Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20010925

Dossier : T-1396-01

Référence neutre : 2001 CFPI 1050

                                               ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE

                                                        EN MATIÈRE D'AMIRAUTÉ

ENTRE :

                                            ROYAL & SUN ALLIANCE DU CANADA,

                                                          SOCIÉTÉ D'ASSURANCES

                                                                                                                                                  demanderesse

                                                                                   et

                                                                DANIEL SINCLAIR,

                                                         MARINETTE SINCLAIR ET

                       LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « RENEGADE III » ,

ÉGALEMENT APPELÉ LE « RENEGADE »

défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE


[1]                 Le « Renegade III » a subi des dommages importants lors de la course Victoria-Maui de l'année 2000. La présente affaire découle d'une réclamation réelle et personnelle de la demanderesse, l'assureur, en vue d'obtenir le remboursement d'un produit d'assurance d'environ 110 000 $ qu'elle avait versé à l'égard du « Renegade III » . La demanderesse a ensuite annulé la police pour cause de non-divulgation ou de déclaration inexacte de la part des défendeurs, qui sont propriétaires du navire. Afin de protéger sa réclamation, la demanderesse a fait arraisonner le navire « Renegade III » dans la présente instance, mais aucun cautionnement n'a été fourni.

[2]                 Par la présente requête, les défendeurs cherchent à obtenir une suspension totale ou partielle de la présente instance, au motif qu'ils ont déposé devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique une action personnelle dans laquelle ils demandent le paiement du solde de l'indemnité qu'ils ont réclamée par suite des dommages causés à leur navire, soit un montant d'environ 12 000 $.

[3]                 J'ai rejeté la demande de suspension. Afin de placer les choses en perspective, je présente d'abord un résumé des faits pertinents.

LES FAITS À L'ORIGINE DU LITIGE

[4]                 Le « Renegade III » , du port de Vancouver, est un yacht de course d'une longueur réglementaire de 19,2 mètres qui a été construit en 1993 à Tallinn, en Estonie. La valeur assurée du navire s'établit à 880 000 $. J'aimerais souligner ici que, selon la demande d'assurance du 9 juin 2000, la valeur marchande s'élèverait à 850 000 $ (U.S.) et le coût de remplacement représenterait environ le double de ce montant.


[5]                 En juillet 2000, alors qu'il participait à la course Victoria-Maui et filait à une vitesse d'environ 20 noeuds, le navire « Renegade III » a accroché un filet dérivant et a dû s'immobiliser sur le champ, ce qui a donné lieu à une réclamation de plus de 100 000 $ ainsi que les frais d'expertise. L'assureur a finalement versé un montant de 110 721,12 $, laissant un solde impayé de 12 349,59 $, soit un montant contesté qui représenterait les frais d'application d'une nouvelle couche de peinture sur la carène du navire.

[6]                 La demanderesse soutient qu'elle a appris, le 28 juin 2001, que des faits importants n'avaient pas été divulgués lors de la demande d'assurance. Le même jour, la demanderesse a demandé à un avocat de la représenter. Le 16 juillet 2001, après avoir évalué les circonstances, l'avocat de l'assureur a écrit à celui des propriétaires du navire pour l'aviser que des faits importants n'avaient pas été divulgués ou que des déclarations inexactes avaient été faites au sujet des réclamations antérieures. Le même jour, les propriétaires, les Sinclair, ont engagé une action contre l'assureur devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[7]                 Le 24 juillet 2001, l'avocat de l'assureur a écrit à celui des propriétaires pour l'informer de l'annulation de la police, conformément aux articles 21 et 22 de la Loi sur l'assurance maritime, L.C. 1993, ch. 22. Cette lettre était en réalité une mise en demeure dans laquelle l'assureur demandait le remboursement du produit versé et informait les défendeurs qu'une action serait engagée devant la Cour fédérale du Canada si le montant en question n'était pas remboursé dans les sept jours suivants. L'assureur a effectivement engagé l'action devant la Cour fédérale le 1er août 2001 et a fait arraisonner le navire le 15 août de la même année. Jusqu'à présent, aucune défense n'a été déposée, non plus qu'aucune garantie en vue d'obtenir la mainlevée du navire.


[8]                 Si j'ai bien compris, les défendeurs soutiennent, dans leur requête modifiée, que l'action engagée devant la Cour fédérale devrait être suspendue en partie et que le navire devrait demeurer arraisonné ou, subsidiairement, que l'action devrait être suspendue complètement de façon que l'assureur puisse, s'il le désire, engager une action réelle devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[9]                 Jusqu'à maintenant, l'assureur a déposé une défense dans l'action engagée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et les propriétaires assurés ont déposé une réponse le 15 août 2001, de façon à clore la procédure écrite. D'après ce que j'ai cru comprendre, des demandes de communication de documents sont en cours devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Cette action est donc légèrement plus avancée que celle de la Cour fédérale; cependant, j'aimerais souligner que les défendeurs sont en retard en ce qui a trait au dépôt de leur défense en l'espèce.

[10]            Les propriétaires du navire ont demandé la tenue d'une instruction accélérée dans l'action engagée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. En ce qui concerne la Cour fédérale, sauf en cas de demande de jugement sommaire, les dates d'instruction ne sont fixées que lorsque la communication préalable est terminée et que les parties sont prêtes à procéder. Cependant, alors que les dates d'instruction fixées à la Cour fédérale sont fermes, la Cour suprême de la Colombie-Britannique reporte un pourcentage important de ces dates. J'en arrive maintenant à une analyse des questions en litige.


ANALYSE

Le critère applicable à une suspension et le fardeau de la preuve

[11]            Les parties s'entendent au sujet des cas dans lesquels une suspension sera accordée en application de l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale. Selon le critère énoncé dans l'arrêt Compulife Software Inc. c. Compuoffice Software Inc. (1998), 143 F.T.R. 19, aux pages 22 et 23, une cour de justice n'exercera son pouvoir discrétionnaire pour faire droit à une demande de suspension « que dans les cas les plus patents » . Afin de prouver que ce critère est établi dans une instance donnée, la partie ayant le fardeau de la preuve doit démontrer que la poursuite de l'instance causerait un préjudice ou une injustice à la partie défenderesse, et non de simples inconvénients ou frais supplémentaires, et que la suspension elle-même ne serait pas injuste pour la partie demanderesse :

[15] Il est de jurisprudence constante qu'une suspension d'instance ne peut être accordée que si l'on peut démontrer : (1) que la poursuite de l'action causerait un préjudice ou une injustice au défendeur, et non de simples inconvénients ou frais supplémentaires; (2) que la suspension ne serait pas injuste pour le demandeur. C'est à celui qui demande la suspension qu'il incombe de démontrer que ces conditions sont réunies (Discreet Logic Inc. c. Canada (registraire des droits d'auteur) (1993), 51 C.P.R. (3d) 191 (C.F. 1re inst.), à la page 191). (Compulife à la page 22)


Dans l'arrêt Compulife, le juge Wetston s'est fondé sur l'arrêt Discreet Logic mentionné dans la citation pour imposer à la partie qui demande la suspension l'obligation de prouver que les deux conditions sont réunies. Cette proposition repose sur des assises solides. L'arrêt Discreet Logic est une décision du juge Denault, qui s'est lui-même fondé sur l'arrêt Plibrico (Canada) Ltd. c. Combustion Engineering Canada Inc. (1990), 30 C.P.R. (3d) 312, p. 315, jugement que le juge Strayer a rendu alors qu'il était juge à la Section de première instance de la Cour fédérale.

[12]            L'avocat des propriétaires défendeurs soutient que, dans la présente affaire, je ne devrais pas accorder vraiment d'importance à l'opinion traditionnelle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande la suspension, parce que les parties ont toutes deux engagé leurs actions devant des tribunaux différents à peu près en même temps, de sorte que l'une ou l'autre aurait pu demander une suspension. Jusqu'à un certain point, cette remarque est logique. Je citerai ici larrêt Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (W.C.B.), [1993] 1 R.C.S. 897, où le juge Sopinka souligne, à la page 921, que le fardeau de la preuve ne devrait pas jouer un rôle important, mais devrait être pris en compte lorsque le juge ne peut en arriver à une décision sur la foi de la preuve présentée par les parties. Le juge Sopinka poursuit en disant que, pour obtenir une suspension, la partie qui en fait la demande doit établir clairement qu'un autre tribunal est plus approprié :

Bien que la norme de preuve reste celle qui est applicable en matière civile, tout comme les tribunaux anglais, j'estime qu'il faut établir clairement qu'un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu'a choisi le demandeur. C'est la position que le juge McLachlin (maintenant juge de notre Cour) a prise dans l'arrêt Avenue Properties Ltd. c. First City Dev. Corp. (1986), 7 B.C.L.R. (2d) 45. Elle a souligné que cette solution valait en particulier lorsque aucune instance parallèle n'était pendante à l'étranger. (Souligné à l'original - page 921)


Cet extrait se termine par un renvoi à la décision que Madame le juge McLachlin a rendue dans l'affaire Avenue Properties alors qu'elle était juge à la Cour d'appel. Cet arrêt est utile étant donné que, comme le juge Sopinka le souligne, il ne concernait pas une instance étrangère parallèle. L'affaire Avenue Properties concernait des actions engagées en Colombie-Britannique et en Ontario, mais cette situation n'est pas vraiment différente de celle des actions parallèles déposées devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et la Cour fédérale du Canada. D'après l'analyse du juge Sopinka et du juge McLachlin, le défendeur doit établir clairement qu'un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu'a choisi le demandeur. Il s'ensuit que, même si la partie qui demande une suspension établit clairement l'existence d'un tribunal plus approprié, il se peut qu'une partie demanderesse soit en mesure d'empêcher une suspension en prouvant qu'elle sera privée d'un avantage personnel ou juridique légitime qu'elle pourrait obtenir devant le tribunal qu'elle a choisi. Dans l'arrêt Avenue Properties, le juge McLachlin a examiné l'arrêt MacShannon c. Rockwood Glass Ltd., [1978] A.C. 795, où la Chambre des lords a d'abord imposé le fardeau de la preuve à la partie défenderesse en ce qui a trait à l'établissement de l'existence d'un tribunal plus approprié et s'est ensuite exprimée comme suit :

[traduction] Si la première condition est établie, le demandeur pourra encore empêcher l'octroi d'une suspension dans la mesure où il peut prouver que la suspension le priverait d'un avantage personnel ou juridique légitime qu'il pourrait obtenir s'il invoquait la juridiction du tribunal devant lequel la suspension est demandée.

Il convient de souligner qu'il appartient au défendeur de prouver le premier volet du critère, tandis que le demandeur devra prouver le second.

Dans la présente affaire, c'est cette sorte de répartition du fardeau de la preuve que j'appliquerai. Cependant, je soulignerai également que la demanderesse n'est pas tenue de prouver avec certitude qu'elle aura droit à cet avantage et l'obtiendra effectivement, mais simplement de démontrer [traduction] « ... une assez bonne possibilité d'obtenir un avantage en poursuivant l'action devant la juridiction désirée » :


[traduction] En ce qui a trait à la deuxième condition, soit que le demandeur avait une assez bonne possibilité d'obtenir un avantage personnel ou juridique en poursuivant l'action dans le ressort où la suspension est demandée, il importe de souligner que le demandeur doit simplement prouver une assez bonne possibilité d'obtenir un avantage en poursuivant l'action dans le ressort désiré. Il n'est pas tenu de prouver qu'il obtiendra assurément cet avantage : Hume & Rumble Ltd. v. Commonwealth Construction Company Ltd., [1972] 4 W.W.R. 546, aux p. 560 et 561 (C.S C.-B.). (Arrêt Avenue Properties, précité, p. 52)

C'est là une remarque compatible avec le commentaire que le juge Sopinka a formulé dans l'arrêt Amchem, à la page 920, lorsqu'il a fait allusion à l'attente raisonnable que la partie concernée pourra se prévaloir d'un avantage, ce qui signifie implicitement qu'il n'est pas nécessaire qu'il s'agisse d'une certitude, mais plutôt, pour reprendre les propos du juge McLachlin, d'une assez bonne possibilité d'obtenir un avantage par la poursuite de l'action dans le ressort désiré.

[13]            Dans l'arrêt Avenue Properties, le juge McLachlin résume la règle en disant qu'il s'agit de contrebalancer les intérêts entre tout avantage que le demandeur pourrait obtenir, d'une part, et les inconvénients pouvant être occasionnés au défendeur, d'autre part, citant l'arrêt Castanho c. Brown & Root (U.K.) Ltd., [1980] 3 W.L.R. 991, aux p. 999 et 1000 (H.L.). C'est là un jugement qui est compatible avec l'arrêt Amchem Products Inc. et qui ne va nullement à l'encontre des décisions qu'a rendues la Cour fédérale, car la partie défenderesse qui demande une suspension et estime que ses chances de succès sont bonnes présentera un point de vue particulier des faits et s'efforcera de convaincre la Cour que la suspension ne serait pas injuste. Ainsi, à un moment ou l'autre, le fardeau de la preuve est déplacé et il appartient à la partie demanderesse de prouver, selon sa perception des faits, que la suspension n'entraîne pas la perte d'un avantage légitime.


Examen des circonstances de la présente affaire

[14]            D'abord, les propriétaires défendeurs ont, à mon avis, prouvé à première vue que la Cour suprême de la Colombie-Britannique est un tribunal approprié pour la poursuite de l'action. Cependant, même s'il s'agit d'un tribunal approprié, cela ne signifie pas que la Cour suprême de la Colombie-Britannique est manifestement celui qui convient le mieux.


[15]            Il est vrai que l'action engagée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique est un peu plus avancée que celle dont la Cour fédérale est saisie, mais il est difficile de dire quelle est celle qui pourrait être tranchée le plus rapidement ou qui occasionnerait le moins de frais. Il est indubitable que, dans le cas de deux actions parallèles, la redondance peut en soi causer un grave préjudice et je citerais ici l'arrêt Poitras c. Bande indienne de Sawridge, décision non publiée que le juge Hugessen a rendue le 17 mars 1999 dans le dossier T-2655-89. Dans cette affaire, le juge Hugessen examinait deux actions qui seraient longues et coûteuses et qui comportaient des questions constitutionnelles complexes dont chacune portait sur un aspect identique mettant en cause la même partie. Selon le juge Hugessen, « Le fait qu'il y a redondance cause en soi un préjudice sérieux » (paragraphe 5 de l'arrêt Poitras). De plus, lorsque deux actions sont engagées, la suspension de l'une d'elles serait souhaitable, car il convient d'éviter une redondance qui pourrait donner lieu à des résultats incompatibles, à des frais excessifs et à des efforts déployés en double : voir la décision qu'a rendue la Division générale de la Cour de l'Ontario dans Eli Lily & Co. c. Novopharm Ltd. (1994), 53 C.P.R. (3d) 428, à la p. 433. Cependant, après avoir entendu les arguments de l'avocat de la demanderesse et examiné la réponse de l'avocat des défendeurs, j'estime que les propriétaires du navire n'ont pas établi clairement que la Cour suprême de la Colombie-Britannique est manifestement le tribunal le plus approprié, selon le critère énoncé dans l'arrêt Amchem (précité), à la page 921.

[16]            Le principe sous-jacent est le suivant : une partie demanderesse ne devrait pas être privée facilement de son droit de déposer son action devant le tribunal de son choix par le truchement d'une suspension. Par conséquent, il est nécessaire de prouver clairement qu'il existe un tribunal plus approprié.


[17]            Dans la présente affaire, si l'assureur déposait une demande reconventionnelle personnelle devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, un jugement personnel ne serait pas très utile pour lui. En effet, un jugement personnel ne pourrait être invoqué dans le cadre de procédures d'exécution en vue d'obtenir le transfert du titre de propriété afférent à un navire immatriculé : ce transfert ne peut être effectué qu'au moyen d'une ordonnance judiciaire. Je ne vois pas comment l'assureur, à titre de partie défenderesse ayant une demande reconventionnelle, pourrait greffer une demande reconventionnelle réelle à une action personnelle engagée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. En conséquence, si l'assureur devait être contraint de procéder dans cette instance introduite devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique en raison d'une suspension de la présente action, il serait tenu d'engager une action réelle devant elle et de faire arraisonner le navire, une deuxième fois, dans cette action afin que la Cour suprême ait compétence à l'égard du navire, ce qui donnerait lieu à une redondance. À ce moment-ci, je ferai une courte digression.


[18]            Afin de prouver que la Cour suprême de la Colombie-Britannique n'est pas un tribunal approprié en l'espèce, l'avocat de la demanderesse soutient également que la règle 55 des Supreme Court Civil Rules de la Colombie-Britannique vise simplement à permettre le dépôt d'actions réelles, ce qui laisse planer un doute au sujet de la compétence de la Cour à l'égard des actions réelles. Je ne connais aucune décision comportant une analyse plus approfondie de la compétence de la Cour suprême de la Colombie-Britannique à l'égarde ces actions. Dans l'arrêt Zavarovalna Skupnost Triglav c. Terrasses Jewellers Inc., [1983] 1 R.C.S. 283, où la compétence fédérale dans le domaine de l'assurance maritime a été contestée, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu'un certain nombre de provinces, dont la Colombie-Britannique, avaient édicté des lois concernant l'assurance maritime; cependant, pour les besoins de l'affaire, il n'était pas nécessaire de définir la portée de l'intrusion des provinces dans ce domaine. La Cour suprême a souligné que l'assurance maritime, qui est un contrat relevant du droit maritime et qui était née plusieurs siècles avant d'autres types d'assurance, faisait partie intégrante du droit maritime. La Cour suprême a conclu que la Cour fédérale était investie d'une compétence concurrente en matière d'assurance. Cependant, la reconnaissance d'une compétence à l'égard d'un contrat relevant du droit maritime n'indique pas si la Cour suprême de la Colombie-Britannique est investie de la compétence nécessaire au plan constitutionnel pour statuer sur les actions réelles. Il est vrai que, dans l'arrêt Tilbury Cement Ltd. c. Seaspan International Ltd. (1991), 47 C.P.C. (2d) 291, à la p. 299, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a souligné qu'à son avis, elle était investie d'une compétence en matière d'amirauté; toutefois, le raisonnement est tautologique : elle a effectivement compétence en matière d'amirauté, parce que la règle 55 des Supreme Court Civil Rules prévoit cette compétence. L'avocat de l'assureur a cité l'arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (1999), 173 D.L.R. (4th) 493, à la p. 497, où la Cour d'appel fédérale a souligné que la Cour fédérale était le seul tribunal investi d'une compétence à l'égard d'un navire arraisonné et d'une action réelle. Cependant, je n'ai pas l'intention de trancher cette question sur la foi d'arguments restreints et il n'est pas nécessaire non plus que je le fasse, car il m'est possible en l'espèce d'en arriver à une décision portant rejet de la demande de suspension et confirmant de ce fait la compétence de la Cour fédérale sans devoir décider si la compétence de la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour entendre une action réelle pourrait être viciée et contestée au plan constitutionnel.

[19]            En ce qui a trait au concept de la multiplicité des instances, la suspension de l'action en l'espèce donnerait certainement lieu à une redondance, alors qu'au moins deux actions seraient engagées devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, ainsi qu'à une réunion d'actions et à un nouvel arraisonnement du navire.


[20]            La possibilité que l'instruction de deux actions parallèles, soit une action devant chaque Cour, donne lieu à des délais ou à des frais supplémentaires importants n'est certainement pas un facteur négligé. Selon toute vraisemblance, les documents ne devraient être produits et les interrogatoires préalables ne devraient être tenus qu'une seule fois et s'appliqueraient aux instances engagées devant les deux Cours. L'assureur souligne qu'il est beaucoup plus logique d'ajouter la petite réclamation des propriétaires du navire, qui est huit ou neuf fois inférieure à la sienne, à titre de demande reconventionnelle devant la Cour fédérale afin d'éviter manifestement un redoublement de l'instance, citant à cet égard l'arrêt Methanex New Zealand Ltd. c. Le « Kinugawa » , [1998] 2 C.F. 583, à la p. 610, où il a été décidé que « le redoublement de l'instance qu'entraînerait l'octroi d'une suspension en l'espèce est toujours un motif impérieuxde refuser une suspension : voir par exemple les affaires Donohue Inc. et al. c. Navire Ocean Link et al. ...(1995), 94 F.T.R. 69 et The Pine Hill... , [1958] 2 Lloyds 146 (Q.B.) » .

[21]            Je devrais également revenir sur la possibilité que les actions engagées devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et la Cour fédérale donnent lieu à des résultats incompatibles. Il s'agit certainement là d'un facteur, mais ce n'est qu'un facteur parmi plusieurs autres. De plus, ce risque est minime car, une fois qu'une décision sera rendue dans une instance, toute l'affaire deviendra vraisemblablement chose jugée.


[22]            L'avocat des propriétaires défendeurs souligne que je devrais réfléchir longuement avant de rejeter une demande de suspension de l'action engagée devant la Cour fédérale parce qu'à un moment ou l'autre, les propriétaires pourraient décider de mettre en cause leur courtier d'assurance; l'avocat a cité à ce sujet l'arrêt Intermunicipal Realty & Development Corporation c. Gore Mutual Insurance Co., [1978] 2 C.F. 691 pour soutenir que la Cour n'a pas compétence à l'endroit d'un courtier en assurance maritime dans une affaire portant sur un mandat et sur une déclaration inexacte. À mon avis, deux réponses valables peuvent être données à cette proposition. D'abord, aucun élément de la preuve n'indique qu'une réclamation pourrait être formulée contre le courtier des propriétaires du navire. Plutôt que de formuler des hypothèses au sujet de la possibilité d'une réclamation de cette nature, je devrais examiner la présente requête en me fondant sur la preuve dont je suis saisi aujourd'hui. Comme je l'ai mentionné, aucun élément de la preuve n'indique la moindre possibilité qu'une réclamation soit formulée contre le courtier.

[23]            En second lieu, il se peut que l'arrêt Gore Mutual ne soit plus valable en droit. Je citerai à cet égard l'arrêt Zavarovalna Skupnost Triglav c. Terrasses Jewellers Inc. (précité), où la Cour suprême du Canada a souligné que, même si l'assurance maritime peut faire partie, au sens strict, de la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils, ce domaine a néanmoins été attribué au Parlement et fait partie de la navigation et des expéditions par eau, sauf en ce qui a trait à la partie du pouvoir qui est demeurée du ressort provincial. De plus, le juge Chouinard s'exprime comme suit :

Il est inexact, à mon avis, de qualifier l'assurance maritime au même titre que les autres formes d'assurance qui en sont dérivées et dont elle ne se distinguerait que par son objet, l'aventure maritime. Il est inexact aussi de dire que l'assurance maritime ne fait pas partie des activités de la navigation et des expéditions par eau et qu'elle demeure de l'assurance quoiqu'appliquée à des activités de cette nature.

L'assurance maritime est avant tout un contrat de droit maritime. Ce n'est pas une application de l'assurance au domaine maritime. Ce sont plutôt les autres formes d'assurance qui sont des applications à d'autres domaines de principes empruntés à l'assurance maritime.

Je suis d'avis que l'assurance maritime fait partie du droit maritime sur lequel l'art. 22 de la Loi sur la Cour fédérale confère à celle-ci une compétence concurrente. Il n'est pas nécessaire de déterminer quels autres tribunaux peuvent avoir une compétence concurrente avec la Cour fédérale ni de déterminer l'étendue de leur compétence. Je suis également d'avis que l'assurance maritime est comprise dans le pouvoir du Parlement relatif à la navigation et aux expéditions par eau et qu'en conséquence il doit être répondu non à la question constitutionnelle. (à la page 298)


Le juge Chouinard a poursuivi en concluant que la Cour fédérale avait des règles de droit à administrer et qu'elle était donc investie d'une compétence dans le domaine de l'assurance maritime.

[24]            Compte tenu de ces deux aspects, soit qu'il est peu probable à première vue qu'un courtier soit mis en cause et que, même si ce devait être le cas, cette mise en cause ne donnerait pas lieu à une erreur de compétence fatale, il est facile de rejeter l'objection des propriétaires du navire, qui est fondée sur la mise en cause possible d'un courtier.

CONCLUSION

[25]            En conséquence, je ne suis pas convaincu qu'il s'agit d'un cas où il convient manifestement d'accorder une suspension. Même si le rejet d'une demande de suspension peut occasionner des inconvénients, voire des frais supplémentaires minimes, aucun préjudice ou injustice réel ne sera causé de ce fait aux propriétaires du navire. À l'inverse, compte tenu de l'ensemble des circonstances, la décision de l'assureur, comme partie demanderesse, d'exercer son recours devant la Cour fédérale est raisonnable. Accorder une suspension et nier à l'assureur la possibilité de poursuivre dans ce ressort auraient pour effet de le priver d'un avantage juridique légitime, qui est celui de faire sceller l'issue de l'ensemble du litige par un seul tribunal, soit la Cour fédérale, notamment en ce qui a trait à la réalisation au moyen de la vente du navire arraisonné.

[26]            Je ne puis contraindre les propriétaires du navire à déposer une demande reconventionnelle devant la Cour fédérale; cependant, il se peut fort bien qu'ils décident de présenter leur réclamation personnelle correspondant au reste de l'indemnité d'assurance qu'ils demandent dans la présente action, qui est à la fois une action réelle et personnelle, plutôt que d'exercer un recours devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et de contester une action devant la Cour fédérale. Je mentionnerais à ce sujet que cette façon de procéder n'occasionnera aucun préjudice apparent aux défendeurs, car le litige porte sur un yacht de course luxueux de grande valeur et le montant en jeu représente une fraction de la valeur du navire.

[27]            En conséquence, la demande de suspension est rejetée; cependant, les propriétaires du navire, en qualité de défendeurs, disposeront d'un délai supplémentaire pour déposer une défense ainsi qu'une demande reconventionnelle, s'ils l'estiment à propos.

« John A. Hargrave »

                                                                                              Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 25 septembre 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                              T-1396-01

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          Royal & Sun Alliance du Canada, société d'assurances c. Le navire « Renegade III » et al

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                             Le 24 septembre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              Le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                                     Le 25 septembre 2001

COMPARUTIONS :

M. David F. McEwen                                                        POUR LA DEMANDERESSE

M. Gary Wharton                                                              POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen, Schmitt & Co.

Vancouver (C.-B.)                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Campney & Murphy

Vancouver (C.-B.)                                                            POUR LES DÉFENDEURS

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.