retraite. Le litige, dans le cas de M. Vaughan, porte sur l'interprétation d'un règlement visé au sous-alinéa 91(1)a)(i) et il découle donc du régime législatif prévu au sous-alinéa 91(1)a)(i) de la LRTFP. Dans les décisions AFPC et Johnson-Paquette, la Cour a déjà statué qu'une fois qu'il est jugé que la nature essentielle du litige découle du sous-alinéa 91(1)a)(i), la compétence de la Cour est écartée. La compétence de la Cour est donc écartée en l'espèce.

[18]            En l'espèce, il faut donc déterminer si la réclamation additionnelle trouve son origine dans des faits qui sont reliés à une des situations prévues à l'alinéa 92(1)b) de la LRTFP. À mon avis, puisque la réclamation découle d'une mesure disciplinaire qui entraînait la suspension et une sanction pécuniaire, il ne fait aucun doute qu'elle est étroitement liée au caractère du litige.


[19]            Dans l'arrêt Cléroux c. Canada, [2001] A.C.F. No. 586 (Q.L.), confirmé par (2002), 291 N.R. 379, appel à la Cour suprême refusé, le juge Pinard a étudié la question de la compétence de cette Cour d'entendre une action en dommages-intérêts pour perte de revenus et d'avantages causée par le défaut de l'employeur de trouver au demandeur un autre poste au sein du gouvernement fédéral, pour frais juridiques encourus dans le cadre du processus de traitement des griefs ainsi que pour atteinte à sa réputation.

[20]            Le juge Pinard concluait que l'objet de la demande tirait son origine dans le conflit avec l'employeur et que toutes les demandes étaient liées à des incidents visés par la convention collective de la LRTFP. En conséquence, l'objet de la demande échappait à la compétence de la Cour fédérale. Ainsi, il reconnaissait implicitement que ces réclamations relevaient de la compétence de l'arbitre. De plus, il ne limitait en aucun cas la compétence de l'arbitre de décider de ces demandes.


[21]            De la même façon, dans l'affaire Johnson-Paquette la demanderesse avait soutenu en première instance que la procédure de grief n'habilitait pas l'agent de griefs à accorder des dommages-intérêts sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11. Je concluais que la Cour suprême du Canada dans l'affaire Weber avait expressément tranché cette question. Dans cette affaire, elle avait affirmé que l'arbitre, ayant le pouvoir de trancher les demandes fondées sur la Charte, était habilité à accorder des dommages-intérêts conformément au paragraphe 24(1) de la Charte lorsqu'un tel remède était approprié.

[22]            À mon avis, la prétention du défendeur selon laquelle la compétence de l'arbitre attribuée par la LRTFP consiste uniquement à ordonner la compensation monétaire pour la perte de salaire et d'avantages sociaux causée par la suspension ne peut être retenue.

[23]            En effet, si telle était la limite de la compétence de l'arbitre, celui-ci ne serait pas non plus habilité à accorder des dommages-intérêts pour atteinte aux droits garantis par la Charte, compétence que la Cour suprême lui a reconnu dans Weber.

[24]            Bien sûr comme dans toute demande de dommages-intérêts, le demandeur aura le fardeau de démontrer, sur la balance des probabilités, que le défendeur a commis une faute ou a agi avec négligence ou mauvaise foi.

[25]            En l'espèce, le demandeur recherche un forum dans lequel il peut présenter la preuve relativement à la faute commise par son employeur et au préjudice moral qui en résulterait. Le droit civil, la common law, et la jurisprudence canadienne prévoient des limites à l'octroi de dommages-intérêts qui devront être appliquées par l'arbitre qui tranchera sur le bien-fondé de cette réclamation.


[26]            En résumé, l'arbitre a commis une erreur sur une question juridictionnelle en jugeant inapproprié de réserver sa compétence en ce qui a trait aux réclamations additionnelles contenues dans le grief et ce sans entendre les parties.

[27]            La norme de contrôle applicable sur toute question de compétence est celle de la décision correcte (Pushpanathan c. M.C.I., [1998.] 1 R.C.S. 982).

[28]            En conséquence, la décision de l'arbitre est cassée et l'affaire est renvoyée devant le même arbitre ou si cela est impossible devant tout autre arbitre désigné à cet effet afin que l'arbitre épuise sa juridiction et que l'audition en ce qui a trait aux réclamations et à l'octroi des dommages ait lieu et qu'une décision sur cet aspect soit rendue. Le tout sans frais.


                            ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision de l'arbitre soit cassée et l'affaire soit renvoyée devant le même arbitre ou si cela est impossible devant tout autre arbitre désigné à cet effet afin que l'arbitre épuise sa juridiction et que l'audition en ce qui a trait aux réclamations et à l'octroi des dommages ait lieu et qu'une décision sur cet aspect soit rendue. Le tout sans frais.

                                                               « Danièle Tremblay-Lamer »

J.C.F.   


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               T-1987-02

INTITULÉ :                                              HENRI BÉDIRIAN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                        Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                      Le 24 mars 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                            Madame le juge Tremblay-Lamer

DATE DES MOTIFS :                             Le 14 avril 2004

COMPARUTIONS :

Me Maryse Lepage                                                       pour la partie demanderesse

Me Alain Préfontaine                                                     pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bastien, Moreau, Lepage

630, rue Principale

Buckingham (Québec)

J8L 2H6                                                                        pour la partie demanderesse

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                           pour la partie défenderesse

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