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Date: 19971219


Dossier: T-1151-96

ENTRE:

     ÉDUTILE INC.,

     Demanderesse,

     - et -

     L'ASSOCIATION POUR LA PROTECTION

     DES AUTOMOBILISTES (A.P.A.),

     Défenderesse.

     MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE DUBÉ:

[1]      La partie demanderesse ("Édutile") intente une action en contrefaçon et demande une injonction permanente contre la défenderesse ("l'Association") au motif que celle-ci a violé son droit d'auteur.

[2]      Les faits donnant lieu à ce litige sont les suivants. Édutile est une petite entreprise qui, depuis 1994, oeuvre au développement et à la vente de guides de prix pour autos et camions usagés. L'Association est une association sans but lucratif qui se dédie à la protection des consommateurs de véhicules.

[3]      Édutile a publié des guides intitulés "Guide des prix automobiles 1988/1994 (printemps/été 1994)" et "Guide des prix camions fourgonnettes véhicules récréatifs 1988/1994 (printemps/été 1994)". Elle soutient que ces guides, et plus particulièrement la présentation de trois catégories distinctes de prix pour chaque véhicule usagé, constituent des oeuvres littéraires originales pour lesquelles elle détient un droit d'auteur. Ces catégories descriptives des trois types de transactions faisant l'objet d'une vente sont:

     "Valeur marchand [sic]" (Échange) : la valeur de rechange du véhicule usagé lors de l'achat d'un véhicule neuf.         
     "Valeur Privé [sic]": la valeur du véhicule usagé lors d'une transaction entre deux consommateurs privés.         
     "Valeur Détail": vise le prix à payer pour un véhicule usagé chez un concessionnaire ou marchand.         
[4]      En 1995, Édutile s'est associée avec l'Association pour que cette dernière, en échange d'une contrepartie, procède à une vérification des prix des véhicules se retrouvant dans ses guides pour la période été/automne 1995. Suite à cette publication, l'entente a été rompue, faute d'accord sur une somme convenable à titre de rémunération pour l'Association.         
[5]      Par la suite, soit en 1996, l'Association, de pair avec une firme torontoise, publiait et distribuait son propre guide de prix d'autos usagées. Ce guide, publié en anglais seulement et intitulé "Used Automobile Price Guide" comprend trois catégories de prix: "Wholesale", "Private", "Retail". Édutile allègue que ce guide utilise les mêmes trois catégories conçues et développées par elle-même.         
[6]      Dans le but d'empêcher l'Association de vendre son guide, Édutile a d'abord déposé, en mai 1996, une requête en injonction intérimaire, sans succès. Elle a déposé subséquemment une requête en injonction interlocutoire qui fut à son tour rejetée. Indépendemment de ces deux procédures infructueuses, la Cour doit maintenant déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonction permanente.         
[7]      Les positions des parties se résument comme suit. Édutile allègue qu'elle détient un droit d'auteur sur ses guides au motif que ceux-ci, vu la présentation de trois catégories distinctes de prix, constituent des oeuvres littéraires originales. Elle prétend que ces guides sont les seuls destinés au marché du consommateur canadien. Contrairement aux autres guides de véhicules usagés développés pour les professionnels (voir le "Canadian Red Book" et le "Canadian Black Book"), le guide d'Édutile, selon elle, vise les vrais besoins d'information du consommateur.         
[8]      Édutile prétend que lors de l'entente entre elle-même et l'Association, celle-ci a pris connaissance du concept des trois catégories développées par Édutile. Elle affirme que lors de cette relation de confiance, le président de l'Association, soit monsieur Georges Iny, a souligné la qualité supérieure du guide et avait manifesté une appréciation à l'égard de la disposition des trois catégories de prix.         
[9]      Par la suite, soit le 3 mai 1996, Édutile se rendit compte, en observant le guide de l'Association, que cette dernière s'était accaparée, sans aucune permission, du concept des trois catégories conçues par Édutile. De ce fait, elle affirme que cet acte est une reproduction délibérée par l'Association d'une partie essentielle de l'oeuvre créée et publiée par Édutile. Cette dernière allègue que, n'eut été de l'existence du "guide original" d'Édutile, ainsi que des discussions ayant eu lieu entre les parties, l'Association n'aurait jamais publié un guide utilisant la présentation des trois catégories.         
[10]      De son côté, l'Association affirme qu'elle a, pendant plusieurs années, été à la recherche d'un partenaire commercial avec qui s'associer pour publier et distribuer un guide de prix de véhicules usagés. Lors des pourparlers entre les deux parties, elle n'a pas été particulièrement impressionnée par le prétendu concept des trois colonnes d'Édutile puisqu'une telle catégorisation en trois colonnes apparaissaît déjà dans le "Canadian Red Book". De plus, lors d'une rencontre, l'Association a fait savoir qu'elle n'avait pas renoncé à son intention de publier, à un certain moment, son propre guide de prix, pour autant qu'elle trouve un partenaire convenable. Suite à la relation rompue avec Édutile elle publiait donc avec une autre entreprise son guide de véhicules usagés.         
[11]      L'Association soulève plusieurs différences entre son guide et celui d'Édutile. Ce dernier n'est publié qu'en langue anglaise et n'est donc pas distribué au Québec; la couleur et le format de la page couverture sont différents et il n'est donc pas possible de confondre les deux publications; l'Association commence son énumération des années modèles par les plus anciennes en remontant jusqu'à la plus récente, alors qu'Édutile fait tout à fait le contraire; Édutile ne donne, pour l'année modèle 1995, que le seul prix de détail suggéré du manufacturier, contrairement à l'Association qui donne plutôt une valeur usagée; pour les autres années modèles, les catégories sont différentes, le guide de l'Association n'utilisant pas la valeur "Échange" mais plutôt la valeur wholesale "Prix de gros" qui est beaucoup plus précise.         
[12]      L'Association allègue qu'en évaluant le prix d'échange d'un véhicule, on doit tenir compte du prix de gros à être ajusté par la suite en raison de plusieurs autres facteurs, tels que le prix du véhicule neuf, l'attachement du consommateur à son véhicule et le marché local. Pour cette raison, l'Association soutient que la valeur d'échange d'un véhicule est donc une valeur beaucoup plus élastique que le prix de gros et, conséquemment, peut différer considérablement. Et puis, les prix fournis par l'Association dans son guide sont tous différents de ceux d'Édutile. De plus, l'Association affirme, contrairement à ce que soutient Édutile, que depuis 1991 la compagnie 2950-5914 Canada Inc. a mis sur le marché des guides de prix d'automobiles destinés à l'usage des consommateurs.         
[13]      La première question qui se pose est donc de savoir si le guide d'Édutile constitue une oeuvre littéraire originale, ayant droit à la protection conférée par la Loi sur le droit d'auteur1 ("la Loi"). Dans l'affirmative, est-ce-que l'oeuvre de l'Association reproduit une partie importante de celle d'Édutile, donc une violation du droit d'auteur d'Édutile?         
[14]      L'Association argumente que l'oeuvre d'Édutile n'est pas protégée par la Loi au motif qu'elle n'est pas originale. C'est pourquoi la première question en litige vise l'existence du droit d'auteur d'Édutile. À cet égard, la Loi crée certaines présomptions stipulées au paragraphe 34(3):         
     34(3) Dans toute action pour violation du droit d'auteur sur une oeuvre, si le défendeur conteste l'existence du droit d'auteur ou la qualité du demandeur:         
         a) l'oeuvre est, jusqu'à preuve contraire, présumée être une oeuvre protégée par un droit d'auteur;                         
         b) l'auteur de l'oeuvre est, jusqu'à preuve contraire, présumé être le titulaire du droit d'auteur.                         

[15]      Conséquemment, il incombe à l'Association de disqualifier l'oeuvre d'Édutile afin de démontrer que celle-ci ne répond pas aux exigences de la Loi. Pour ce faire, l'Association doit établir que les guides d'Édutile ne constituent pas une oeuvre littéraire originale en vertu du paragraphe 5(1) et de la définition prévue à l'article 2 de la Loi:

     5. (1) "Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le droit d'auteur existe au Canada, pendant la durée mentionnée ci-après, sur toute oeuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale" ...         
             
     2. "oeuvre littéraire" - Y sont assimilés les tableaux, les programmes d'ordinateur et les compilations d'oeuvres littéraires.         
     (mes soulignements)         

[16]      En l'espèce, il est constant que les guides d'Édutile sont des compilations d'informations sur les prix de véhicules usagés. Reste donc à déterminer si l'oeuvre en question est originale. Les critères déterminatifs de l'originalité d'une oeuvre sont définis par le juge Tessier dans Éditions Hurtubise HMH LTÉE c. Cégep André-Laurendeau2, à la p. 1010:

     Quels sont les critères déterminatifs de l'originalité d'une oeuvre ? De toute évidence, elle doit d'abord résulter d'un travail de création, sans constituer une copie. Cette création exige chez l'auteur un certain effort personnel, des connaissances, de l'habileté, du temps, de la réflexion, du jugement et de l'imagination. L'auteur y consacre ses énergies intellectuelles à la mesure de la nature et du contenu anticipé de l'oeuvre.         
[17]      Le Conseil privé a déterminé dans G. A. Cramp & Sons Ld. c. Frank Smythson, Ld.3, aux pp. 330-336, que ne peut être considérée comme une oeuvre originale une compilation ne demandant aucun effort créateur.         
     ... I cannot see that the selection of lists and tables and the arrangement of the diary are anything other than a commonplace selection of gobbets of information and a commonplace arangement, neither of which involved any real exercise of knowledge, labour, judgment or skill. In my opinion, therefore, the work is not entitled to copyright ... the bundle of information furnished in the respondents' diary is commonplace information which is ordinarily useful ...         

[18]      En l'espèce, je dois conclure que l'oeuvre d'Édutile n'est pas originale. D'une part, contrairement au témoignage de monsieur Michel Gagnon, propriétaire d'Édutile, il existait déjà, avant la mise en marché du guide d'Édutile, un guide intitulé "Évaluation des Voitures Neuves et d'Occasion" destiné au consommateur canadien. D'autre part, les trois colonnes de prix d'Édutile existaient déjà dans le "Canadian Red Book". De plus, je ne peux concevoir que la compilation d'Édutile a nécessité un effort personnel ou une connaissance particulière puisqu'elle provient de données communément connues sur le marché des voitures usagées. Ces données font partie du domaine public.

[19]      Même si j'en étais venu à la conclusion que l'oeuvre d'Édutile constitue une oeuvre littéraire originale protégée par la Loi, il n'en demeure pas moins que celle-ci n'est pas substantiellement reproduite par l'Association. À cet égard, il est nécessaire de déterminer si l'oeuvre de l'Association reproduit une partie importante de celle d'Édutile. Vu que le paragraphe 3(1) de la Loi prévoit que le droit d'auteur comprend la reproduction d'une "partie importante" d'une oeuvre, il suffit en l'espèce de déterminer si les trois catégories de prix dans le guide de l'Association reproduisent celles du guide d'Édutile. À ce sujet, il convient de retenir les propos suivants du juge Tessier dans l'affaire Éditions Hurtubise, précitée, à la p. 1017.

     ... La copie doit être substantielle. Ce qui est substantiel est cependant une question de fait et de degré4. Le degré d'importance dépend davantage de la qualité que de la quantité de la portion reproduite de l'oeuvre5.         
         Par ailleurs, le degré de similitude exigé variera en fonction de la nature de l'oeuvre. Ainsi pour des oeuvres où le contenu est objectif ou n'est pas susceptible de formulations fondamentalement différentes, il sera exigé un fort degré de similitude. C'est le cas, par exemple, des compilations, des dictionnaires, des tableaux de données, de cartes géographiques etc.6                 

[20]      En l'espèce, la disposition des trois catégories de prix constitue une partie importante du guide d'Édutile, mais je ne peux conclure que les trois catégories retrouvées dans le guide de l'Association sont une reproduction substantielle de cette partie. On n'y retrouve pas le "fort degré de similitude" exigé par la jurisprudence précitée.

[21]      Je dois retenir la distinction importante soulignée par l'Association entre le terme "Échange" retrouvé dans le guide d'Édutile et le terme wholesale "Prix de gros" retrouvé dans le guide de l'Association. Au procès, monsieur Michel Gagnon prétendait qu'il n'y avait aucune différence entre ces termes. Par ailleurs, il fut contredit par son propre témoin, monsieur Mike Jetté. En effet, ce dernier qui a conçu, semble-t-il, le guide d'Édutile affirmait que les termes en question n'ont pas la même signification.

[22]      En conséquence, j'en conclus que l'oeuvre littéraire d'Édutile n'est pas originale au sens de la Loi, qu'elle n'est donc pas protégée par un droit d'auteur et que, même si elle l'était, son droit n'a pas été violé par l'Association.

[23]      L'action est donc rejetée avec frais et dépens.

    

     Juge

OTTAWA, ONTARIO

le 19 décembre 1997

__________________

1      R.S.C. 1985, c. C-42.

2      [1989] R.J.Q. 1003.

3      (1944) A.C. 329.

4      Ladbroke (Football) Ltd. c. William Hill (Football) Ltd., (1964) 1 All E.R. 465.

5      Id., 481.

6      Christian Vincke. Problèmes de droit d'auteur en éducation. Québec : Éditeur officiel, 1977. P. 40, qui réfère à : Beauchemin c. Cadieux, (1901) 10 B.R. 255 ; Deeks c. Wells, (1933) 1 D.L.R. 353 ; Garland c. Gemmil, (1884-88) 14 R.C.S. 321 et Emmett c. Mergs, (1921) 56 D.L.R. 63 (Alta. S.C.).


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-1151-96

INTITULÉ : ÉDUTILE INC. v. L'ASSOCIATION POUR LA PROTECTION DES AUTOMOBILISTES

LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L'AUDIENCE : LE 22 OCTOBRE 1997

MOTIFS DE JUGEMENT DU JUGE DUBÉ

EN DATE DU 19 DÉCEMBRE 1997

COMPARUTIONS

C. MOSTOVAC POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

J. CASTONGUAY POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

RAVINSKY RYAN POUR LA DEMANDERESSE MONTRÉAL (QUÉBEC)

BERNIER BEAUDRY POUR LA DÉFENDERESSE MONTRÉAL (QUÉBEC)

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