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Date : 20031212

Dossier : IMM-4057-02

Référence : 2003 CF 1462

CALGARY (Alberta), le vendredi 12 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

ENTRE :

                                             RODOLFO GUERRERO PACIFICADOR

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 19 juillet 2002. La Commission a refusé au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention. Le demandeur voudrait que soit rendue une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant sa revendication à la Commission, pour nouvelle décision, avec les directives que la Cour pourra juger à propos.


LES FAITS

[2]                 Le demandeur est un ressortissant des Philippines. Il a quitté ce pays le 15 mars 1986. Le 29 septembre 1987, il revendiquait au Canada le statut de réfugié au sens de la Convention, en alléguant ses attaches politiques et son appartenance à un groupe social, c'est-à-dire une famille dont les attaches politiques sont connues. Il est membre d'une famille politique influente de la province d'Antique, aux Philippines. Le demandeur était aussi lui-même actif politiquement dans la province d'Antique. Le père du demandeur, Arturo Pacificador, avait autrefois occupé divers postes très en vue au sein de l'administration durant l'ère Marcos. La famille du demandeur était politiquement alliée à Marcos.

[3]                 Des élections présidentielles nationales se sont déroulées en février 1986 aux Philippines. Le demandeur et sa famille soutenaient le président Ferdinand Marcos, et la famille Javier, rivaux politiques dans la province d'Antique, soutenait Corazon Aquino. Plus tard cette année-là, Corazon Aquino était déclarée présidente.

[4]                 Le 11 février 1986, Evelio Javier, le frère d'Ezekiel Javier, gouverneur de la province d'Antique, était assassiné. Le demandeur a été inculpé de ce meurtre. Son père et plusieurs autres sont également accusés d'avoir trempé dans le meurtre. Le demandeur a aussi été accusé de quatre tentatives de meurtre et d'un meurtre « avorté » , en rapport avec le même événement.


[5]                 Le demandeur est maintenant recherché aux Philippines en rapport avec ce meurtre. Il proteste de son innocence. Il affirme que la poursuite est en réalité politiquement motivée, et qu'elle est commanditée par ses rivaux politiques. Il craint d'être torturé et maltraité, détenu arbitrairement et/ou tué avant même d'être jugé. Si un procès a lieu, il dit que ce sera un procès politique, dans lequel les droits de la défense seront ignorés.

[6]                 En novembre 1991, le demandeur était arrêté au Canada conformément à la Loi sur l'extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, alors en vigueur. En octobre 1992, la Cour de l'Ontario (Division générale) délivrait un mandat de dépôt en vue de son extradition. En octobre 1996, le ministre de la Justice ordonnait la remise du demandeur en signant l'arrêté d'extradition. Le 1er novembre 1996, le demandeur priait la Cour supérieure de l'Ontario de prononcer un habeas corpus, un certiorari, une défense de statuer et un redressement aux termes de l'article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, (1982) ch. 11 (R.-U.) (la Charte) ou, subsidiairement, de surseoir à sa remise ou d'interdire sa remise jusqu'à ce qu'il soit disposé de sa revendication du statut de réfugié.


[7]                 Pendant ce temps, le demandeur était convoqué à une audience destinée à vérifier si sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentait un « minimum de fondement » . En 1991, dans une décision partagée, une formation constituée en vertu du texte législatif alors en vigueur concluait que la revendication du demandeur présentait un minimum de fondement, et la revendication fut renvoyée à la Commission pour audition complète.

[8]                 Puis, en 1997, le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC) délivrait un rapport selon lequel le demandeur était, en raison d'infractions criminelles commises à l'étranger, une personne décrite dans l'alinéa 19(1)(c.1) de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (l'ancienne Loi). Une enquête d'immigration a eu lieu devant la section d'arbitrage de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Cette enquête a conduit à la conclusion que le demandeur était non admissible, et une mesure d'interdiction de séjour conditionnelle fut prononcée. Cette mesure d'interdiction de séjour conditionnelle fut annulée en mai 2001, à la suite d'une demande de contrôle judiciaire adressée à la Cour fédérale du Canada, et une nouvelle audience fut ordonnée. L'affaire devait être instruite le 14 novembre 2002 devant la section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

[9]                 En février 2000, la Commission entreprenait d'instruire la revendication du demandeur. Cette instruction, qui a nécessité de nombreuses séances, a pris fin le 3 décembre 2001. L'avocat qui représentait le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) a comparu, de même qu'un agent chargé de la revendication (l'agent). Les motifs de la Commission portent la date du 19 juillet 2002.

[10]            Par lettre datée du 6 août 2002, le demandeur transmettait à la Commission la décision de la Cour d'appel de l'Ontario concernant l'arrêté d'extradition : Canada (Ministre de la Justice) c. Pacificador (2002), 60 O.R. (3d) 685 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée le 20 février 2003, [2002] C.S.C.R. n ° 390 (QL). Dans cet arrêt, la cour d'appel provinciale cassait le jugement du juge Dambrot, de la Cour supérieure de l'Ontario (voir motifs : (1999), 60 C.R.R. (2d) 126, et décision finale, [1999] O.J. No. 3866 (QL)), et l'arrêté pris par le ministre de la Justice en vue de l'extradition du demandeur était annulé. L'avocat du demandeur joignait aussi de brèves conclusions dans la lettre qui accompagnait la décision de la Cour d'appel de l'Ontario. Par lettre datée du 16 avril 2002, le demandeur avait déjà informé la Commission que les plaidoiries dans l'appel interjeté devant la Cour d'appel de l'Ontario à l'encontre de son extradition avaient eu lieu les 19 et 20 mars 2002, et que la Cour d'appel de l'Ontario avait mis l'affaire en délibéré. Le demandeur priait la Commission de différer sa décision jusqu'à ce que la Cour d'appel de l'Ontario ait rendu son arrêt.

[11]            Par lettre datée du 12 août 2002, un agent de la Commission préposé aux cas informait le demandeur que la Commission avait rendu sa décision et signé ses motifs le 19 juillet 2002. Un avis de décision fut signé le 8 août 2002 et envoyé au demandeur, ainsi que les motifs de la décision, datés du 19 juillet 2002. Cette lettre indiquait que la décision de la Cour d'appel de l'Ontario était un « document additionnel non sollicité » qui n'avait pas été porté à l'attention de la Commission avant sa propre décision, et la Commission refusait donc de l'accepter, et elle renvoyait au demandeur sa lettre du 6 août 2002 et la décision de la Cour d'appel de l'Ontario.


La décision de la Commission

[12]            La Commission a estimé que l'article 1F(b) de la Convention relative au statut des réfugiés n'avait pas pour effet d'exclure le demandeur de la protection accordée aux réfugiés. La Commission a estimé qu'il n'y avait aucun motif sérieux de penser que le demandeur avait commis un crime de droit commun. Se référant à l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171 (C.A.F.), la Commission a jugé que la présomption selon laquelle un système judiciaire étranger est juste et impartial ne s'appliquait pas pour l'heure aux Philippines.


[13]            La Commission concluait, à la page 6 de ses motifs, que la preuve de la poursuite, aux Philippines, est « gravement viciée par la corruption et les ingérences et qu'elle est truffée d'incohérences et d'invraisemblances » . Selon la Commission, le ministre n'avait pas réussi à prouver qu'il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis un crime de droit commun et qu'il devrait être empêché d'obtenir au Canada la protection conférée aux réfugiés par l'article 1F(b) de la Convention. Puis la Commission ajoutait, à la page 12 de ses motifs, que « ... la présomption de l'arrêt Satiacum serait clairement réfutée par la partie poursuivante dans l'affaire Javier, qui se livre à des manigances incroyables allant bien au-delà des indiscrétions discrètes ou des actes illégaux commis par des individus en particulier dont il est fait mention dans l'arrêt Satiacum... et serait également réfutée par les sources documentaires habituelles et fiables... »

[14]            La Commission a jugé ensuite que le demandeur n'avait aucune raison objective de craindre la persécution aux Philippines. Elle a fondé cette conclusion sur le fait que, malgré la preuve documentaire montrant que le système judiciaire des Philippines est corrompu et inéquitable et que la torture et la brutalité policière existent dans ce pays, la preuve révélait aussi que les gens riches et influents profitent de cette corruption et ne sont pas les victimes de tels abus. La Commission a estimé que, puisque le demandeur avait le profil d'un homme fortuné et influent, il ne serait pas « puni » , au vu de la preuve documentaire. La Commission concluait ainsi, à la page 14 de ses motifs :

Le revendicateur a témoigné qu'il est lui aussi riche et influent et qu'il est le fils d'Arturo Pacificador, un homme qui a manifestement réussi à utiliser sa richesse et son influence pour éviter les mauvais traitements, la torture, les conditions de détention difficiles, les condamnations injustes et la mort. Par conséquent, le tribunal n'est pas convaincu qu'il existe une possibilité sérieuse que le revendicateur soit victime de telles violations des droits de la personne s'il retourne aux Philippines.

[15]            La Commission a aussi fondé sa conclusion finale sur le fait qu'une personne dans la même situation que le demandeur, en l'occurrence le père du demandeur, n'avait pas été torturé, maltraité, détenu arbitrairement et/ou tenu au secret, et/ou tué, pendant qu'il attendait d'être jugé pour le même crime.


[16]            S'agissant de savoir s'il était vraisemblable que le demandeur serait détenu arbitrairement ou tenu au secret, la Commission a conclu que, même si l'on était fondé à « douter que le revendicateur aurait droit à un procès rapide s'il devait retourner aux Philippines » , il ne serait pas détenu arbitrairement ou tenu au secret, étant donné que l'affaire Javier « a repris son cours » , et compte tenu que le père du demandeur « a eu droit à des enquêtes sur cautionnement... »

CONCLUSIONS DU DEMANDEUR

[17]            Le demandeur avance quatre arguments. D'abord, il dit que la Commission a manqué à un principe de justice naturelle en n'accédant pas à sa demande de suspension de ses délibérations jusqu'à ce que la Cour d'appel de l'Ontario (la CAO) statue sur son extradition. Il dit que, en qualifiant de « non sollicité » l'envoi de l'arrêt de la CAO et en affirmant que cet arrêt ne lui avait pas été notifié, la Commission a tiré une conclusion abusive. Parce que la Commission n'a pas accédé à la demande du revendicateur pour qu'elle diffère sa décision jusqu'à ce que la CAO ait statué sur son cas, et cela malgré l'absence de toute opposition du ministre, le demandeur soutient que la Commission a manqué à un principe de justice naturelle.


[18]            Le demandeur dit que toutes les parties à l'audience, y compris le représentant du ministre, l'agent chargé de la revendication et les commissaires, avaient reconnu lors d'une conférence préparatoire que son dossier d'extradition, alors en instance devant la Cour supérieure de l'Ontario, était pertinent. Lors de cette conférence préparatoire, l'agent avait noté par écrit que le représentant du ministre et l'avocat du demandeur informeraient la Commission du résultat de cette procédure. Le demandeur soutient aussi que le représentant du ministre avait déposé comme preuve, durant l'audience tenue devant la Commission, le jugement du juge Dambrot et qu'il avait fait fond sur ce jugement de la Cour supérieure de l'Ontario.

[19]            La Commission avait différé sa décision, mais le demandeur, par lettre datée du 16 avril 2002, l'avait informée que les plaidoiries avaient pris fin les 19 et 20 mars 2002 dans l'appel qu'il avait interjeté à la CAO contre son extradition et que la CAO avait mis l'affaire en délibéré. Le demandeur voulait que la Commission diffère sa décision jusqu'à ce que la CAO ait statué sur son appel.

[20]            Le demandeur affirme que ni le représentant du ministre ni la Commission n'ont répondu à cette demande. La Commission a rendu sa décision sans prendre acte de sa demande du 16 avril 2002 et sans y donner suite. Le demandeur dit que sa demande du 16 avril doit être vue dans son contexte. La Commission avait auparavant suspendu ses délibérations et, de sa propre initiative, avait repris l'audience pour examiner des preuves nouvelles. Les preuves en question concernaient l'acquittement du père du demandeur dans l'affaire « Pangpang » . Dans ce contexte, le demandeur dit que sa demande n'était pas injustifiée ni déraisonnable.


[21]            Le demandeur soutient que, même si la Commission n'est pas tenue d'accorder une demande d'ajournement, elle manque à la justice naturelle si elle néglige de considérer une telle demande. Au soutien de cette affirmation, le demandeur invoque les précédents suivants : Pinkrah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 79 F.T.R. 4; Niedzialkowski c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. n ° 459 (C.A.) (QL); Iqbal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 114 F.T.R. 10; et Acquah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 68.

[22]            Deuxièmement, le demandeur dit que la Commission n'a pas considéré la preuve par affidavit postérieure à l'audience. La dernière séance de l'audience de la Commission a eu lieu le 3 décembre 2001. Cette séance avait été convoquée à la demande de la Commission pour qu'elle examine de nouvelles informations qui pouvaient concerner la crainte du demandeur d'être persécuté aux Philippines. Ces informations se rapportaient à l'acquittement du père du demandeur dans une affaire de meurtre sans lien avec la présente affaire. La Commission voulait entendre des témoignages afin de savoir si l'acquittement signifiait que le demandeur pouvait compter sur la justice de son pays pour le cas où il serait renvoyé aux Philippines.

[23]            Par la suite, le demandeur a écrit à la Commission le 28 mars 2002 pour lui signifier qu'il souhaitait produire d'autres documents, et il priait la Commission de suspendre ses délibérations durant trois semaines afin qu'il puisse produire les preuves additionnelles.


[24]            Le 16 avril 2002, le demandeur produisait un affidavit où il faisait de nouvelles dépositions à propos de l'affaire Pangpang, dans laquelle son père avait été acquitté. Cet affidavit était accompagné de la lettre dans laquelle il priait la Commission de ne pas rendre sa décision avant que la CAO ne statue sur son appel.

[25]            Dans cet affidavit, le demandeur expliquait en quoi l'audience tenue devant la Cour suprême des Philippines avait été injuste, et il retenait en particulier la partialité du juge qui avait instruit l'affaire. Le juge avait rejeté l'appel à l'encontre du coaccusé du père du demandeur. Le dossier du tribunal montre que la Commission a reçu ce document et versé l'affidavit comme pièce C-9 de l'audience.

[26]            Le demandeur dit qu'un revendicateur du statut de réfugié a le droit de produire des preuves après l'audience tant qu'une décision n'est pas rendue par la Commission, et le droit, sous réserve de l'utilité des preuves en question, de les faire examiner par la Commission : Yushchuck c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 146. Il dit aussi qu'il n'apparaît pas que la Commission a examiné les preuves postérieures à l'audience, bien que l'on puisse lire dans les motifs de la Commission qu'elle a considéré toutes les preuves. Selon le demandeur, le fait que la Commission ne mentionne pas que des preuves ont été reçues après l'audience permet d'inférer que les preuves en question n'ont pas été examinées. Il invoque ici les précédents suivants : Nadarajah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 151 N.R. 383 (C.A.F.); Barakat c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. n ° 601 (1re inst.) (QL) et Mladenov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 74 F.T.R. 161.


[27]            Selon le demandeur, le niveau d'équité de la justice philippine est le facteur qui a conduit à la conclusion ultime de la Commission à son encontre, c'est-à-dire la conclusion selon laquelle les gens « riches et influents » n'ont rien à craindre d'un système judiciaire philippin inéquitable. La Commission n'a pas examiné les preuves postérieures à l'audience, et elle n'en a pas accusé réception. Le demandeur s'appuie sur le jugement Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, et sur le jugement Sinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n ° 1181 (1re inst.) (QL), dans lequel la Cour a jugé que, si la Commission parle en termes assez détaillés des preuves qui appuient sa conclusion défavorable à un revendicateur, mais qu'elle est silencieuse sur les preuves qui contredisent cette conclusion, alors on peut considérer que les preuves ont été ignorées.

[28]            En l'espèce, le demandeur dit que la Commission n'a pas tenu compte des preuves qu'il a produites après l'audience, lesquelles contredisaient la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur pouvait compter sur la justice de son pays. Si l'on applique le principe du jugement Cepeda-Gutierrez, on devrait considérer que les preuves postérieures à l'audience ont été ignorées.


[29]            Troisièmement, le demandeur soutient que la Commission a tiré plusieurs conclusions de fait qui étaient abusives ou intrinsèquement contradictoires. Il se réfère aux déclarations de la Commission selon lesquelles les dossiers constitués par le ministère public aux Philippines respirent la corruption, qu'il s'agisse de pots-de-vin ou d'ingérences de rivaux politiques. La Commission a estimé que le représentant du ministre n'avait pas tenté de « réfuter ou discréditer d'une manière significative » les preuves de cette corruption.

[30]            Selon le demandeur, les conclusions factuelles de la Commission suscitent d'autres problèmes. Il se réfère au fait que la Commission n'a pas mentionné que son coaccusé avait subi une détention préventive d'une quinzaine d'années à la suite d'une ordonnance restrictive ex parte rendue par la Cour suprême des Philippines, ordonnance qui avait suspendu durant une décennie le procès du coaccusé du demandeur dans l'affaire Javier, et qui n'avait été levée qu'à la suite des pressions exercées par la Cour de justice de l'Ontario dans le dossier d'extradition du demandeur. La Commission avait aussi la preuve que, malgré des assurances contraires données au moment de l'extradition, le père du demandeur n'avait obtenu une audience de cautionnement qu'en 2000, environ cinq ans après sa remise en 1995.


[31]            Le demandeur dit que le raisonnement de la Commission était intrinsèquement contradictoire et abusif, en ce sens que la Commission a jugé qu'il n'y avait aucun motif sérieux de considérer qu'il avait commis les actes dont il était accusé, mais elle a aussi jugé que des poursuites entachées de corruption et politiquement motivées, accompagnées d'une longue détention, pour les actes en question, n'équivalaient pas à persécution. Invoquant la décision Kicheva c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 71 F.T.R. 159, ainsi que Hathaway, The Law of Refugee Status (Markham : Butterworths, 1991), aux pages 169-179, il dit que le fait d'être assujetti à des poursuites entachées de corruption et à une longue période de privation injustifiée de liberté équivaut véritablement à persécution.

[32]            Le demandeur dit aussi que toute influence que son père a pu exercer sur le système judiciaire ne l'a pas empêché de demeurer en détention. Par conséquent, il était abusif pour la Commission de rechercher des preuves de persécution au-delà des perspectives d'une détention injustifiée du demandeur.

[33]            Le demandeur, invoquant l'arrêt R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241, dit que, en droit canadien, une détention sera considérée comme une détention « arbitraire » et contraire à l'article 9 de la Charte s'il n'y a pas de motifs raisonnables de croire qu'une infraction a été commise.

[34]            Le demandeur dit aussi que la conclusion de la Commission selon laquelle « l'affaire Javier a repris son cours » contredit la preuve dont disposait sur ce point la Commission. Le procès n'a suivi son cours que durant trois jours en 2001, et les autres dates d'audience ont été reportées pour une diversité de raisons.


[35]            Le demandeur dit aussi que la Commission n'a pas reconnu qu'une raison possible pour laquelle son père n'avait pas été maltraité durant sa détention était le fait que les autorités philippines savaient qu'une telle preuve compromettrait les chances pour que le demandeur soit renvoyé aux Philippines. Le demandeur soutient qu'il s'agit là d'une conclusion de fait abusive, d'autant que la Commission a reconnu qu'il y a lieu de soupçonner des cas de torture aux Philippines et que, dans le procès Javier, plusieurs coaccusés, autres que le père du demandeur, avaient été torturés.

[36]            Selon le demandeur, la Commission a mal interprété la preuve tendant à montrer que des gens influents peuvent obtenir justice aux Philippines. Il dit que la preuve ne signifiait pas que c'est toujours le cas, mais uniquement que c'est parfois le cas. Le demandeur ajoute que la Commission n'a pas tenu compte de son témoignage selon lequel, bien que sa famille soit relativement riche et influente, ses rivaux politiques, en particulier la famille Javier, sont « plus riches » et « plus influents » et davantage en mesure d'infléchir le cours de la justice.

[37]            Selon le demandeur, le niveau de la preuve requise pour établir une crainte objective de persécution n'est pas élevé, puisqu'il suffit qu'il existe une possibilité sérieuse ou raisonnable de persécution : Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A.). Il dit qu'il est impossible d'affirmer qu'il n'est pas exposé à tout le moins à une « possibilité sérieuse » qu'il soit torturé, détenu arbitrairement ou soumis à un procès inéquitable.


[38]            Selon le demandeur, la Commission n'a pas suffisamment retenu qu'il existait à tout le moins une sérieuse possibilité qu'il soit liquidé en dehors du cadre judiciaire à son retour aux Philippines, que ce soit avant sa détention ou durant sa détention. Il se réfère à son témoignage selon lequel Ezekiel Javier a menacé l'un de ses coaccusés avec un pistolet armé et a déclaré publiquement qu'il accueillerait personnellement le demandeur à l'aéroport aux Philippines pour lui signifier son mandat d'arrêt.

[39]            Le demandeur dit aussi que les tribunaux ont reconnu que les gens qui sont persécutés en raison de leur opposition à la corruption sont des réfugiés au sens de la Convention, au titre de leurs opinions politiques : Klinko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 3 C.F. 327 (C.A.).

[40]            Le quatrième et dernier argument du demandeur est que la notion de statut de réfugié et la notion d'extradition sont rattachées et devraient être interprétées de la même manière. Sur ce point, il s'en rapporte à Hathaway, loc. cit., à la page 221. La CAO a jugé que le renvoi du demandeur aux Philippines entraînerait une violation des droits fondamentaux du demandeur. Le demandeur dit que le mot « persécution » , dans les lois sur la protection des réfugiés, est correctement défini comme une violation des droits humains fondamentaux.

[41]            L'arrêt de la CAO et la décision de la Commission ne peuvent être distingués sur la base de critères différents appliqués dans deux instances différentes. Le demandeur se fonde ici sur l'arrêt Ward c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 689.

[42]            Selon le demandeur, le raisonnement suivi par la CAO sur les questions relatives à la Charte qui intéressent le renvoi du demandeur aux Philippines « appelle la retenue » de la Cour. Il dit qu'il serait « injuste » dans ces conditions de laisser subsister la décision contraire de la Commission, puisque l'ordonnance de la CAO selon laquelle le demandeur ne peut être extradé vers les Philippines sera alors contrariée.

[43]            Le demandeur excipe de l'arrêt de la CAO pour affirmer qu'il serait exposé à une détention arbitraire et n'obtiendrait pas « justice » par le fait qu'il est un privilégié. Il dit que le raisonnement de la CAO doit être préféré à celui de la Commission.

[44]            Selon le demandeur, il suffit, dans un contrôle judiciaire, que le demandeur prouve que les erreurs de la Commission ont pu influer sur sa décision ultime. Il se fonde ici sur deux précédents : Pathmanathan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 641 (1re inst.) (QL) et Fahiye c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 242 (C.A.) (QL).

CONCLUSIONS DU DÉFENDEUR


[45]            Selon le défendeur, la Commission n'a pas contrevenu aux règles de la justice naturelle en ne répondant pas à la lettre du demandeur datée du 16 avril 2002. D'abord, le défendeur dit que l'avocat du demandeur avait exprimé l'avis, à l'audience, que la Commission devrait accorder peu de poids, voire aucun, aux conclusions de fait du juge Dambrot, de la Cour supérieure de l'Ontario, parce que la procédure d'extradition est notablement différente de la procédure d'attribution du statut de réfugié. Le défendeur dit que la Commission était à l'évidence du même avis, puisque ses motifs ne s'appuient pas sur le jugement de la Cour supérieure de l'Ontario, ni n'en font état.

[46]            Selon le défendeur, il est bien établi qu'un tribunal administratif est le maître de sa propre procédure, sous réserve seulement des limites fixées par la common law ou par la loi : Prassad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, et Fishing Vessel Owner's Association of B.C. et al. c. Canada (1985), 57 N.R. 376 (C.A.F.). De plus, la Commission a l'obligation de régler avec célérité toutes les revendications dont elle est saisie : paragraphe 68(2) de l'ancienne Loi.


[47]            Le défendeur soutient que, pour inviter la Commission à suspendre ses délibérations jusqu'à ce que la CAO rende sa décision, le demandeur aurait dû s'y prendre par requête selon l'article 28 des Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45 (les Règles de la SSR). Le défendeur invoque aussi les précédents suivants : Salinas c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 3 C.F. 247 (C.A.), et Lawal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 2 C.F. 404 (C.A.), pour dire que le seul moyen pour la Commission d'examiner des conclusions ou des preuves additionnelles (autres que celles qu'elle pourrait reconnaître d'office) produites après l'audience serait de reprendre l'audience sur la base d'une requête introduite selon les formes.

[48]            Le demandeur n'a pas introduit de requête selon l'article 28 des Règles de la SSR. Le défendeur dit aussi que l'argument du demandeur selon lequel les articles 13 et 27 des Règles de la SSR, qui concernent les remises et les ajournements, ne requièrent qu'une demande écrite, et non une requête en bonne et due forme, atteste une incompréhension des articles en question. Aucun de ces articles ne s'appliquait au cas du demandeur lorsqu'il a présenté sa demande le 16 avril 2002.

[49]            Le défendeur soutient aussi qu'il appartenait au demandeur de présenter une demande selon l'article 40 des Règles de la SSR pour remédier à l'inobservation des Règles. Le défendeur invoque le jugement Aguilar-Osorno c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 139 F.T.R. 22, au soutien de sa position selon laquelle la Commission n'a pas manqué à la justice naturelle parce qu'elle a rendu sa décision sans d'abord communiquer avec l'avocat du demandeur. La Commission n'avait pas l'obligation de « répondre » à la requête de l'avocat.


[50]            Le défendeur soutient que le fait pour la Commission de ne pas s'être exprimée dans ses motifs sur les preuves produites après l'audience ne constitue pas une erreur justifiant une révision. La Commission est présumée avoir apprécié et examiné toutes les preuves produites sauf s'il existe des raisons valides de réfuter cette présomption. Sur ce point, le défendeur s'appuie sur les précédents suivants : Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.), et Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 598 (C.A.) (QL). En l'espèce, la Commission a dit dans ses motifs qu'elle avait considéré toutes les preuves dont elle disposait, et il n'y a aucune raison de mettre en doute cette affirmation.

[51]            Le défendeur dit aussi que les preuves produites après l'audience n'étaient pas essentielles, c'est-à-dire qu'elles ne renfermaient pas de renseignements susceptibles de modifier la décision de la Commission. Les preuves en question ne faisaient que répéter ce que le demandeur avait déjà présenté durant l'audience. Le défendeur dit que ces preuves n'étaient pas le genre de preuves dont il est question dans l'affaire Cepeda-Gutierrez, précitée, c'est-à-dire qu'elles ne contredisaient pas la conclusion ultime de la Commission.

[52]            Le défendeur soutient, à titre subsidiaire, que, quand bien même les preuves du demandeur postérieures à l'audience ne seraient pas parvenues à la Commission, il ressort du jugement Vairavanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 34 Imm. L.R. (2d) 397 (C.F. 1re inst.) et du jugement Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. n ° 1740 (1re inst.) (QL), qu'il revient au revendicateur d'obtenir des membres concernés de la Commission la confirmation que ses conclusions ont effectivement été reçues. En l'espèce, il n'est pas établi que c'est ce qu'a fait le demandeur.


[53]            Le défendeur invoque aussi le jugement Avci c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 226 F.T.R. 238, infirmé sur d'autres motifs, 2003 CAF 359, au soutien de l'argument selon lequel la Commission ne commet pas d'erreur parce qu'elle ne considère pas de nouvelles preuves, si le revendicateur ne se conforme pas, pour le dépôt de telles preuves, aux Règles de la SSR et si les nouvelles preuves n'ajoutent rien de significatif à ce que la Commission avait déjà devant elle.

[54]            Le défendeur soutient que les conclusions de la Commission sont raisonnables et qu'il n'y a aucune contradiction entre l'affirmation selon laquelle le demandeur n'entre pas dans l'exclusion prévue par l'article 1F(b) de la Convention, et l'affirmation selon laquelle il n'est pas un réfugié au sens de la Convention. Selon le défendeur, un lien doit exister entre la situation personnelle du revendicateur du statut de réfugié et la situation générale qui a cours dans son pays d'origine. Le défendeur dit que le statut de réfugié au sens de la Convention n'a pas une existence vague qui ferait que quiconque est originaire d'un pays dont le système judiciaire est corrompu sera automatiquement reconnu comme réfugié au sens de la Convention. Un revendicateur doit produire des éléments de preuve montrant que les violations des droits humains qui sont attestées par la preuve documentaire le menacent, lui personnellement, s'il devait retourner dans son pays. À l'appui de cette affirmation, le défendeur invoque l'arrêt Sheikh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 238 (C.A.).

[55]            Selon le défendeur, la Commission n'a pas commis d'erreur lorsqu'elle a évalué la manière dont le demandeur serait traité à son retour, c'est-à-dire en tenant compte des circonstances de la personne dont la situation ressemble le plus à la sienne, c'est-à-dire son père, qui est accusé du même meurtre et qui est actuellement détenu.

[56]            Le défendeur dit que, bien que la Commission ait admis que le demandeur serait détenu pour répondre à de possibles accusations politiquement motivées, la Commission a eu raison d'aller au-delà de cette conclusion et de voir si la détention du demandeur, considérée objectivement, autorisait une crainte fondée de persécution.

[57]            S'agissant de la crainte du demandeur d'être torturé ou maltraité durant sa détention, la Commission a relevé que le père du demandeur n'avait jamais été torturé ou battu durant sa détention et qu'il n'existait aucune preuve convaincante montrant que le père du demandeur avait été délibérément affaibli par de dures conditions carcérales.

[58]            Selon le défendeur, la Commission a eu raison de considérer le traitement dont bénéficiait le père du demandeur durant sa détention pour dire que le demandeur pouvait obtenir aux Philippines les garanties d'une procédure régulière, à cause de son statut de membre d'une famille riche et puissante. Selon le défendeur, cette conclusion n'est pas déraisonnable et ne justifie pas l'intervention de la Cour.

[59]            Selon le défendeur, la Cour se doit de déférer aux conclusions factuelles de la Commission, un tribunal spécialisé dont la vocation est d'évaluer les conditions qui prévalent dans tel ou tel pays. Globalement, les conclusions de la Commission sont « éminemment raisonnables » : Sivasamboo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 741 (1re inst.). Le défendeur dit aussi que la Cour doit se garder d'examiner « au microscope » les motifs de la Commission. Si la conclusion de la Commission est raisonnable, alors elle doit subsister, quand bien même la Cour serait peut-être arrivée à une conclusion différente.

[60]            Le défendeur dit que la Commission était dessaisie du dossier au 19 juillet 2002, date à laquelle elle a signé ses motifs écrits. À cette date, sa décision était « rendue » : Tambwe-Lubemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 11 Imm. L.R. (3d) 175 (C.A.F.).

[61]            Selon le défendeur, le demandeur a irrégulièrement déposé l'arrêt de la CAO et a soutenu que la Cour devrait annuler la décision de la Commission sur la foi du raisonnement suivi par la CAO dans son arrêt. L'arrêt de la CAO a été rendu après la décision de la Commission, dans le contexte d'une question différente et d'un régime législatif différent, et sur la base d'éléments de preuve différents et de faits différents. Le défendeur dit que l'argument du demandeur sur ce point ne repose sur aucun fondement juridique et qu'il est contraire à la position qu'il avait avancée durant l'audience tenue devant la Commission.


[62]            Le défendeur, se fondant sur le paragraphe 67(1) de l'ancienne Loi, dit que la Commission a compétence exclusive pour décider tous les points de droit et de fait que soulèvent les revendications du statut de réfugié.

[63]            Contrairement à l'argument du demandeur, le défendeur dit qu'une conclusion selon laquelle il n'est pas un réfugié au sens de la Convention ne contrarie pas l'arrêt de la CAO dans le dossier d'extradition. La procédure d'attribution du statut de réfugié n'est pas assimilable à la procédure d'extradition. L'extradition est fondée sur le principe de réciprocité entre États et le principe de la courtoisie internationale : U.S.A. c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587. Le défendeur soutient aussi que le refus du statut de réfugié au sens de la Convention n'entraîne pas l'extradition, ni ne conduit, en tant que tel, à l'expulsion : Arica c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1995), 182 N.R. 392 (C.A.F.), et Barrera c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993], 2 C.F. 3 (C.A.).

ANALYSE

[64]            Le demandeur soutient que la Commission a manqué au devoir d'équité procédurale qu'elle avait envers lui parce qu'elle n'a pas différé sa décision jusqu'à ce qu'il ait la possibilité de lui signifier l'arrêt de la CAO concernant son extradition.

[65]            Les arguments du demandeur relatifs aux présumées violations du devoir d'équité soulèvent deux questions. D'abord, il est bien établi que la Commission est maîtresse de ses propres procédures, y compris des demandes de remise. La requête présentée par le demandeur à la Commission pour qu'elle attende que la Cour d'appel de l'Ontario se prononce avant qu'elle-même ne rende sa décision participait d'une demande de remise. La Commission n'était pas tenue d'accorder cette requête, encore qu'il eût sans doute été prudent de le faire. La Commission est reconnue comme le juge des faits et elle est investie du pouvoir d'appliquer les règles pertinentes, mais elle pourrait bénéficier des prononcés d'une juridiction supérieure, en l'occurrence la Cour d'appel de l'Ontario, en particulier des prononcés qui portent sur de présumées contraventions à la Charte.

[66]            Le deuxième point qui découle des arguments du demandeur en la matière est le fait que la Commission a rendu sa décision avant que l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario ne lui ait été notifié. La Commission a signé ses motifs le 19 juillet 2002, et le demandeur a notifié à la Commission le 6 août 2002 l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario daté du 1er août 2002. Selon l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Tambwe-Lubemba, précitée, une décision est « rendue » par la Commission le jour où elle signe ses motifs. Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale avait jugé que la Commission était dessaisie du dossier après avoir signé ses motifs. Je suis d'avis qu'ici la Commission n'avait pas le pouvoir de considérer l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario lorsque cet arrêt lui a été notifié le 6 août 2002.

[67]            Le défendeur voit d'une manière très technique le fait que le demandeur n'ait pas adressé à la Commission une requête écrite la priant de prendre en considération la décision de la Cour d'appel de l'Ontario. Cette manière de voir ne s'imposait pas. À mon avis, dans certains cas, la Commission a compétence pour donner suite à une demande informelle de sursis, dans l'exercice du pouvoir qu'elle exerce sur sa procédure. Cependant, cet aspect ne dispose pas de la présente demande de contrôle judiciaire et n'appelle pas ici d'autres observations.

[68]            Le demandeur soutient aussi que la Commission a commis une erreur parce qu'elle n'a pas tenu compte des preuves postérieures à l'audience, c'est-à-dire de l'affidavit qu'il a produit le 16 avril 2002, accompagné d'autres éléments relatifs au procès de son père en rapport avec le meurtre de Pangpang.

[69]            À mon avis, le demandeur n'a pas montré que ces preuves n'ont pas été considérées par la Commission. D'après les précédents Hassan et Florea, précités, si la Commission ne s'est pas référée à chaque élément de preuve, cela ne veut pas dire qu'elle n'en a pas tenu compte. La Commission est présumée avoir évalué et considéré toutes les preuves produites, à moins que le contraire ne soit établi. On ne peut en l'espèce s'autoriser du précédent Cepeda-Guiterrez, précité, pour dire que, parce que la Commission ne s'est pas référée dans ses motifs aux preuves par affidavit postérieures à l'audience, elle les a ignorées. Les preuves par affidavit en question se limitaient simplement en effet à expliquer davantage ce que le demandeur avait déjà présenté.

[70]            Le troisième argument soulevé par le demandeur concerne la conclusion de la Commission selon laquelle il n'avait pas établi le fondement objectif de sa revendication. Si la Commission est arrivée à cette conclusion, c'est parce qu'elle a estimé que, bien que le système judiciaire des Philippines soit corrompu et inéquitable et qu'il ne soit pas exempt de tortures et de brutalités policières, d'autres éléments de preuve montraient que les gens riches et influents pouvaient manipuler à leur avantage ce système judiciaire corrompu. La Commission a estimé que le demandeur entrait dans ce groupe de gens qui pouvaient échapper aux exactions en usant de leur pouvoir, de leur influence et de leur fortune.

[71]            Selon le demandeur, il s'agit là d'une conclusion de fait abusive qui entache la décision ultime de la Commission selon laquelle il n'avait pas établi le fondement objectif de sa revendication. Il dit que, selon l'arrêt Adjei, précité, le niveau de preuve requis pour établir le fondement objectif d'une revendication du statut de réfugié n'est pas élevé, et qu'il suffit au revendicateur de prouver que les probabilités qu'il soit persécuté ne sont pas négligeables.

[72]            Dans l'arrêt Ward, précité, la Cour suprême du Canada avait jugé qu'il revient au revendicateur du statut de réfugié d'établir à la fois le fondement objectif et le fondement subjectif de sa revendication. La décision de la Commission doit reposer sur la preuve. Les conclusions factuelles de la Commission sont susceptibles de révision si elles ne répondent pas à la norme exposée dans l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, et modifications :



(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises par la Section de première instance si elle est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :

...

(4) The Trial Division may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

...

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

...

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

...


[73]            En l'espèce, je crois qu'il était abusif pour la Commission de dire que le demandeur n'avait pas une crainte objectivement fondée de persécution parce qu'il semblait faire partie de ceux qui pouvaient tourner à leur avantage un système judiciaire corrompu. La Commission a estimé que le système judiciaire des Philippines est globalement corrompu. Elle a aussi ajouté que plusieurs aspects de cette poursuite de l'État contre le demandeur étaient entachés de corruption et d'ingérences, notamment subornation et asservissement de témoins et pressions politiques inopportunes.

[74]            Selon le défendeur, le demandeur doit montrer qu'il sera personnellement exposé à la persécution, eu égard à la preuve documentaire touchant la corruption du système judiciaire philippin. Sur ce point, le défendeur invoque l'arrêt Sheikh, précité.

[75]            À mon avis, cet argument ne tient pas devant le raisonnement suivi par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Salibian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 250 (C.A.), où le juge Décary écrivait, aux paragraphes 16 à 19 :


Bref, la section a conclu que pour être admissible au statut de réfugié, il fallait que le demandeur soit personnellement visé par des actes répréhensibles dirigés particulièrement contre lui. La section a de plus conclu, en dépit de la preuve à l'effet que le demandeur était victime de ces actes en sa qualité non pas de citoyen libanais mais de citoyen libanais arménien et chrétien, que le demandeur était « victime au même titre que tous les autres citoyens libanais » . Il s'agit là, à mon avis, d'une erreur de droit, dans le premier cas, et d'une conclusion de fait erronée, dans le second cas, tirée sans tenir compte des éléments de fait dont la section disposait. Cette erreur de fait prend tout son sens dans le contexte de l'erreur de droit.

À la lumière de la jurisprudence de cette Cour relative à la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, il est permis d'affirmer

1) que le requérant n'a pas à prouver qu'il avait été persécuté lui-même dans le passé ou qu'il serait lui-même persécuté à l'avenir,

2) que le requérant peut prouver que la crainte qu'il entretenait résultait non pas d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis directement à son égard, mais d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis à l'égard des membres d'un groupe auquel il appartenait,

...

... et je fais mienne cette description du droit applicable que l'on retrouve à la fin de l'article précité :

[traduction] En somme, tandis que le droit des réfugiés moderne s'attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu'une personne risque sérieusement d'être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d'origine. Par conséquent, lorsqu'il s'agit de revendications fondées sur des situations où l'oppression est généralisée, la question n'est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n'importe qui d'autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manoeuvres d'intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l'objet d'un préjudice grave de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention.

Dans le cas présent, la section du statut s'est méprise sur la nature du fardeau que le requérant avait à rencontrer et elle a rejeté sa demande sur la base d'une absence de preuve de persécution personnelle dans le passé. Cette conclusion est doublement erronée; point n'est besoin, en effet, pour se réclamer du statut de réfugié au sens de la Convention, de démontrer ni que la persécution est personnelle ni qu'il y a eu persécution dans le passé.

[Non souligné dans le texte]

[76]            À mon avis, l'arrêt Salibian permet d'affirmer que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle est arrivée à la conclusion que le demandeur n'était pas exposé à une très possible persécution aux Philippines. La Commission a commis une erreur en se limitant à comparer le demandeur à une seule autre personne dans le même cas que lui, en l'occurrence son père. La faille ne concernait pas la recherche d'un groupe témoin, comme c'était le cas dans l'arrêt Salibian, précité, mais la définition trop étroite du groupe témoin.

[77]            La Commission aurait dû plutôt considérer le fondement objectif de la crainte de persécution du demandeur sous l'angle de son appartenance à un groupe composé de personnes qui aux Philippines sont poursuivies pour des motifs politiques et dont les poursuites semblent entachées de corruption.

[78]            La Commission a estimé que les poursuites engagées contre le demandeur étaient fortement entachées de corruption et que cette corruption s'expliquait par ses attaches politiques et familiales, un motif de revendication du statut de réfugié. Le fait que le père du demandeur n'ait pas été maltraité ou torturé ne dispose pas, à mon avis, de la revendication du statut de réfugié présentée par le demandeur. Je suis d'avis que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a conclu à l'absence d'un fondement objectif dans la revendication du demandeur. Cette erreur suffit à faire droit à cette demande de contrôle judiciaire.

[79]            Je passe maintenant au quatrième argument soulevé par le demandeur, qui porte sur la relation entre d'une part la procédure d'extradition et l'opposition de la personne concernée à cette procédure, et d'autre part la décision qui fait suite à une revendication du statut de réfugié, en particulier lorsque des droits garantis par la Charte sont en cause. Le demandeur évoque l'impossibilité de donner effet à l'invalidation éventuelle d'un mandat d'extradition si cette invalidation est ignorée par la Commission lorsqu'elle statue sur une revendication du statut de réfugié.

[80]            Essentiellement, le défendeur exprime l'avis qu'il existe deux procédures différentes, chacune étant régie par un ensemble de règles et répondant à des objectifs propres.

[81]            L'extradition est reconnue comme une forme particulière de coopération entre États dans la mise en application des lois pénales. Dans son arrêt, la Cour d'appel de l'Ontario écrivait, à la page 705 :

[traduction] ... L'extradition est fondée sur le principe de la courtoisie internationale et celui de la coopération et du respect entre États. L'extradition joue un rôle vital dans les efforts de la communauté internationale pour lutter contre le crime et pour faire en sorte que les personnes accusées d'actes répréhensibles soient livrées à la justice. Par ailleurs, ces valeurs importantes doivent tenir compte des droits garantis par la Charte. Lorsqu'une personne prouve qu'elle serait exposée à des traitements qui seraient « tout simplement inacceptables » ou qui « choqueraient les consciences » , alors il y a manquement à l'article 7 de la Charte et le décret ministériel de remise doit être annulé.


[82]            En l'espèce, la Commission avait connaissance de la procédure d'extradition qui avait été engagée. Cette procédure faisait partie de l'ensemble des faits qui lui avaient été signalés. Cependant, la Commission n'avait pas devant elle l'arrêt de la CAO lorsqu'elle a rendu sa décision, et donc cet arrêt ne faisait évidemment pas partie des fondements de sa décision concernant la revendication du statut de réfugié présentée par le demandeur. Ce n'est d'ailleurs pas ce qui me conduit à dire que la Commission a rendu une décision erronée. L'existence d'une procédure d'extradition, assortie d'une demande de reconnaissance de droits fondamentaux devant les tribunaux compétents, peut se révéler une preuve utile dans d'autres affaires portant sur le statut de réfugié. Les décisions se rapportant aux preuves de ce genre seront sujettes à contrôle judiciaire selon les moyens que prévoit la loi applicable.

[83]            De plus, l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario fait maintenant partie de la jurisprudence. J'imagine que, lorsque cette affaire sera de nouveau instruite, la Commission étudiera scrupuleusement cet arrêt. Le jugement de la Cour supérieure de l'Ontario avait été présenté comme preuve à la Commission, et donc l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, qui infirme ce jugement, devra faire partie du dossier lorsque le nouveau groupe de commissaires instruira de nouveau cette affaire. La Commission ne rend pas ses décisions dans le vide. L'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario ne s'imposera pas à la Commission, mais il constitue une preuve utile et importante qui ne peut que donner une meilleure idée de la situation du demandeur.

[84]            Le demandeur voudrait que les questions suivantes soient certifiées :


1.          La décision d'un tribunal canadien de ne pas autoriser l'extradition en raison d'une violation des droits fondamentaux intéresse-t-elle l'examen d'une revendication du statut de réfugié?

2.          En l'absence d'une preuve de culpabilité, une longue détention avant procès, durant des poursuites criminelles marquées par la corruption et commanditées par des rivaux politiques, peut-elle légitimer une crainte fondée de persécution?

[85]            Le défendeur n'a pas proposé de question à certifier et il s'oppose aux questions que le demandeur voudrait faire certifier. Le défendeur dit que la première question n'est pas une question grave de portée générale et qu'elle ne disposerait pas du point soulevé dans la présente affaire, puisque la Commission ne s'est pas reposée sur le jugement d'extradition pour statuer sur le cas du demandeur et puisque l'arrêt qui cassait ce jugement n'était pas devant la Commission lorsqu'elle a rendu sa décision. S'agissant de la deuxième question, le défendeur dit que cette question intéresse uniquement les circonstances de la présente affaire et présume à tort que la personne accusée d'un acte criminel dans un pays étranger n'est pas coupable. Selon le défendeur, cette question n'est pas une question grave de portée générale et, de plus, elle est sans rapport avec les conclusions tirées par la Commission.


[86]            À mon avis, les oppositions du défendeur sont fondées. Dans l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Liyanagamage (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a jugé qu'une question doit être certifiée lorsqu'elle transcende les intérêts des parties et qu'elle soulève des points de portée universelle ou d'application générale, outre son aptitude à disposer de l'appel. Cette approche a été suivie par la Cour dans l'affaire Samoylenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1996), 116 F.T.R. 144 et l'affaire Chu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 116 F.T.R. 68.

[87]            À mon avis, les deux questions proposées par le demandeur ne satisfont pas à ce critère; la première ne disposerait pas de l'appel et la deuxième ne dépasse pas les circonstances de la présente affaire. Je refuse de certifier l'une et l'autre de ces questions, et aucune question n'est donc certifiée.

                                           ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l'affaire est renvoyée à d'autres commissaires pour nouvelle décision conforme aux présents motifs. Aucune question n'est certifiée.

                                                                                       _ E. Heneghan _               

                                                                                                             Juge                        

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                       COUR FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                     IMM-4057-02

INTITULÉ :                                    RODOLFO GUERRERO PACIFICADOR

                                                                                                  demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                    défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :            TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 24 JUIN 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                   LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :                  LE 12 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Douglas Lehrer                                  POUR LE DEMANDEUR

Stephen H. Gold                                POUR LE DÉFENDEUR

Andrea Hammell

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Douglas Lehrer                                  POUR LE DEMANDEUR

Vander Vennen Lehrer

45, rue St. Nicholas

Toronto (Ontario)

M4Y 1W6

Morris Rosenberg                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


             COUR FÉDÉRALE

         Date : 20031212

             Dossier : IMM-4057-02

ENTRE :

RODOLFO GUERRERO PACIFICADOR

                                             demandeur

                          - et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                              défendeur

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MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

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