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Date : 20020130

Dossier : IMM-2565-00

Référence neutre : 2002 CFPI 112

Ottawa (Ontario), le mercredi 30 janvier 2002

EN PRÉSENCE DE :       madame le juge Dawson

ENTRE :

                                     FATTOUM CHAKRA

                                                                                              demanderesse

                                                    - et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                    défendeur

        MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON


[1]                 Mme Chakra, la demanderesse, est décrite comme étant une Palestinienne apatride. Elle est entrée au Canada le 23 septembre 1993 et, le 6 mai 1994, elle a obtenu le statut de réfugiée au sens de la Convention. Le 4 juillet 1995, on l'a informée que sa demande d'établissement au Canada avait reçu une approbation de principe. Toutefois, depuis lors, Mme Chakra n'a pas obtenu le droit d'établissement et, dans une lettre datée du 17 avril 2000, elle a été informée qu'elle ne l'obtiendrait pas, mais qu'elle serait autorisée à rester au Canada de façon à pouvoir recevoir la protection du Canada conformément à la Convention de Genève.

[2]                 La demande d'établissement de Mme Chakra a été rejetée au motif qu'elle était visée par la division 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), et ce, en raison de son appartenance à l'Organisation de libération de la Palestine.

[3]                 La division 19(1)f)(iii)(B) prévoit :



19.(1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible_:

[...]

f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles_:

[...]

(iii) soit sont ou ont été membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée_:

[...]

(B) soit à des actes de terrorisme,

le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l'intérêt national [...]

19.(1) No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes:

[...]

(f) persons who there are reasonable grounds to believe

[..]

(iii) are or were members of an organization that there are reasonable grounds to believe is or was engaged in

[...]

(B) terrorism,

except persons who have satisfied the Minister that their admission would not be detrimental to the national interest [...]


[4]                 Dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, Mme Chakra sollicite une ordonnance annulant cette décision et une ordonnance enjoignant aux fonctionnaires du ministre de traiter sa demande d'établissement.

[5]                 La Cour est actuellement saisie de la requête du ministre (initialement présentée par écrit sous le régime de l'article 369 des Règles de la Cour fédérale (1998)) en vue d'obtenir une ordonnance faisant droit à la demande de contrôle judiciaire et renvoyant l'affaire à un autre agent afin qu'il rende une nouvelle décision. Le ministre fonde sa requête sur le fait qu'il a offert de consentir à la demande de contrôle judiciaire.

[6]                 Le ministre fonde son consentement sur le fait qu'il a admis, d'une part, qu'il ne s'était pas demandé s'il convenait d'accorder à Mme Chakra une exemption en application de l'alinéa 19(1)f) de la Loi et, d'autre part, que le pouvoir décisionnel avait été délégué de façon irrégulière. Dans une directive, le protonotaire Lafrenière a ordonné que la requête écrite du ministre soit entendue au début de l'audition de la demande de contrôle judiciaire.

[7]                 Mme Chakra a contesté cette requête au motif qu'elle tient à ce que la Cour statue sur l'ensemble des questions qu'elle a soulevées. Dans son exposé des arguments et son exposé des arguments supplémentaire, elle a soulevé les questions suivantes :


1.          L'agente d'immigration a contrevenu à son devoir d'agir équitablement en rendant sa décision.

2.          La décision de l'agente d'immigration était déraisonnable.

3.          L'alinéa 19(1)f) de la Loi et la décision rendue en l'espèce contreviennent à l'article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

4.          L'alinéa 19(1)f) de la Loi et la décision rendue en l'espèce contreviennent à l'article 15 de la Charte.

5.          La décision rendue en l'espèce contrevient aux principes de justice fondamentale garantis à l'article 7 de la Charte.

[8]                 Dans Khalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1266; [2001] A.C.F. no 1727, le juge Gibson a examiné une requête semblable dans des circonstances semblables. Le défendeur sollicitait une ordonnance ayant fondamentalement pour effet d'accorder aux demandeurs toutes les réparations qu'ils demandaient dans le cadre du contrôle judiciaire. Le juge Gibson a conclu qu'en raison de la requête du défendeur, la demande de contrôle judiciaire était devenue théorique, et ce, malgré le fait que le défendeur n'avait pas donné raison aux demandeurs au sujet de toutes les questions qu'ils soulevaient.


[9]                 En concluant ainsi, le juge Gibson a écrit au paragraphe 8 :

Dans l'arrêt Borowski c. Canada (procureur général) [voir note 3 en bas de page], le juge Sopinka s'est exprimé comme suit à la page 353 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

À mon avis, après le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire, un événement matérialisé dans la requête du défendeur dont je suis actuellement saisi a modifié les rapports des parties entre elles de sorte que, si la requête était accueillie, il ne resterait plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties. La seule question que la Cour doit encore examiner est de savoir si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à ne pas appliquer le principe ou la pratique général selon lequel elle refuse de juger les affaires théoriques. Les facteurs à prendre en compte à ce sujet sont les suivants :

           la question de savoir si un débat contradictoire subsiste entre les parties au sujet des questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire;

(2)                   la question de savoir si, dans l'ensemble des circonstances, les questions à trancher dans la demande de contrôle judiciaire sont suffisamment importantes pour justifier l'utilisation des ressources judiciaires nécessaires à cette fin, au sens où la décision aurait des effets pratiques sur les droits des parties;

(3)                   la question de savoir si la Cour s'éloignerait de son rôle juridictionnel traditionnel si elle tranchait la demande de contrôle judiciaire.

[Note 3 :      [1989] 1 R.C.S. 342.]


[10]            J'accepte et j'adopte le raisonnement du juge Gibson.

[11]            Pour ce qui est des trois facteurs à examiner dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de déroger à la pratique générale de ne pas examiner les affaires théoriques, je suis convaincue qu'en l'espèce le deuxième facteur, savoir l'économie des ressources judiciaires, est déterminant.

[12]            Dans l'arrêt Borowski, précité, la page 360, la Cour a noté que l'économie des ressources judiciaires n'empêche pas d'entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la Cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l'action.

[13]       En l'espèce, je suis incapable de conclure que si l'affaire suit son cours, la décision à être rendue est susceptible d'avoir des effets pratiques sur les droits des parties. Il en est ainsi parce que la procédure sous-jacente est une demande de contrôle judiciaire d'une décision particulière, et non pas une action en jugement déclaratoire. Le défendeur concède que la décision qui fait l'objet du contrôle est viciée pour des motifs de droit administratif, et non pas pour des motifs fondés sur la Charte.


[14]       Il existe en droit canadien une pratique établie selon laquelle s'il peut trancher l'affaire dont il est saisi sans examiner les questions constitutionnelles, le juge ne doit pas entreprendre un tel examen. À titre d'exemple, dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, le juge L'Heureux-Dubé, au nom de la Cour, a donc déclaré à la page 832 :

Comme, à mon avis, l'appel peut être tranché en vertu des principes du droit administratif et de l'interprétation des lois, il n'est pas nécessaire d'examiner les divers moyens fondés sur la Charte qui ont été invoqués par l'appelante et les intervenants qui l'ont appuyée.

[15]       Je suis consciente qu'en l'espèce Mme Chakra affirme que si ses arguments constitutionnels étaient retenus, elle aurait droit à un bref de mandamus pour que soit ordonné le traitement de sa demande d'établissement. Toutefois, comme je l'ai expliqué précédemment, compte tenu de l'erreur admise fondée sur des motifs de droit administratif, je ne suis pas convaincue que la question constitutionnelle serait tranchée si la demande de contrôle judiciaire suivait son cours.

[16]       Dans ces circonstances, je ne suis pas convaincue que le fait de rejeter la requête du défendeur et de permettre que la demande suive son cours aurait des effets pratiques sur les droits des parties.

[17]       En outre, l'argument selon lequel la nouvelle décision sera défavorable, ce qui mènera au dépôt d'une autre demande de contrôle judiciaire, ne repose que sur de simples conjectures.


[18]       J'ai examiné ma décision dans Chesters c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 783; [2001] A.C.F. no 1135, sur laquelle s'est fondée Mme Chakra et dans laquelle j'ai conclu que l'offre de règlement de la Couronne ne rendait pas l'action théorique. Cependant, j'estime que la présente affaire peut être distinguée de l'affaire Chesters parce que dans cette dernière, malgré l'offre du droit d'établissement faite par la Couronne à Mme Chesters, la question de savoir si Mme Chesters avait droit à des dommages-intérêts au motif que les droits que lui garantissent la Charte avaient été niés demeurait actuelle.

[19]       Pour ces motifs, je ne suis pas convaincue qu'on peut faire une distinction d'avec la décision du juge Gibson dans Khalil, précitée, ou que la Cour devrait déroger à la pratique générale selon laquelle les tribunaux n'entendent pas les affaires théoriques.

[20]       Dans l'hypothèse où la requête du ministre serait accueillie, Mme Chakra a sollicité les dépens relatifs à la présente instance établis sur une base avocat-client, ainsi qu'une directive selon laquelle le ministre tranchera de façon définitive la question de l'exemption fondée sur l'alinéa 19(1)f) de la Loi dans les deux mois suivant la présente ordonnance.


[21]       Compte tenu du fait que Mme Chakra était tenue de soumettre la présente demande d'autorisation et de la mettre en état avant qu'on admette que la décision faisant l'objet du contrôle était viciée, je suis convaincue que des motifs spéciaux justifient la Cour d'accorder à Mme Chakra les dépens relatifs à la demande de contrôle judiciaire, mais non pas ceux relatifs à la présente requête. Je ne suis pas convaincue qu'il est justifié d'adjuger les dépens sur une base avocat-client. En conséquence, à défaut d'entente, les dépens seront taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).

[22]       Je ne suis pas convaincue qu'il est raisonnable ou nécessaire de donner la directive recherchée quant au délai dans lequel le ministre devrait trancher la question de l'exemption.

ORDONNANCE

[23]       LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.          La décision que l'agente principale a rendue le 17 avril 2000 est annulée.

3.          La présente affaire est renvoyée à un autre agent principal pour qu'il rende une nouvelle décision en conformité avec le droit.


4.          Le défendeur est condamné à payer à la demanderesse les dépens relatifs à la présente demande de contrôle judiciaire, mais non pas ceux relatifs à la présente requête. À défaut d'entente, les dépens seront taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).      

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.                                  


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                        IMM-2565-00

  

INTITULÉ :                                                        FATTOUM CHAKRA c. M.C.I.

  

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Toronto

  

DATE DE L'AUDIENCE :                             Le 8 janvier 2002

  

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : madame le juge Dawson

  

DATE DES MOTIFS :                                     Le 30 janvier 2002

  

COMPARUTIONS :                                        Barbara Jackman

pour la demanderesse

A. Leena Jaakkimainen

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates                                    pour la demanderesse

Toronto

M. Morris Rosenberg                                                        pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

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