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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1re inst.) [2001] 4 C.F. 42

Date : 20010515

Dossier :IMM-5303-99

Référence neutre : 2001 CFPI 483

ENTRE :

JAIME CARRASCO VARELA

JAMILET DEL CARMEN GONZALEZ-CRUZ

JAVIER DE JESUS CARRASCO-GONZALEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON

[1]         Le 20 octobre 1999, une agente d'immigration qui traitait une demande d'admission au Canada fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a conclu que Jaime Carrasco Varela était une personne visée à l'alinéa 19(1)j) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi). Il a donc été conclu que M. Carrasco ne pouvait être admis au Canada.


[2]         Dans la présente demande de contrôle judiciaire, il s'agit de savoir si la décision contestée est viciée par une erreur susceptible de révision. Les demandeurs, M. Carrasco, sa femme et son fils, demandent également, dans leurs observations écrites et orales, que la Cour déclare que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) devrait traiter leur demande du droit d'établissement en vertu de l'article 38 de la Loi.

LES FAITS

[3]         M. Carrasco est un citoyen du Nicaragua. Il a été militaire du mois d'août 1983 au mois d'octobre 1989. Moins de deux ans après être devenu membre de l'armée, il a adhéré au Front national de libération sandiniste. Pendant qu'il était dans l'armée, il a été garde à la prison « Le Chipote » .

[4]         M. Carrasco est arrivé au Canada avec sa femme et son fils le 1er août 1991. Ils ont revendiqué le statut de réfugié en invoquant leurs opinions politiques et leur appartenance à un groupe social. Au mois de mars 1992, leurs revendications ont été rejetées par la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. La section du statut a conclu que M. Carrasco était une personne visée à l'alinéa 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), qui dit que la Convention n'est pas applicable « aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles ont commis [...] un crime contre l'humanité » .


[5]         Au mois de juin 1992, la Cour d'appel fédérale a refusé l'autorisation d'interjeter appel contre la décision de la section du statut.

[6]         Dans un affidavit, M. Carrasco a déclaré que ni son avocat ni lui n'avaient été informés que l'alinéa 1Fa) de la Convention serait invoqué devant la section du statut. La preuve présentée par M. Carrasco n'a pas été contredite et, de fait, elle est étayée par une transcription de l'audience tenue par la section du statut, laquelle est maintenant disponible et a été déposée dans la présente instance.

[7]         Une demande présentée par le demandeur à titre de membre de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada a été rejetée, comme l'a été une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui a été soumise en 1992. Sur consentement des autorités américaines, M. Carrasco et sa famille ont été renvoyés aux États-Unis.

[8]         Le ministre de l'Immigration de l'époque a autorisé la délivrance d'un permis, et M. Carrasco ainsi que sa femme et son enfant ont alors été autorisés à entrer au Canada à titre de titulaires d'un permis ministériel. Le permis est renouvelé chaque année depuis le mois de novembre 1993. Les permis du ministre étaient tous délivrés pour le « Type de cas : 86 » , tel qu'il est prévu dans le Guide de l'immigration pertinent.


[9]         Au mois de novembre 1993, les demandeurs ont sollicité, en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi, le droit d'établissement de l'intérieur du Canada en invoquant des raisons d'ordre humanitaire.

[10]       Au mois de juillet 1994, des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) ont procédé à une entrevue de M. Carrasco. Le rapport du SCRS a été soumis le 27 mars 1996; selon les documents que l'avocat de M. Carrasco a obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. (1985), ch. A-1, le rapport [TRADUCTION] « n'ajoutait rien d'essentiel aux éléments existants » . Au mois de février 1998, un agent d'immigration a eu une entrevue avec M. Carrasco au bureau de Kitchener de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC).


[11]       Cinq ans après avoir soumis leur demande fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi, les demandeurs ont soumis à la Cour une demande en vue d'obtenir un mandamus à l'égard de la demande invoquant des raisons d'ordre humanitaire qui était en instance ainsi qu'une ordonnance enjoignant au ministre de traiter leur demande en vertu de l'article 38 de la Loi. Avant que la Cour rende sa décision, le 20 octobre 1999, une décision a été prise au sujet de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire et une agente principale a conclu que M. Carrasco pouvait faire l'objet d'un rapport comme individu appartenant à la catégorie non admissible visée à l'alinéa 19(1)j) de la Loi. Un rapport a également été établi en vertu de l'alinéa 27(2)a) de la Loi. Le même jour, on a envoyé à M. Carrasco une lettre l'informant que, même si, en 1993, le ministre avait décidé de le dispenser de l'application du paragraphe 9(1) de la Loi, il ne l'avait pas dispensé des autres exigences prévues par la Loi, et qu'il avait été conclu qu'il ne satisfaisait pas aux exigences de la Loi parce qu'il appartenait à la catégorie visée à l'alinéa 19(1)j) de la Loi.

[12]       En tirant cette conclusion, l'agente d'immigration a noté ce qu'elle a appelé des incohérences sérieuses entre les déclarations que M. Carrasco avait faites dans le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) qui avait été déposé devant la section du statut et celles qu'il avait faites au SCRS. Les motifs pour lesquels l'agente a conclu que M. Carrasco appartenait à une catégorie non admissible étaient libellés comme suit :

[TRADUCTION]

La preuve, en l'espèce, montre que M. Carrasco Varela est entré dans l'armée, puis a adhéré au Front national de libération sandiniste (le FNLS) de son plein gré; il en a été membre de 1983 à 1989. Il semble que l'intéressé ait été un gardien de prison vigilant puisque ses supérieurs l'ont choisi pour certaines affectations étant donné qu'il avait fait la preuve qu'il était également un soldat fiable. M. Carrasco a lui-même témoigné avoir eu connaissance d'un nombre fort élevé d'interrogatoires, à la prison, ainsi que d'actes de torture, de la disparition de prisonniers et du fait que l'on privait les prisonniers des nécessités de la vie. On ne pouvait considérer l'intéressé comme ayant simplement été témoin des événements qui se produisaient à la prison puisque les gardes devaient arracher des renseignements aux prisonniers.

M. Carrasco Varela a admis avoir été présent lors de la capture de quatre personnes qui avaient enlevé un attaché militaire soviétique et que, même s'il portait des armes, il n'avait pas participé à la capture elle-même. Encore une fois, on a choisi l'intéressé ainsi que quatre autres individus en vue de mettre ces prisonniers à mort; on a demandé aux prisonniers de courir et de servir ainsi de cible. Les prisonniers ont tous été tués. L'intéressé nie avoir utilisé son arme. Il est difficile de croire que M. Carrasco Varela ait assisté à ces événements et d'accepter ensuite la déclaration qu'il a faite, à savoir qu'il n'avait pas participé à l'exécution de ces prisonniers.

Le dossier sur les droits de la personne au Nicaragua pour les années 1986 à 1989 qu'Amnistie internationale a préparé donne des détails sur les événements et sur les mauvais traitements infligés aux prisonniers dans les prisons au Nicaragua, et relate le témoignage de gens qui ont été emprisonnés à la prison « Le Chipote » . Ce rapport a été utile aux fins des recherches qui ont été effectuées dans la présente affaire.


LES POINTS LITIGIEUX

[13]       Dans le cadre de la présente demande, M. Carrasco soulève les points litigieux ci-après énoncés :

1.                    M. Carrasco avait-il droit à une entrevue auprès de l'agente principale du fait qu'il en avait demandé une, si sa crédibilité devait être en cause?

2.                    Était-il interdit au ministre, pour des raisons d'irrecevabilité, de se fonder sur la conclusion tirée par la section du statut?

3.                    L'agente principale a-t-elle commis une erreur en remettant en question la crédibilité de M. Carrasco et en se fondant ensuite sur sa conclusion pour établir la conduite de celui-ci?

4.                    L'agente principale a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir compte des moyens de défense invoqués par M. Carrasco à l'encontre de l'allégation selon laquelle il n'était pas admissible?

5.                    L'agente principale s'est-elle fondée sur une preuve extrinsèque pour tirer la conclusion relative à la crédibilité?

6.                    Les demandeurs peuvent-ils obtenir le droit d'établissement ou peuvent-il faire traiter leur demande en vertu de l'article 38 de la Loi, ou le défendeur doit-il du moins tenir compte d'une recommandation au gouverneur en conseil en vertu de l'article 38 de la Loi?

ANALYSE

(i) M. Carrasco avait-il droit à une entrevue?


[14]       M. Carrasco a été interrogé par des représentants du SCRS au mois de juillet 1994 et par un agent d'immigration au mois de février 1998. Même s'il l'avait demandé, M. Carrasco n'a pas eu d'entrevue avec l'agente principale qui a pris la décision ici en cause. M. Carrasco a soutenu que si la question de la crédibilité se posait, l'équité exigeait qu'on lui accorde une entrevue de façon que sa crédibilité puisse être appréciée d'une façon adéquate. Il s'est fondé sur les observations que Monsieur le juge McKeown avait faites dans la décision Tehrankari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1420, IMM-4024-96 (7 septembre 2000) (C.F. 1re inst.), où, en annulant l'avis de danger du ministre, le juge McKeown avait fait remarquer que « [s]i le ministre et ses fonctionnaires entretiennent des doutes sur un élément de la preuve du demandeur, ils doivent tenir une audience pour l'entendre de vive voix » , ainsi que sur les remarques incidentes que Monsieur le juge Heald avait faites dans la décision Kaberuka c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 C.F. 252 (C.F. 1re inst.), lequel en examinant une conclusion tirée par un agent principal, avait dit que lorsque la crédibilité est appréciée, une audience et une occasion plus complète de prendre connaissance des allégations à réfuter sont normalement requises.

[15]       Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada a fait observer, au paragraphe 33, qu'une audience n'est pas toujours nécessaire « pour garantir l'audition et l'examen équitables des questions en jeu » . Ce qui est nécessaire, c'est une participation valable au processus décisionnel.

[16]       Compte tenu des observations écrites que l'avocat de M. Carrasco a soumises à l'agente d'immigration, je suis convaincue que M. Carrasco et son avocat étaient au courant de la question à examiner et de l'allégation qui avait été faite contre M. Carrasco. En ce sens, M. Carrasco avait la possibilité de participer d'une façon valable au processus décisionnel. En outre, la décision de l'agente d'immigration semble être en majeure partie fondée sur les aveux que M. Carrasco a faits au sujet de sa participation à certains événements et sur les inférences que l'agente a faites à partir de ces aveux.


[17]       Dans ces conditions, je ne puis conclure que M. Carrasco n'a pas bénéficié d'une audience équitable du fait que le décideur ne l'a pas interrogé.

(ii) Était-il interdit au ministre, pour des raisons d'irrecevabilité, de se fonder sur la conclusion tirée par la section du statut?                                                                                            [18]         M. Carrasco a soutenu que le permis du ministre lui avait initialement été délivré parce que le ministre reconnaissait les considérations d'ordre humanitaire applicables à son cas. Ayant reconnu ces considérations, le ministre ne pourrait plus maintenant refuser de traiter la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire présentée par M. Carrasco.

[19]       À mon avis, cet argument n'est pas convaincant. Aucun motif n'a été fourni à l'appui de la délivrance des permis du ministre. Il semble que les permis auraient pu être délivrés pour l'une ou l'autre de nombreuses raisons. Je ne suis pas prête à faire des conjectures au sujet des raisons de leur délivrance, conjectures qui permettraient de conclure à l'existence de représentations suffisantes justifiant un moyen de défense fondé sur l'irrecevabilité.

[20]       En outre, une demande de traitement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire présentée en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi donne lieu à une procédure à deux étapes. Il faut tout d'abord déterminer si le demandeur doit être dispensé de l'exigence voulant qu'il obtienne un visa d'immigrant en dehors du Canada. Dans l'affirmative, il faut déterminer si le demandeur est admissible ou s'il satisfait par ailleurs aux conditions d'admission.


[21]       En l'espèce, une décision favorable fondée sur des raisons d'ordre humanitaire a été prise à la première étape de l'analyse. Je ne puis rien trouver qui indique que M. Carrasco devait être dispensé de se soumettre à la seconde étape. Les conditions de délivrance du premier permis du ministre contredisent en fait l'assertion que M. Carrasco a faite en ce sens. Il s'agit des conditions suivantes :

[TRADUCTION]

À cette fin, une fois que la mesure de renvoi aux États-Unis a été prise, le ministre a autorisé la délivrance des permis en vue de leur nouvelle admission au Canada. Une fois qu'ils sont au pays, les intéressés doivent obtenir le droit d'établissement après avoir satisfait à toutes les exigences légales.

(iii) L'agente d'immigration a-t-elle commis une erreur en remettant en question la crédibilité de M. Carrasco et en se fondant ensuite sur sa conclusion pour établir la conduite de celui-ci?                                                                                      

[22]       M. Carrasco a contesté les déclarations suivantes de l'agente principale : [TRADUCTION] « L'intéressé nie avoir utilisé son arme. Il est difficile de croire que M. Carrasco Varela ait assisté à ces événements et d'accepter ensuite la déclaration qu'il a faite, à savoir qu'il n'avait pas participé à l'exécution de ces prisonniers. »

[23]       M. Carrasco a soutenu que l'agente avait conclu que puisqu'il avait fait une fausse déclaration, le contraire de ce qu'il avait dit était établi, c'est-à-dire qu'il avait utilisé son arme.

[24]       À mon avis, cet argument n'est pas fondé. J'estime que l'agente d'immigration a simplement fait remarquer que M. Carrasco n'avait pas réussi à la convaincre qu'il avait simplement été témoin de l'exécution de quatre prisonniers.


(iv) L'agente d'immigration a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir compte des moyens de défense invoqués par M. Carrasco à l'encontre de l'allégation selon laquelle il n'était pas admissible?

[25]       Pendant la période en cause, l'alinéa 19(1)j) de la Loi prévoyait ce qui suit :

19.(1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

[...]

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu'elles ont commis, à l'étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l'époque de la perpétration. [Non souligné dans l'original.]

19.(1) No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes:

...

(j) persons who there are reasonable grounds to believe have committed an act or omission outside Canada that constituted a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsection 7(3.76) of the Criminal Code and that, if it had been committed in Canada, would have constituted an offence against the laws of Canada in force at the time of the act or omission. [underlining added]

[26]       La loi reconnaît expressément que, pour que l'alinéa 19(1)j) de la Loi s'applique, le crime, s'il avait été commis au Canada, devait à ce moment-là constituer une infraction au droit canadien. Par conséquent, un individu peut se fonder sur les moyens de défense prévus dans le Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-46, pour établir que la conduite reprochée n'aurait pas constitué une infraction au Canada.

[27]       Dans l'arrêt R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, la Cour suprême du Canada a reconnu que les moyens de défense fondés sur l'obéissance aux ordres d'un supérieur et sur la contrainte pouvaient en droit être invoqués par les membres des forces armées ou policières dans les poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.


[28]       En l'espèce, en plus de dire qu'il avait refusé de participer à l'exécution de prisonniers (et qu'on l'avait battu, menacé à la pointe d'un fusil, arrêté, interrogé et détenu par suite de ce refus), M. Carrasco a invoqué comme moyen de défense la contrainte et le fait qu'il avait obéi à des ordres qui n'étaient pas manifestement illégaux donnés par des supérieurs.

[29]       Rien ne montre que l'agente d'immigration ait tenu compte de ces moyens de défense. Il a été soutenu pour le compte du défendeur que l'agente d'immigration n'était pas obligée de résumer tous les arguments que M. Carrasco avait invoqués devant elle, qu'il est raisonnable de conclure qu'il a été tenu compte des arguments en question et que ce qui importe, c'est que l'agente ait indiqué dans le dossier sur quelle preuve elle s'était appuyée.

[30]       Dans l'arrêt Baker, précité, la Cour suprême du Canada a conclu qu'étant donné l'énorme importance qu'a pour un individu une décision fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi, il faut fournir des motifs. En l'espèce, cette obligation a été respectée puisque l'agente principale a fourni des notes.


[31]       L'obligation pour le décideur de fournir des motifs vise notamment à permettre aux parties de s'assurer que les questions pertinentes ont été examinées d'une façon appropriée. Cela a énormément d'importance dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire se rapportant à une décision discrétionnaire parce que, même si en général l'on fait preuve de beaucoup de retenue à l'égard de ces décisions, le pouvoir discrétionnaire doit être exercé conformément aux principes applicables en droit administratif, et notamment à l'exigence voulant que le décideur tienne compte des facteurs pertinents.

[32]       En l'espèce, non seulement il n'est pas fait mention, dans les notes de l'agente principale, des moyens de défense invoqués par M. Carrasco, mais il n'est pas fait mention non plus des faits énoncés par M. Carrasco à l'égard de ces moyens de défense.

[33]       En l'absence de toute mention du fondement juridique ou factuel des moyens de défense invoqués par M. Carrasco, je conclus que les motifs énoncés par l'agente principale ne résistent pas à un examen quelque peu approfondi. Le fait qu'il n'est fait mention ni des moyens de défense ni de leurs fondements factuels m'amène à conclure que la décision a été prise sans qu'il soit tenu compte des considérations pertinentes. La décision était donc déraisonnable et elle doit être annulée.

[34]       Étant donné que l'affaire sera renvoyée à un autre agent d'immigration, je crois qu'il est prudent de faire des remarques au sujet des deux autres questions de procédure soulevées par M. Carrasco sans toutefois faire de commentaires au sujet du bien-fondé de la position que celui-ci a prise.

(v) L'agente s'est-elle fondée sur une preuve extrinsèque?


[35]       L'agente principale a mentionné les incohérences qui existaient entre les déclarations que M. Carrasco avait faites dans son FRP et celles qu'il avait faites au SCRS et qui sont consignées dans le rapport du SCRS. M. Carrasco a demandé en vain qu'on produise les documents du SCRS. M. Carrasco a soutenu que le fait d'apprécier sa crédibilité à l'aide de documents qui ne lui ont jamais été communiqués constitue une erreur susceptible de révision.

[36]       En réponse, le ministre a soutenu que les notes prises lors de l'entrevue, à Kitchener, montraient que les incohérences avaient été portées à l'attention de M. Carrasco et que celui-ci avait eu la possibilité de répondre aux questions qui se posaient. On a affirmé que cela satisfaisait à l'obligation d'équité.


[37]       L'obligation d'équité dépend du contexte, mais comme il a été noté dans l'arrêt Baker, précité, il faut que la personne concernée puisse participer d'une façon valable au processus décisionnel. Cela est particulièrement vrai lorsque la décision a des conséquences sérieuses pour l'individu. Si la crédibilité de M. Carrasco doit être remise en question et si elle doit être appréciée du moins en partie compte tenu des réponses antérieurement données (réponses qui, dit-on, sont incohérentes), il me semble que, pour qu'il y ait participation valable, il faut porter le contenu de ces réponses antérieures à la connaissance de M. Carrasco. Autrement, comment M. Carrasco peut-il vraiment répondre à la question de savoir si les réponses sont incohérentes ou donner des explications à cet égard? En informant M. Carrasco de toutes les remarques qu'il a faites antérieurement, on pourrait bien également créer la possibilité que des arguments favorables soient avancés par exemple, le cas échéant, l'argument portant sur la question de savoir jusqu'à quel point les remarques qu'il a faites à divers moments sont compatibles les unes avec les autres. M. Carrasco était l'auteur des déclarations antérieures, de sorte qu'aucune question de confidentialité ne semble pouvoir se poser. Il ne semble y avoir aucune bonne raison de ne pas informer M. Carrasco au moins du contenu de ses déclarations antérieures de façon à lui permettre de participer d'une façon valable au processus décisionnel.

(vi) Les demandeurs peuvent-ils obtenir le droit d'établissement ou faire traiter leur demande en vertu de l'article 38 de la Loi, ou le ministre doit-il du moins tenir compte d'une recommandation en vertu de l'article 38 de la Loi?

[38]       Dans la présente instance, les parties se sont affrontées sur le droit des demandeurs d'obtenir une décision en vertu de l'article 38 de la Loi. Le ministre a fait remarquer qu'en l'espèce, les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision que l'agente principale a prise au sujet du droit d'établissement. Le ministre a donc soutenu que les demandeurs n'ont pas demandé que le pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 38 de la Loi soit exercé.

[39]       Le défendeur a correctement décrit la réparation sollicitée dans la présente instance et, comme il en a ci-dessus été fait mention, une ordonnance annulant la décision de l'agente principale sera rendue. Toutefois, étant donné que cette question a été pleinement débattue devant moi, les parties ont selon moi le droit de connaître mon avis en ce qui concerne le droit que les demandeurs ont de faire traiter leur demande en vertu de l'article 38 de la Loi. Cette prise de position nécessite un examen historique de l'affaire.


[40]       Depuis 1993, les demandeurs sont en possession de permis du ministre délivrés sous le code « Type de cas : 86 » . En considération du Guide de l'immigration pertinent, il est reconnu que ce code indique que le cas des demandeurs a été approuvé aux fins du traitement à l'intérieur du Canada.

[41]       En 1993, les demandeurs ont sollicité le droit d'établissement en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi et ont payé, selon les dires de M. Carrasco, le prix exigé. Plus de cinq années se sont écoulées sans qu'une décision ait été prise au sujet de la demande fondée sur l'article 114 de sorte que les demandeurs ont présenté devant la Cour fédérale une demande visant à l'obtention d'un mandamus. Dans cette instance-là, les demandeurs ont apparemment demandé qu'un jugement déclaratoire soit rendu au sujet des droits qu'ils ont en vertu de l'article 38 de la Loi. La question a certes été soulevée dans le dossier des demandeurs.

[42]       La décision ici en cause a été rendue avant l'audition de la demande de mandamus, de sorte que cette dernière demande a été rejetée sur consentement puisqu'elle n'avait plus aucun intérêt pratique. Le défendeur affirme maintenant qu'aucune demande n'a été faite en vue de l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 38 de la Loi et que, de toute façon, l'article 38 de la Loi ne confère pas un droit absolu en ce qui concerne l'établissement.

[43]       Le paragraphe 38(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

38.(1) Par dérogation aux autres dispositions de la présente loi et à ses règlements mais sous réserve du paragraphe (2), le gouverneur en conseil peut accorder le droit d'établissement à toute personne ayant, au moment où ce droit est accordé, résidé sans interruption au Canada pendant au moins cinq ans au titre d'un permis délivré par le ministre sous le régime de la présente loi.

38.(1) Notwithstanding any other provision of this Act or the regulations, but subject to subsection (2), the Governor in Council may authorize the landing of any person who at the time of landing has resided continuously in Canada for at least five years under the authority of a written permit issued by the Minister under this Act.


[44]       Le paragraphe 38(2) de la Loi n'est pas pertinent quant aux fins qui nous occupent.

[45]       Comme on peut le voir, le permis du ministre autorise les personnes qui sont non admissibles en vertu de l'article 19 de la Loi ou qui peuvent faire l'objet d'un rapport en vertu du paragraphe 27(2) de la Loi à entrer ou à rester au Canada. Le Guide sur le traitement des demandes au Canada du CIC dit que la politique d'immigration autorise la délivrance de permis du ministre dans les cas suivants :

1)                    lorsqu'existent, eu égard aux objectifs de la Loi, des raisons très importantes qui justifient d'autoriser la personne à entrer ou rester au Canada;

2)                    la nécessité pour la personne concernée de venir ou de rester au Canada est plus importante que le risque associé à la présence de cette personne au Canada;

3)                    l'admission en application du pouvoir discrétionnaire ou la réintégration dans le statut de visiteur ne constituent pas des options qui conviendraient mieux.


[46]       Pour déterminer si les demandeurs peuvent faire traiter leur demande en vertu de l'article 38 de la Loi, il faut examiner deux questions, à savoir si les demandeurs ont acquis le droit de solliciter un examen en vertu de l'article 38 de la Loi et si les demandeurs ont cherché à exercer ce droit de sorte que le défendeur avait juridiquement l'obligation d'examiner la demande de droit d'établissement en vertu de l'article 38 de la Loi.

[47]       Les demandeurs résident sans interruption au Canada depuis au moins cinq ans au titre de permis délivrés par le ministre. Je conclus donc qu'ils ont acquis le droit de solliciter un examen en vertu de l'article 38 de la Loi.

[48]       Quant à la question de savoir si les demandeurs ont cherché à exercer ce droit, je suis d'accord avec le défendeur pour dire qu'en règle générale, une demande concernant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire doit être faite (voir Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.F.) et Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 152 F.T.R. 316 (C.F. 1re inst.)).

[49]       Pour déterminer si les demandeurs ont demandé d'une façon appropriée que le pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 38 de la Loi soit exercé, il faut examiner l'économie de la Loi et du Règlement.

[50]       En plus du paragraphe 38(1) de la Loi, d'autres dispositions qui sont à mon avis pertinentes figurent au paragraphe 114(2) et à l'article 115 de la Loi, à l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172 (le Règlement), à l'article 2 du Règlement sur les prix à payer - Loi sur l'immigration, DORS/97-22 (le Règlement sur les prix), et à l'article 18 de l'annexe du Règlement sur les prix.


[51]       Le paragraphe 38(1) de la Loi confère au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire, par dérogation aux autres dispositions de la Loi et à ses règlements, lorsqu'il s'agit d'accorder le droit d'établissement à une personne. L'expression « droit d'établissement » est définie au paragraphe 2(1) de la Loi : « Autorisation d'établir sa résidence permanente au Canada. »

[52]       Le paragraphe 114(2) de la Loi permet au gouverneur en conseil, par règlement, d'autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes de la Loi ou à faciliter l'admission de toute autre manière. Il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire plus restreint que celui qui est prévu à l'article 38 de la Loi. Ce pouvoir est plus restreint parce que le décideur est lié par la Loi et doit être convaincu de l'existence de raisons d'ordre humanitaire. Le mot « admission » , employé au paragraphe 114(2) de la Loi, est défini au paragraphe 2(1) de la Loi : « Autorisation de séjour ou droit d'établissement. »

[53]       L'article 2.1 du Règlement autorise le ministre à exercer le pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur en conseil aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi.

[54]       L'alinéa 115a) de la Loi permet au ministre d'établir, par arrêté, les formulaires qu'il juge nécessaires pour l'application de la Loi. Or, aucun formulaire n'a été prévu en ce qui concerne la demande d'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l'article 38.


[55]       L'article 2 du Règlement sur les prix prévoit qu'outre toute autre exigence de la Loi ou de ses règlements, une demande n'est pas dûment complétée tant que le prix applicable n'est pas acquitté. L'article 18 de l'annexe du Règlement sur les prix traite du prix qui s'applique au traitement d'une recommandation faite au gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 38(1) de la Loi. Il prévoit expressément que le prix doit être acquitté à la « [d]ate à laquelle la personne est avisée que l'agent d'immigration a décidé d'examiner la recommandation » .

[56]       Compte tenu de ces dispositions, je tire les conclusions suivantes :

(4)                 une demande fondée sur le paragraphe 38(1) de la Loi est essentiellement une demande de droit d'établissement;

(5)                 une demande fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi est une demande d'admission qui peut également être une demande d'établissement;

(6)                 c'est un agent d'immigration qui détermine si une recommandation doit être faite en vertu du paragraphe 38(1) de la Loi.

[57]       Cette dernière conclusion est conforme aux directives figurant au chapitre 12 du Guide sur le traitement des demandes au Canada, où il est dit ce qui suit au paragraphe 8.2.1 :


L'octroi du droit d'établissement aux termes de L38(1)

[...]

L'octroi du droit d'établissement aux termes de L38(1) n'est pas automatique. Les agents d'immigration examinent les cas après une période de cinq ans et s'attardent surtout à l'analyse des besoins et des facteurs de risque (voir les parties 4., 5., 6. et 7.). Tout changement défavorable à l'équilibre entre ces facteurs (c.-à-d. que les besoins ont diminué tandis que les risques ont augmenté) peut être un motif pour ne pas traiter la demande d'octroi du droit d'établissement.

Nota :Les agents d'immigration devraient déceler la plupart de ces cas avant l'expiration de la période de cinq ans (voir la partie 3.9).

Si les résultats de l'examen sont positifs, l'agent d'immigration rédige une note de service recommandant l'octroi du droit d'établissement, dans laquelle il doit clairement identifier le(s) intéressé(s) et le(s) garant(s) par leur nom et le numéro d'identité du client du SSOBL. [Non souligné dans l'original.]

[58]       Compte tenu de ce contexte légal, les demandeurs ont-ils demandé que le pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 38 de la Loi soit exercé, de sorte que le ministre était tenu de déterminer s'il devait exercer ce pouvoir?


[59]       Les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire au mois de novembre 1993. Étant donné qu'ils ont été dispensés de l'obligation d'obtenir un visa (comme le montre la désignation : « Type de cas : 86 » figurant sur les permis du ministre), leur demande est devenue une demande de droit d'établissement. Leur demande est alors restée en suspens pendant plus de cinq ans et les demandeurs pouvaient donc solliciter un examen en vertu de l'article 38 de la Loi. Au mois de janvier 1999, ils ont sollicité un mandamus et ont demandé que leur demande soit examinée compte tenu de l'article 38 de la Loi. Bien que cette procédure n'ait pas été menée à terme, je conclus que soit que les demandeurs ont satisfait à l'exigence voulant qu'une demande soit faite en vue de l'exercice du pouvoir discrétionnaire en question soit que, eu égard aux circonstances, il est possible d'inférer que pareille demande a été faite (voir, par exemple, Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 232 (C.A.F.). Quoi qu'il en soit, il s'ensuit que le ministre était tenu de déterminer s'il devait recommander que le pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 38 de la Loi soit exercé à l'égard des demandeurs.

[60]       Même si j'ai conclu qu'une demande en vue de l'exercice du pouvoir discrétionnaire en question a été faite, ou qu'eu égard aux circonstances, il peut être inféré que pareille demande a été faite, je tiens également à faire remarquer qu'il existait peut-être bien une attente légitime voulant qu'un agent d'immigration examine le cas des demandeurs en ce qui concerne le droit d'établissement, de sorte que l'obligation d'équité exigeait cet examen (voir Baker, précité). Cette attente découlerait du fait que, dans le Guide sur le traitement des demandes au Canada, on demande aux agents d'immigration d'examiner les cas à la fin de la période de cinq ans ainsi que de la mention figurant dans l'annexe du Règlement sur les prix, à savoir que la personne concernée doit être avisée que l'agent d'immigration a décidé d'examiner la recommandation prévue à l'article 38.

CONCLUSION

[61]       Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


[62]       Les avocats voudront bien signifier et déposer des observations au sujet de la certification d'une question de portée générale dans les sept jours de la réception des présents motifs. Chaque partie disposera d'un délai additionnel de trois jours pour signifier et déposer une réponse aux observations présentées par la partie adverse. Par la suite, une ordonnance accueillant la demande de contrôle judiciaire et renvoyant l'affaire pour réexamen par un autre agent d'immigration sera rendue.

« Eleanor R. Dawson »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 15 mai 2001

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                                                        IMM-5303-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                                    Varela et autres

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                        le 16 novembre 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :                                Madame le juge Dawson

DATE DES MOTIFS :                                                               le 15 mai 2001

ONT COMPARU

M. Micheal Crane                                                                          POUR LE DEMANDEUR

M. Toby Hoffmann                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. Micheal Crane                                                                          POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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