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Date : 20040930

Dossier : T-608-04

Référence : 2004 CF 1344

ENTRE :

                                                          GARFIELD GRAHAM

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

PRÉSIDENT INDÉPENDANT DU TRIBUNAL DISCIPLINAIRE

DU PÉNITENCIER DE MILLHAVEN et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

[1]                Une peine d'isolement disciplinaire et de perte de privilèges infligée en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi) pour infraction disciplinaire grave constitue-t-elle une sanction légitime?

LES FAITS

[2]                M. Graham est détenu au pénitencier de Millhaven. Le 19 novembre 2003, deux armes de fabrication artisanale ont été découvertes dans sa cellule. Il a été inculpé de possession d'objets interdits, une infraction disciplinaire grave prévue à l'alinéa 40i) de la Loi.


[3]                Une audience disciplinaire a eu lieu devant un président indépendant (le président) le 2 mars 2004. Après avoir entendu le témoignage de M. Graham et celui de l'agent de service, le président a déclaré M. Graham coupable de l'infraction qui lui était reprochée. Pour déterminer la peine à appliquer, le président a tenu compte d'un certain nombre de facteurs, y compris la peine d'isolement disciplinaire de quatre jours et de perte de privilèges à laquelle M. Graham avait déjà été condamné (récemment) pour possession d'armes interdites. Le président lui a infligé une peine de douze jours d'isolement disciplinaire et de perte de privilèges.

[4]                L'avocat de M. Graham soutient que la sanction est illégitime. Le président a suspendu l'application de la peine pour permettre à M. Graham d'exercer un recours en contrôle judiciaire de cette décision. M. Graham ne conteste pas la déclaration de culpabilité prononcée par le président.

QUESTION EN LITIGE

[5]                La seule question qui se pose est celle de savoir si une sanction disciplinaire de perte de privilèges peut être infligée conjointement avec une sanction d'isolement disciplinaire. Pour répondre à cette question, il faut se reporter à diverses dispositions de la Loi et de son règlement d'application, le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement).


LA NORME DE CONTRÔLE

[6]                Dans le jugement Forrest c. Canada (Procureur général), (2002), 219 F.T.R. 82 (C.F. 1re inst.), le juge Kelen s'est penché sur la norme de contrôle judiciaire applicable aux décisions rendues par le tribunal disciplinaire d'un pénitencier. La Cour fédérale n'intervient dans les questions de fait que si la conclusion est manifestement déraisonnable. Dans le cas des conclusions mixtes de fait et de droit, l'intervention de la Cour n'est justifiée que si la conclusion est déraisonnable. Au paragraphe 17, le juge Kelen examine le rôle que joue la Cour lorsqu'elle est saisie d'une demande de contrôle judiciaire et il signale notamment que la Cour doit s'assurer que le [président indépendant] n'a pas commis d'erreur de droit ou omis d'observer un principe de justice naturelle ou d'équité.

[7]                Le présent contrôle judiciaire porte sur une question d'interprétation des lois. Il n'y a pas de clause privative. Le président possède une expertise particulière : il connaît bien le processus de prise de décisions administratives et c'est en raison de ses connaissances spécialisées qu'il est nommé à cette charge (paragraphe 24(1) du Règlement). Il n'est toutefois pas mieux placé que la Cour pour se prononcer sur des questions de droit.


[8]                Les dispositions législatives et réglementaires en question sont de nature disciplinaire. Elles énumèrent certaines sanctions disciplinaires dont les détenus sont passibles. Les décisions prises en vertu de ces dispositions ont des incidences directes sur les droits et les privilèges des détenus. Le président doit par conséquent tenir compte de certains facteurs pour déterminer la peine appropriée (article 34 du Règlement). Les dispositions disciplinaires visent à favoriser l'ordre et la bonne marche du pénitencier (article 38 de la Loi). La Loi, quant à elle, vise à contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité, d'une part, en assurant l'exécution des peines et d'autre part, en aidant à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. La question est de nature juridique et elle ne dépend pas des faits portés à la connaissance du président.

[9]                Après avoir soupesé les facteurs que je viens d'évoquer, je conclus que le degré de retenue dont il y a lieu de faire preuve envers les conclusions tirées par le président au sujet de l'interprétation de la Loi et du règlement est faible. La norme de contrôle judiciaire applicable est celle de la décision correcte.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[10]            Le but du système correctionnel est énoncé à l'article 3 de la Loi :         


Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20

3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité, d'une part, en assurant l'exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d'autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

Corrections and Conditional Release Act,

S.C. 1992, c. 20

3. The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.


[11]            L'article 38 énonce l'objet du régime disciplinaire :



38. Le régime disciplinaire établi par les articles 40 à 44 et les règlements vise à encourager chez les détenus un comportement favorisant l'ordre et la bonne marche du pénitencier, tout en contribuant à leur réadaptation et à leur réinsertion sociale.

38. The purpose of the disciplinary system established by sections 40 to 44 and the regulations is to encourage inmates to conduct themselves in a manner that promotes the good order of the penitentiary, through a process that contributes to the inmates' rehabilitation and successful reintegration into the community.


[12]            Les peines dont est passible le détenu déclaré coupable d'une infraction disciplinaire sont énumérées à l'article 44 :


44. (1) Le détenu déclaré coupable d'une infraction disciplinaire est, conformément aux règlements pris en vertu des alinéas 96i) et j), passible d'une ou de plusieurs des peines suivantes :

a) avertissement ou réprimande;

b) perte de privilèges;

c) ordre de restitution;

d) amende;

e) travaux supplémentaires;

f) isolement pour un maximum de trente jours, dans le cas d'une infraction disciplinaire grave.

(2) Le recouvrement de l'amende et la restitution s'effectuent selon les modalités réglementaires.

44. (1) An inmate who is found guilty of a disciplinary offence is liable, in accordance with the regulations made under paragraphs 96(i) and (j), to one or more of the following :

(a) a warning or reprimand;

(b) a loss of privileges;

(c) an order to make restitution;

(d) a fine;

(e) performance of extra duties; and

(f) in the case of a serious disciplinary offence, segregation from other inmates for a maximum of thirty days.

(2) A fine or restitution imposed pursuant to subsection (1) may be collected in the prescribed manner.


[13]            Les droits, privilèges et conditions du détenu en isolement préventif sont précisés à l'article 37 :


37. Le détenu en isolement préventif jouit, compte tenu des contraintes inhérentes à l'isolement et des impératifs de sécurité, des mêmes droits, privilèges et conditions que ceux dont bénéficient les autres détenus du pénitencier.

37. An inmate in administrative segregation shall be given the same rights, privileges and conditions of confinement as the general inmate population, except for those rights, privileges and conditions that

(a) can only be enjoyed in association with other inmates; or

(b) cannot reasonably be given owing to

(i) limitations specific to the administrative segregation area, or

(ii) security requirements.


[14]            L'article 96 donne au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements concernant notamment les sanctions disciplinaires énumérées à l'article 44 :



96. [...] i) concernant l'exécution, la suspension et l'annulation des sanctions disciplinaires prévues à l'article 44 et précisant :

(i) le maximum de chaque peine, lequel doit être, pour les infractions disciplinaires mineures, inférieur à celui prévu pour les infractions disciplinaires graves,

(ii) les facteurs et les grands principes à prendre en compte pour la détermination des peines,

(iii) la portée de chaque peine;

96. [...] (i) in connexion with the disciplinary sanction described in section 44,

(i) prescribing the maximum of each of those sanctions, which maxima shall be higher for serious disciplinary offences than for minor ones,

(ii) prescribing factors and guidelines to be considered or applied in imposing those sanctions,

(iii) prescribing the scope of each of those sanctions, and

(iv) respecting the enforcement, suspension and cancellation of those sanctions;


[15]            Le Règlement précise les facteurs et les restrictions applicables aux sanctions disciplinaires :


Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition,

DORS/92-620

34. Avant d'infliger une peine visée à l'article 44 de la Loi, la personne qui tient l'audition disciplinaire doit tenir compte des facteurs suivants :

a) la gravité de l'infraction disciplinaire et la part de responsabilité du détenu quant à sa perpétration;

b) ce qui constitue la mesure la moins restrictive possible dans les circonstances;

c) toutes les circonstances, atténuantes ou aggravantes, qui sont pertinentes, y compris la conduite du détenu au pénitencier;

d) les peines infligées à d'autres détenus pour des infractions disciplinaires semblables commises dans des circonstances semblables;

e) la nature et la durée de toute autre peine visée à l'article 44 de la Loi qui a été infligée au détenu, afin que l'ensemble des peines ne soit pas excessif;

f) toute mesure prise par le Service par rapport à cette infraction avant la décision relative à l'accusation;

g) toute recommandation présentée à l'audition quant à la peine qui s'impose.

Corrections and Conditional Release Regulations, SOR/92-620

34. Before imposing a sanction described in section 44 of the Act, the person conducting a hearing of a disciplinary offence shall consider

(a) the seriousness of the offence and the degree of responsibility the inmate bears for its commission;

(b) the least restrictive measure that would be appropriate in the circumstances;

(c) all relevant aggravating and mitigating circumstances, including the inmate's behaviour in the penitentiary;

(d) the sanctions that have been imposed on other inmates for similar disciplinary offences committed in similar circumstances;

(e) the nature and duration of any other sanction described in section 44 of the Act that has been imposed on the inmate, to ensure that the combination of the sanctions is not excessive;

(f) any measures taken by the Service in connexion with the offence before the disposition of the disciplinary charge; and

(g) any recommendations respecting the appropriate sanction made during the hearing.

35. (1) Le nombre de jours de privilèges que peut perdre un détenu aux termes de l'alinéa 44(1)b) de la Loi ne peut dépasser :

a) sept jours dans le cas d'une infraction disciplinaire mineure;

b) 30 jours dans le cas d'une infraction disciplinaire grave.

35. (1) The maximum number of days of privileges that may be lost by an inmate pursuant to paragraph 44(1)(b) of the Act is

(a) seven days, for a minor disciplinary offence; and

(b) 30 days, for a serious disciplinary offence.



35. (2) La peine qui consiste en la perte de privilèges :

a) ne peut viser que la participation à des activités récréatives;

b) ne doit pas être infligée si elle va à l'encontre du plan correctionnel du détenu.

35. (2) A sanction of the loss of privileges

(a) shall be limited to a loss of access to activities that are recreational in nature; and

(b) shall not be imposed where the loss of privileges would be contrary to the inmate's correctional plan.


[16]            Le paragraphe 40(3) du Règlement porte sur l'isolement disciplinaire :


40.(3) Le détenu purgeant une peine d'isolement pour une infraction disciplinaire se voit accorder les mêmes conditions que les détenus mis en isolement préventif.

40.(3) An inmate who is serving a period of segregation as a sanction for a disciplinary offence shall be accorded the same conditions of confinement as would be accorded to an inmate in administrative segregation.


THÈSE DES PARTIES

[17]            M. Graham affirme que le paragraphe 44(1) de la Loi doit être lu en corrélation avec le paragraphe 40(3) du Règlement, qui prévoit que le détenu purgeant une peine d'isolement pour infraction disciplinaire doit se voir accorder les mêmes conditions que les détenus mis en isolement préventif. Pour déterminer les conditions auxquelles sont assujettis les détenus mis en isolement préventif, M. Graham se tourne vers l'article 37 de la Loi. Cette disposition (à laquelle s'applique certaines exceptions qui ne nous intéressent pas en l'espèce) prévoit que les détenus en isolement préventif jouissent des mêmes droits, privilèges et conditions de détention que ceux dont bénéficient les autres détenus du pénitencier.


[18]            M. Graham maintient qu'en lui retirant certains privilèges comme l'accès à la télévision et à la radio, on le place dans une situation où il se voit refuser les mêmes conditions de détention que celles dont jouissent les détenus mis en isolement préventif et les autres détenus du pénitencier. Il estime qu'il résulte du rapprochement du paragraphe 40(3) du Règlement et de l'article 37 de la Loi qu'une sanction disciplinaire ne peut comporter à la fois une perte de privilèges et un isolement disciplinaire.

[19]            Il ajoute que sa thèse s'accorde avec la gravité de la sanction que constitue l'isolement. Cette gravité est d'ailleurs illustrée par le fait que le détenu doit recevoir au moins une fois par jour la visite d'un professionnel de la santé agréé et du directeur de l'établissement - paragraphes 36(1) et 36(2) de la Loi - de même que par les études qui ont conclu que l'isolement a des conséquences psychopathologiques graves sur les détenus (Canada, Commission d'enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1996, aux pages 186 et 187, commissaire Louise Arbour).

[20]            À titre subsidiaire, pour le cas où son premier moyen serait écarté, M. Graham fait valoir que la loi comporte une ambiguïté qui devrait être levée en sa faveur de sorte qu'il ne devrait pas être condamné en même temps à l'isolement disciplinaire et à une perte de privilèges. À cet égard, il cite une jurisprudence qui exige une interprétation stricte des lois pénales et qui prévoit que l'on doit accorder le bénéfice du doute au citoyen. Il signale que les expressions « conditions (de détention) » et « droit, privilèges et conditions (de détention) » ne sont pas définies dans la Loi mais que, de toute façon, les privilèges comme l'accès à la radio et à la télévision devraient être considérés comme faisant partie des « conditions de détention » .


ANALYSE

Résultat du rapprochement de la Loi et du Règlement

[21]            La Loi mentionne à plusieurs reprises les droits et les privilèges des détenus. Les détenus continuent à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui leur sont infligée (alinéa 4e) de la Loi). L'isolement préventif a pour but d'empêcher le détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus (paragraphe 31(1) de la Loi). Les détenus en isolement préventif ne perdent aucun de leurs droits et privilèges (article 37 de la Loi). En revanche, le détenu déclaré coupable d'une infraction disciplinaire est passible d'une peine consistant en une perte de privilèges qui ne peut viser que la participation à des activités récréatives et qui est limitée dans le temps (alinéa 44(1)b) de la Loi, article 35 du Règlement). Le régime disciplinaire vise à encourager chez les détenus un comportement favorisant l'ordre et la bonne marche du pénitencier (article 38 de la Loi).

[22]            Ni la Loi ni le Règlement ne disent qu'on ne peut retirer leurs privilèges aux détenus qui sont en isolement disciplinaire. Le paragraphe 44(1) de la Loi, qui emploie l'expression « une ou [...] plusieurs des peines suivantes » permet de condamner le détenu déclaré coupable d'une infraction disciplinaire à plusieurs peines, y compris l'isolement disciplinaire et la perte de privilèges, sous réserve des restrictions imposées par le Règlement au sujet des types de privilèges qui peuvent être perdus et de la durée de la perte.

[23]            Suivant l'interprétation des dispositions applicables et conformément à leur sens grammatical courant, il semble que le président a correctement interprété la Loi. Cette interprétation doit cependant s'accorder avec l'objet des dispositions, avec le but de la Loi et avec l'intention du législateur (Re. Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., [1998] 1 R.C.S. 27; Chartier c. Chartier, [1999] 1 R.C.S. 242; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559).

[24]            Les dispositions de la Loi relatives aux objets et aux principes fondamentaux de la Loi ont déjà été signalées. Il vaut la peine de rappeler que le régime disciplinaire vise à « encourager chez les détenus un comportement favorisant l'ordre et la bonne marche du pénitencier » (article 38 de la Loi). Pour favoriser l'ordre et la bonne marche du pénitencier, le président doit pouvoir sanctionner les détenus qui ont commis des infractions disciplinaires.


[25]            Le rapprochement de l'article 37 de la Loi et du paragraphe 40(3) du Règlement ne donne pas le résultat escompté par M. Graham. Le paragraphe 40(3) dispose en effet que les détenus en isolement disciplinaire doivent se voir accorder « les mêmes conditions (de détention) » que les détenus en isolement préventif, tandis que l'article 37 de la Loi prévoit que les détenus en isolement préventif jouissent « des mêmes droits, privilèges et conditions » que les autres détenus du pénitencier. Il ressort du libellé de l'article 37 que les « privilèges » et les « conditions » sont deux choses bien distinctes. Il ne s'ensuit donc pas que le détenu mis en isolement disciplinaire qui se voit accorder « les mêmes conditions (de détention) » jouit pour autant des mêmes droits et privilèges qu'un détenu en isolement préventif.

[26]            Je conviens avec le défendeur qu'un détenu comme M. Graham qui se trouve déjà en isolement préventif ne peut plus en pratique faire l'objet d'autres sanctions s'il commet une infraction disciplinaire. La seule sanction qui peut lui être infligée est une peine d'isolement disciplinaire mais ce détenu, qui vit déjà séparé des autres détenus, n'a rien de plus à perdre s'il est reconnu coupable d'une infraction disciplinaire. Un tel résultat est incompatible avec l'objet des dispositions disciplinaires.

[27]            De plus, l'interprétation proposée par M. Graham signifierait qu'il y a peu ou point de différence entre l'isolement préventif et l'isolement disciplinaire. Le législateur est présumé ne pas parler pour rien dire. Comme le législateur fédéral parle de « droits » et de « privilèges » à l'article 37 de la Loi et au paragraphe 40(3) du Règlement, il devait avoir l'intention d'établir une distinction entre l'isolement administratif et l'isolement disciplinaire. M. Graham cherche à interpoler les mots « droits » et « privilèges » au paragraphe 40(3) du Règlement. Cette démarche est inutile et revient à « modifier [le paragraphe 40(3)], ce qui constitue une fonction législative et non judiciaire. L'analyse contextuelle ne justifie aucunement les tribunaux de procéder à des modifications législatives » (R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, paragraphe 26).

[28]            Dans le même ordre d'idées, voici ce que dit la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Biolyse Pharma Corp. c. Bristol-Myer Squibb Co., [2003] 4 C.F. 505 (C.A.), au paragraphe 13 :

Cette conception globale de l'interprétation d'une loi ou, comme en l'espèce, d'un règlement, exige d'une cour de justice qu'elle retienne le sens qui est le plus compatible avec le texte et le contexte de la disposition en cause. L'on ne peut faire abstraction ni de l'un ni de l'autre. Cependant, plus le « sens ordinaire » du texte est clair, plus les considérations d'ordre contextuel doivent être pressantes pour justifier une autre interprétation, spécialement lorsqu'il s'agit d'ajouter des mots àceux utilisés par le législateur.

[29]            Je conviens que, suivant la preuve, un isolement prolongé comporte des effets préjudiciables pour les détenus (rapport Arbour), mais on ne m'a soumis aucun élément de preuve qui démontrerait que l'isolement à court terme comporte des conséquences aussi nuisibles. En tout état de cause, les conséquences graves et nuisibles de l'isolement disciplinaire doivent être mises en balance avec la nécessité d'assurer la sécurité du pénitencier et celle de son personnel, des détenus et de la population. À mon avis, les effets potentiellement nuisibles de l'isolement disciplinaire de courte durée ne l'emportent pas sur l'importance de maintenir l'ordre au sein de l'établissement et d'assurer la sécurité des autres détenus et du personnel du pénitencier.

[30]            Je conclus que la Loi permet d'infliger simultanément une peine d'isolement disciplinaire et une peine de perte de privilèges à un détenu déclaré coupable d'une infraction disciplinaire grave. En conséquence, le président a correctement interprété la Loi.

Ambiguïté

Dans l'arrêt Bell ExpressVu, précité, la Cour suprême du Canada a abordé la question de l'ambiguïté au paragraphe 29 :


Le texte de la disposition doit être [TRADUCTION] « raisonnablement susceptible de donner lieu à plus d'une interprétation » (Westminster Bank Ltd. c. Zang, [1966] A.C. 182 (H.L.), p. 22, lord Reid). Il est cependant nécessaire de tenir compte du « contexte global » de la disposition pour pouvoir déterminer si elle est raisonnablement susceptible de multiples interprétations. Sont pertinents à cet égard les propos suivants, prononcés par le juge Major dans l'arrêt Canadian Oxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 14 : « C'est uniquement lorsque deux ou plusieurs interprétations plausibles, qui s'harmonisent chacune également avec l'intention du législateur, créent une ambiguïté véritable que les tribunaux doivent recourir à des moyens d'interprétation externes » [...] propos auxquels j'ajouterais ce qui suit : « y compris d'autres principes d'interprétation » .

[31]            À mon avis, il n'y a pas d'ambiguïté en l'espèce. Pour les motifs déjà exposés, j'estime que les dispositions en cause ne sont pas susceptibles de donner lieu à plusieurs interprétations qui s'harmoniseraient chacune avec l'intention du législateur et l'objet de la Loi. Une fois de plus, je suis d'accord avec le défendeur pour dire que les détenus en isolement préventif sont tout autant susceptibles que les autres détenus de perdre leurs privilèges à titre de sanction disciplinaire infligée en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi. Si les détenus en isolement préventif et les autres détenus déclarés coupables d'une infraction disciplinaire sont passibles d'une perte de privilèges au titre de leurs « conditions de détention » , les détenus en isolement disciplinaire le sont tout autant.

[32]            En ce qui concerne l'argument de M. Graham suivant lequel les lois pénales doivent être interprétées de façon stricte en faveur du citoyen, j'estime que ce principe d'interprétation des lois ne s'applique que lorsqu'il existe une ambiguïté au sujet du sens d'une disposition (Bell ExpressVu, précité). Qui plus est, une sanction disciplinaire n'entraîne pas de conséquences pénales. Une conséquence pénale est imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que pour maintenir la discipline interne (R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3).

[33]            La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Le défendeur réclame les dépens sans en préciser le montant. Bien que la présente demande soulève de nouvelles questions d'interprétation législative, les dépens doivent en principe suivre le sort du principal. Exerçant mon pouvoir discrétionnaire, je condamne M. Graham à verser au défendeur la somme globale de 100 $ à titre de dépens.

                                       ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée et le demandeur est condamné à verser au défendeur la somme globale de 100 $ à titre de dépens.

                                                                                _ Carolyn A. Layden-Stevenson _          

                                                                                                                              Juge                                 

Ottawa (Ontario)

Le 30 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                  COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                        Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                    T-608-04

INTITULÉ :                                  GARFIELD GRAHAM C. PRÉSIDENT INDÉPENDANT DU TRIBUNAL DISCIPLINAIRE DU PÉNITENCIER DE MILLHAVEN et autre

LIEU DE L'AUDIENCE :            Kingston (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 22 SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                  MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS :                 LE 30 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Fergus O'Connor                                                                      POUR LE DEMANDEUR

Ramona Rothschild                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fergus O'Connor                                                                      POUR LE DEMANDEUR

104, rue Johnson, C.P. 1959

Kingston (Ontario)

K7L 5J7

Morris Rosenberg                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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