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                                                                                                                                 Date : 19990521

                                                                                                                             Dossier : T-174-99

ENTRE :

                                                         MERCK & CO., INC. et

                                               MERCK FROSST CANADA & CO.,

                                                                                                                                       requérantes,

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

                                                    LE MINISTRE DE LA SANTÉ

                                                            et NU-PHARM INC.,

                                                                                                                                               intimés.

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE ARONOVITCH

[1]         Les intimés présentent une requête dans le but de faire rejeter la procédure des requérantes visant à interdire au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité à Nu-Pharm pour le Nu-Enalapril (la procédure en interdiction) pour le motif que cette procédure est devenue théorique.

[2]         Subsidiairement, les intimés sollicitent le rejet ou la suspension permanente de la présente procédure. Les intimés, le procureur général du Canada et le ministre, ont été joints à la requête présentée par l'intimée Nu-Pharm Inc. (Nu-Pharm) et ils souscrivent aux observations qu'a présentées Nu-Pharm à l'appui de sa requête.

3]          Nu-Pharm fonde sa requête sur les motifs suivants. Les requérantes, Merck & Co. Inc. et Merck Frosst Canada Co. (Merck), ont introduit la présente procédure en interdiction concernant la délivrance d'un avis de conformité à Nu-Pharm par avis de demande daté du 5 février 1999.

[4]         Le 25 février 1999, le ministre a délivré un avis de conformité à Nu-Pharm pour ses comprimés de Nu-Enalapril. La procédure en interdiction est donc devenue théorique, ce que, selon Nu-Pharm, Merck aurait reconnu en introduisant par la suite l'instance nE T-398-99, pour faire annuler la décision par laquelle le ministre a délivré un avis de conformité à Nu-Pharm (la procédure de certiorari).

[5]         Le texte qui suit renferme une chronologie plus détaillée des événements et du contexte dans lequel ces procédures s'inscrivent.

[6]         Le 11 septembre 1997, Nu-Pharm a présenté au ministre une présentation abrégée de drogue nouvelle et sollicité un avis de conformité pour le médicament X (Nu-Enalapril). Le ministre ayant refusé de traiter ladite présentation, Nu-Pharm a demandé, le 24 novembre 1997, l'annulation de la décision du ministre et a sollicité une ordonnance enjoignant à ce dernier de traiter la présentation abrégée de drogue nouvelle de la requérante conformément au Règlement sur les aliments et drogues et de délivrer un avis de conformité à Nu-Pharm au titre de ce règlement.

[7]         Le refus du ministre (qui n'a pas été mis en preuve dans la présente instance) était imputable au fait que Nu-Pharm n'a pas fait de renvoi au médicament du fabricant innovateur comme « produit de référence canadien » . En fait, Nu-Pharm, qui, pour les fins de la présentation abrégée de drogue nouvelle, était tenue de faire une comparaison avec un produit de référence canadien, ne l'a pas fait avec le médicament de Merck, mais plutôt avec celui d'un autre fabricant, Apotex Inc. (Apotex), et a prétendu que le Nu-Enalapril était identique au produit d'Apotex considéré comme produit de référence canadien.

[8]         Le 19 novembre 1997, après avoir conclu que la comparaison de Nu-Pharm au produit d'Apotex était adéquate et conforme au Règlement sur les aliments et drogues, le juge Cullen a rendu une ordonnance annulant la décision par laquelle le ministre avait refusé de traiter la demande de Nu-Pharm et renvoyant l'affaire à ce dernier pour qu'il rende une décision.

[9]         Après avoir été informée de l'instance dont le juge Cullen était saisi et à laquelle ni Merck ni Apotex n'étaient parties, Merck a présenté devant le juge Blais, le 4 février 1999, une demande de jonction à l'instance à titre de partie, et elle a sollicité le réexamen de l'ordonnance du juge Cullen, ou, subsidiairement, le droit de faire appel de cette ordonnance.

[10]       Dans le cadre de cette instance, Merck allègue que le Nu-Enalapril est un médicament de fabrication générique dont elle est le fabricant innovateur et qu'à ce titre, Nu-Pharm était tenue de faire une comparaison avec le produit de Merck, déclenchant ainsi l'application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement sur les avis de conformité). De plus, ce dernier règlement aurait exigé que Nu-Pharm signifie un avis d'allégation à Merck comme condition préalable à la délivrance, par le ministre, d'un avis de conformité.

[11]       Le 5 février 1999, Merck a aussi introduit la présente procédure en interdiction par laquelle elle sollicite, notamment, ce qui suit :

[TRADUCTION]

a) Une ordonnance, conformément au paragraphe 6(1) du Règlement sur les avis de conformité, interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité en application de l'article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues à Nu-Pharm pour l'Enalapril ou tout autre composé pharmaceutique visé par les revendications du brevet 349 de Merck jusqu'à son expiration le 16 octobre 2007;

b) Une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité et interdisant à Nu-Pharm de solliciter ou d'utiliser un tel avis;

c) Une ordonnance de production de toute partie des observations déposées par Nu-Pharm;

d) Une ordonnance interdisant au ministre de traiter la présentation de drogue de Nu-Pharm ou de délivrer un avis de conformité au titre des dispositions du Règlement sur les avis de conformité;

e) Une ordonnance interdisant au ministre d'accepter une présentation abrégée de drogue nouvelle présentée par Nu-Pharm à moins que ladite présentation se fonde sur le médicament du fabricant innovateur (Merck) comme produit de référence canadien;

f) Subsidiairement, une ordonnance interdisant au ministre de traiter toute présentation de drogue nouvelle de Nu-Pharm concernant une drogue préparée à partir desdits médicaments jusqu'à ce qu'un avis d'allégation soit signifié à Merck.    (Non souligné dans l'original)

[12]       Le 17 février 1999, après avoir entendu les observations de Merck sur l'ordonnance du juge Cullen, le juge Blais a conclu que la question de la conformité au Règlement sur les avis de conformité aurait dû être soulevée et débattue mais qu'en fait, elle n'avait pas été abordée devant le juge Cullen; il a donc ordonné que Merck soit jointe à l'instance et que soit prolongé le délai qui lui était imparti pour interjeter appel de la décision du juge Cullen.

[13] Peu après, le 25 février 1999, malgré la procédure en interdiction, le ministre a délivré un avis de conformité à Nu-Pharm pour son Enalapril en vertu du Règlement sur les aliments et drogues.

[14] Le 5 mars 1999, Merck a introduit la procédure de certiorari T-398-99. Dans cette instance, Merck demande le contrôle judiciaire de la délivrance par le ministre d'un avis de conformité en vertu du Règlement sur les aliments et drogues et, notamment, une ordonnance infirmant la décision du ministre ainsi qu'une ordonnance d'annulation de cette décision. Merck a aussi sollicité une ordonnance interdisant au ministre, après les ordonnances susmentionnées, de traiter la présentation abrégée de drogue nouvelle de Nu-Pharm ou de délivrer un avis de conformité pour le Nu-Enalapril sauf au titre des dispositions du Règlement sur les avis de conformité. Merck sollicite aussi une ordonnance contraignant le ministre à révéler à la Cour l'identité du fabricant du médicament.

[15]       Merck a interjeté appel de l'ordonnance du juge Cullen et, dans cette instance, elle sollicite l'annulation de l'avis de conformité délivré à Nu-Pharm. Cet appel doit être entendu les 15 et 16 juin 1999.

CARACTÈRE THÉORIQUE

[16]       Je traiterai d'abord la question du caractère théorique. Le principal argument de Merck est que la requête de Nu-Pharm est prématurée en ce sens que cette question ne peut être traitée sur une base interlocutoire et qu'il faut attendre l'audition sur le bien-fondé de la demande d'interdiction. À cet égard, la requérante se fonde sur les remarques suivantes du juge Sopinka dans l'arrêt Borowski[1] :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.                   

                                                                                                                                                            (Non souligné dans l'original)

[17] Je suis d'accord pour dire que le rejet d'une demande de contrôle judiciaire pour cause de caractère théorique convient peut-être rarement à un stade interlocutoire, mais à mon avis, une telle mesure peut être accordée lorsqu'il est jugé que la demande « n'a aucune chance d'être accueilli[e] » . David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc. (1995), 58 C.P.R. (3d) 209, à la p. 217 (C.A.F.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1997), 72 C.P.R. (3d) 148, à la p. 150; Labbé c. Canada (1997), 146 D.L.R. (4th) 180 (C.F. 1re inst.).

[18] Pour ce qui est de l'arrêt Borowski, compte tenu de l'ensemble de la citation qui précède, je n'interprète pas les mots « au moment où le tribunal doit rendre une décision » comme excluant une décision interlocutoire à condition qu'il ne subsiste aucune question réelle au moment où il rend sa décision.

[19] Cela dit, je conclus que, de fait, la présente requête de Nu-Pharm est prématurée vu les circonstances particulières et complexes de l'espèce. En particulier, il subsiste certains impondérables du fait de l'appel de la décision du juge Cullen qui remet en cause la décision du ministre.

[20] Le rejet d'une demande pour cause de caractère théorique est une mesure de redressement radicale et, suivant la jurisprudence, le tribunal n'exercera son pouvoir discrétionnaire pour l'accorder que s'il est convaincu que l'instance ne peut plus avoir de conséquence ou d'incidence. Malgré les arguments très valables de Nu-Pharm sur les résultats possibles de l'appel et le fait que la procédure de certiorari devrait offrir une réponse complète à Merck, peu importe l'issue de l'appel, je ne suis pas convaincue que, dans ces circonstances, la procédure en interdiction est épuisée et qu'elle ne peut avoir encore un effet, en totalité ou en partie.

[21]       Il y a également la prétention de Merck selon laquelle la mesure de redressement qu'elle sollicite au titre du paragraphe 6(1) du Règlement sur les avis de conformité ne peut être obtenue dans le contexte de sa demande d'annulation et constitue une réparation qu'elle peut toujours réclamer dans les circonstances. Même si Nu-Pharm a vivement contesté cet argument, il demeure néanmoins qu'il s'agit d'une question à trancher. Par conséquent, je conclus que la requête de Nu-Pharm est prématurée et inopportune à ce stade-ci.

SUSPENSION

[22] Je passe maintenant aux arguments de Nu-Pharm selon lesquels la procédure en interdiction devrait être rejetée ou suspendue parce qu'elle traite d'un objet identique à celui de la procédure en annulation et soulève les mêmes questions de fait et de droit, soit l'abus de procédure pour contester les mêmes questions dans le cadre de deux instances. Nu-Pharm fonde sa demande de suspension sur l'article 3 et sur le paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale (la Loi). En fait, Nu-Pharm présente son argument relatif à l'abus de procédure presque exclusivement dans le contexte de la demande de suspension.

[23] Comme Nu-Pharm n'est pas disposée à invoquer un préjudice irréparable, il reste uniquement l'alinéa 50(1)a) de la Loi, qui autorise la Cour à suspendre toute question au motif que la demande est en instance « devant un autre tribunal » . Nu-Pharm n'est pas en mesure de citer à la Cour quelque source que ce soit pour appuyer la thèse selon laquelle une demande présentée « devant un autre tribunal » inclut deux mêmes actions devant le même tribunal. L'intimée invite plutôt la Cour à examiner l'argument selon lequel l'article 3 de la Loi peut permettre de combler cette « lacune » .

[24] Nu-Pharm soutient qu'en vertu de l'article 3 de la Loi, la Cour jouit d'un pouvoir inhérent sur sa procédure qu'elle peut exercer lorsque les parties ont recours à des procédures redondantes ou irrégulières. Par conséquent, vu le pouvoir dont jouit la Cour en vertu de l'article 3 de la Loi, il est impossible que la Cour puisse suspendre une action en instance devant un autre tribunal, mais qu'elle ne puisse pas faire de même avec deux demandes en instance devant le même tribunal. Cette thèse amène à se demander si les deux demandes sont en fait identiques. En tout état de cause, je décline l'invitation à interpréter ainsi les articles en cause et je n'étendrai pas le sens et la portée de l'alinéa 50(1)a) de la Loi pour inclure deux demandes présentées devant la même Cour fédérale.

[25] En résumé, je suis d'accord avec la demanderesse pour conclure que les intimés et la Cour ne subissent aucun préjudice important si on laisse les deux demandes suivre leur cours, de sorte que Merck pourra, en temps opportun, et après la décision de la Cour d'appel, choisir la mesure de redressement qui conviendra le mieux dans les circonstances. Si elle n'exerce pas ce choix, je présume qu'elle devra se défendre contre une autre demande plus opportune d'annulation pour cause de caractère théorique, répondre à un argument d'irrecevabilité à remettre la question en litige ou assumer les dépens.

[26]       En conséquence, la requête de Nu-Pharm en vue de faire rejeter ou de suspendre la demande est rejetée.

[27] Les intimés disposent d'un délai de trente (30) jours à compter de la date de la présente ordonnance pour produire leur preuve par affidavit. Les dépens suivront l'issue de la cause.

                                                                                                                        « R. ARONOVITCH »     

                                                                                                            Protonotaire

Ottawa (Ontario)

Le 21 mai 1999

Traduction certifiée conforme

C. Bélanger, LL.L.


                                                  COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                   AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NE DU GREFFE :                    T-174-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :Merck & Co. Inc. c. Le Procureur général du Canada et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :        Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :       13 avril 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MADAME LE PROTONOTAIRE ROZA ARONOVITCH

EN DATE DU :                                    21 mai 1999

ONT COMPARU :

A. Macklin et C. De Pellegrin                POUR LES REQUÉRANTES

A. Brodkin                                                        POUR L'INTIMÉE (Nu-Pharm)

F. B. Woyiwada                                                POUR L'INTIMÉ (Procureur général du Canada)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodman, Phillips & Vineberg               POUR LES REQUÉRANTES

Toronto (Ontario)

Gowling, Strathy & Henderson              POUR L'INTIMÉE (Nu-Pharm)

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR L'INTIMÉ (Procureur général du Canada)

Sous-procureur général du Canada)



                     [1] Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, à la p. 353.

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