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                                                        IMM-1433-96

 

 

OTTAWA (ONTARIO), le vendredi 31 janvier 1997

 

 

EN PRÉSENCE DE : Monsieur le juge Allan Lutfy

 

 

 

ENTRE

 

 

                       SHUN GUAN CHEN,

 

                                                         requérant,

 

                                 et

 

 

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                            intimé.

 

 

                            ORDONNANCE

 

 

 

 

           VU que la présente demande a été entendue le 23 octobre 1996, à Toronto (Ontario);

 

           ET VU que la Cour a été avisée qu'aucune question n'avait été proposée aux fins de certification;

 

 

           IL EST ORDONNÉ :

 

1.que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

2.que la décision en date du 27 mars 1996 de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié soit annulée et l'affaire renvoyée pour qu'un tribunal de composition différente procède à une nouvelle audition.

                                               Allan Lutfy     

                                                Juge

 

Traduction certifiée conforme                          

                                    Tan Trinh-viet

 

 


 

 

 

 

 

                                                        IMM-1433-96

 

ENTRE

 

 

                       SHUN GUAN CHEN,

 

                                                         requérant,

 

                                 et

 

 

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                            intimé.

 

 

                   MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

 

LE JUGE LUTFY

 

           La section du statut de réfugié (le tribunal) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a décidé que le requérant n'était pas un réfugié au sens de la Convention.  Le tribunal n'était pas convaincu que le requérant avait établi l'existence d'un fondement objectivement valable pour sa crainte de persécution à cause de sa religion, dans l'éventualité de son retour en Chine.  C'est cette décision qui fait l'objet du contrôle judiciaire fondé sur l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985),

ch. I-2.

 

           Le requérant est un chrétien pratiquant depuis la fin de 1989.  Pendant qu'il était en Chine, il n'assistait aux services religieux que mensuellement, de crainte qu'il soit plus probable que le Bureau de la sécurité publique (BSP) découvre l'existence de ces services religieux privés s'ils étaient tenus plus fréquemment.  Depuis son arrivée au Canada, le requérant continue d'aller à l'église régulièrement.  Le requérant pratique sa religion également chez lui, avec des prières privées.  Il a refusé d'aller à l'Église patriotique parrainée par l'État parce que, selon son Formulaire de renseignements personnels, il [TRADUCTION] »...a refusé de laisser le gouvernement contrôler [son] âme».


 

           Au mois de décembre 1991, le requérant avait recruté huit nouveaux membres, portant le total des membres de son groupe de prière à environ vingt personnes.  De temps à autre, les services ont été tenus dans la maison du requérant qui se trouvait directement au-dessus de ses locaux commerciaux.

 

           En décembre 1991, le BSP a fait une rafle dans un service clandestin du groupe religieux du requérant.  Le propriétaire de la maison dans laquelle le service a été tenu a été arrêté et condamné à trois ans d'emprisonnement.  C'est à la suite de cet incident que le groupe religieux du requérant a été divisé en deux groupes plus petits, avec des changements plus fréquents de lieux de tenue des services.

 

           En décembre 1994, le BSP a fait une rafle dans un service de Noël dans les locaux du requérant.  Les participants au service religieux, à l'exception d'un pratiquant âgé qui a apparemment été arrêté par le BSP, ont pu s'échapper.

 

           C'est après ce second incident que le requérant a décidé de s'enfuir de la Chine.  Il est arrivé au Canada en mars 1995, et il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié.

 

           Le tribunal a conclu que dès 1994, les autorités chinoises avaient continué de harceler les religions non approuvées en faisant des rafles, en fermant un certain nombre d'églises non enregistrées et en détenant brièvement des chefs religieux et des laïcs chrétiens.  Le tribunal a également trouvé des éléments de preuve selon lesquels les autorités avaient recouru de plus en plus à des détentions à court terme, plutôt qu'à un emprisonnement à long terme, pour faire face aux activités religieuses non autorisées.

 

           Le tribunal a généralement accepté la véracité du témoignage du requérant concernant sa croyance au christianisme et sa participation aux services religieux conduisant à l'incident de décembre 1994.  Toutefois, le tribunal n'a pas cru le témoignage du requérant concernant : a) le fait qu'il s'est caché dans la résidence d'un parent à la suite de la rafle de décembre 1994 et jusqu'en mars 1995; b) son incapacité de déterminer si la personne âgée arrêtée dans la rafle de décembre 1994, ou tout autre participant au service religieux, avait été poursuivie en justice par le BSP; et c) l'authenticité des assignations produites par le requérant pour établir qu'il serait sujet à poursuite dans l'éventualité de son retour en Chine.

 

           L'appréciation que le tribunal a faite de la crédibilité du requérant était variable.  L'adoption par le requérant du christianisme et les incidents concernant les rafles du BSP ont été crus.  On l'a jugé non crédible concernant les événements ultérieurs à la rafle de décembre 1994.  Le tribunal a conclu en outre :

 

[TRADUCTION]

 

Bien que le tribunal reconnaisse que des agents gouvernementaux aient fait une rafle dans un service religieux non enregistré, dans les locaux du demandeur en décembre 1994, nous ne croyons pas que le fait que les services ont été tenus dans ses locaux représente une menace particulière pour le demandeur étant donné la tenue apparemment répandue des services dans la région du demandeur.  Nous croyons qu'au pire, le demandeur peut être sujet à une brève détention, à une amende, ou à une période de rééducation dans l'éventualité de son retour en Chine à l'heure actuelle, étant donné le traitement relativement clément réservé aux chefs religieux et aux laïcs bien plus en vue en 1994 mentionnés dans la preuve documentaire.

 

...

 

Le tribunal reconnaît que le concept de «liberté de religion» en Chine n'a pas la même qualité de pratique que connaissent le Canada et d'autres pays démocratiques; cependant, il n'existe pas suffisamment d'éléments de preuve démontrant le caractère de persécution des politiques du gouvernement chinois relatives à la religion -- à savoir l'obligation d'enregistrer les corps religieux selon les cinq religions reconnues et l'exigence qu'ils suivent la direction de l'État et y obéissent.  De plus, le tribunal trouve que le profil de chrétien pratiquant du demandeur n'est pas celui d'un chef religieux ou d'un chef laïc qui serait vraisemblablement harcelé, intimidé ou arrêté.  Le tribunal conclut que les activités de chrétien pratiquant du demandeur n'étayent pas un tel profil.

 

           (non souligné dans l'original)

 

 

 

À mon avis, le fait pour le tribunal d'avoir conclu que le requérant «...peut être sujet à une brève détention, à une amende, ou à une période de rééducation...» et d'avoir conclu néanmoins que son «...profil de chrétien pratiquant... n'est pas celui d'un chef religieux ou d'un chef laïc qui serait vraisemblablement harcelé, intimidé ou arrêté» constitue une contradiction.  Cette contradiction a alors conduit le tribunal à plus d'une erreur de droit, ce qui fait que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueille.

 

           La question du droit fondamental à la liberté de religion est en cause.  Des sanctions telles qu'une «brève détention, une amende ou une période de rééducation» sont des mesures de discrimination graves imposées à des personnes parce qu'elles pratiquent leur religion ou appartiennent à une communauté religieuse particulière.   Ces sanctions constituent, à mon avis, de la persécution. (Handbook on Procedures and Criteria for Determining Refugee Status, Geneva : Bureau du Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, 1988, paragraphe 72.)

 

           Le tribunal a noté le nombre croissant de pratiquants de religions non autorisées en Chine malgré ces sanctions pénales.  Il a également conclu que le requérant était, non pas un chef religieux ni un chef laïc, mais seulement un membre, même s'il avait recruté un petit nombre de pratiquants.  Ces conclusions semblent avoir amené le tribunal à conclure que le profil du requérant n'était pas celui qui justifiait objectivement sa crainte fondée de persécution.

 

           À mon avis, cette conclusion n'est pas compatible avec la conclusion antérieure du tribunal selon laquelle le requérant, «au pire», peut être sujet à des sanctions pénales.  De même, cette conclusion ne semble pas tenir compte des déclarations faites par le juge Décary, J.C.A., dans l'affaire Salibian c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 250, 11 Imm. L.R. (2d) 165, à la page 258 (C.F.) :

 

1) que le requérant n'a pas à prouver qu'il avait été persécuté lui-même dans le passé ou qu'il serait lui‑même persécuté à l'avenir.

 

2) que le requérant peut prouver que la crainte qu'il entretenait résultait non pas d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis directement à son égard, mais d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis à l'égard des membres d'un groupe auquel il appartenait;

 

..., et

 

4) que la crainte entretenue est celle d'une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s'il retournait dans son pays d'origine.

 

 

 

           Dans l'affaire Salibian, aux pages 258 et 259 (C.F.), la Cour d'appel a également mentionné avec approbation les propos du professeur James C. Hathaway dans Law of Refugee Status (Toronto : Butterworths, 1991) :

 

[TRADUCTION] Compte tenu de la valeur probante des expériences vécues par des personnes dont la situation est semblable à celle d'un demandeur du statut de réfugié, il est ironique que les tribunaux canadiens se soient toujours montrés très réticents à reconnaître les revendications de personnes dont la crainte de persécution est confirmée par les souffrances endurées par un grand nombre de leurs concitoyens.  Au lieu de considérer le sort réservé à d'autres membres du groupe racial, social ou autre du demandeur comme le meilleur indicateur d'un éventuel préjudice, les décideurs ont privé de leurs droits les personnes dont les craintes étaient fondées sur l'oppression généralisée d'un groupe donné. (à la page 90)

 

           ...

 

[TRADUCTION] En somme, tandis que le droit des réfugiés moderne s'attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu'une personne risque sérieusement d'être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d'origine.  Par conséquent, lorsqu'il s'agit de revendications fondées sur des situations où l'oppression est généralisée, la question n'est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n'importe qui d'autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manoeuvres d'intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l'objet d'un grave préjudice de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention. (à la page 97)

 

 

 

Dans l'examen de l'élément objectif de la crainte fondée de persécution du requérant pour des raisons de religion, le tribunal aurait dû se concentrer davantage sur le système continu de sanctions en Chine contre ceux qui pratiquent des religions non autorisées que sur son évaluation du risque pour le particulier d'être choisi aux fins d'arrestation, de détention et de rééducation.

 

           De même, le requérant n'était pas tenu de prouver qu'il serait «vraisemblablement» harcelé, intimidé ou arrêté.  «Vraisemblablement» a une connotation de probabilité, un seuil qui est supérieur à celui énoncé dans la jurisprudence. Il était loisible au tribunal de conclure que le requérant craignait «avec raison» s'il existait une «possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s'il retournait dans son pays d'origine» (Adjei c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1989] 2 C.F. 680, 7 Imm. L.R. (2d) 169 (C.A.F.), à la page 683 (C.F.)) .  Le critère énoncé dans l'affaire Adjei a été approuvé dans l'affaire Salibian et commenté encore dans l'affaire Ponniah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 241, où le juge Desjardins, J.C.A., s'est prononcée en ces termes à la page 245 :

 

Aux termes de la décision Adjei, un demandeur n'a pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire.  Il doit établir qu'il craint «avec raison» d'être persécuté ou qu'il existe une «possibilité raisonnable» de persécution.

 

Il ressort de la définition des expressions «avec raison» et «possibilité raisonnable» donnée dans la décision Adjei que celles-ci visent toute la zone contenue entre les limites supérieures et inférieures.  L'exigence est moindre qu'une possibilité à 50  % (c.‑à-dire une probabilité), mais supérieure à une possibilité minimale ou à une simple possibilité.  Il n'y a pas d'exigence intermédiaire : entre ces deux limites, le demandeur craint «avec raison».

 

Si, comme la Commission l'a écrit, le demandeur [TRADUCTION] «[...] peut faire face à plus qu'une simple possibilité [...]» de persécution, il a franchi la limite inférieure et a établi qu'il craignait «avec raison» d'être persécuté ou qu'il y avait une «possibilité raisonnable» de persécution.

 

 

 

           En dernier lieu, le tribunal a jugé le requérant crédible sur les principaux points tels que sa pratique du christianisme, son organisation dans ses locaux de services religieux clandestins et la rafle de décembre 1994 faite par le BSP.  Le tribunal a également reconnu que le requérant pouvait être sujet à une brève détention, à une amende ou à une période de rééducation.  Ayant tiré ces conclusions, le tribunal s'est laissé indûment influencer par son évaluation défavorable de la crédibilité du requérant, concernant les faits ultérieurs à la rafle de décembre 1994.  Cette évaluation de la crédibilité ne se rapportait pas à la question de l'élément objectif de la crainte fondée du requérant pour des raisons de religion du fait des conclusions du tribunal concernant les événements antérieurs à la rafle de décembre 1994 et comprenant celle-ci. (Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 99 N.R. 168 (C.A.F.), à la page 170, paragraphe 13.)

 

           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du tribunal sera annulée et l'affaire renvoyée pour qu'un tribunal de composition différente procède à une audition.

 

                                         Allan Lutfy   

                                                Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 31 janvier 1997

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                          

 

                                    Tan Trinh-viet


                   COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

No DU GREFFE :IMM-1433-96

 

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :SHUN GUAN CHEN

 

                                     c.

 

                                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ                                   ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Toronto

 

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :Le 23 janvier 1997

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE LUTFY

 

 

EN DATE DU31 janvier 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Carla Sturdy                         pour le requérant

 

 

J. Eastman                      pour l'intimé

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Lewis & Associates                   pour le requérant

Toronto (Ontario)

 

 

George Thomson

Sous-procureur général

  du Canadapour l'intimé

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