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Date : 19981021


Dossier : T-1970-98

OTTAWA (ONTARIO), LE 21 OCTOBRE 1998

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE J.E. DUBÉ

ENTRE :

     ROBERT BOUTILIER et PAUL PAYAN en leur nom et au nom

     de tous les autres détenus de l'établissement de

     Joyceville, situé dans le

     comté de Frontenac (province d'Ontario),

     demandeurs,

     - et -

     LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA et

     LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE JOYCEVILLE,

     défendeurs.

     ORDONNANCE

La demande est rejetée avec dépens.

                                         J.E. Dubé

    

                                                 Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


Date : 19981021


Dossier : T-1970-98

ENTRE :

     ROBERT BOUTILIER et PAUL PAYAN en leur nom et au nom

     de tous les autres détenus de la

     l'établissement de Joyceville, situé dans le

     comté de Frontenac (province d'Ontario),

     demandeurs,

     - et -

     LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA et

     LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE JOYCEVILLE,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ

[1]      Les demandeurs sollicitent une injonction interlocutoire afin d'empêcher les défendeurs de mettre en service un appareil à balayage d'empreintes palmaires à l'établissement de Joyceville (l'Établissement).

1. Les faits

[2]      L'appareil en question est un [TRADUCTION] " système Equinox ", c'est-à-dire un système informatisé d'identification, de comptabilité et d'inventaire, comportant l'" appareil à balayage ", qui a été mis en service à la cantine de l'Établissement le 8 octobre 1998. Il remplace maintenant un système manuel de comptabilité sur fiches utilisé jusqu'à cette date.

[3]      Conformément à l'affidavit de Lois Corcoran, chef de la Division du développement personnel et social, le système Equinox vise à améliorer le contrôle et la vérification de la gestion de la cantine des détenus, laquelle est financée par la caisse de bienfaisance des détenus, conformément aux dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et à celles de la Directive du Commissaire (DC) no 890. Le système vise également à réduire la fraude et la coercition relatives aux biens et à l'argent que détient la cantine.

[4]      Pour actionner le système Equinox, le détenu doit poser sa main sur une plaquette métallique à balayage pendant un court laps de temps, de manière à ce que puisse s'établir une correspondance entre sa main et l'information contenue au dossier. Une fois que le détenu est identifié, son compte de cantine est affiché sur un écran et il peut alors acheter des articles de la cantine jusqu'à concurrence de la limite indiquée.

[5]      Dans son affidavit, Mme Corcoran affirme également qu'elle était au courant des inquiétudes des détenus relativement à la transmission de maladies infectieuses et qu'un flacon pulvérisateur de désinfectant et des chiffons d'essuyage ont donc été mis à la disposition des détenus, afin de leur permettre de nettoyer l'appareil à balayage avant d'en faire usage. Ce désinfectant, ajoute-t-elle, est du même type que celui utilisé par le personnel des approvisionnements et services afin de nettoyer les pièces de l'Établissement renfermant vraisemblablement des fluides contaminés.

[6]      Dans son affidavit, le demandeur Robert Boutilier affirme s'inquiéter énormément des risques de transmission de l'hépatite C par l'intermédiaire de l'appareil, étant donné que plus de 500 détenus font usage de la cantine. Comme environ 33 % des détenus sont atteints de l'hépatite C, le demandeur estime [TRADUCTION] " importants les risques de contracter la maladie par contact avec le sang issu d'une plaie ou d'une coupure ouverte, qui se trouve sur l'appareil ". Une lettre du Dr Peter Ford, spécialiste en médecine interne et en rhumatologie et professeur de médecine à la Queen's University, à Kingston (Ontario), est jointe à l'affidavit de M. Boutilier. Adressée à l'avocat des demandeurs, cette lettre d'un paragraphe se lit comme suit :

     [TRADUCTION] À l'instar de l'hépatite B, l'hépatite C est transmissible par le contact du sang et d'une plaie ou d'une coupure ouverte. Vu le taux élevé d'hépatite C à Joyceville (de l'ordre de 33 % cette année), il existe un risque réel que tout ce sur quoi les 500 détenus peuvent porter la main soit susceptible de transmettre l'infection. Le risque de transmission dépend du nombre de détenus qui ont des plaies ou des coupures ouvertes aux mains à un moment donné. Or, ces données nous sont inconnues. Les seules données auxquelles je peux faire référence à         
     cet égard portent sur les accidents survenus dans les hôpitaux, où l'introduction de sang par l'intermédiaire de coupures ou de seringues représente un cas sur dix pour l'hépatite C et un cas sur cinq pour l'hépatite B.         

2. Les arguments des demandeurs

[7]      Les demandeurs prétendent que la mise en service de l'appareil porte atteinte à leurs droits à la vie et à la sécurité de la personne de même qu'à leur droit à ce qu'il ne soit porté atteinte à ces droits qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale, tel que le prévoit l'article 7 de Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Dans une telle hypothèse, il y aurait là, bien entendu, un motif justifiant la délivrance d'une injonction interlocutoire.

[8]      Les demandeurs soutiennent également que le balayage d'empreintes palmaires constitue une intrusion dans leur vie privée de même qu'une fouille abusive en vertu de l'article 8 de la Charte. À mon avis, ce deuxième moyen n'est pas fondé. Un tel système d'identification informatisé constitue tout simplement une des nombreuses méthodes modernes de gestion plus efficiente d'un établissement carcéral.



3. L'injonction interlocutoire

[9]      Dans l'arrêt R. c. Beare1, la Cour suprême du Canada a décidé que la prise d'empreintes digitales d'une personne accusée mais non reconnue coupable d'un acte criminel ne contrevenait pas à la Charte. Dans l'arrêt Weatherall c. Canada (Procureur général)2, le même tribunal a conclu que les fouilles par palpation des hommes détenus par des gardes de sexe féminin ne portait pas atteinte aux articles 7 et 8 de la Charte. Dans l'arrêt R. c. Hufsky3, la Cour suprême a décidé, entre autres choses, que le fait pour un agent d'enquête de demander à l'appelant de montrer un permis de conduire ne violait pas le droit de ce dernier à la protection contre les fouilles abusives prévu par l'article 8 de la Charte. Tel que l'a affirmé mon collègue le juge Lutfy, dans Hunter c. Canada4, après un examen approfondi de la jurisprudence applicable (à la page 965): " Ces décisions montrent que les attentes raisonnables en matière de vie privée d'une personne seront forcément limitées dans un milieu carcéral ".

[10]      Il est bien établi en droit que trois critères doivent être appliqués pour déterminer si une injonction interlocutoire doit être prononcée : 1) il existe une question sérieuse à juger; 2) le demandeur subira un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée; et 3) il y a la prépondérance des inconvénients.

[11]      Il est également de droit constant que les exigences minimales du premier critère sont très peu élevées, étant donné que le bien-fondé d'une action ne peut être évalué à l'étape de l'injonction interlocutoire. " Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire "5. Dans Horii c. Canada6, le juge Hugessen a conclu que le simple " fait que le préjudice que l'on tente d'éviter se situe dans le futur ne le rend pas conjectural pour autant ". Il poursuit ainsi (à la page 147) : " L'auteur d'une demande d'injonction n'a pas besoin d'attendre de subir le préjudice avant de demander le redressement. En fait, une injonction interlocutoire vise principalement à empêcher la menace de préjudice de se réaliser. Le critère est la vraisemblance du préjudice et non son caractère futur. "

[12]      Le préjudice irréparable constitue le facteur décisif en l'espèce. Autrement dit, si la mise en service du système Equinox n'occasionne vraisemblablement aucun préjudice, il n'y a dès lors aucune question sérieuse à examiner ni aucune justification à la délivrance d'une injonction interlocutoire. Compte tenu du laconisme de la lettre du Dr Ford, il était donc essentiel qu'un avocat procède à l'interrogatoire de ce dernier. Les avocats et le Dr Ford ont accepté d'utiliser à cette fin les réseaux de télécommunication entre Kingston et Ottawa.

4. Le témoignage de vive voix du Dr Ford

[13]      Le Dr Ford n'a pas vu l'appareil à balayage en question et ne connaît pas sa configuration. Il a confirmé que l'Établissement présentait un taux élevé d'hépatite C et que les détenus étaient donc susceptibles de percevoir un risque plus grand qu'en réalité. Habituellement, l'hépatite C se transmet à l'occasion de relations sexuelles non protégées, de l'utilisation de drogue intraveineuse et de tatouage. Une personne qui a une coupure ouverte à la main peut également transmettre l'affection à une personne qui, elle aussi, a une plaie ouverte à la main, par l'intermédiaire de leurs blessures respectives. Il serait toutefois possible de voir le sang sur la plaquette métallique, sauf s'il fallait introduire la main dans l'appareil à balayage. Il n'y aucune preuve à cet effet en l'espèce. Il existe donc un risque théorique de contamination, mais celui-ci est très faible et peut être évité en utilisant le désinfectant à base de peroxyde. Toutefois, les pénitenciers constituent des endroits dangereux et des milieux toujours risqués. L'hépatite C pourrait également se transmettre par échange sanguin sur des appareils de gymnastique, voire sur un bouton de porte, mais les détenus peuvent toujours porter des gants dans le gymnase. Ils ne sont pas autorisés à le faire lorsqu'ils appuient la paume de la main sur l'appareil à balayage. Bien entendu, si les détenus craignent la présence de sang sur la plaquette métallique, ils peuvent facilement nettoyer celle-ci à l'aide d'un chiffon d'essuyage et d'un désinfectant à base de peroxyde.

4. Dispositif

[14]      À mon avis, les demandeurs n'ont pas établi que l'utilisation de l'appareil à balayage d'empreintes palmaires pouvait vraisemblablement occasionner un préjudice. S'ils craignent d'être contaminés, ils peuvent toujours nettoyer la plaquette métallique avant d'en faire usage. Au surplus, d'après le témoignage oral offert par le Dr Ford, il faudrait qu'une personne qui a des coupures ou des plaies ouvertes à une main transmette le sang contaminé à une autre personne qui a des coupures ou des plaies ouvertes à la main, par l'intermédiaire de leurs blessures respectives, et la quantité de sang nécessaire à la transmission du virus serait visible.

[15]      L'avocat des demandeurs a prétendu que l'Établissement pouvait utiliser d'autres moyens de contrôle de la cantine, tels que les fiches (le système utilisé auparavant). Mais un pénitencier n'est pas une banque et, vu que le système en cause vise également à réduire la fraude et la coercition, le système des fiches peut fort bien ne pas s'avérer une solution viable. En tout état de cause, il n'appartient pas à la Cour de décider si un autre système de contrôle devrait être mis en place. En l'espèce, la Cour doit se prononcer sur la question de savoir si la mise en service du système d'appareil à balayage peut vraisemblablement occasionner un préjudice irréparable. Au stade de la présente demande d'injonction interlocutoire, il n'y a aucune preuve à cet effet. Par conséquent, il ne convient pas de délivrer une injonction interlocutoire.

[16]      La demande est rejetée avec les frais de justice (non pas sur la base avocat-client).

OTTAWA (Ontario)

Le 21 octobre 1998

                                     J.E. Dubé

    

                                             Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                  T-1970-98
INTITULÉ DE LA CAUSE :          ROBERT BOUTILIER ET AUTRE
                         c. LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA ET AUTRE
LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :          LE 20 OCTOBRE 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE DUBÉ

DATE DES MOTIFS :              LE 21 OCTOBRE 1998

ONT COMPARU :

DIANE MAGAS                  POUR LES DEMANDEURS
JEFF ANDERSON                  POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MAGAS LAW OFFICE              POUR LES DEMANDEURS

OTTAWA (ONTARIO)

MORRIS ROSENBERG              POUR LES DÉFENDEURS

SOUS-PROCUREUR

GÉNÉRAL DU CANADA

__________________

     1      [1988] 2 R.C.S. 387.

     2      [1993] 2 R.C.S. 872.

     3      [1988] 1 R.C.S. 621.

     4      [1997] 3 C.F. 936.

     5      RJR - MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 312, à la page 338.

     6      [1992] 1 C.F. 142 (C.A.F.), à la page 147.

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