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Date : 20011120

Dossier : T-2092-98

Référence neutre : 2001 CFPI 1270

ENTRE :

                                                    JOHN TRUDGIAN

                                                                                                                     demandeur

                                                                 et

                                               SA MAJESTÉLA REINE

DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                  défenderesse

                                           MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

Genèse de l'instance

[1]                  En septembre 1996, le demandeur, qui travaillait à la Direction des services correctionnels du ministère du Procureur général de la Colombie-Britannique, a pris un congé de six mois pour pouvoir suivre le Programme de formation des cadets de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) à l'école de la GRC à Regina, en Saskatchewan, ou près de cette ville. Il a dû consentir d'énormes sacrifices, tant sur le plan personnel que sur le plan matériel, en prévision vraisemblablement de la satisfaction et de l'avancement professionnel et des avantages matériels que lui procurerait plus tard un emploi à la GRC.


[2]                   Le 30 septembre 1996, le demandeur a signé une entente de formation des cadets de la Gendarmerie Royale du Canada (l'entente) dans laquelle on trouve notamment les dispositions suivantes :

[TRADUCTION]

[...]

2. Le cadet qui termine avec succès le programme est engagé comme membre régulier de la Gendarmerie Royale du Canada. Dans certaines circonstances exceptionnelles, le cadet pourra n'être engagé que lorsqu'un poste approprié se libérera. La GRC choisit le lieu d'affectation en fonction des besoins du service.

3. Tant qu'une offre d'engagement n'a pas été faite et n'a pas été acceptée, le cadet n'est ni un membre de la Gendarmerie Royale du Canada, ni un employé du gouvernement du Canada.

[...]

F.        Résiliation de l'entente

[...]

2. L'officier instructeur de l'école de la GRC peut résilier la présente entente si le cadet inscrit au Programme de formation des cadets à l'école de la GRC est accusé d'une infraction criminelle ou quasi-criminelle    [...]

[Non souligné dans l'original.]

L'entente prévoit ce qui suit, sous les rubriques « OBLIGATIONS DU CADET » et « ÉTUDES ET RENDEMENT » :

[TRADUCTION]


1.        Le cadet est tenu de respecter les normes de rendement et de conduite de la GRC pour pouvoir poursuivre le programme de formation linguistique, de perfectionnement ou de formation des cadets. À défaut par le cadet de satisfaire à ces exigences, la présente entente est annulée, auquel cas la Gendarmerie Royale du Canada n'est par la suite assujettie à aucune obligation, légale ou autre, envers le cadet, sous réserve des stipulations expresses contraires de la présente entente.

[Non souligné dans l'original.]

Le contraste entre le libellé de deux dernières dispositions de l'entente que je viens de citer joue un rôle déterminant sur la façon dont j'entends trancher la présente action.

[3]                  Le demandeur n'a jamais mené à terme le programme de formation des cadets de la GRC. Le 8 décembre 1996, une cadette s'est plainte à l'un des moniteurs ou chefs d'équipe de l'école que le demandeur l'avait agressée sexuellement au cours d'un match de ballon sur glace disputé à l'école. Le chef d'équipe a signalé la plainte à son sergent, qui a lui-même porté la plainte à l'attention du service de police de Regina. Le 9 décembre, le demandeur a été arrêté et accusé d'agression sexuelle en vertu de l'article 271 du Code criminel du Canada. Le 10 décembre, l'officier chargé de la formation des cadets a recommandé la résiliation de l'entente de formation du demandeur. Le 11 décembre, l'avocat dont le demandeur avait retenu les services a écrit à l'officier chargé de la formation des cadets pour lui demander de lui permettre de faire valoir son point de vue. Le 12 décembre, une « entrevue de départ » a eu lieu en l'absence du demandeur. Le 13 décembre, l'avocat engagé par le demandeur a une fois de plus écrit au nom de son client pour réclamer la possibilité de formuler des observations. Le même jour, le demandeur a reçu un avis de résiliation de contrat.

[4]                  À la suite de ces événements, le demandeur a déposé une déclaration dans la présente action le 9 novembre 1998. Dans ce document, le demandeur signale qu'il a [TRADUCTION] « été par la suite innocenté » des accusations d'agression sexuelle qui avaient été portées contre lui. Il ajoutait dans la déclaration qu'il avait été soumis à des humiliations et à l'ignominie en raison des événements relatés, qu'il avait [TRADUCTION] « été ridiculisé et méprisé » et que sa moralité et sa réputation avaient été considérablement ternies, ce qui nuirait à sa carrière future au sein d'organismes chargés de l'application de la loi. Il allègue que les événements survenus en décembre 1996 lui ont fait subir un stress mental et une anxiété considérables, de même qu'une dépression grave. Il réclame en conséquence des dommages-intérêts généraux, des dommages-intérêts spéciaux, des dommages-intérêts majorés et des frais en raison des agissements de la Gendarmerie Royale du Canada à l'occasion de son « congédiement » .

[5]                  L'action a par la suite été transformée à toutes fins utiles en une action pour inexécution de contrat. Elle a également été convertie en une action simplifiée après que le demandeur eut établi avec force détails le montant précis des dommages subis en les fixant en tout à 49 999,94 $.

Analyse


[6]                  Ainsi que je l'ai déjà signalé dans les présents motifs, les dispositions de l'entente en vertu desquelles la GRC a mis un terme à la participation du demandeur au Programme de formation des cadets permettaient à la GRC de résilier l'entente. Elles ne prévoyaient pas la simple annulation de l'entente, contrairement aux dispositions de la même entente portant sur le défaut du cadet de satisfaire aux exigences relatives au rendement et aux études. Il résulte selon moi à l'évidence du rapprochement de ces deux dispositions que la GRC avait le pouvoir discrétionnaire de décider de résilier l'entente du demandeur, de prendre une autre mesure ou de se contenter de ne rien faire.

[7]                  Compte tenu du pouvoir discrétionnaire qui, selon ce que j'ai conclu, était conféré à la GRC dans la situation dans laquelle le demandeur s'est retrouvé, compte tenu des conséquences très lourdes que la résiliation de son entente a eues sur lui, compte tenu du fait que les accusations qui ont été portées contre le demandeur n'étaient rien de plus que des allégations et, finalement, compte tenu de la demande que l'avocat du demandeur a adressée à deux reprises à la GRC pour réclamer la possibilité de faire valoir son point de vue, je suis convaincu que l'obligation minimale à laquelle la GRC était tenue consistait à agir de façon équitable envers le demandeur avant de décider de la ligne de conduite qu'il convenait d'adopter à la lumière de l'ensemble des circonstances.

[8]                  De toute évidence, des intérêts opposés étaient en jeu en l'espèce. J'ai déjà parlé des intérêts du demandeur. Les intérêts de la cadette qui a porté plainte contre le demandeur étaient manifestement en cause, de même que ceux de tous les cadets de la troupe du demandeur. Finalement, l'intérêt qu'avait la GRC à conserver son excellente réputation, et notamment sa réputation d'équité, était en jeu, sans parler de l'efficacité de son programme de formation.


[9]                  Le fait que le demandeur avait un intérêt légitime en ce qui concerne la décision prise par les membres de la GRC au terme des quelques jours de réflexion ne semble pas avoir effleuré l'esprit d'un seul des officiers de la GRC qui ont participé au processus ayant conduit à la résiliation. Un des officiers en question a écrit ce qui suit, après avoir signalé qu'aucune observation n'avait été reçue du demandeur, mais sans faire mention de la demande qu'il avait formulée en vue de faire valoir son point de vue et sans reconnaître les pressions que le demandeur devait subir immédiatement après que les accusations eurent été portées contre lui :

[TRADUCTION]

[...]Je suis convaincu que le cadet TRUDGIAN connaissait les conséquences de ses gestes. Il n'existe aucune circonstance atténuante dont il y a lieu de tenir compte en l'espèce.

[...] J'estime qu'il n'est pas nécessaire que je sois au courant des circonstances entourant l'incident qui ont emmené le service de police de Regina à porter des accusations contre le cadet TRUDGIAN en vertu de l'article 271 du Code criminel. Il suffit que je m'assure que le cadet TRUDGIAN a effectivement été accusé et qu'il était au courant des conséquences de ces accusations criminelles. Je suis convaincu qu'il a été accusé et qu'il connaissait les conséquences de pareilles accusations[1].

Je n'arrive pas à comprendre comment l'officier en question pouvait savoir que le demandeur « connaissait les conséquences de ses gestes » , comment il pouvait affirmer qu'il n'existait « aucune circonstance atténuante dont il y a lieu de tenir compte en l'espèce » et comment il savait que le demandeur « connaissait les conséquences de pareilles accusations » .

[10]            Dans le jugement Phillips v. Foothills Provincial General Hospital [2] le juge Virtue écrit :


[TRADUCTION]

___Indépendamment de la question du vice de procédure, le demandeur reproche à la défenderesse d'avoir contrevenu aux règles de la justice naturelle et de l'équité dans la façon dont elle a traité les deux appels. Le demandeur cherche à incorporer dans une action en violation de contrat des critères d'équité procédurale auxquels les tribunaux judiciaires sont tenus lorsqu'ils exercent leurs pouvoirs de contrôle judiciaire à l'égard des actes d'un organisme gouvernemental ou quasi-gouvernemental. Bien que je me propose d'examiner les arguments des avocats, je ne voudrais pas qu'on pense que je considère que les conditions applicables aux demandes de contrôle judiciaire devraient s'appliquer aussi à une action en violation d'un acte sous seing privé.

Ces propos constituent à mon avis une mise en garde adressée à ceux qui envisagent d'introduire une action en violation d'un acte sous seing privé, comme c'est le cas en l'espèce. Mais je tiens par ailleurs à souligner que le juge Virtue semble trouver raisonnable de conclure, sinon explicitement, du moins implicitement, qu'il existe une certaine obligation d'agir de façon équitable lorsqu'on applique les dispositions d'un contrat. J'estime que cela est particulièrement vrai lorsqu'il existe un déséquilibre marqué entre les parties au contrat, comme c'est le cas en l'espèce où les faits démontrent que le rapport de forces favorise nettement la GRC.

[11]            Le juge Virtue a conclu ce qui suit, à la lumière des faits portés à sa connaissance :

[TRADUCTION]

___Après examen de la procédure suivie en l'espèce, je suis persuadé que l'évaluation et les appels du docteur Phillips ont été traités de façon équitable.

[...]


___Si l'on peut affirmer que le contrat obligeait la défenderesse à s'occuper de l'évaluation et des appels de façon équitable, j'estime, eu égard aux circonstances de l'espèce, que cette obligation n'évoque pas des normes de procédure aussi rigoureuses que celles qui ont cours devant les tribunaux judiciaires. Elle évoque plutôt une norme qui convient davantage à une procédure suivie, non pas par des avocats et des juges, mais par des médecins et des professeurs, qui ne sont pas au fait des subtilités de la procédure judiciaire et des formalités juridiques et qui sont tenus de respecter les normes élevées de compétence et de connaissance qu'exige l'exercice de la neurochirurgie. À mon avis, la façon dont les professeurs de médecine et les autres personnes intéressées ont examiné les appels respectait la norme d'équité qui, selon ce qu'on pourrait affirmer, était exigée par le contrat dans ces circonstances. Je conclus donc que la procédure suivie ne n'a pas donné lieu à une violation du contrat.

[1]         Le dernier paragraphe cité s'applique, par analogie, au cas qui nous occupe, mais les faits de la présente affaire m'amènent à une conclusion opposée. À l'instar des médecins et professeurs auxquels le juge Virtue fait allusion, je tiens pour acquis que les agents de la GRC qui se sont penchés sur le cas du demandeur n'étaient pas au fait des subtilités de la procédure judiciaire et des formalités juridiques, mais qu'ils étaient tenus de respecter les normes élevées et de défendre la réputation de la GRC. Parmi ces normes, il y a lieu de mentionner l'équité, qui joue un rôle central en ce qui concerne la réputation. Il n'y a rien dans les pièces qui m'ont été soumises et dans les témoignages que j'ai entendus qui me permettrait de penser que le souci d'agir avec équité a même effleuré l'esprit des personnes qui ont participé en l'espèce au processus conduisant à la résiliation.

[12]            L'action sera par conséquent accueillie.

Dommages-intér êts

[13]            Comme je l'ai déjà précisé, le demandeur a exposé de façon très détaillée les dommages-intérêts qu'il réclame pour la perte de salaire, la perte de salaire futur, les frais de formation, les dommages-intérêts spéciaux (débours), les frais de réclamation, les dommages-intérêts majorés et les dommages-intérêts punitifs. En tout, il réclame 49 999,94 $, ce qui, chose remarquable -- ou peut-être pas --, se situe à six cents sous la limite prévue pour une action simplifiée.


[14]            Je rejette catégoriquement la demande de dommages-intérêts majorés et de dommages-intérêts punitifs. Dans l'arrêt Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia[3], le juge McIntyre, qui s'exprimait pour le compte de la majorité, écrit ce qui suit à la page 1099 :

Les dommages-intérêts majorés sont accordés pour indemniser d'un préjudice aggravé. Comme l'explique Waddams, ils tiennent compte du préjudice moral et, par définition, ils ont généralement pour effet d'augmenter les dommages-intérêts calculés en vertu des règles générales relatives à l'évaluation du préjudice. Les dommages-intérêts majorés sont de nature indemnitaire et ils ne peuvent être accordés qu'à cette fin. Les dommages-intérêts punitifs, par contre, sont de nature punitive et ils ne peuvent servir qu'au cas où le comportement qui justifie la demande est tel qu'il mérite d'être puni.

Le demandeur ne m'a pas convaincu qu'il avait droit en l'espèce à des dommages-intérêts majorés.

[15]            Le juge McIntyre déclare, au sujet des dommages-intérêts punitifs, aux pages 1105 et 1106 :

Quand peut-on accorder des dommages-intérêts punitifs? Il ne faut jamais oublier que lorsqu'elle est imposée par un juge ou un jury, une punition est infligée à une personne par un tribunal en vertu du processus judiciaire. Qu'est-ce qui est puni? Ce ne peut certainement pas être simplement le comportement que le tribunal désapprouve, quels que puissent être les sentiments du juge. Dans une société civilisée, on ne saurait infliger de peine sans une justification en droit. L'imposition d'une telle peine ne peut se justifier par la conclusion qu'il y a eu méfait donnant ouverture à un droit d'action et qui a causé le préjudice allégué par le demandeur.

Or, la GRC n'a commis, à mon avis, aucun « méfait donnant ouverture à un droit d'action » .


[16]            Je n'ai pas l'intention d'entrer dans les détails de mon analyse au sujet des autres chefs de dommages. À la clôture de l'audience que j'ai présidée, j'ai informé le demandeur, qui comparaissait en son nom personnel, de même que l'avocat de défenderesse que le demandeur obtiendrait gain de cause, que je n'accorderai rien au chapitre des dommages-intérêts majorés et des dommages-intérêts punitifs et que j'avais l'intention d'accorder une indemnité globale pour tous les autres chefs de dommages réclamés. J'ai invité le demandeur et l'avocat de la défenderesse à essayer de s'entendre sur ce que pourrait être le montant global approprié. Ils n'ont pas réussi à s'entendre.

[17]            Le demandeur a remporté une victoire morale non négligeable en obtenant gain de cause dans son action. Je suis convaincu qu'en soi, cette victoire est un acquis important pour lui. Je suis également persuadé que le montant de dommages-intérêts qu'il réclame est en grande partie exagéré. J'ai décidé d'accorder au demandeur la somme globale de 10 000 $ à titre de dommages-intérêts.

Dépens

[18]            Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 20 novembre 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


                                                   COUR FÉDÉ RALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-2092-98

INTITULÉ:                                        John Trudgian c. La Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :             15 novembre 2001

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR : le juge Gibson

DATE DES MOTIFS :                      20 novembre 2001

COMPARUTIONS:                         

M. John Trudgian                                                                          le demandeur

M. Rodney Yamanouchi                                                              pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

­                                                                                                       pour le demandeur

Sous-procureur général du Canada                                             pour la défenderesse

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)



[1]            Annexe J de l'affidavit de John Trudgian verséau dossier.

[2]            (1989), 95 A.R. 268 (C.B.R. Alb.).

[3]            [1989] 1 R.C.S. 1085.

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