Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

                                                                                                                                         T-423-95

 

 

DANS L'AFFAIRE d'une demande d'examen et d'annulation, en vertu de l'article 18(1) et 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1985, c. F-7, tel qu'amendé;

 

ET DANS L'AFFAIRE de la décision d'un arbitre nommé en vertu de l'article 93 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, S.R.C. 1985, c. P-35, rendue par Marguerite-Marie Galipeau, Commissaire, le 26 janvier 1995 (Dossier:  166-2-25151)

 

 

E N T R E :

 

                                                      PAQUERETTE DUFOUR

 

                                                                                                                                     Requérante

 

                                                                        - et -

 

 

                                        PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           (Agriculture Canada)

 

                                                                                                                                             Intimé

 

 

 

 

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

 

LE JUGE PINARD

 

                        Cette demande de contrôle judiciaire vise la décision rendue le 26 janvier 1995 par une Commissaire de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, agissant à titre d'arbitre relativement à un grief renvoyé à l'arbitrage en vertu de l'article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, c. P-35.

 

                        La requérante est à l'emploi du ministère Agriculture Canada et exerce les fonctions de vétérinaire VM-01 à La Malbaie depuis le mois de juin 1990.  Entre le mois de février 1991 et le mois d'août 1992, elle a exercé à titre intérimaire les fonctions de vétérinaire VM-02 à Baie St-Paul pendant quelque 158 jours à raison, généralement, de deux à trois jours par semaine.  Le 20 juillet 1992, elle a présenté un grief au premier palier de la procédure de règlement de griefs, contestant la décision de l'employeur de lui refuser la rémunération provisoire pour la période, depuis 1991, durant laquelle elle a vaqué aux fonctions de vétérinaire VM-02 à Baie St-Paul.  Le grief portait sur l'interprétation et l'application de la convention collective cadre entre le Conseil du Trésor et l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada et, plus particulièrement, de son article 46.09 qui se lit comme suit:

46.09  Rémunération provisoire

 

Lorsqu'un employé est tenu par l'employeur d'exercer à titre intérimaire une grande partie des fonctions d'une classification supérieure, pendant la période requise de jours ouvrables consécutifs, il touche une indemnité provisoire à compter de la date à laquelle il commence à remplir ces fonctions comme s'il avait été nommé à ce niveau de classification supérieure pour la durée de la période.

 

Lorsqu'un jour férié désigné payé survient durant la période ouvrant droit à la rémunération provisoire, ce jour férié est considéré comme un jour de travail aux fins de l'établissement de ladite période.

 

a)Le nombre requis de jours ouvrables consécutifs auquel on réfère à l'article 46.09 est le suivant:

 

. . . dix (10) jours ouvrables consécutifs pour le groupe VM, niveaux 1 à 3 . . .

 

 

 

                        Il importe de reproduire l'extrait suivant de la décision de l'arbitre rejetant le grief de la requérante:

                Dans cette affaire, le fardeau de la preuve appartenait à la fonctionnaire et j'estime qu'elle ne s'en est pas déchargée.

 

                Durant la période en cause (à partir du mois de janvier 1991 jusqu'au mois d'août 1992) et selon le tableau (pièce A-2) illustrant les journées au cours desquelles la fonctionnaire a exécuté "à titre intérimaire" "les fonctions d'une classification supérieure" (VM-02), dans l'ensemble et sauf exception, la fonctionnaire travaillait à titre intérimaire un minimum de deux jours par semaine.

 

                Toutefois, il n'y a pas de preuve qu'elle ait travaillé à titre intérimaire pendant dix jours "consécutifs" sans recevoir de rémunération provisoire.  Plutôt, la preuve révèle qu'elle travaillait deux ou trois ou quatre jours par semaine à titre intérimaire puis elle retournait à son poste d'attache (VM-01).

 

                À prime abord, il m'apparaît que l'intention des parties en employant le mot "consécutif" était que les dix jours ouvrables se suivent, c'est-à-dire qu'ils soient "consécutifs".

 

                Le mot "consécutif" n'est pas défini.  Quel est son sens usuel?  Le dictionnaire Le Petit Robert (édition 1988) le définit ainsi:  "1.  Se dit de choses qui se suivent dans le temps (surtout), dans l'espace ou selon un ordre notionnel.  Pendant six jours consécutifs.  Des période (sic) consécutives d'activité et de détente.  Des neurones consécutifs.  Deux angles consécutifs.  Nombre consécutifs; valeur consécutives".

 

                Le Nouveau Petit Robert (édition 1993) définit ainsi le mot "consécutif":  1.  Qui se suivent immédiatement dans le temps, ou (moins cour.) dans l'espace ou selon un ordre notionnel.  Il a plu pendant six jours consécutifs (cf. D'affilée, de suite).  Des périodes consécutives d'activité et de détente --  successif.  Deux angles consécutifs.  Nombres consécutifs; valeurs consécutives.

 

                Notons que le mot "consécution" qui partage la même racine étymologique, est défini ainsi:  "1.  Didact. Suite, enchaînement.  Consécution de sons, d'images".

 

                Quant à l'adverbe "consécutivement", il est défini comme suite:  "Immédiatement après; sans interruption --  successivement.  Il eut consécutivement deux accidents, coup sur coup; à la file.  Trois termes pris consécutivement dans une série" ...

 

                Quant au dictionnaire Le Petit Larousse (édition 1991), il définit ainsi le mot "consécutif":  "1.  Qui se suit immédiatement dans le temps, dans l'espace ou dans l'ordre numérique; successif.  Avoir la fièvre trois jours consécutifs".  Par ailleurs, la définition qu'il donne des mots "consécution", et "consécutivement" est la même que celle donnée ci-haut par Le Petit Robert.

 

                La version anglaise de l'article 46.09 emploie aussi le mot "consecutive".  Le dictionnaire "The Concise Oxford Dictionary" (édition septième), le définit comme suit:  "consécutive:  following continuously; proceeding in logical sequence".  Le dictionnaire "Webster's Ninth New Collegiate Dictionary" définit "consecutive" ainsi:  "following one after the other in order:  successive".

 

                Quant au dictionnaire "The New Shorter Oxford English Dictionary", il définit ainsi le mot "consecutive":  "1.  Following continuously; following one's or its predecessor in uninterrupted sequence" ...

 

                J'estime que je dois donner au mot "consécutif" son sens usuel.  Or, ce sens usuel évoque, me semble-t-il, une absence d'interruption.

 

                Au surcroît, je partage l'avis exprimé par le procureur de l'employeur selon lequel, si je devais donner au mot "consécutif" le sens suggéré par la fonctionnaire, cela voudrait dire qu'un fonctionnaire travaillant à titre intérimaire un jour par mois durant douze mois aurait droit à la rémunération provisoire.  Je ne crois pas que cela ait été l'intention des parties.

 

                Ceci dit, il m'apparaît normal qu'en travaillant deux ou trois jours par semaine, à toutes les semaines, à titre intérimaire, un fonctionnaire estime qu'il serait plus équitable de recevoir la rémunération provisoire en conséquence.  Toutefois, je ne crois pas, pour ce seul motif, pouvoir étendre au-delà de son sens usuel, la signification habituelle du mot "consécutif".

 

                Compte tenu de cette conclusion, je ne me prononcerai pas sur la question du délai.

 

                Pour ces raisons, le grief est rejeté.

 

 

 

                        Ce ne sont pas les conclusions de fait de l'arbitre qui, devant moi, ont été contestées, mais bien plutôt l'interprétation qu'elle a faite de l'article 46.09 de la convention collective en cause.  Tout en acceptant que ce n'est qu'à titre intérimaire qu'elle a exercé les fonctions de vétérinaire VM-02 à Baie St-Paul, la requérante soumet qu'en raison de la régularité de ce travail particulier, les jours de congé annuel, de congé de maladie, de congé de tempête et ceux réservés à des cours de formation professionnelle devraient tous, pendant la période en cause, être considérés comme des jours de travail aux fins de l'établissement de la période requise de jours ouvrables consécutifs édictés à l'article 46.09 ci-dessus.  Plus spécifiquement, la requérante reproche à l'arbitre d'avoir tenu compte des définitions de dictionnaires du mot "consécutif" utilisé dans la disposition et d'avoir ignoré le contexte dans lequel ce mot a été employé.  Pour sa part, l'intimé, bien qu'acceptant que les jours de congé accordés par l'employeur n'interrompent pas la période requise de dix jours ouvrables consécutifs en question, soumet néanmoins que ces congés ne sauraient être considérés comme jours de travail aux fins de l'établissement de cette dernière période, car l'article 46.09 ne prévoit à cet égard qu'une seule exception, soit les jours fériés désignés payés survenant durant la période ouvrant droit à la rémunération provisoire. 

 

Analyse

                        Il s'agit ici d'un cas où, à mon point de vue, la retenue judiciaire à l'égard de la décision du tribunal administratif en cause s'impose.  Au sujet de semblable retenue, j'entends référer, comme je l'ai fait dans deux décisions récentes,[1] à la jurisprudence qui m'apparaît devoir être appliquée.  La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Cory, dans Canada (P.G.) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, a exprimé ce qui suit à la page 961:

                En exprimant la réticence que devraient éprouver les cours de justice à toucher aux décisions des tribunaux administratifs, le juge McLachlin a fait siennes les remarques incidentes du juge en chef Dickson dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455.  S'exprimant au nom de la Cour à l'unanimité, il a affirmé, aux pp. 464 et 465:

 

Il est essentiel que les tribunaux adoptent une attitude modérée à l'égard de la modification des décisions des tribunaux administratifs spécialisés, particulièrement dans le contexte des relations de travail, s'ils doivent respecter les intentions et les politiques du Parlement et des assemblées législatives des provinces qui les ont amenés à créer ces tribunaux. . .

 

                Un tribunal chargé de procéder à un examen, que ce soit en vertu de l'al. 28(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale ou en vertu des principes de common law en matière de contrôle judiciaire, ne devra pas modifier la décision d'un tribunal habilité par la loi comme en l'espèce, à moins que celui-ci n'ait commis une erreur de droit, par exemple en examinant la mauvaise question, en appliquant un principe erroné, en n'appliquant pas un principe qu'il aurait dû appliquer ou en appliquant incorrectement un principe juridique.  [Je souligne.]

 

                Pour résumer, les cours de justice ont un rôle important à jouer dans le contrôle des décisions des tribunaux administratifs spécialisés.  En fait, le contrôle judiciaire a un fondement constitutionnel.  Voir l'arrêt Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220.  Quand elles procèdent au contrôle, les cours de justice doivent s'assurer, premièrement, que la commission a agi dans les limites de sa compétence en suivant les règles de l'équité procédurale, deuxièmement, qu'elle a agi dans les limites de la compétence que lui confère sa loi habilitante et, troisièmement, que la décision rendue dans les limites de sa compétence n'était pas manifestement déraisonnable.  Sur ce dernier point, les cours de justice devraient faire preuve d'une grande retenue à l'égard des tribunaux administratifs, surtout lorsque ceux-ci se composent d'experts qui exercent leurs fonctions dans un domaine délicat.

 

 

 

et procédant à préciser le sens de l'expression "manifestement déraisonnable", Cory J.  écrit ce qui suit:

                Le sens de l'expression "manifestement déraisonnable", fait-on valoir, est difficile à cerner.  Ce qui est manifestement déraisonnable pour un juge peut paraître éminemment raisonnable pour un autre.  Pourtant, pour définir un critère nous ne disposons que de mots, qui forment, eux, les éléments de base de tous les motifs.  Le critère du caractère manifestement déraisonnable représente, de toute évidence, une norme de contrôle sévère.  Dans le Grand Larousse de la langue française, l'adjectif manifeste est ainsi défini:  "Se dit d'une chose que l'on ne peut contester, qui est tout à fait évidente".  On y trouve pour le terme déraisonnable la définition suivante:  "Qui n'est pas conforme à la raison; qui est contraire au bon sens".  Eu égard donc à ces définitions des mots "manifeste" et "déraisonnable", il appert que si la décision qu'a rendue la Commission, agissant dans le cadre de sa compétence, n'est pas clairement irrationnelle, c'est-à-dire, de toute évidence non conforme à la raison, on ne saurait prétendre qu'il y a eu perte de compétence.  Visiblement, il s'agit là d'un critère très strict.

 

 

 

                        Il est vrai, dans ce dernier cas, que la décision du tribunal administratif bénéficiait de la protection d'une clause privative de large portée, ce qui n'est pas ici le cas.  Cependant, la même année, dans Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d'Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Limited, [1993] 2 R.C.S. 316, 153 N.R. 81, la Cour suprême du Canada reconnaissait que les cours devaient faire preuve de retenue à l'égard des décisions arbitrales qui interprètent une convention collective, et ce, même en l'absence de clause privative.  En effet, aux pages 337 et 338, Sopinka J. exprimait ce qui suit:

                Dans un certain nombre d'arrêts antérieurs, notre Cour a indiqué que les tribunaux devraient faire preuve de retenue à l'égard des décisions arbitrales qui interprètent une convention collective, même en l'absence de clause privative.  Par exemple, dans l'arrêt Douglas Aircraft Co. of Canada c. McConnell, [1980] 1 R.C.S. 245, aux pp. 275 et 276, le juge Estey fait l'observation suivante, à laquelle souscrit le reste de la cour:

 

. . . le droit relatif au contrôle judiciaire a évolué, même en l'absence de clause privative, au point où l'on reconnaît l'objectif de l'arbitrage prévu par la loi mais d'origine contractuelle, soit le règlement rapide, sûr et peu coûteux des différends sans interruption du travail des parties.  L'étendue du pouvoir de révision ne fait que refléter cet objectif s'il ne s'intéresse qu'aux questions de droit à incidences juridictionnelles . . .

 

Même s'il était possible de conclure de ce passage que la décision d'un arbitre sur toute question de droit peut échapper à l'examen, j'estime qu'il vise les questions de droit qui se posent en interprétant la convention collective et non l'interprétation d'une loi ou d'une règle de common law.  Je ne suis pas certain du sens de l'expression "incidences juridictionnelles" dans ce contexte, étant donné l'absence de clause privative exigeant que les limites de la compétence du tribunal soient déterminées afin de décider si une décision particulière échappe à l'examen.  Je suppose toutefois que le juge Estey ne faisait que reprendre les termes employés dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227 ("SCFP"), et dans des arrêts analogues datant de la même époque, où des clauses privatives étaient effectivement en cause, et qu'il faisait allusion à la politique de retenue à l'égard des questions touchant l'interprétation de conventions collectives, qui est à l'origine des "différends" qu'il évoque.

 

 

 

                        Un peu plus loin, aux pages 340 et 341, Sopinka J. ajoutait:

                Dès qu'on décide qu'il y a lieu de faire preuve de retenue judiciaire à l'égard d'une décision particulière d'un tribunal, celui-ci a le droit de se tromper, indépendamment du nombre de juges chargés de procéder à l'examen qui désapprouvent sa décision.  L'erreur manifestement déraisonnable se définit plus aisément en fonction de ce qu'elle n'est pas plutôt que de ce qu'elle est.  Notre Cour a dit qu'une conclusion ou une décision d'un tribunal n'est pas manifestement déraisonnable s'il existe des éléments de preuve susceptibles de la justifier, même si elle ne correspond pas à la conclusion qu'aurait tirée la cour chargée de procéder à l'examen (Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, aux pp. 687 et 688), ou, dans le contexte d'une convention collective, dans la mesure où les termes de celle-ci n'ont pas été interprétés d'une façon acceptable (Bradburn, précité, le juge en chef Laskin, à la p. 849).  Ces affirmations signifient, selon moi, que la cour de justice fera preuve de retenue même si, à son avis, l'interprétation qu'a donnée le tribunal à la convention collective n'est pas la "bonne" ni même la "meilleure" de deux interprétations possibles, pourvu qu'il s'agisse d'une interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention.  Ou, comme l'a dit le juge Dickson dans l'arrêt SCFP, à la p. 237:

 

. . . l'interprétation de la Commission est-elle déraisonnable au point de ne pouvoir rationnellement s'appuyer sur la législation pertinente et d'exiger une intervention judiciaire?

 

Voir aussi l'arrêt AFPC no 2 (motifs du juge Cory).

 

 

 

                        Dans la cause de Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada, [1993] 2 R.C.S. 230, aux pages 250 et 251, La Forest J. a aussi reconnu la considération particulière que requiert l'expertise de l'arbitre pour ce qui est des questions concernant l'interprétation des conventions collectives:

. . . Notre Cour a affirmé dans des arrêtes antérieurs que les tribunaux doivent, en principe, s'en remettre à l'expertise de l'arbitre pour ce qui est des questions concernant l'interprétation des conventions collectives:  voir Volvo Canada Ltd. c. T.U.A., local 720, [1980] 1 R.C.S. 178, et Douglas Aircraft Co. of Canada c. McConnell, [1980] 1 R.C.S. 245.  Le juge Wilson traite de cette évolution dans ses motifs de dissidence dans l'arrêt National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, aux pp. 1340 à 1342.  Il est clair qu'un arbitre a compétence stricto sensu pour interpréter les dispositions d'une convention collective lorsqu'il s'agit de décider si des questions sont arbitrables sous le régime de cette convention.  Dans ce cas, l'arbitre agit dans son domaine d'expertise et le contrôle judiciaire de cette interprétation ne doit se faire que selon la norme du caractère manifestement déraisonnable.

 

 

 

                        Finalement, dans Pezim c. C.-B. (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, Iacobucci J. a considéré toute la gamme de normes élaborées par les tribunaux pour la détermination de la norme de contrôle applicable.  Ainsi, aux pages 589 à 591, il a écrit ce qui suit:

                Il importe tout d'abord de formuler certains principes en matière de contrôle judiciaire.  Il existe diverses normes de contrôle applicables à la myriade d'organismes administratifs qui existent au Canada.  Dans l'examen de la norme de contrôle applicable, il faut avant tout déterminer qu'elle était l'intention du législateur lorsqu'il a conféré compétence au tribunal administratif.  Pour répondre à cette question, les tribunaux ont examiné divers facteurs, dont le rôle ou la fonction du tribunal.  Il est également essentiel de savoir si les décisions de l'organisme sont protégées par une clause privative.  Enfin, il est d'une importance fondamentale de savoir si la question touche la compétence du tribunal concerné.

 

                Compte tenu du grand nombre de facteurs pertinents pour la détermination de la norme de contrôle applicable, les tribunaux ont élaboré toute une gamme de normes allant de celle de la décision manifestement déraisonnable à celle de la décision correcte.  Les tribunaux ont également formulé un principe de retenue judiciaire qui s'applique à l'égard non seulement des faits constatés par le tribunal, mais aussi des questions de droit dont le tribunal est saisi en raison de son rôle et de son expertise.  Pour ce qui est des décisions manifestement déraisonnables, qui appellent la plus grande retenue, ce sont les cas où un tribunal protégé par une véritable clause privative rend une décision relevant de sa compétence et où il n'existe aucun droit d'appel prévu par la loi.  Voir les arrêts Le Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. La Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227; U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, à la p. 1089 (Bibeault), et Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756.

 

                Quand aux décisions correctes où l'on est tenu à une moins grande retenue relativement aux questions juridiques, ce sont les cas où les questions en litige portent sur l'interprétation d'une disposition limitant la compétence du tribunal (erreur dans l'exercice de la compétence) ou encore les cas où la loi prévoit un droit d'appel qui permet au tribunal siégeant en révision de substituer son opinion à celle du tribunal, et où le tribunal ne possède pas une expertise plus grande que la cour de justice sur la question soulevée, par exemple dans le domaine des droits de la personne.  Voir les arrêts Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321; Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, et Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353.

 

 

 

                        Il importe de souligner que le même juge, aux pages 591 et 592, a aussi reconnu que l'existence d'une clause privative n'était pas déterminante dans l'établissement de la norme de contrôle applicable:

                Par conséquent, même lorsqu'il n'existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d'appel, le concept de la spécialisation des fonctions exige des cours de justice qu'elles fassent preuve de retenue envers l'opinion du tribunal spécialisé sur des questions qui relèvent directement de son champ d'expertise.  Ce point a été confirmé dans l'arrêt Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d'Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316 (Bradco), dans lequel le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la majorité, affirme, à la p. 335:

 

. . . son expertise [du tribunal] est de la plus haute importance pour ce qui est de déterminer l'intention du législateur quant au degré de retenue dont il faut faire preuve à l'égard de la décision d'un tribunal en l'absence d'une clause privative intégrale.  Même lorsque la loi habilitante du tribunal prévoit expressément l'examen par voie d'appel, comme c'était le cas dans l'affaire Bell Canada, précitée, on a souligné qu'il y avait lieu pour le tribunal d'appel de faire preuve de retenue envers les opinions que le tribunal spécialisé de juridiction inférieure avait exprimées sur des questions relevant directement de sa compétence.

 

                        Par contre, lorsque, comparativement au tribunal d'examen, le tribunal administratif manque d'expertise relative en ce qui concerne la question dont il a été saisi, cela justifie de ne pas faire preuve de retenue. . . .

 

 

 

                        Pour sa part, mon collègue monsieur le juge Cullen, de la Section de première instance de notre Cour, dans Attorney General of Canada v. Mervin James Wiseman[2], a jugé suffisant de pouvoir dire que seules les décisions de cette nature qui ne sauraient s'appuyer sur la preuve sont sujettes à l'intervention judiciaire:

                In my opinion, having considered the criteria referred to above and the cases from the Supreme Court dealing with the standard of review, I find that the decision of the arbitrator in the case at bar should be accorded considerable or significant curial deference, particularly since it concerns a matter squarely within the scope of the arbitrator's jurisdiction and special expertise.  Although I was unable to come up with a pat phrase -- such as "patently reasonable" -- to describe the kind of decision that demands judicial intercession, it is sufficient to say that only decisions not supportable by the evidence are subject to intervention.

 

 

 

                        Dans le présent cas, le caractère spécialisé du tribunal administratif n'est pas contesté:  la décision a été rendue par un arbitre dans le domaine de son expertise, soit l'interprétation d'une clause d'une convention collective.  Bien que depuis le 1er juin 1993, la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, en vertu de laquelle l'arbitre a décidé, ne comporte plus de clause privative, cette Loi ne prévoit toujours pas d'appel de la décision arbitrale.  Les conclusions de fait de l'arbitre, faut-il le rappeler,  ne sont pas véritablement contestées.  Cela se comprend bien, la décision étant manifestement fondée sur d'importants éléments de preuve au dossier et sur le témoignage de la requérante entendu par l'arbitre.  Or, on sait qu'en matière d'appréciation des faits et de crédibilité, il n'appartient pas à cette Cour de se substituer à l'arbitre lorsque comme dans le présent cas la requérante fait défaut de prouver que cette dernière a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

 

                        L'arbitre se devait d'interpréter l'article 46.09 en question en tenant compte de toutes les autres dispositions de la convention collective, notamment de celles qui précisent l'intention des parties.  La requérante ne m'a pas du tout satisfait, à cet égard,  que l'interprétation de l'arbitre fait injure à ces autres dispositions.  De plus, le deuxième paragraphe de l'article 46.09 prévoit une exception à la façon d'établir la période ouvrant droit à la rémunération provisoire en désignant un jour férié comme jour de travail.  Il est donc logique de conclure que cette période se calcule en comptant seulement des jours de travail consécutifs.  Compte tenu de tout ce contexte, l'interprétation de l'arbitre voulant que les jours de congé autres que les jours fériés désignés payés, de même que les jours travaillés au poste d'attache, ne soient pas comptés dans l'établissement de la période ouvrant droit à la rémunération provisoire ne m'apparaît pas déraisonnable.

 

                        Considérant le droit et les faits, il n'y a donc pas lieu, surtout en cette matière où une norme sérieuse de contrôle judiciaire s'impose, d'intervenir en regard d'une décision arbitrale qui, dans les limites de la compétence attribuée par la loi, a, de façon suffisamment rationnelle, interprété une convention collective en s'appuyant sur des faits mis en preuve, et ce, sans porter atteinte aux principes de justice naturelle ou à l'équité procédurale.

 

                        En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

OTTAWA (Ontario)

Le 8 mai 1996

 

 

 

                                                                                                                                          

                                                                                                                        JUGE



[1]Le Procureur général du Canada et Gisèle Séguin, T-1063-94, décision du 7 septembre 1995 et Roger Ouimet, Jean-Paul Leblanc, Marcel Cossette, Umberto Tamboriello, Pierre-Paul St-Pierre, Hervé Vanbrugghe et Sa Majesté la Reine du chef du Canada (représentée par le Conseil du Trésor), T-2071-94, décision du 7 décembre 1995.

[2]Décision du 8 mai 1995, dossier no T-2094-94, aux pages 7 et 8.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.