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     T-434-90

     AFFAIRE INTÉRESSANT un appel en vertu de l'article 135

     de la Loi sur les douanes, L.C. (1986) ch. 1

     ET une demande de jugement déclaratoire

ENTRE :

     LE GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL,

     également connu sous le nom de KANANTAKERON,

     demandeur,

     ET

     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

     défendeur.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE McKEOWN

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION      3         
REDRESSEMENTS SOLLICITÉS PAR LE DEMANDEUR      3         
ÉVÉNEMENTS À L'ORIGINE DE CETTE AFFAIRE      5         
LE DROIT ANCESTRAL REVENDIQUÉ      10         
QUELLE EST LA NATURE DU DROIT REVENDIQUÉ?      14         
QUI PEUT INVOQUER CE DROIT ANCESTRAL?      17         
DATE DES PREMIERS CONTACTS      20         
LA CONFÉDÉRATION IROQUOISE      23         
TERRITOIRE SILLONNÉ, UTILISÉ ET CONTRÔLÉ PAR LES MOHAWKS      27         
LE COMMERCE AU COURS DE LA PÉRIODE ANTÉRIEURE AU CONTACT AVEC LES EUROPÉENS ET À L'ÉPOQUE DE CE CONTACT      36         
PREMIERS TRAITÉS AVEC LES MOHAWKS      44         
LES GUERRES DÉCLENCHÉES POUR DES MOTIFS COMMERCIAUX      48         
LE COMMERCE ENTRE MONTRÉAL ET ALBANY      53         
RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS CONCERNANT LE DROIT ANCESTRAL EN QUESTION      62         
LES DROITS ISSUS DE TRAITÉS      66         
LE TRAITÉ D'UTRECHT DE 1713      68         
LE TRAITÉ JAY DE 1794 ET LES CONSEILS      70         
LE TRAITÉ DE GHENT DE 1814 ET LES CONSEILS      86         
ANALYSE DES TRAITÉS ET DES CONSEILS      97         
RAPPORTS ENTRE LE DROIT ANCESTRAL ET LES DROITS ISSUS DE TRAITÉS      106         
LE DEMANDEUR BÉNÉFICIE-T-IL D'UN DROIT ANCESTRAL "EXISTANT" AU SENS DU PARAGRAPHE 35(1) DE LA CONSTITUTION?      107         
LA LOI SUR LES DOUANES PORTE-T-ELLE ATTEINTE AU DROIT ANCESTRAL DU DEMANDEUR?      111         
DÉCLARATIONS      112         


INTRODUCTION

     Le grand chef Michael Mitchell (ci-après, le chef Mitchell ou le demandeur), un Mohawk descendant de la nation mohawk peuplant la vallée des Mohawks, s'est présenté, le 22 mars 1988, à la frontière Canada-États-Unis, au poste de Cornwall, avec l'intention d'introduire au Canada des marchandises constituant selon lui des biens personnels et communautaires. Il a revendiqué le droit de ne payer aucune taxe ou droit de douane sur ces marchandises, invoquant également le droit de commercer librement avec les autres Premières nations d'un côté comme de l'autre de la frontière.

     Les principales questions se posant en l'espèce sont celles de savoir si le demandeur et, plus généralement, les Mohawks d'Akwesasne résidant au Canada, bénéficient d'un droit ancestral leur permettant de franchir la frontière avec des biens personnels et communautaires sans avoir à acquitter de taxes ou de droits de douane. Se pose également la question de savoir si le demandeur et les Mohawks d'Akwesasne ont le droit de commercer librement, d'un côté comme de l'autre de la frontière, avec les autres Premières nations et, s'ils en ont effectivement le droit, quelle serait la teneur précise de celui-ci? Et enfin, le demandeur et les Mohawks d'Akwesasne résidant au Canada ont-ils, en vertu des traités, le droit de se livrer à un commerce transfrontalier avec les autres Premières nations et d'introduire au Canada, sans avoir à acquitter de taxes ou de droits de douane, des biens personnels et communautaires?

REDRESSEMENTS SOLLICITÉS PAR LE DEMANDEUR

     Le demandeur invite la Cour :

     a)      à déclarer que le demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, est titulaire d'un droit ancestral existant, constitutionnellement protégé par les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, lui permettant de passer et de repasser librement ce qui est maintenant la frontière Canada-États-Unis, ce droit comprenant également le droit d'introduire au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, y compris des marchandises destinées au commerce avec les autres Premières nations, et ce sans avoir à acquitter à un gouvernement ou autre autorité canadienne des taxes ou des droits de douane;
     b)      à déclarer que l'article XV du Traité d'Utrecht de 1713, l'article 3 du Traité Jay de 1794 et l'article IX du Traité de Ghent de 1814 sont reconnus par le droit canadien comme valides et toujours en vigueur;
     c)      à déclarer que les dispositions conventionnelles exposées au paragraphe b) sont source de droits existants issus de traités au sens de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;
     d)      à déclarer que les engagements réciproques contractés par les représentants de la Couronne et par les nations indiennes, dont la nation mohawk, dont l'existence est établie en l'espèce, et notamment les engagements découlant des traités de 1791, 1795, 1796 et 1815, constituent des dispositions conventionnelles encore valides et en vigueur qui ont donné naissance à des droits existants issus de traités au sens de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;
     e)      à déclarer que le demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, est un des bénéficiaires du Traité Jay ainsi que des autres traités, oraux ou écrits, dont l'existence est établie en l'espèce et qu'il bénéficie, par conséquent, des droits existant prévus dans ces traités, droits qui sont en outre constitutionnellement protégés par les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qui comprennent le droit de passer et de repasser librement ce qui constitue maintenant la frontière Canada-États-Unis, notamment le droit d'introduire au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, y compris des marchandises destinées au commerce avec d'autres Premières nations, et cela sans avoir à acquitter, au gouvernement ou à une autre autorité canadienne, des taxes ou des droits de douane;
     f)      à déclarer que les engagements pris par la Couronne, et les obligations assumées par celle-ci au titre de l'article XV du Traité d'Utrecht, de l'article 3 du Traité Jay et de l'article IX du Traité de Ghent, ainsi que les engagements conventionnels souscrits lors des conférences de 1791, 1795, 1796 et 1815, engagent le défendeur, aussi bien sur le plan fiduciaire que sur le plan constitutionnel, à ne pas gêner l'exercice, par le demandeur, des droits ancestraux et des droits issus de traités, obligation qui impose en outre au défendeur le devoir constitutionnel formel de protéger ces mêmes droits et d'assurer au demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, le libre exercice du droit de passer et de repasser librement ce qui est maintenant la frontière Canada-États-Unis, y compris le droit d'introduire au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, et le droit de commercer avec d'autres Premières nations, sans avoir à acquitter au gouvernement ou à une autre autorité canadienne des taxes ou des droits de douane;
     g)      à déclarer que, dans la mesure où certaines dispositions de la Loi sur les douanes seraient incompatibles avec les droits garantis par les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi qu'avec les devoirs découlant de ces deux articles, lesdites dispositions seraient inopérantes au regard des droits et des devoirs ainsi décrits;
     h)      une ordonnance accueillant cet appel et infirmant la décision du défendeur en date du 23 novembre 1989 réclamant au demandeur le paiement de la somme de 361,64 $.

ÉVÉNEMENTS À L'ORIGINE DE CETTE AFFAIRE

     Aux fins de l'espèce, le défendeur reconnaît que le demandeur, le chef Mitchell, est un Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada ainsi qu'un descendant de la communauté politique connue sous le nom de nation mohawk de la vallée des Mohawks, nation faisant partie de la Confédération iroquoise avant l'arrivée des Européens. Si le chef Mitchell sollicite les déclarations énumérées plus haut, c'est parce que les Mohawks d'Akwesasne et le gouvernement du Canada ne sont pas parvenus à négocier la reconnaissance du droit de traverser la frontière en faisant passer des marchandises en franchise. Le gouvernement du Canada a dit aux Mohawks d'Akwesasne qu'étant donné les arrêts Francis c. La Reine, [1956] R.C.S. 618 et Regina v. Vincent (1993), 12 O.R. (3d) 427 (C.A.); refus d'autorisation de se pourvoir en Cour suprême du Canada [1993] 3 R.C.S. ix, il faudrait aux Mohawks s'adresser aux tribunaux.

     Le chef Mitchell a consulté d'autres chefs mohawks et leurs anciens, ainsi que les femmes de la communauté d'Akwesasne, sur la question de savoir quelle devrait être la nature des marchandises introduites au Canada pour affirmer le droit ancestral leur permettant de franchir ainsi la frontière. Suite à ces consultations, le chef Mitchell, accompagné de plusieurs membres de sa communauté, est entré au Canada, en provenance de l'État de New York, au pont international de Cornwall, le 22 mars 1988. Il a très ouvertement déclaré aux agents des douanes qu'il transportait dans sa voiture les marchandises suivantes : une machine à laver, dix couvertures, 20 bibles, divers articles vestimentaires usagés, une caisse de bidons d'huile à moteur, dix pains, deux livres de beurre, quatre gallons de lait entier, six sacs de biscuits et 12 boîtes de soupe en conserve. À l'exception de l'huile à moteur, toutes ces marchandises étaient destinées au territoire mohawk de Tyendinaga au Canada. L'huile à moteur était destinée au Jock's Store, magasin situé sur la partie du territoire mohawk d'Akwesasne situé du côté canadien de la frontière. Ce magasin se trouve à quelque centaines de mètres seulement du poste des douanes canadiennes.

     Les agents des douanes ont réclamé au chef Mitchell le versement de 361,64 $ en droits de douane. Le chef Mitchell a refusé de payer les droits de douane, invoquant, en vertu de la Constitution, des droits ancestraux ainsi que des droits issus de traités. Le chef Mitchell et les autres membres de sa communauté ont emporté les marchandises à Tyendinaga et les ont remises à la communauté. Un repas cérémonial a été préparé à Tyendinaga, les cadeaux ont été distribués et c'est ainsi qu'on a marqué un renouveau des échanges commerciaux avec Tyendinaga. En vertu d'un usage coutumier, les marchandises ont été offertes en cadeau à Tyendinaga. Tyendinaga est un territoire mohawk qui est également le lieu de naissance du grand Conciliateur. Lors de la conclusion d'un accord commercial entre les Premières nations, la coutume veut que l'accord soit scellé par un échange de cadeaux. Les cadeaux ainsi donnés à Tyendinaga étaient le signe de ce renouveau des échanges.

     À la cérémonie de Tyendinaga, le chef Hill, qui avait été le chef de Tyendinaga pendant 20 ans, a été fait chef honoraire et a pris sa place au Conseil des anciens de la réserve. Il a présenté au chef Mitchell des plumes d'aigle, le remerciant ainsi d'avoir fourni à la communauté des marchandises dont elle avait besoin. Les biens de nature religieuse et les couvertures amenés par le chef Mitchell ont été remis au Bible College et la nourriture a été consommée par la communauté. Le chef Hill a également rappelé que, dans le temps, les habitants de Tyendinaga avaient commercé avec les habitants d'Akwesasne. Ce commerce portait notamment sur des produits alimentaires, du poisson, des bâtons de lacrosse, des raquettes, des produits artisanaux, des poteries, des paniers, des médicaments et des racines. Le chef Mitchell a rappelé que ces liens commerciaux remontaient à une centaine d'années avant la naissance du grand-père du chef Mitchell, c'est-à-dire à peu près à l'époque de la fondation d'Akwesasne.

     Les femmes, qui avaient décidé des marchandises avec lesquelles on franchirait la frontière, considéraient que l'on devait entendre par biens personnels des produits alimentaires et des équipements ménagers. Le reste des denrées et des biens personnels étaient destinés au commerce. Rappelons que l'huile à moteur était destinée au magasin appelé Jock's Store. Le chef Mitchell a témoigné que 99 p. 100 des clients de Jock's Store appartiennent à la communauté d'Akwesasne. Ce magasin vend de l'épicerie, des produits d'intérieur, des denrées alimentaires, enfin tout ce dont a besoin sa clientèle. Les résidents de l'île de Cornwall ont élevé ce magasin au rang d'institution. Il arrive aux agents des douanes d'y aller pour s'y procurer certains articles courants. Mais toute personne se rendant au magasin à partir du Canada est tenue d'acquitter dans chaque direction un droit de 2,50 $; il est rare que des personnes ne résidant pas à Akwesasne acquittent effectivement le montant de ce droit pour venir faire leurs courses dans ce magasin. D'après le chef Mitchell, ce qu'il y a de plus cher parmi les articles vendus dans ce magasin, c'est une paire de gants de travail. Le chef Mitchell a également témoigné que les marchandises vendues dans ce magasin sont destinées à la communauté d'Akwesasne. Si les membres de la communauté ne pouvaient pas, en raison des achats effectués par des non-Autochtones, trouver dans ce magasin ce dont ils ont besoin, le propriétaire du magasin aurait à s'en expliquer devant la communauté.

     En l'espèce, le demandeur invoque à l'appui de son bon droit deux sources distinctes qui s'étayent l'une l'autre : un droit ancestral et des droits issus de traités. Dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, le juge en chef Dickson et le juge La Forest, se prononçant au nom d'une cour unanime, ont dressé le cadre d'analyse applicable aux revendications fondées sur le paragraphe 35(1) de la Constitution. D'abord, un tribunal doit dire si le demandeur a pu démontrer que son action était effectivement fondée sur un droit ancestral. Ensuite, le tribunal doit dire si le droit en question est éteint ou non. Troisièmement, le tribunal doit dire s'il y a eu atteinte au droit en question. Et enfin, le tribunal doit dire si cette atteinte se justifiait. D'après le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 :

         Les droits existants " ancestraux ou issus de traités " des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.                 

     La Cour suprême du Canada a eu l'occasion d'esquisser plusieurs principes d'interprétation applicables au paragraphe 35(1). Dans l'arrêt Sparrow précité, la Cour a déclaré, à la p. 1106 :

         La méthode qu'il convient d'adopter pour interpréter le par. 35(1) est dérivée des principes généraux d'interprétation constitutionnelle, des principes relatifs aux droits ancestraux et des objets sous-jacents à la disposition constitutionnelle elle-même.                 

[...]

         La nature même du par. 35(1) laisse supposer qu'il y a lieu de l'interpréter en fonction de l'objet qu'il vise. Si on considère les objectifs de la confirmation des droits ancestraux, il est évident qu'une interprétation généreuse et libérale du texte de cette disposition constitutionnelle s'impose.                 

     La Cour suprême du Canada a cerné la nature du rapport entre le lien juridique qui rattache les peuples autochtones à la Couronne et les principes qui permettent d'analyser et d'interpréter le jeu du paragraphe 35(1). Ce rapport dérive de la nature fiduciaire du lien existant entre la Couronne et les peuples autochtones et les obligations qui découlent de ce rapport. Dans l'arrêt Van der Peet précité, le juge en chef Lamer a écrit :

         Ce principe d'interprétation, qui a d'abord été énoncé dans le contexte des droits issus de traités " Simon c. La Reine , [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 402; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1066 " découle de la nature des rapports entre l'État et les peuples autochtones. L'État a, envers les peuples autochtones, une obligation de fiduciaire qui a pour conséquence de mettre son honneur en jeu lorsqu'il traite avec eux. En raison de cette obligation de fiduciaire et de l'incidence de cette obligation sur l'honneur de l'État, les traités, le par. 35(1) et les autres dispositions législatives et constitutionnelles protégeant les droits des peuples autochtones doivent recevoir une interprétation généreuse et libérale : R. c. George , [1966] R.C.S. 267, à la p. 279. Ce principe général doit guider la Cour dans l'analyse des objets qui sous-tendent le par. 35(1), ainsi que dans l'analyse de la définition et de la portée de cette disposition. L'existence des rapports de fiduciaire qui existent entre l'État et les peuples autochtones emporte en outre que les doutes ou ambiguïtés concernant la portée et la définition des droits visés par le par. 35(1) doivent être résolus en faveur des peuples autochtones.                 

     Les principes ci-dessus énoncés guideront mon analyse en l'espèce. D'abord, j'examinerai la preuve et le droit applicable au droit ancestral ici revendiqué, puis la preuve produite et le droit applicable aux droits issus de traités et invoqués en l'espèce et, troisièmement, les liens existant entre la revendication d'un droit ancestral et les droits issus de traités et enfin, très brièvement, la preuve ainsi que le droit touchant l'extinction, l'atteinte et la justification.

     Avant d'examiner les éléments de preuve versés au dossier, j'indiquerai le nom des personnes qui sont venues témoigner à l'audience. Le demandeur a appelé les témoins suivants : le chef Michael Mitchell, demandeur, l'ancien Ernest Benedict, le chef Earl Hill, chef honoraire et ancien de la communauté de Tyendinaga, John Mohawk, Sénéca du territoire de Cattaraugus, à New York, le grand chef Russell Roundpoint, l'actuel grand chef du Conseil mohawk d'Akwesasne, ainsi que Harold Tarbell, ancien chef tribal du Conseil tribal des Mohawks de St. Regis.

     Le demandeur a également appelé trois experts-témoins. M. Robert Venables a été retenu en tant qu'historien de la culture, spécialiste de l'histoire de la confédération iroquoise, de l'histoire de la période coloniale et de l'histoire des contacts et des relations entre les Indiens et les Européens au cours de cette période, et spécialiste aussi de l'époque de la révolution américaine, donc du xviie et xviiie siècles. M. Charles Johnston a été retenu à titre d'historien spécialisé dans l'histoire des Iroquois des Six Nations de la rivière Grand, de l'histoire des colonies britanniques et des rapports entre les Britanniques et les Indiens entre 1780 et la guerre de 1812, et du Traité de Ghent. Mme Joan Holmes a été retenue en tant qu'analyste et recherchiste-conseil, spécialiste des revendications autochtones et des relations entre la Couronne et les Premières nations au cours de la deuxième moitié du xviie siècle, ainsi que pendant le xviiie, xixe et xxe siècles d'après les procès-verbaux du Conseil des traités et autres documents d'archives, y compris ceux qui font état des politiques, de la législation et des pratiques fédérales concernant, de manière générale, les revendications des Indiens et, en particulier, les pratiques indiennes en matière de transport et de passage de la frontière.

     Le défendeur a appelé deux témoins, dont la qualité d'expert a été reconnue. M. Alexander von Gernet s'est vu reconnaître la qualité d'archéologue et d'ethnohistorien, spécialiste de la préhistoire et de l'histoire des Iroquois et des Algonquins et du contact entre les peuples autochtones et les Européens dans le nord-est de l'Amérique du Nord, et aussi des théories et méthodes utilisées afin de reconstruire le passé à partir de vestiges de vieux documents et de récits. M. Donald Graves s'est vu reconnaître la qualité d'historien spécialiste des aspects diplomatiques et militaires de la période coloniale de l'histoire du Canada, c'est-à-dire de la période allant de 1700 à 1815.

LE DROIT ANCESTRAL REVENDIQUÉ

     Dans l'arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, la Cour suprême a défini le critère permettant de conclure à l'existence d'un droit ancestral. Un droit ancestral doit avoir son origine dans une activité remontant à la période antérieure au contact avec les Européens et relever d'une pratique, d'une coutume ou d'une tradition faisant partie intégrante de la culture caractéristique du demandeur autochtone. Écrivant au nom de la majorité de la Cour, le juge en chef Lamer a, à partir du paragraphe 49, délinéé les facteurs dont il y a lieu de tenir compte dans l'application du critère voulant que la pratique ou la coutume en question fasse "partie intégrante de la culture distinctive" dont il s'agit. Il sera utile d'exposer ces facteurs avant d'examiner par rapport à eux la preuve produite en l'espèce.

     Le juge en chef Lamer a expliqué que, saisis de revendications autochtones, les tribunaux doivent tenir compte du point de vue des peuples autochtones concernés. Un des objets fondamentaux du paragraphe 35(1) est de concilier la souveraineté de la Couronne et la reconnaissance constitutionnelle du fait qu'avant que cette souveraineté ne s'affirme, des sociétés autochtones distinctes existaient déjà. Appelés à se prononcer sur des demandes invoquant des droits ancestraux, les tribunaux doivent donc se montrer ouverts au point de vue autochtone tout en demeurant conscients du fait que ces droits ancestraux existent au sein du droit canadien. Les tribunaux doivent aborder les règles de la preuve à la lumière des difficultés que la preuve soulève naturellement lorsqu'il s'agit de se prononcer sur des revendications autochtones. Les tribunaux ne doivent pas sous-évaluer les éléments de preuve présentés par des demandeurs autochtones au simple motif que ces éléments ne correspondraient pas exactement aux normes de preuve applicables à d'autres types d'affaire. Cela veut dire que, contrairement aux arguments développés par le défendeur, je ne suis nullement forcé de retenir les opinions de ses experts au seul et unique motif que leurs opinions seraient étayées par des documents, alors que dans certains cas les témoignages et les opinions exprimés par les experts du demandeur ne le sont pas.

     Les tribunaux doivent cerner de manière précise la nature de la revendication pour savoir si un demandeur autochtone a démontré l'existence d'un droit ancestral. Il est important de correctement caractériser la revendication, car la question de savoir si la preuve étaye ou non cette revendication va notamment dépendre de ce qu'on entend démontrer au moyen de la preuve ainsi produite. Pour correctement caractériser la revendication, la Cour doit se pencher sur la nature de ce qui, selon le demandeur, aurait été fait en vertu d'un droit ancestral, sur la nature du règlement, de la loi ou de la mesure gouvernementale attaquée, ainsi que sur la tradition, la coutume ou la pratique invoquée pour démontrer l'existence du droit en question.

     Pour pouvoir être considéré comme faisant partie intégrante d'une société autochtone, la pratique, coutume ou tradition doit revêtir, pour cette société, une grande signification. Il faut que cette pratique occupe, au sein de la culture propre à la société en question, une place essentielle. Il faut qu'il s'agisse d'un élément fondamental de l'identité même de cette société. La Cour ne peut pas tenir compte des aspects de cette société autochtone qui seraient communs à toute société humaine, et le droit revendiqué ne peut pas consister d'une pratique qui n'occuperait, au sein de la société en question, qu'une place accessoire. Le paragraphe 35(1) a pour objet de concilier les sociétés autochtones d'origine et la souveraineté que la Couronne a affirmée sur le Canada tout entier. Une manière pratique de situer le problème est de se demander si, en l'absence de cette pratique, tradition ou coutume, la culture en question aurait été fondamentalement différente?

     Les usages, coutumes et traditions qui constituent des droits ancestraux doivent s'inscrire dans la continuité des traditions, coutumes et usages qui faisaient partie intégrante de la société autochtone avant le premier contact avec les Européens. Pour dire si le droit revendiqué faisait effectivement partie intégrante de la communauté, la Cour doit se pencher sur la période antérieure au premier contact avec les Européens. Cela ne veut pas dire que le groupe autochtone concerné a l'impossible tâche de produire des preuves déterminantes concernant les traditions de leur communauté à l'époque antérieure au premier contact. La preuve peut, en effet, porter sur des usages autochtones postérieurs au premier contact. Il faut simplement que la preuve qui est produite tende à démontrer les aspects de la communauté autochtone qui plongent leurs origines dans la période antérieure au premier contact. Ainsi, lorsqu'une communauté autochtone est à même de démontrer que tel ou tel usage fait aujourd'hui partie intégrante de sa culture particulière et que cet usage, coutume ou tradition se situe dans le droit fil des usages ayant cours à la période antérieure au premier contact avec les Européens, on pourra dire que la communauté en question a démontré que l'usage, la coutume ou la tradition en question constitue effectivement un droit ancestral aux fins du paragraphe 35(1). La Cour suprême a noté que les juges de première instance doivent avoir une certaine latitude lorsqu'il s'agit d'établir la continuité dans le temps. Le groupe intéressé peut avoir abandonné une certaine pratique pendant un temps, puis l'avoir reprise. Il n'est pas nécessaire de démontrer l'existence d'un usage ininterrompu depuis la période antérieure au premier contact avec les Européens et la période actuelle.

     Les demandes fondées sur la revendication de droits ancestraux doivent être tranchées en fonction de considérations spécifiques et non pas générales. L'existence d'un droit ancestral dépendra entièrement des usages, coutumes et traditions de la communauté autochtone revendiquant le droit en question. Les droits ancestraux ne sont pas des droits généraux ou universels; leur portée et leur existence doivent être établies cas par cas.

     Pour qu'une pratique, tradition ou coutume constitue un droit ancestral, il faut qu'elle revête, au sein de la culture autochtone qui l'invoque, une signification indépendante. Les pratiques, coutumes ou traditions accessoires ne sauraient être considérées comme fondant des droits ancestraux. Lorsqu'il y a deux coutumes, et que l'une d'entre elles est accessoire à l'autre, la coutume qui fait partie intégrante de la communauté autochtone concernée sera considérée comme fondant un droit ancestral. Il n'en sera pas ainsi de la pratique accessoire.

     Pour répondre à la norme de l'intégrité, il faut que la pratique, la coutume ou la tradition soit caractéristique d'une culture particulière; il n'est pas nécessaire que la pratique, coutume ou tradition en question soit elle-même particulière. Une tradition distincte est une tradition différente des autres, alors qu'une tradition caractéristique est simplement une tradition qui constitue un élément reconnaissable d'une culture donnée. Il suffit de faire valoir que la tradition en question contribue à faire de la culture concernée ce qu'elle est, sans qu'il soit besoin de démontrer que la tradition en question est différente des pratiques suivies par d'autres cultures.

     L'influence de la culture européenne n'aura de pertinence en cela que si l'on démontre que la pratique, coutume ou tradition fait uniquement partie intégrante de la culture en question en raison de cette influence. Si la pratique existait antérieurement au premier contact avec les Européens, le fait que cette pratique se soit maintenue et adaptée est, en ce qui nous concerne, dénuée de pertinence. Par contre, si la pratique en question est uniquement née en réponse aux influences européennes, elle ne pourra pas être reconnue comme fondant un droit ancestral.

     Les tribunaux doivent prendre en compte à la fois la relation que les peuples autochtones entretenaient avec la terre et les diverses cultures et sociétés particulières à ces peuples. Les droits ancestraux naissent de l'antériorité de l'occupation des terres ainsi que de l'antériorité de l'organisation sociale et des cultures propres aux peuples occupant les territoires en question. Mais il ne faut pas que les tribunaux s'attachent exclusivement à la relation que les peuples autochtones entretenaient avec la terre. Il leur faut également prendre en compte les pratiques, les coutumes et les traditions découlant de la culture et de la société particulière du demandeur.

QUELLE EST LA NATURE DU DROIT REVENDIQUÉ?

     La première étape dans l'application du critère de la particularité par rapport à une culture, tel qu'énoncé dans l'arrêt Van der Peet, consiste à cerner la nature précise du droit revendiqué en l'espèce par le demandeur.

     Le juge en chef Lamer a noté, au paragraphe 52 de l'arrêt Van der Peet précité, que l'on doit examiner avec circonspection la manière dont on caractérise la nature de la revendication. Il y a lieu d'examiner les activités en question de manière générale plutôt que spécifique, et il peut s'agir de l'exercice, sous une forme moderne, d'une pratique, tradition ou coutume effectivement ancestrale. Le demandeur inscrit dans le cadre d'un droit ancestral la possibilité pour lui de traverser la frontière Canada-États-Unis en transportant, sans payer de taxe ou de droits de douane, des marchandises de nature personnelle et communautaire, revendiquant en même temps le droit de faire commerce de ces marchandises avec d'autres Premières nations. Le demandeur ne revendique pas le droit de franchir la frontière avec des armes à feu, des drogues interdites ou à utilisation restreinte, de l'alcool ou des plantes par exemple, et les circonstances de la présente affaire ne soulèvent pas la question de l'importation au Canada de marchandises commerciales principalement destinées à concurrencer les autres acteurs sur le marché canadien. Le demandeur reconnaît en outre que les Mohawks d'Akwesasne résidant au Canada demeurent tenus de se soumettre aux procédures de fouille et de déclaration des douanes canadiennes.

     Cette affaire soulève des problèmes particuliers au niveau de la caractérisation. Bien que le demandeur ne revendique pas le droit de revendre les marchandises ayant franchi la frontière Canada-États-Unis dans le cadre général du commerce canadien, il revendique le droit de faire commerce de ces marchandises avec d'autres Premières nations. Il reste donc à savoir si ce droit de commercer avec d'autres Premières nations doit être caractérisé comme étant le droit de se livrer à des échanges à une échelle commerciale ou comme le droit d'échanger lesdites marchandises contre de l'argent ou d'autres marchandises. Le demandeur reconnaît que le fait de définir son droit comme portant sur des "marchandises à usage personnel et communautaire" implique certaines limites quant au type et à la quantité des marchandises pouvant être ainsi échangées. Cette distinction entre marchandises à usage communautaire et marchandises commerciales a d'ailleurs été reconnue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Gladstone [1996] 2 R.C.S. 723 au paragraphe 57 où le juge en chef Lamer apporte la précision suivante :

         Deux points sur lesquels les contextes divergents présentent une importance particulière. Premièrement, le droit reconnu et confirmé dans la présente espèce " celui de vendre de la rogue de hareng sur varech commercialement " diffère considérablement du droit reconnu et confirmé dans Sparrow " celui de pêcher à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Cette différence réside dans le fait que le droit en cause dans Sparrow comporte une limite intrinsèque qui est absente dans le cas du droit reconnu et confirmé visé dans le présent pourvoi. Les besoins en poisson d'une bande autochtone donnée, à des fins alimentaires, sociales et rituelles, comportent une limite intrinsèque " en effet, à un certain point, la bande aura assez de poisson pour satisfaire ces besoins. En revanche, la vente commerciale de rogue de hareng sur varech ne comporte pas de telles limites intrinsèques. Les seules limites aux besoins des Heiltsuk en matière de rogue de hareng sur varech destinée à la vente commerciale sont les restrictions extrinsèques dictées par la demande du marché et la disponibilité de la ressource.                 

     Le juge en chef Lamer, dans l'arrêt Van der Peet précité, a caractérisé la revendication d'un droit ancestral non pas comme la revendication du droit de se livrer à une pêche commerciale mais, plutôt, comme la revendication du droit d'échanger du poisson contre de l'argent ou d'autres marchandises. Le droit en question a, dans cette autre affaire, été ainsi caractérisé parce que la transaction à laquelle s'était livrée Mme Van der Peet, c'est-à-dire la vente de dix saumons au prix de 50 $, ne pouvait que dans le sens très large du terme être caractérisée comme une opération commerciale. De plus, le règlement en vertu duquel on l'a poursuivie interdisait toute vente ou échange de poisson pris en vertu d'un permis indien de pêche alimentaire, quelle que soit l'étendue ou la nature de la transaction.

     Dans l'arrêt R. c. N.T.C. Smokehouse Ltd. [1996] 2 R.C.S. 672, au paragraphe 20, le juge en chef Lamer a jugé que :

         La revendication du droit ancestral d'échanger du poisson commercialement impose à l'appelante un fardeau plus lourd que la revendication du droit d'échanger du poisson contre de l'argent ou d'autres biens. En effet, pour étayer la seconde revendication, l'appelante n'a qu'à démontrer que l'échange de poisson contre de l'argent ou d'autres biens faisait partie intégrante de la culture distinctive des Sheshaht et de celle des Opetchesaht, tandis que pour étayer la première l'appelante doit établir que l'échange de poisson contre de l'argent ou d'autres biens, sur une échelle qu'il convient de qualifier de commerciale, faisait partie intégrante de ces cultures distinctives.                 

     Dans l'arrêt Gladstone précité, la majorité examine les conclusions du juge de première instance et estime que l'étendue et la portée du négoce auquel se livraient les Heiltsuk appuyaient leur revendication d'un droit ancestral de vendre de la rogue de hareng sur varech au point où il fallait bien y voir une activité commerciale. Au paragraphe 28, la majorité a précisé que :

         [...] De plus, bien qu'il ne serait pas exact de qualifier cette activité de "commerciale", étant donné le lien entre la notion de commerce et l'introduction de la culture européenne, l'ampleur et la portée des activités d'échange des Heiltsuk étayent la prétention que, aux fins de l'analyse fondée sur le par. 35(1), les Heiltsuk ont démontré l'existence d'un droit ancestral de vendre de la rogue de hareng sur varech sur une échelle qu'il convient de qualifier de commerciale. [...]                 

     Ce qui a porté la majorité à qualifier de "commerciale" l'activité en question, était le fait que plusieurs grands canots chargés de boîtes et de paniers remplis de rogue de hareng sèche servaient au commerce. De plus, cette rogue de hareng ne se trouvait que dans certaines zones. Étant donné que certains groupes autochtones avaient accès à des quantités dépassant leurs propres besoins, et que d'autres groupes n'y avaient guère accès, voire n'y avaient pas accès du tout, de grandes quantités de rogue de hareng sèche s'échangeaient.

     En l'espèce, le chef Mitchell a refusé de payer des droits de douane sur les marchandises avec lesquelles il a franchi la frontière Canada-États-Unis le 22 mars 1988. La totalité de ces marchandises constituait un don destiné à une autre communauté des Premières nations, mais un de ces articles devait être revendu par le magasin communautaire d'Akwesasne. Ainsi qu'il en était dans l'arrêt Van der Peet, la quantité de marchandises introduite au Canada par le chef Mitchell ne peut pas être qualifiée de "commerciale". La quantité de ces marchandises démontre que le droit revendiqué est plutôt celui d'échanger des marchandises contre de l'argent et d'autres marchandises. Étant donné que ces marchandises doivent être importées des États-Unis, il existe également en l'espèce une restriction géographique inhérente.

     Le droit revendiqué par le chef Mitchell en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada est, plus précisément, le droit de passer et de repasser librement la ligne constituant l'actuelle frontière entre le Canada et les États-Unis avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire. Le droit revendiqué est également celui de faire franchir à ces marchandises la frontière Canada-États-Unis afin de se livrer à un petit négoce d'une ampleur non commerciale avec d'autres Premières nations.

QUI PEUT INVOQUER CE DROIT ANCESTRAL?

     Pour trancher la question, il me faut garder à l'esprit que le demandeur sollicite un redressement de la Cour à titre de Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada. Cela est important car la loi prévoit que ces questions doivent être tranchées cas par cas en fonction des faits propres à la Première nation concernée et à son territoire. Comme l'a estimé le juge Dickson dans l'arrêt Kruger c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 104 à la page 109 :

         [...] Les revendications de titres aborigènes reposent aussi sur l'histoire, les légendes, la politique et les obligations morales. Si l'on doit traiter la revendication de certaines terres par une bande indienne comme un problème juridique et non politique, on doit donc l'examiner en fonction des faits particuliers relatifs à la bande et aux terres en question, et non de façon générale. [...]                 

     Le juge en chef Lamer a repris ce raisonnement à son compte dans l'arrêt Gladstone c. La Reine précité au paragraphe 65, estimant que :

         [...] Les droits reconnus et confirmés par le par. 35(1) ne sont pas des droits qui sont détenus uniformément par tous les peuples autochtones au Canada. En effet, l'existence des droits ancestraux et leur nature sont fonction des diverses cultures et traditions autochtones qui existent au pays. [...]                 

     Le nom mohawk du demandeur est Kanantakeron. Il appartient au Clan du Loup et se distingue des autres à la fois par son nom mohawk et par son appartenance à un clan. Il vit actuellement sur l'île de Cornwall dans le territoire d'Akwesasne. Il a passé une grande partie de sa jeunesse à l'île de St. Regis, où il habitait avec ses grands-parents. Le grand-père du chef Mitchell, gardien de la Foi dans la Maison longue, l'a désigné pour être parmi ceux qui seraient initiés aux enseignements de la Maison longue et apprendraient la culture et l'histoire des Mohawks. Gardien de la Foi de la Maison longue, le grand-père du chef Mitchell l'a familiarisé avec les enseignements et les chroniques de son peuple. Le chef Mitchell a participé à presque toutes les cérémonies et rassemblements politiques qui ont eu lieu depuis sa naissance. Le chef Mitchell est un gardien de la Foi, fonction inamovible qu'il exerce depuis 25 ans. Les gardiens de la Foi officient lors des cérémonies. De concert avec les mères du clan et les chefs, ils expliquent au peuple les traditions et le cérémonial.

     Le chef Mitchell est également un dirigeant élu. Il a été chef du district de St. Regis de 1982 à 1984. De 1984 à 1994, il a exercé les fonctions de grand-chef du Conseil mohawk d'Akwesasne. Au mois de février 1996, il a été à nouveau élu chef du district de St. Regis.

     La Couronne a reconnu que le demandeur appartient aux Mohawks d'Akwesasne et que c'est un descendant de l'entité politique connue sous le nom de Nation mohawk et dont les membres occupaient la vallée des Mohawks à l'époque de premier contact avec les Européens. Cette reconnaissance est importante car la Cour suprême du Canada a jugé, dans l'arrêt R. c. Van der Peet précité au paragraphe 32 :

         [...] que le par. 35(1) a pour objet de reconnaître l'occupation antérieure de l'Amérique du Nord par les peuples autochtones ressort du texte français de cette disposition. L'expression anglaise "existing aboriginal and treaty rights" est rendue en français par "[l]es droits existants " ancestraux ou issus de traités". Le terme "ancestral", qui est défini ainsi dans le dictionnaire Le Petit Robert 1 (1990) : "[q]ui a appartenu aux ancêtres, qu'on tient des ancêtres", tend à indiquer que les droits reconnus et confirmés par le par. 35(1) doivent, sur le plan temporel, tirer leur origine de la présence historique " des ancêtres " des peuples autochtones de l'Amérique du Nord.                 

     Mais la Couronne ne reconnaît pas que les Mohawks de la vallée des Mohawks utilisaient ou occupaient la région d'Akwesasne à d'autres fins que le lancement de razzias contre d'autres Premières nations ou pour des expéditions guerrières à l'époque antérieure ou contemporaine au premier contact.

     Le chef Mitchell a témoigné que ses ancêtres utilisaient et occupaient certaines parties de la vallée des Mohawks et du haut du Saint-Laurent à l'époque du premier contact avec les Européens. M. Venables, expert appelé par le demandeur, a confirmé que les Mohawks qui habitent Akwesasne appartiennent, aussi bien par la culture que par la biologie, à la nation mohawk. La première langue du chef Mitchell est la langue mohawk, sa famille appartient à la nation mohawk et il appartient lui-même au Conseil mohawk d'Akwesasne. Il est inscrit en tant que Mohawk d'Akwesasne aux fins de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985) ch. I-5. Il a grandi au sein de la tradition de la Longue maison iroquoise.

     Dans l'arrêt R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101, M. Adams revendiquait des droits dans les alentours d'Akwesasne, invoquant pour cela les activités traditionnelles de ses ancêtres, les Mohawks. Le chef Mitchell revendique un droit ancestral, se fondant pour cela sur l'histoire, sur l'antériorité de l'organisation sociale et sur la culture caractéristique de ses ancêtres mohawks.

     De nombreuses preuves ont été produites à l'audience afin de montrer qu'à diverses époques dans le passé, d'autres peuples autochtones ont été adoptés et (ou) capturés, avant d'être petit à petit assimilés. Cette assimilation a fait d'eux des Mohawks. Le premier peuplement d'Akwesasne remonte aux années 1747-1755. Cette communauté a été fondée par les Mohawks principalement originaires de la région de Caughnawaga/Kahnawake ainsi que par des Mohawks provenant de divers autres endroits. Selon les sources citées par M. von Gernet, l'expert appelé par le défendeur, certains Mohawks de la vallée des Mohawks de l'actuel État de New York se seraient eux aussi installés à Akwesasne.

     On relève des indices du rôle important exercé par l'église à Akwesasne, et en particulier par l'église catholique, mais, sur le plan historique, cela ne réduit en rien l'essence même de la culture mohawk traditionnelle. Le chef Mitchell a témoigné qu'à Akwesasne une grande partie des cérémonies religieuses avaient repris divers éléments traditionnels de la culture et du cérémonial iroquois afin d'être mieux acceptés par les Mohawks. Harold Tarbell, ancien chef tribal du Conseil tribal de St. Regis, a témoigné qu'à Akwesasne, l'église catholique avait incorporé à son propre cérémonial les cérémonies et les symboles importants de la culture iroquoise traditionnelle. Comme l'a dit M. Venables :

         [Traduction]                 
         [...] la nation mohawk a très rapidement assis sa domination sur la région environnante. Ils se sont également convertis au christianisme, mais ont maintenu leur langue et ont conservé certains des symboles les plus importants de la Confédération.                 

     M. von Gernet a estimé que la communauté d'Akwesasne se distinguait de la nation mohawk mais, étant donné ce que l'avocat du défendeur a reconnu au cours des plaidoiries, je ne reprendrai pas ici son témoignage à cet égard. J'en conclus que c'est à bon droit que le demandeur et les Mohawks d'Akwesasne résidant au Canada revendiquent les droits en question au titre des occupations de leurs ancêtres qui vivaient dans la vallée des Mohawks avant l'arrivée des Européens.

DATE DES PREMIERS CONTACTS

     La Cour suprême du Canada a jugé qu'en ce qui concerne l'existence de certaines activités ou traditions servant de fondement aux droits ancestraux existants, la période à retenir était la période "antérieure à l'arrivée des Européens". C'est ainsi que, par exemple, le juge en chef Lamer, a déclaré, aux paragraphes 43 et 61 de l'arrêt Van der Peet précité :

         La jurisprudence et la doctrine canadiennes, américaines et australiennes étayent donc la thèse fondamentale suivante, avancée au début de la présente section : la meilleure façon de décrire les droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1) est de dire qu'ils sont, premièrement, le moyen par lequel la Constitution reconnaît le fait qu'avant l'arrivée des Européens en Amérique du Nord le territoire était déjà occupé par des sociétés autochtones distinctives, et, deuxièmement, le moyen de concilier cette occupation antérieure avec l'affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur le territoire canadien. Le contenu des droits ancestraux doit viser la réalisation de ces deux objets. Dans la prochaine partie du jugement, ainsi que dans celle qui suivra, c'est la tâche que l'on tente d'accomplir.                 
         [...]                 
         [...] Ce n'est pas le fait que des sociétés autochtones existaient avant l'affirmation de la souveraineté par Sa Majesté qui est pertinente mais le fait qu'elles existaient avant l'arrivée des Européens en Amérique du Nord. En conséquence, la période pertinente est celle qui a précédé l'arrivée des Européens, et non celle qui a précédé l'affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté.                 

     La Cour suprême du Canada a reconnu combien il est difficile d'établir l'existence de certaines activités remontant à la période antérieure au premier contact puisqu'elle a évoqué, dans l'arrêt Van der Peet, au paragraphe 62, "la tâche pratiquement impossible de produire, relativement aux coutumes, pratiques et traditions de sa collectivité, une preuve concluante, datant de l'époque antérieure au contact avec les Européens". Reconnaissant cette difficulté, le juge en chef Lamer a précisé que les tribunaux doivent faire preuve de flexibilité lorsqu'ils ont à se prononcer sur des activités remontant à la période antérieure au premier contact. C'est ainsi qu'il déclare, au paragraphe 62 de l'arrêt Van der Peet précité :

         Le fait qu'il s'agisse là de la période pertinente n'emporte cependant pas que le groupe autochtone revendiquant le droit en cause doit s'acquitter de la tâche pratiquement impossible de produire, relativement aux coutumes, pratiques et traditions de sa collectivité, une preuve concluante, datant de l'époque antérieure au contact avec les Européens. Il serait tout à fait contraire à l'esprit et au but du par. 35(1) de définir les droits ancestraux d'une manière qui, dans la pratique, vouerait à l'échec toute revendication de l'existence de tels droits. La preuve sur laquelle s'appuient le demandeur et les tribunaux peut se rapporter aux coutumes, pratiques et traditions autochtones postérieures au contact avec les Européens. Il suffit que cette preuve tende à démontrer lesquels des aspects de la collectivité et de la société autochtones datent d'avant le contact avec les Européens. Constitueront des droits ancestraux les coutumes, pratiques et traditions dont l'origine peut être attribuée aux ancêtres de la collectivité autochtone en cause, qui vivaient avant le contact avec les Européens.                 

     Dans l'arrêt Van der Peet, au paragraphe 68, le juge en chef Lamer ajoute :

         Pour déterminer si un demandeur autochtone a produit une preuve suffisante pour établir que ses activités sont un aspect d'une coutume, pratique ou tradition qui fait partie intégrante d'une culture autochtone distinctive, le tribunal doit appliquer les règles de preuve et interpréter la preuve existante en étant conscient de la nature particulière des revendications des autochtones et des difficultés que soulève la preuve d'un droit qui remonte à une époque où les coutumes, pratiques et traditions n'étaient pas consignées par écrit. Les tribunaux doivent se garder d'accorder un poids insuffisant à la preuve présentée par les demandeurs autochtones simplement parce que cette preuve ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple.                 

     Dans l'arrêt Adams, la Cour suprême du Canada a ensuite spécifiquement repris cet aspect du critère énoncé dans l'arrêt Van der Peet, pour l'appliquer aux droits des Mohawks d'Akwesasne. Ainsi, au paragraphe 46 de l'arrêt Adams, le juge en chef Lamer déclare :

         Cette conclusion suffit pour satisfaire au critère établi dans Van der Peet. L'arrivée de Samuel de Champlain en 1603, et le contrôle effectif exercé en conséquence par les Français sur le territoire qui allait devenir la Nouvelle-France, est le moment qui correspond le plus précisément au "contact avec les Européens" pour l'application du critère établi dans Van der Peet . La preuve présentée démontre clairement que, à partir de ce moment, la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans la zone de pêche a constitué un élément important de la vie des Mohawks. Qui plus est, lorsqu'il existe des éléments de preuve établissant que, au moment du contact avec les Européens, une pratique constituait un élément important de la culture d'un groupe autochtone (en l'espèce la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans la zone de pêche), ce groupe a démontré que cette pratique constituait un élément important de sa culture avant le contact avec les Européens. Aucun groupe autochtone ne pourra jamais apporter de preuve concluante de ce qui s'est passé avant le contact avec les Européens (en l'espèce, les témoins conviennent qu'il est impossible de dire avec certitude quels étaient les peuples autochtones qui pêchaient dans la zone de pêche avant 1603). La preuve qu'une coutume constituait, au moment du contact avec les Européens, un élément important de la culture distinctive d'un peuple devrait suffire pour établir que cette coutume était également, avant le contact avec les Européens, un élément important de la culture distinctive de ce peuple. En l'espèce, l'appelant a clairement démontré que, au moment du contact avec les Européens, la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le fleuve Saint-Laurent et le lac Saint-François était un élément important de la vie des Mohawks. Cela suffit pour démontrer que tel était également le cas avant le contact avec les Européens.                 

     En l'espèce, trois dates ont été proposées comme marquant les premiers contacts des Mohawks avec les Européens : 1535, 1609 et 1634. Selon M. Venables, c'est 1535 qu'il conviendrait de retenir puisqu'il s'agit de la date de la rencontre entre les Iroquois du Saint-Laurent et Jacques Cartier. Le défendeur, par contre, se fonde surtout sur les territoires parcourus par les Mohawks d'Akwesasne dans la vallée des Mohawks, dans l'actuel État de New York. La première rencontre des Mohawks et des Européens a eu lieu en 1609, à l'occasion d'une bataille sur le lac Champlain. Il s'agissait d'une rencontre armée, mais le contact semble avoir été suffisant, au regard du critère énoncé par la Cour suprême du Canada, pour établir la date du premier contact avec les Européens, en l'espèce, l'arrivée des Européens dans une région sillonnée par les ancêtres du chef Mitchell. Le premier cas dont on ait connaissance d'Européens se rendant dans un village mohawk pour rendre visite à la population, remonte à 1634, lorsqu'un chirurgien hollandais du nom de Harmen van der Bogaert s'est rendu dans des villages mohawks. Du point de vue mohawk, c'est cette date qui est à retenir comme étant celle du premier contact avec les Européens puisque la guerre ne constitue pas une forme acceptable de contact.

     Je retiens comme date du premier contact avec les Européens l'année 1609, conformément à l'approche adoptée par la Cour suprême du Canada. Dans l'arrêt Adams, la date retenue était 1603, mais la Cour suprême du Canada s'était penchée sur l'ensemble de la période allant de 1603 à 1650 afin de jauger les preuves concernant le droit de pêche des Autochtones. Tout en gardant à l'esprit le fait que le premier contact remonte à 1609, comme l'a confirmé l'expert du défendeur, j'estime devoir me pencher sur les preuves allant jusqu'à l'année 1650, afin de savoir si les Mohawks d'Akwesasne bénéficiaient effectivement d'un droit ancestral leur permettant de franchir la frontière Canada-États-Unis avec des marchandises à usage personnel et communautaire, sans payer de droits de douane, et de commercer avec les autres Premières nations comme ils l'auraient fait à l'époque.

     Je vais maintenant examiner les preuves concernant l'organisation sociale et la culture des Mohawks ainsi que la relation que ceux-ci entretenaient avec les territoires aujourd'hui connus sous le nom d'Akwesasne.

LA CONFÉDÉRATION IROQUOISE

     La nation mohawk est une des nations fondatrices de la Confédération iroquoise, également connue sous le nom de Haudenosaunee ou Peuple de la Longue maison. La plupart des témoins appelés, aussi bien par le demandeur que par le défendeur, conviennent que la Confédération iroquoise a été formée aux environs de 1450. John Mohawk, spécialiste des Sénécas du territoire de Cattaraugus, dans ce qui est aujourd'hui la partie ouest de l'État de New York, a décrit, au travers des chroniques historiques, la formation de la Confédération iroquoise. J'accepte sur ce point son témoignage.

     La Confédération est née du chaos social. Les nations et les villages se faisaient la guerre. Un individu connu sous le nom de grand Conciliateur s'est manifesté, se rendant d'une nation à une autre avec un message de paix, faisant valoir que la violence pourrait être remplacée par la réflexion si les nations acceptaient de se réunir et de s'organiser dans le cadre de la Grande Loi de la Paix. Le grand Conciliateur s'est d'abord adressé à la nation mohawk qui fit sienne cette idée. De là, il se rendit chez les Onéidas, les Onondagas, les Cayugas et les Sénécas. Peu à peu, le grand Conciliateur a réuni de nombreux partisans. Deux individus, pourtant, rejetaient cette idée. L'un était un chef onondaga du nom de Tadadaho, l'autre un chef sénéca du nom de Gonyogai. Le grand Conciliateur a persuadé Gonyogai et les Sénécas d'adhérer à l'union. Ne parvenant pas à convaincre Tadadaho, on a consulté une femme du nom de Jo-kohnsaseh, lui demandant son aide. Sa solution consistait à offrir à Tadadaho la présidence du conseil, ce qui a effectivement entraîné son adhésion. La Confédération comprenait les cinq nations fondatrices " les Mohawks, les Onéidas, les Onondagas, les Cayugas, et les Sénécas et portait le nom de Cinq Nations, jusqu'à ce que les Tuscaroras y adhèrent dans les années 1720. La Confédération est alors devenue les Six Nations. Je relève que, dans la preuve documentaire, même après les années 1720, les Six Nations sont souvent appelées les Cinq Nations. Les Six Nations étaient regroupées autour du feu du conseil national, allumé dans la capitale de la Confédération.

     La nation mohawk a, elle aussi, un feu du conseil, entretenu à Onondaga jusqu'en 1888, année où ce feu est transféré à Akwesasne lorsque ce territoire devient la capitale de la nation mohawk. Le chef Mitchell a témoigné que la nation mohawk comprend Akwesasne, Kahnawake, Kanesatake et Whata. Je vois en cela une preuve solide du fait que les Mohawks d'Akwesasne ont continué à former une communauté importante de la Confédération iroquoise. M. von Gernet a témoigné que, si la nation mohawk a transporté son feu à Akwesasne en 1888, c'était uniquement pour que la Confédération, qui avait pour capitale Onondaga, puisse avoir, pour valider les traités conclus avec les États-Unis, des Mohawks résidant du côté américain de la frontière. À la page 182 de son rapport, M. von Gernet écrit :

         [Traduction]                 
         Au mois d'avril 1888, un conseil général de l'homologue new-yorkais des Six Nations a adopté une résolution faisant d'Akwesasne le successeur de la nation mohawk au sein de la Confédération iroquoise américaine. Il s'agissait là d'un artifice pratique né de l'idée que, pour valider les traités que la Confédération avait conclus avec les États-Unis, il fallait avoir des représentants de toutes les Six Nations. Étant donné que les Mohawks avaient, plus d'un siècle plus tôt, quitté New York pour la rivière Grand et Tyendinaga (voir le paragraphe 4.5.3), Akwesasne était la seule communauté située sur le côté américain de la frontière à avoir des habitants "mohawks".                 

     Le défendeur a également fait valoir qu'au cours de la période suivant immédiatement la révolution américaine, lorsqu'une grande partie des Mohawks se sont rendus à la rivière Grand, l'homologue américain de la Confédération n'avait plus de composante mohawk et n'avait donc plus de feu du conseil au titre de cette nation. Ce n'est qu'en 1888, pour les raisons exposées plus haut, que les Mohawks d'Akwesasne, de Kahnawake, de Kanesatake et de Whata ont été reconnus en tant que membres de cette nation. Pour le chef Mitchell, le feu du conseil de la nation mohawk ne s'est jamais éteint. Il a été entretenu à la capitale d'Onondaga, de la période postérieure à la révolution américaine jusqu'en 1888.

     J'estime que, même si la validation des traités conclus avec les États-Unis était une des raisons du transfert à Akwesasne du feu du conseil de la nation mohawk, cela ne diminue en rien l'importance d'Akwesasne en tant que communauté iroquoise, et ne retire rien aux preuves concernant l'existence de liens constants entre ces membres mohawks de la Confédération et ceux de leur peuple qui sont restés dans le Sud.

     Selon la Grande Loi, le Conseil de la Confédération est composé de 50 chefs titulaires, choisis par les mères de clan et investis au cours d'une cérémonie de condoléances. Ces chefs, dénommés sachems, présidaient la Confédération en temps de paix. En temps de guerre, le feu du conseil de la Confédération est couvert et les chefs ne se réunissaient plus avant la fin des hostilités. Il n'a été produit aucune preuve concernant les rapports entre les chefs de guerre et les sachems ou concernant la question de savoir qui, parmi les chefs, décidait du commencement et de la fin d'une guerre. M. von Gernet a témoigné que Joseph Brant, un Mohawk, a mené son peuple, vers la fin du xviiie siècle, non seulement en temps de guerre, mais également en temps de paix. Il n'était pourtant ni sachem, ni chef de guerre.

     Le chef Mitchell soutient que les Mohawks d'Akwesasne appartiennent, comme ils l'ont toujours fait, à la Confédération iroquoise, dont la capitale est située à Onondaga dans l'actuel État de New York. Le défendeur fait valoir pour sa part que, à partir de la Révolution américaine, il y avait deux confédérations iroquoises distinctes; l'une à la rivière Grand, et l'autre à Onondaga.

     M. von Gernet a témoigné que, bien que les Mohawks d'Akwesasne fassent maintenant partie de la Confédération iroquoise établie à Onondaga, à l'époque où auraient été conclus les traités en question, ils n'appartenaient ni à la Confédération établie à la rivière Grand ni à la Confédération établie à Onondaga.

     Les deux parties conviennent que la Confédération iroquoise est sortie de la Révolution américaine très affaiblie. Le Conseil de la Confédération avait déclaré sa neutralité au début de la Révolution américaine, mais plusieurs Premières nations s'étaient engagées d'un bord ou de l'autre. La Confédération a ainsi perdu une grande partie de son territoire et de sa population. Le chef Mitchell a témoigné qu'à l'issue de la Révolution américaine, la Confédération a tenu à Buffalo Creek une réunion du Grand Conseil et a rallumé le feu du Conseil qui avait été couvert pendant la guerre. Les membres ont décidé que la meilleure manière d'assurer la survie de la Confédération serait de permettre à ceux qui voulaient aller s'installer à la rivière Grand, sur des terres accordées aux Six Nations qui avaient perdu des territoires pendant la guerre, de le faire, alors que ceux qui resteraient sur place s'attacheraient à rebâtir la confédération. Les deux groupes ont partagé le feu du conseil, et une partie de ce feu a été transférée à la rivière Grand, l'autre restant allumée à Buffalo Creek en attendant d'être de nouveau transféré à Onondaga. Les témoins du demandeur ont expliqué que le partage du feu du conseil n'avait pas entraîné la création de deux confédérations distinctes. La capitale de la Confédération restait Buffalo Creek en attendant d'être réinstallée sur le territoire d'Onondaga, reconstitué après sa destruction, en 1779, par des unités de patriotes.

     M. von Gernet a témoigné que les Six Nations de la rivière Grand constituent un ensemble politique distinct de celui qui a Onondaga pour capitale. Le partage du feu du conseil a entraîné la création de deux confédérations. Les Six Nations de la rivière Grand ont établi un système traditionnel de 50 chefs reflétant celui d'Onondaga. M. von Gernet a expliqué que, en raison de cette scission, lorsque les représentants de la Grande-Bretagne s'adressaient aux Six Nations aux conseils de traité dont on a évoqué en l'espèce l'existence, ils ne s'adressaient pas nécessairement à tous les membres des Six Nations. Étant donné qu'il existait, en fait, deux "Six Nations" distinctes, la présence des Six Nations habitant du côté canadien de la frontière, lors d'une réunion avec les Britanniques, ne voulait pas dire que les intérêts des Six Nations habitant du côté américain étaient effectivement représentés. D'après M. von Gernet, l'inverse était également vrai. Il a reconnu que le Conseil de la Confédération iroquoise aurait très bien pu se fixer comme but la réconciliation et l'unité, mais il a insisté plusieurs fois sur le fait que ces idéaux n'avaient pas été réalisés.

     Je n'ai pas en l'espèce à décider s'il existe effectivement aujourd'hui deux confédérations distinctes. J'ai conclu que le chef Mitchell est un Mohawk d'Akwesasne et que, cela étant, son ascendance remonte aux Mohawks de la vallée des Mohawks. L'appartenance d'Akwesasne à la Confédération iroquoise n'a d'importance que pour décider s'ils étaient ou non présents ou représentés aux conseils de traité censés avoir eu lieu en 1791, 1795, 1796 et 1815. Les témoins du défendeur et du demandeur conviennent que la composition et la structure actuelles de la Confédération iroquoise relèvent entièrement de la Confédération.

TERRITOIRE SILLONNÉ, UTILISÉ ET CONTRÔLÉ PAR LES MOHAWKS

     Dans son témoignage, M. von Gernet explique avec raison qu'il nous faut distinguer entre pays mohawks et territoires mohawks, les pays étant beaucoup moins étendus que les territoires. Les pays mohawks sont les villages occupés par les Mohawks et les clairières qui les entourent. J'accepte le témoignage de M. von Gernet lorsqu'il dit que ce pays ne comprend qu'un territoire de 48 kilomètres dans la vallée des Mohawks, dans l'actuel État de New York. Mais, ce dont il s'agit ici, c'est de l'étendue du territoire mohawk.

     Ainsi que l'a expliqué M. von Gernet, les Iroquoiens, ce qui comprend les Iroquois et les Mohawks, pratiquaient l'horticulture. Ils habitaient des villages entourés de palissades. Ils avaient de longues maisons, de toute beauté, des habitations construites avec un grand soin du détail mais semi-permanentes car, tous les 10 ou 15 ans, les villages étaient déménagés à quelques kilomètres le long de la rivière, en amont ou en aval. Bien qu'ils aient pratiqué l'horticulture, les Iroquois, y compris les Mohawks, ajoutaient à une alimentation essentiellement basée sur le maïs, les haricots et les courges, quelques produits de la pêche ou de la chasse, tel le chevreuil. C'est pourquoi ils ne restaient pas dans les limites de leur pays. Afin de compléter une alimentation à base de végétaux, il leur fallait, il est clair, exploiter un plus vaste territoire.

     Selon M. von Gernet, il faut, s'agissant de définir le territoire en question, être bien certain de s'en tenir au territoire régulièrement exploité. Il convient donc de définir le territoire des Mohawks comme étant le territoire que, depuis longtemps, ce peuple exploitait régulièrement pour s'alimenter.

     En l'espèce, la frontière du territoire mohawk qui revêt le plus d'importance est la frontière nord. M. von Gernet a témoigné que les spécialistes s'accordent généralement à dire que la frontière nord de ce territoire est marquée par les Adirondacks, chaîne de montagnes située dans la région nord de l'actuel État de New York. Ce territoire n'aurait ainsi compris aucune partie de l'actuel territoire canadien. Il s'est penché avec attention sur les territoires que les Mohawks exploitaient régulièrement pour subvenir à leurs besoins alimentaires. Pour satisfaire à ces besoins, il est fort peu probable, selon M. von Gernet, que les Mohawks se soient régulièrement rendus au Canada car il leur aurait fallu franchir les hauteurs et que beaucoup de peuples autochtones limitaient leurs activités de chasse aux zones qu'ils pouvaient traverser en canot.

     Au cours de son interrogatoire principal, M. von Gernet a déclaré :

         [Traduction]         
         Mais, ce qui est encore plus important, c'est que nous disposons du témoignage de Champlain lui-même quand à ce qui se passait en 1603 dans la région du haut du Saint-Laurent. Champlain a atteint le lieu où se trouve actuellement Montréal et a demandé à ses guides autochtones "Dites-moi ce que l'on trouve lorsqu'on remonte davantage la rivière?" Ils ont répondu "Eh bien, si vous remontez plus loin, vous tournez à droite et vous arrivez chez les Algonquins [...]", ce qui se trouve, bien sûr, sur la rivière des Outaouais., "[...] si vous continuez à remonter le Saint-Laurent [...]", bien sûr, cette rivière ne s'appelait pas alors le Saint-Laurent, "[...] mais si vous continuez à remonter cette grande rivière vous atteignez un lac dans lequel se déversent deux rivières et si vous remontez ces deux rivières, vous arrivez chez les Iroquois". Ses guides lui ont dit "C'est parfois la route que nous empruntons lorsque nous faisons la guerre aux Iroquois". On ne trouve aucune indication que les peuples autochtones auraient peuplé ou utilisé cette région. Il en va du haut du Saint-Laurent comme il en va du bas : il s'agissait d'une sorte de zone franche non peuplée que les peuples hésitaient d'ailleurs à utiliser par crainte d'être attaqués.                 

     MM. Venables et Johnston ont tous deux témoigné que la région du haut du Saint-Laurent faisait partie d'un territoire sillonné, utilisé et contrôlé par les Mohawks à l'époque du premier contact avec les Européens pendant la majeure partie du xviie siècle. M. Johnston a témoigné que la région du haut du Saint-Laurent semblait presque constituer le "territoire naturel" des Mohawks, ajoutant :

         [Traduction]                 
         Je suis frappé également par le fait que cette partie du Saint-Laurent est si étroitement rattachée aux rivières Hudson et Richelieu, au lac Champlain ainsi qu'à la vallée de l'Hudson et à la vallée des Mohawks. D'un certain point de vue, ce territoire semble plutôt constituer un tout. Je pense qu'il faut généralement éviter ce genre de conclusion, mais ce territoire me semble presque constituer le territoire naturel des Mohawks, qui se seraient donc sentis autant chez eux au milieu du Saint-Laurent que dans la vallée des Mohawks.                 

     M. Venables et le chef Mitchell ont déclaré que la région située aux alentours d'Akwesasne était, pour les Mohawks, une zone de chasse et de pêche avant même que les Mohawks ne s'y installent durablement. Dans son rapport, M. Venables a écrit que, dans l'optique des Mohawks, leur territoire comprenait les clairières et les bois. Les clairières, les villages, les jardins et les champs de maïs étaient contrôlés par les femmes; les bois, les territoires au-delà des clairières étaient, pour les hommes du peuple iroquois, des zones de chasse, de pêche et de négoce. À la page 9 de son rapport, M. Venables décrit l'étendue de ces territoires de chasse et de pêche :

         [Traduction]                 
         Par rapport aux champs agricoles nécessaires à la subsistance du village, les territoires de chasse et de pêche étaient vastes. Il fallait bien que ces territoires soient vastes en raison de l'ampleur des zones constituant l'habitat des diverses espèces d'animaux et de poissons. Non seulement ces animaux et ces poissons occupaient-ils de vastes aires géographiques, mais, souvent, selon la saison, ils changeaient de territoire. Le facteur saisonnier venait à son tour accroître les dimensions du pays sur lequel les Mohawks comptaient pour assurer leur survie étant donné que, selon les saisons, les Mohawks pouvaient bien avoir à suivre le gibier ou le poisson qui, lui aussi, se déplaçait.                 

     Aux pages 65 et 66 de son rapport, M. von Gernet conclut que le territoire mohawk n'allait pas jusqu'au Saint-Laurent. Il précise notamment que :

         [Traduction]                 
         En ce qui concerne la présente affaire, et conformément aux méthodes de recherche généralement reconnues, j'entends définir le "pays" mohawk comme étant l'étendue géographique maximum des villages, des hameaux et des clairières contigus liés, de manière indiscutable , à la nation mohawk. Le "territoire" des Mohawks comprend non seulement le pays mohawk, mais également les forêts et les bassins qui l'entourent et qui étaient exploités régulièrement par les Mohawks pour pourvoir à leur subsistance (schéma 3.1)                 
         [Le mot "régulièrement" est souligné dans l'original mais non pas les mots "de manière indiscutable"].                 

     Rappelons qu'il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada que, pour établir l'existence de droits ancestraux, il n'est pas nécessaire de produire des preuves indiscutables. La Cour suprême du Canada n'exige pas des demandeurs autochtones qu'ils démontrent, pour établir l'existence de leurs droits ancestraux, qu'ils avaient l'utilisation exclusive d'un territoire donné, pas plus qu'elle ne leur impose de pouvoir se prévaloir d'un titre aborigène. M. von Gernet estime que la frontière nord du territoire des Mohawks était constituée par un élément topographique, en l'espèce les montagnes Adirondacks, alors que MM. Venables et Johnston, ainsi que le chef Mitchell, estiment que ce territoire allait jusqu'à la rivière du Saint-Laurent. Dans l'arrêt Adams précité, la Cour suprême du Canada a retenu le témoignage de M. Bruce Trigger en ce qui concerne l'utilisation et le contrôle de la vallée du Saint-Laurent par les Mohawks. M. von Gernet conteste le résumé de la preuve figurant dans le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Adams, déclarant qu'il [traduction] "ne voit pas la moindre indication que les Mohawks pêchaient et chassaient dans la région de ce lac " c'est-à-dire aucune indication précise", mais ajoute :

         [Traduction]                 
         Je peux dire cependant que, lors de leurs expéditions guerrières menées le long du Saint-Laurent, alors qu'ils faisaient la guerre à leurs ennemis plus au nord, ils auraient presque immanquablement eu l'occasion d'emprunter cette route, sans doute aussi de s'arrêter afin de réapprovisionner leurs armées.                 

     Je reconnais également que M. von Gernet a contredit les témoignages de M. Trigger sur un point précis, ce dernier ayant déclaré que les Mohawks avaient effectivement occupé et contrôlé ce territoire, au moins depuis 1603 et probablement même avant. M. Trigger était d'avis que les Mohawks contrôlaient la région, du haut du Saint-Laurent étant donné que les Hurons évitaient cette région. M. von Gernet estime pour sa part que si les Hurons évitaient la région c'était en raison de la géographie, puisque, avant 1603, pour se rendre dans leur pays, les Hurons utilisaient normalement la rivière des Outaouais.

     M. von Gernet estime que :

         [Traduction]                 
         [...] avant 1603 on ne sait pas très bien quels étaient les peuples autochtones qui utilisaient la vallée du Saint-Laurent, même si certains indices portent à penser qu'à l'époque ces territoires étaient en partie occupés par un groupe d'Iroquois n'ayant pas le moindre lien avec les Mohawks.                 

     Sur ce point-là, il est d'accord avec M. Trigger, à une exception près. M. Trigger avait dit de ce groupe qu'il parlait iroquois, alors que M. von Gernet estime qu'ils parlaient l'iroquoien.

     Il était d'accord sur ce qu'avait affirmé sur ce point la Cour suprême du Canada, se disant également d'accord sur le fait que :

         [Traduction]                 
         De 1603 aux années 1650, cette région a fait l'objet de conflit entre divers peuples autochtones, y compris les Mohawks.                 

     Il est intéressant de noter que, dans l'arrêt Adams, la Cour suprême du Canada s'est également trouvée devant des experts d'avis différents concernant l'utilisation et le contrôle de cette région par les Mohawks. Au paragraphe 45-46 de l'arrêt Adams précité, le juge en chef Lamer a estimé que :

         Malgré l'incertitude découlant des descriptions contradictoires qu'ont données les témoins du contrôle exercé sur cette région par les Mohawks de 1603 à 1632, et de l'utilisation qu'en faisaient ces derniers, ce tableau général appuie la conclusion du juge du procès que les Mohawks ont le droit ancestral de pêcher dans le lac Saint-François pour se nourrir. Que ce soit parce que la pêche dans le Saint-Laurent pour se nourrir était un aspect essentiel de leurs campagnes militaires ou encore parce que les terres de cette région constituaient des territoires de chasse et de pêche mohawks, la preuve présentée au procès démontre que la pêche pratiquée à des fins alimentaires dans le fleuve Saint-Laurent et plus particulièrement dans le lac Saint-François a constitué un élément important de la vie des Mohawks, au moins à compter de 1603 et de l'arrivée de Samuel de Champlain dans la région.                 

     Malgré cette divergence d'avis concernant l'utilisation et le contrôle, par les Mohawks, du territoire situé dans la vallée du Saint-Laurent, j'estime que les Mohawks dont, avant l'arrivée des Européens, les pays étaient situés dans la vallée des Mohawks, exploitaient de manière régulière cette région de la vallée du Saint-Laurent qui fait maintenant partie du territoire canadien. La preuve ne permet aucune conclusion nette quant à la question de savoir si les Mohawks chassaient et pêchaient régulièrement sur ce territoire, ou si celui-ci servait surtout de zone de bataille et d'attaque contre d'autres Premières nations. Il est clair, cependant, que le territoire entourant la rivière du Saint-Laurent, et faisant maintenant partie du Canada, était régulièrement sillonné par les Mohawks. En l'espèce, le demandeur, ainsi qu'il en était dans l'affaire Adams, n'a pas fait état d'un titre aborigène à l'égard de ce territoire sur lequel il prétend que ses ancêtres exerçaient leurs droits ancestraux et, comme l'a précisé l'arrêt Adams, le demandeur n'est pas tenu de détenir, en vertu d'un titre aborigène, le territoire à l'égard duquel il revendique l'existence d'un droit ancestral. J'estime que les Mohawks faisaient souvent le trajet reliant leurs pays de la vallée des Mohawks au territoire qui se trouve aujourd'hui au Canada et franchissaient librement et couramment ce qui est devenu la frontière entre le Canada et les États-Unis.

     Akwesasne fait partie de la nation mohawk et aussi de la Confédération des Six Nations. Comme nous l'avons dit plus haut, le demandeur est un Mohawk descendant des Mohawks de la vallée du même nom. Le défendeur a fait valoir que les Mohawks d'Akwesasne et, par conséquent, les Mohawks de Kahnawake, ne font pas partie de la nation mohawk. La Couronne a également fait valoir que, en tant que membres des Sept Nations (l'Alliance chrétienne des Autochtones du Canada) les Mohawks d'Akwesasne ne pouvaient pas faire partie de la Confédération des Six Nations. M. von Gernet a témoigné que l'installation permanente, en 1670, d'une population de Mohawks près du Saint-Laurent [traduction] "a entraîné la fragmentation de la nation mohawk unitaire et a donné naissance à deux identités nationales distinctes". Il prétend que les Mohawks habitant la vallée des Mohawks et ceux qui s'étaient durablement établis sur les rives du Saint-Laurent (Kahnawake, Kanasatake et, plus tard, Akwesasne) constituaient deux entités politiques distinctes ayant une histoire elle aussi distincte.

     À partir des années 1660, les Mohawks de la vallée des Mohawks, ainsi que les autres Iroquois, y compris les Onéidas et les Onondagas, ont commencé à immigrer vers le nord afin d'établir des communautés près de Montréal, à Caughnawaga et, plus tard, au Lac des Deux Montagnes ou à Kanesatake. Les raisons les ayant poussés à s'établir durablement près du Saint-Laurent sont complexes. Nombreux sont les Mohawks qui sont partis pour des motifs essentiellement religieux, mais tous les Mohawks qui s'étaient convertis au catholicisme n'ont pas quitté la vallée des Mohawks. Certains ont immigré vers le nord car ils pensaient qu'il était mieux de s'allier avec les Français que de déclarer sa neutralité ou de s'allier avec les Anglais. Il y avait également, dans la vallée des Mohawks, beaucoup de problèmes liés à l'alcool et à la maladie, et certains sont allés vivre à Caughnawaga afin d'y échapper. En contre-interrogatoire, M. Johnston a témoigné que le commerce a compté pour beaucoup dans l'établissement durable des Mohawks à Caughnawaga. Il a déclaré que :

         [Traduction]                 
         Il faut bien comprendre, également, que cette émigration de tant de Mohawks de la vallée des Mohawks vers Kahnawake, dans le centre de la région du Saint-Laurent, avait amenuisé la population mohawk de la vallée et avait donc affaibli la Confédération. J'envisagerai aussi la question sous cet angle. J'ai lu quelque part qu'à certaines époques, les Mohawks étaient plus nombreux à Kahnawake que dans la vallée des Mohawks, en raison de l'immigration.                 
         Ce qui me frappe aussi c'est que cette partie du Saint-Laurent est étroitement liée à l'Hudson, à la rivière Richelieu, au lac Champlain, ainsi qu'à la vallée de l'Hudson et à la vallée des Mohawks. D'un certain point de vue, tous ces territoires semblent presque former une région intégrée. Il faut, je crois, éviter ce genre d'expression, mais cette région me semble presque constituer le territoire naturel des Mohawks et, en fait, les Mohawks se seraient sentis autant chez eux au centre de cette région du Saint-Laurent que dans la vallée des Mohawks.                 
         Les deux constituaient le prolongement maritime d'empires européens [...]                 

     M. von Gernet a également cité le commerce comme une des raisons ayant entraîné l'installation durable des Mohawks le long du Saint-Laurent. D'après lui :

         [Traduction]                 
         D'autres ont pu être poussés par des motifs d'ordre économique puisque Montréal était devenu un centre important du commerce des fourrures et offrait des occasions de commercer en toute sécurité avec les Français. D'autres encore sont probablement partis pour s'engager comme porteurs dans le commerce de contrebande qui a fait son apparition entre Montréal et Albany après 1670 et qui a pris une grande extension au xviiie siècle.                 

     Les déclarations faites par un chef de Caughnawaga lors d'un conseil qui s'est tenu à l'île La Mote, sur le lac Champlain, en 1766, confirment d'ailleurs l'importance du commerce dans la décision de créer à Caughnawaga un village. Le porte-parole de la population de Caughnawaga a déclaré, lors de cette conférence tenue à l'île La Mote, les 8 et 9 septembre 1766 (propos rapportés dans The Papers of Sir William Johnson, vol. XII (Albany : The University of the State of New York, 1957) à la page 172 :

         [Traduction]                 
         Mes frères,                 
         Ce que nous vous avons dit au sujet des terres et du lac en question ne vaut que pour les temps récents, depuis que les Européens sont venus parmi nous; pour ce qui est des propriétaires originels; ceux qui connaissent l'histoire de ce Pays avant cette période diront que ce territoire relevait indiscutablement des Six Nations et de leurs alliés et qu'ils étaient, pendant la saison de la chasse, principalement occupé par les Anciens mohawks dont nous sommes les descendants, et nos ancêtres chassaient principalement en cette région et c'est en grande partie pour cela que nous nous sommes fixés sur les bords du Saint-Laurent près de Montréal, car, quand ils attrapaient du gibier, ils pouvaient le livrer sur ce marché où ils étaient cordialement reçus par les Français (et, à l'inverse, dédaignés par les Hollandais qui possédaient alors la province de New York) après que les Français se furent installés au Canada, ce qui a provoqué l'installation de ce qu'on appelle à ce jour les Mohawks français dans nos territoires actuels.                 

     M. von Gernet a mis en doute les motifs ayant porté le représentant de Caughnawaga à faire ces déclarations, étant donné que ses propos se situaient dans le contexte d'un litige territorial, mais il a convenu que ce document permettait effectivement d'affirmer qu'un Mohawk de Kahnawake avait cité, comme raison de s'installer là, le commerce et le bon accueil que leur faisaient les Français. Ce document est important car il témoigne de l'existence d'une tradition orale, ou disons de chroniques historiques expliquant pourquoi les Mohawks s'étaient fixés à Kahnawake. Même si ces propos ont été tenus dans le contexte d'un litige territorial, j'estime que le document fait foi.

     Deux lettres adressées au Roi par le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, en 1681 et en 1679 revêtent une grande importance pour la question de savoir si les Mohawks d'Akwesasne et de Kahnawake font partie de la nation mohawk. Dans un courrier en date du 2 novembre 1681, M. de Frontenac expliquait au Roi certaines des inquiétudes que lui inspiraient le commerce qui se faisait entre Albany et Montréal :

         La seule difficulté, Sire, qui pouvait s'y rencontrer était de savoir avant qu'il plût à Votre Majesté de nous le prescrire la manière dont on en userait avec les Indiens et principalement envers les Loups et les Iroquois des cinq grands villages, lesquels depuis longtemps font ce commerce par le moyen de ceux de leur nation qui sont habités au Sault-Saint-Louis, près de Montréal, qui leur sert comme d'entrepôt pour ce trafic, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le mander à Votre Majesté, mais auquel je n'ai pas cru devoir jusqu'ici m'opposer autrement que par des remontrances de peur qu'en les faisant arrêter avec leurs marchandises ce ne fut donner lieu à quelque rupture que le pays ne serait pas en état de soutenir.                 
         (reproduite dans le Rapport de l'Archiviste de la province de Québec pour 1926-1927, L.-Amable Proulx, Imprimeur de Sa Majesté le Roi, 1927)                 

     Pour M. von Gernet, il ne faut pas prendre ce document à la lettre. D'après lui, Frontenac se montre "vague" dans ce courrier. M. Venables en conclut, pour sa part, que :

         [Traduction]                 
         [...] les Mohawks de la région du Saint-Laurent étaient effectivement des Mohawks. En 1681, Frontenac indique qu'il ne peut pas mettre fin à ce commerce par crainte d'une rupture avec les Cinq Nations qui en tiraient avantage.                 

     Je note également qu'en 1888, le feu de la nation mohawk a été transféré à Akwesasne par les chefs de la Confédération. À partir de cette date, Akwesasne était, en ce qui concerne les Mohawks, le siège officiel de la Confédération.

     De plus, le porte-parole des Onondagas laisse clairement entendre que les Mohawks vivant à Caughnawaga étaient considérés comme faisant partie de "notre peuple", comme on peut le constater en lisant la fin du courrier qu'il avait adressé au gouverneur Frontenac :

         [Traduction]                 
         Nous ne vous demandons pas de renvoyer ceux de notre peuple que vous avez ici, mais s'il en est parmi eux qui voudraient revenir dans notre pays, nous vous demandons de ne pas les garder ici, mais de garder seulement ceux qui veulent rester.                 
         [Voir E.J. Devine, Historic Caughnawaga (Montréal : Messenger Press, 1922) à la page 118]                 

     Lors de son témoignage, M. Venables a déclaré qu'il y a toujours eu, entre les communautés mohawks du nord et du sud, des communications, des liens culturels, des inter-mariages et des échanges. Un exemple de ces liens remonte à 1755, lorsque les Français ont perdu une bataille d'une importance déterminante en raison du refus absolu des Mohawks de Kahnawake et de Kanesatake (lac des Deux Montagnes) de combattre contre des gens appartenant à leur peuple. J'accepte, sur ce point, la preuve produite par le demandeur.

     Je considère que, après le contact avec les Européens, les Mohawks ont continué à se rendre dans le nord, dans ce qui constitue actuellement le Canada, à partir de leurs pays dans la vallée des Mohawks, traversant librement ce qui est aujourd'hui la frontière entre le Canada et les États-Unis. Les Mohawks se sont fixés au Canada et à Akwesasne.

LE COMMERCE AU COURS DE LA PÉRIODE ANTÉRIEURE AU CONTACT AVEC LES EUROPÉENS ET À L'ÉPOQUE DE CE CONTACT

     Il me faut maintenant me pencher sur la preuve touchant le commerce au cours de la première moitié du xviie siècle et sur les témoignages concernant le commerce au cours de la période antérieure au contact avec les Européens.

     Je note que M. von Gernet a maintenant complété une étude sur les récits oraux. Cette étude ne fait cependant pas partie du rapport d'expert rendu par M. von Gernet et n'a pas été non plus annexée à ce rapport. J'ai donc décidé que cette étude n'a pas été régulièrement produite devant la Cour et que les résultats de ces travaux sur la validité de l'histoire orale devront être invoqués dans le cadre d'une autre affaire où ils auront été régulièrement produits en preuve. Je relève, cependant, que M. von Gernet a fait part du scepticisme que lui inspiraient les traditions orales, rappelant que :

         [Traduction]                 
         Les anthropologues étudient non seulement la teneur des récits et des traditions orales, afin de déceler les événements historiques qu'ils pourraient contenir, mais ils étudient également ces récits oraux au niveau de la croyance. Il me semble essentiel de faire une distinction entre les croyances que les gens entretiennent à l'égard du passé et ce qui s'est effectivement produit.                 

     M. von Gernet a précisé, en outre, que la concurrence des voix n'est pas un bon critère; ainsi, même lorsque tous les témoins mohawks "parlent d'une seule voix", cela ne veut pas dire que cette voix est porteuse d'une vérité historique, ou même qu'elle permet de supposer que les faits évoqués se sont effectivement produits.

     J'estime que l'avis de M. von Gernet sur les histoires orales est contraire à la position adoptée par la Cour suprême du Canada, selon laquelle il y a lieu d'accorder aux histoires ou récits oraux le crédit qu'on accorderait à toute autre preuve documentaire dans les affaires concernant les peuples autochtones. Au paragraphe 63 de l'arrêt Van der Peet précité, la Cour suprême fait la mise en garde suivante :

         [L]es tribunaux doivent se garder d'accorder un poids insuffisant à la preuve présentée par les demandeurs autochtones simplement parce que cette preuve ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple.                 

     J'ai examiné les histoires orales rapportées par les témoins appelés par le demandeur, comme j'ai examiné la preuve documentaire produite par les deux parties. Le poids que j'accorde à l'histoire orale et à la preuve documentaire ne dépend pas de la forme sous laquelle elle est présentée à la Cour. Le point de vue des Autochtones est fondé sur la tradition orale et sur les chroniques historiques et non pas, comme le fait valoir le défendeur, sur des croyances.

     Les premières observations consignées par écrit sur la vie et les traditions des Mohawks se trouvent dans le journal tenu par le Dr Harmen Meyndertsz van den Bogaert et publié sous le titre A Journey into Mohawk and Oneida Country 1634-1635, (Syracuse, New York : Syracuse University Press, 1988). M. von Gernet, comme M. Venables, souligne, à la page 89 de son rapport, l'importance que revêtent les observations faites par cet explorateur hollandais :

         [Traduction]                 
         Pour cette raison, [les inquiétudes qu'avaient suscitées, chez les Hollandais, les rumeurs voulant que les Iroquois aient commencé à commercer avec les Français] le commissariat du Fort Orange a envoyé Harmen Meyndertsz van den Bogaert et deux autres employés dans la "patrie" des Mohawks (c'est-à-dire dans leurs pays) afin d'enquêter sur la question. Cela a donné le premier compte rendu, par un Européen, d'un voyage chez les Mohawks, ainsi que la première relation détaillée de la vie chez les Iroquois et la première mention qui nous soit parvenue de la Ligue.                 

     Pendant son séjour dans le pays des Mohawks, le Dr van den Bogaert a eu l'occasion d'observer l'arrivée de trois femmes iroquoises, peut-être des Onéidas, transportant du saumon séché et du tabac vert qu'elles ont négociés dans au moins deux villages mohawks. Voici la description qu'il en donne à la page 6 de son journal :

         [Traduction]                 
         Trois femmes sont arrivées ici des Sinnedens [expression hollandaise s'appliquant, de manière générale, à tout Iroquois vivant à l'ouest des Mohawks, ainsi qu'aux "Sénécas" proprement dit] avec du saumon frais et du saumon séché [...] Elles ont également apporté beaucoup de tabac vert qu'elles se proposaient de vendre. Elles étaient en route depuis six jours déjà. Elles ne sont pas parvenues à vendre tout leur saumon ici, mais ont porté le reste au premier fort [c'est-à-dire un village mohawk situé plus à l'est].                 

     M. Venables a souligné l'importance de cela. Lors de son témoignage, il a déclaré que :

         [Traduction]                 
         Ce que je trouve remarquable, c'est non seulement ce commerce du poisson séché mais le fait que, d'après ce qu'on en sait, ces femmes voyageaient sans escorte, et ne semblaient pas du tout craindre de faire du négoce sur les territoires de la Confédération sans être escortées par des hommes armés. Il me paraît curieux qu'elles semblent avoir vaqué à leurs occupations sans la moindre inquiétude.                 
         Lorsqu'elles arrivent dans un village, personne n'en semble surpris, et je vois là le signe que c'est ainsi que l'on commerçait avant l'arrivée des Européens.                 

     Le Dr van den Bogaert a également décrit les habitations qu'il avait vues dans les villages des Mohawks, estimant peu probable que les Mohawks auraient pu se procurer des matériaux utilisés pour leur construction dans le cadre d'un commerce licite. À la page 4 de son journal, van den Bogaert avait noté :

         [Traduction]                 
         Certaines des portes intérieures étaient faites de planches et suspendues par des charnières en fer. Dans certains foyers, nous avons vu de la ferronnerie : des chaînes en fer, des loquets, des dents de herse, des cerceaux et des pointes en fer qu'ils dérobent au cours de leurs voyages.                 

     En note 20, les éditeurs du journal tenu par le Dr van den Bogaert expliquent qu'il n'est guère surprenant de trouver de la ferronnerie chez les Mohawks étant donné que ce type d'articles a fait sa première apparition, en petit nombre, sur des sites mohawks aux environs de 1550 et que, dès 1580, les Mohawks de la vallée du Saint-Laurent revenaient de leurs expéditions guerrières avec des marchandises européennes. J'estime qu'il ressort de la preuve que les Mohawks se livraient au commerce, même si ce n'était pas à une échelle commerciale, et qu'ils se procuraient également des marchandises au cours d'expéditions guerrières.

     M. Venables estime que ce qui caractérisait l'activité des Mohawks, c'était aussi bien la diplomatie que le voyage et le commerce. Il reprend à son compte une conclusion exposée par Elisabeth Tooker dans son ouvrage "The League of the Iroquois : Its History, Politics, and Ritual" ou, à la page 418, elle dit au sujet des traits caractéristiques de la Confédération iroquoise :

         [Traduction]                 
         Cela dit, un avantage dont on ne tire pas parti ne sert à rien et, sans la puissance que leur conférait la Ligue, il est peu probable que les Iroquois auraient joué un rôle aussi important dans l'histoire du Nord-Est. Dans d'autres tribus, y compris d'autres tribus iroquoiennes du Nord, ont formé, elles aussi, des confédérations; ce simple fait ne permet donc pas d'expliquer la supériorité des Iroquois. Mais, jointe à une habile exploitation de leurs avantages géographiques, la création de cette confédération a fait que l'on reconnaît aux Iroquois du génie politique. Le gouverneur Clinton (1812:9) les a appelés les Romains de l'Ouest, et Morgan (1901, 1:3) a affirmé que les Iroquois étaient parvenus à se doter de l'organisation sociale la plus remarquable du Nouveau Monde hormis le Mexique et le Pérou. Le mode d'organisation mis en place par la Ligue sert encore parfois de fondement au gouvernement de certaines réserves iroquoises.                 

À la page 24 de son rapport, M. Venables écrit : [Traduction] "Avant l'arrivée des Européens, les Haudenosaunees étaient déjà d'habiles commerçants qui avaient su profiter de leur situation géographique". M. Johnston, expert appelé par les demandeurs, a également fait état de l'habile profit que les Mohawks avaient pu tirer de leur position géographique pour améliorer leur situation commerciale et diplomatique. D'après lui :

         [Traduction]                 
         Les Mohawks, bien sûr, ont su développer des liens très étroits avec celle des puissances européennes qui, à diverses époques, contrôlait la vallée de l'Hudson. Dans le haut de la région, tout tournait autour de Albany.                 
         Les Hollandais avaient été les premiers à s'installer là, et à entrer en contact avec les Mohawks de la région, c'est-à-dire avec les Mohawks du haut et les Mohawks du bas, qui sont devenus les intermédiaires utilisés d'abord par les Hollandais, puis par les Anglais qui leur succédèrent pour entrer en contact avec les bandes indiennes situées plus à l'ouest. Il existait donc un lien étroit entre Albany et la vallée des Mohawks.                 
         Je ne voudrais pas, ici, faire du déterminisme géographique, mais, voyez la situation. Il y a l'Hudson, la rivière des Mohawks, puis les voies navigables du centre et de l'ouest de l'actuel État de New York qui semblent toutes orientées vers le bas de la région des Grands Lacs. Toute la région offrait des voies d'accès qui, sur le plan géographique, concurrençaient le Saint-Laurent et le lac Ontario pour arriver aux territoires producteurs de fourrures.                 
         Les Français commencèrent par arrêter l'avance des Hollandais, puis les Anglais établirent leur contrôle sur les vallées de l'Hudson et des Mohawks, les Français faisant de même dans la région du Saint-Laurent. Cela donne donc deux systèmes qui se concurrencent. L'important ici est que les Mohawks se situent à la charnière de ces deux systèmes.                 
         Même si les Mohawks avaient voulu ne pas s'impliquer, ils n'auraient pas pu le faire. Ils ont été dépassés par la géographie, par des considérations d'ordre stratégique ainsi que par d'autres facteurs. S'ils n'avaient pas occupé une position aussi centrale, ils auraient été moins affectés par ce qui s'est produit après l'arrivée des Européens, mais les Mohawks sont devenus les partenaires commerciaux des Européens, assurant la liaison avec les nations du vieux continent.                 

     Dans son rapport, M. Venables ajoute, à la page 26 :

         [Traduction]                 
         Les marchandises européennes ont fait leur apparition chez les Mohawks dès 1550, comme l'ont montré les fouilles archéologiques sur les sites mohawks. En 1634, le marchand hollandais Harmen Meyndertsz van den Bogaert a pu observer de lui-même l'impact sur les Mohawks du commerce hollandais au cours de la période antérieure, comme du commerce hollandais de l'époque, notant que le village mohawk de Canowarode possédait de longues maisons en écorce avec "des portes intérieures faites de planches et suspendues par des charnières en fer. Dans certaines demeures nous avons également vu de la ferronnerie : des chaînes en fer, des loquets, des dents de herse, des cerceaux et des pointes de fer [...]" " van den Bogaert supposant, avec indignation, qu'une grande partie de ces objets avaient été dérobés et non pas acquis dans le cadre du commerce.                 

     [La note en bas de page n'a pas été reprise ici.]

     M. von Gernet a confirmé que les marchandises européennes ont fait leur apparition dans les territoires constituant l'actuel État de New York vers le milieu du xvie siècle, c'est-à-dire longtemps avant le premier contact avec les Européens. D'après lui, ces marchandises européennes avaient été données aux peuples autochtones qui vivaient le long de la côte est et qui ont introduit ces marchandises à l'intérieur des terres, ou les ont échangées avec les peuples autochtones avec qui ils commerçaient vers l'intérieur.

     Examinant une question touchant le commerce entre les Iroquois de la rivière Grand et les Iroquois vivant dans l'État de New York, M. Johnston a estimé que le commerce était une activité caractéristique du peuple mohawk et de la Confédération iroquoise. Il s'est exprimé en ces termes :

         [Traduction]                 
         Disons que, pour les Iroquois, le commerce et la guerre étaient deux activités parfaitement naturelles. C'est ainsi que, quand ils ne faisaient pas la guerre, ils commerçaient. Il est clair que, pour les Iroquois, le commerce constituait un véritable usage ritualisé. Parler des Iroquois, c'est parler de leur commerce. Comme la guerre, le commerce se situe au centre même du mode de vie iroquois. La guerre, évidemment, découlait du commerce, et le commerce découlait de la guerre.                 
         Affirmer que les Iroquois ne commerçaient pas avec leurs frères habitant plus au sud revient à dire qu'ils auraient renié un des aspects fondamentaux de leur culture. Le commerce faisait partie intégrante de leur mode de vie.                 

     M. Johnston a témoigné qu'en affirmant que les Iroquois avaient un véritable don pour le commerce, il se fondait sur ce que les ethnographes et les anthropologues avaient dit de leurs coutumes et de leur négoce.

     D'après les travaux archéologiques effectués, le commerce remonterait au début de la période préhistorique. Aux pages 24 et 25 de son rapport, M. Venables écrit que :

         [Traduction]                 
         Dans toute l'Amérique du Nord, les nations indiennes avaient, depuis des milliers d'années avant l'arrivée des Européens, fait le commerce entre elles. Plusieurs nations indiennes de l'Amérique s'étaient installées dans ce qui constitue maintenant l'État de New York après le retrait du glacier, dans la période postérieure à l'an 8000 avant notre ère. Depuis l'an 3000 avant notre ère, dans ce qui constitue maintenant le centre de l'État de New York, des ancêtres de l'actuel peuple Haudenosaunee avaient commencé à se fixer dans des zones de peuplement où, au cours des quelques siècles suivants, le commerce prit une importance croissante. En l'an 300 avant notre ère, le commerce avait déjà pris une telle extension qu'il se faisait dans toutes les directions. L'éminent archéologue William A. Ritchie a noté que les signes d'un commerce en direction des Grands Lacs afin de se procurer du cuivre remontent à peu près à l'an 3000 avant notre ère. (Le site "Oberlander no 2" situé directement au nord-ouest du lac Onéida). Ritchie a également offert une description très vivante de ce qu'il appelle l'époque ou la culture sylvicole (qui s'est développée entre l'an 3000 et l'an 300 avant notre ère) y voyant :                 
             Le premier exemple, dans la région de New York, d'une culture reconnue qui témoigne de relations commerciales assez variées avec des régions éloignées [...] L'installation de sites remontant à l'époque sylvicole sur des rivières et sur des lacs appartenant à un vaste système de voies navigables a sans doute facilité les échanges et les communications, peut-être dans le cadre d'un réseau de relations commerciales probablement assurées à l'aide de liaisons par canoë, comme dans les premiers temps, plutôt que par voies de terre le long de pistes forestières comme c'était le cas [dans les siècles suivants] pour les Iroquois et autres tribus de la fin de la période sylvicole.                         
         Ritchie complète sa description des réseaux de négoce en citant certains objets trouvés par des archéologues sur l'emplacement de divers villages. La citation reproduite ci-dessous est intéressante à cet égard puisque la calcédoine décrite par Ritchie a été amenée de Québec à la région centrale de New York par des Indiens traversant les territoires du Saint-Laurent dont il est question en l'espèce. Ce commerce remonte peut-être à 3 000 ans avant notre ère et très certainement à 300 ans avant notre ère.                 
             Ces routes commerciales partent de la région centrale de New York et vont dans toutes les directions, à l'est vers la côte atlantique pour les grains de coquillages marins; au nord vers le Québec, semble-t-il, pour le couteau cérémonial [utilisation probable] en calcédoine d'une transparence laiteuse [c'est-à-dire un couteau fait de ce type de quartz semi-précieux]; au sud, vers l'est de la Pennsylvanie, pour les coupes en jaspe et en stéatite; mais, surtout, vers l'ouest, en direction de la région supérieure des Grands Lacs, où l'on trouve les liens culturels les plus forts, à la recherche d'outils et d'ornements en cuivre, de gorgerins en ardoise rayée ainsi que de couteaux ou de lances de type "queue de dinde" en silex tels qu'on en a trouvés dans le comté de Harrison dans l'Indiana.                         
         En fait, le développement résolu d'un vaste réseau de négoce a permis aux ancêtres des actuels Haudenosaunees de participer à l'un des événements les plus révolutionnaires de l'histoire du nord-est : l'arrivée, de l'ouest du pays, du maïs. L'adaptation de la culture du maïs dans toute la région du nord-est constitue une preuve importante et indiscutable de l'existence d'un véritable commerce international. Le commerce du maïs s'est développé petit à petit et reflète la mise en place graduelle par les Indiens de l'Amérique du Nord d'un réseau de commerce international ayant son origine à l'époque méso-américaine. [...] Déjà en l'an 3500 avant notre ère, le maïs avait atteint l'Arizona et le Nouveau-Mexique et, en l'an 1000 avant notre ère, il faisait déjà l'objet d'un commerce avec les régions situées à l'est du Mississippi. (Ainsi qu'il en était de nombreux réseaux commerciaux en Europe, il est possible que ce commerce se soit développé à la fois de manière paisible et impériale). Dès l'an 500 avant notre ère, peut-être, mais très certainement depuis l'an 1000, les Haudenosaunees cultivaient le maïs, cette merveilleuse invention de l'époque méso-américaine.                 

     [Non souligné dans l'original]

     J'estime que la carte tirée du Historical Atlas of Canada produite par M. Venables et montrant les routes et les courants commerciaux de l'époque préhistorique ne permet pas d'établir que les Mohawks se livraient à un commerce transfrontalier.

     Les documents produits par M. von Gernet à l'appui de ses arguments indiquent l'existence d'un commerce remontant à l'époque préhistorique. Il a versé au dossier un extrait d'un article de Daniel Richter intitulé "Ordeal of the Longhouse; The Five Nations in Early American History" publié dans le cadre de l'ouvrage intitulé Beyond the Covenant Chain: The Iroquois and their Neighbours in Indian North America, 1600-1800 , ouvrage collectif rédigé sous la direction de D.K. Richter et J.H. Merrell, dir. (Syracuse, N.Y. : Syracuse University Press, 1987) aux pages 28-29 où l'on trouve une description vivante de l'importance que revêtaient, pour les ancêtres des Iroquois, le don et le commerce :

         [Traduction]                 
         [...] Les Iroquois prisaient particulièrement, en tant qu'objets de pouvoir, les morceaux de cuivre travaillé provenant de la région des Grands Lacs, les grains de coquillages marins provenant de la côte atlantique, et les pierres exotiques ou matières volcaniques venues de contrées lointaines [...]                 
         Un commerce à petite échelle mené avec des régions lointaines permettait de se procurer une grande partie de ces objets très prisés pour le pouvoir spirituel qui en émanait. En ce qui concerne leurs besoins matériels plus ordinaires, les communautés iroquoises vivaient presque en autarcie. La nourriture, les vêtements et le logement " c'est-à-dire tous les besoins essentiels et même le superflu servant à la vie de tous les jours " les hommes et les femmes pouvaient le tirer de la fertilité des champs et de la richesse des forêts, des lacs et des cours d'eau entourant leurs villages et leurs hameaux. C'est ainsi que les villageois des Cinq Nations n'avaient aucunement besoin d'établir avec d'autres peuples des relations commerciales à grande échelle, que cela ne faisait d'ailleurs pas partie de leur tradition et que, avant le xve siècle , cela était même vrai vis-à-vis des autres Iroquois. En cela, ils différaient beaucoup, par exemple, des Hurons, peuple de langue iroquoienne dont la culture était, sur presque tous les plans, très semblable à la leur. Il semblerait que, depuis les temps les plus reculés, les résidents de la péninsule de la baie Géorgienne aient échangé du maïs et d'autres articles contre du gibier provenant de leurs voisins du nord, un peuple de langue algonquienne vivant de chasse et de cueillette.                 

     [Non souligné dans l'original]

     M. von Gernet a témoigné que ce passage de l'article de Richter est sans doute fondé sur des recherches archéologiques car Richter y parle de la période antérieure au contact avec les Européens. M. von Gernet a ensuite reconnu qu'il était juste de dire que ce commerce se serait fait à petite échelle mais qu'il aurait revêtu pour eux "une importance vitale". J'estime que ce témoignage indique "d'abord" que le commerce revêtait une importance vitale pour les Iroquois et, deuxièmement, que si ce commerce ne se faisait pas à une aussi grande échelle que chez les Hurons, les Iroquois commerçaient avec des peuples lointains. À partir du xvie siècle, on constate bien l'existence d'une tradition commerciale entre les divers peuples iroquois. Si M. von Gernet s'entend pour l'essentiel avec les témoins du demandeur pour dire que les Mohawks et les Iroquois commerçaient entre eux ainsi qu'avec les Premières nations avant le premier contact avec les Européens (M. von Gernet estime qu'il s'agissait uniquement de troque) la grande différence est que M. von Gernet a témoigné que les Mohawks ne commerçaient que dans les limites d'un territoire assez restreint. D'abord, il a contesté la nature du contrôle que les Mohawks exerçaient sur les territoires situés dans le haut du Saint-Laurent et, ensuite, il a jugé que le commerce de la fourrure qui se faisait entre Montréal et Albany était un commerce illicite. Il s'agit là du commerce qui s'est beaucoup développé entre la communauté mohawk de Kahnawake et Albany (New York) vers la fin du xviie et le début du xviiie siècle.

     Je note également que M. von Gernet, archéologue diplômé, a témoigné que [traduction] "Je n'ai pas encore trouvé, en Ontario, un seul site archéologique remontant à la période préhistorique, protohistorique ou au début de la période historique que je puisse relier d'une manière ou une autre aux Mohawks". Mais les indices archéologiques ne sont pas les seules preuves pouvant être invoquées et cette opinion ne correspond d'ailleurs pas à l'adhésion de M. von Gernet aux thèses de Richter sur les indices archéologiques d'un commerce remontant à la période antérieure au contact avec les Européens.

     J'admets plutôt les témoignages de MM. Venables et Johnston, qui sont d'ailleurs en partie étayés par ce qu'a dit M. von Gernet, et selon lesquels les Mohawks s'étaient livrés, au cours de la période antérieure au contact avec les Européens, à un commerce à petite échelle, et qu'au début du xviie siècle, le commerce avec leurs partenaires autochtones a commencé à porter sur des marchandises européennes.

     Il me faut dire si l'activité à l'égard de laquelle le demandeur revendique un droit ancestral se situe dans le droit fil des activités menées par ses ancêtres au cours de la période antérieure au contact avec les Européens. Ainsi que l'a déclaré la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Van der Peet précité, au paragraphe 64 :

         [...] Comme les coutumes, pratiques et traditions que protège le par. 35(1) sont celles qui existent aujourd'hui, sous réserve seulement de l'obligation de démontrer qu'elles marquent une continuité avec les coutumes, pratiques et traditions qui existaient avant le contact avec les Européens, il faut que la définition elle-même des droits ancestraux évite que ces droits soient figés dans l'état où ils se trouvaient avant cette époque. [...]                 

PREMIERS TRAITÉS AVEC LES MOHAWKS

     À la page 26 de son rapport, M. Venables déclare que :

         [Traduction]                 
         Les Haudenosaunees étaient très conscients des droits de transit et de commerce " la survie de leur peuple en dépendait. En 1643, ils ont forgé une alliance avec les Hollandais, s'engageant à les aider à combattre leurs ennemis algonquins, en échange de quoi ils auraient accès à Albany et à la ville de New York où ils pourraient se procurer des fusils, marchandise qui leur était auparavant interdite.                 
         Étant donné que les Iroquois avaient besoin de ces fusils pour repousser les Français, les Algonquins, les Hurons, les Susquehannas et d'autres ennemis encore, cette conscience qu'avaient les Haudenosaunees de leurs droits de transit et de commerce constituait une motivation politique permanente d'un grand intérêt pratique. D'ailleurs, étant donné que toute restriction imposée à leurs déplacements et à leur commerce aurait entraîné leur défaite et peut-être même leur disparition, c'était une tradition des Haudenosaunees d'affirmer leur droit de transit et de commerce " dans le cadre de négociations et, si nécessaire, par la guerre " et cela a toujours été considéré comme faisant partie de leur survie et de leur identité en tant que peuple distinct.                 
         En fait, vers les années 1640, les Iroquois ont affiché l'intention de restreindre le commerce et les déplacements aussi bien des autres indiens que des Européens. Ainsi, dans un traité conclu en 1645 avec les Français et les Hurons, que les Iroquois avaient battus, du moins provisoirement, les Iroquois ont insisté sur les restrictions qu'ils entendaient apporter au commerce des Hurons et des Français, restrictions qui devaient surtout profiter aux Haudenosaunees. Les négociations furent menées à Montréal par le porte-parole des Mohawks, un certain Kiotsaeton, qui a présenté des ceintures de wampum pour bien signifier chacune de ses revendications. Lorsque, l'année suivante, le traité fut violé par les Hurons et les Français, les Iroquois partirent en guerre.                 

     [Les notes en bas de page n'ont pas été reprises.]

     Selon F. Jennings, dans l'ouvrage collectif intitulé The History and Culture of Iroquois Diplomacy: An Interdisciplinary Guide to the Treaties of the Six Nations and their League (New York : Syracuse University Press, 1985) à la page 127, le traité de 1645 donne [traduction] "la meilleure description qu'on ait de la manière dont les Iroquois concluaient des traités avant que cette manière soit modifiée sous l'influence des Européens." Lors de son interrogatoire principal, M. Venables a évoqué le point de vue iroquois vis-à-vis de ce traité. Il a déclaré que :

         [Traduction]                 
         [...] Dans cette allocution, il [Kiotsaeton] tentait de lancer un pont de paix vers les Indiens alliés aux Français. Il utilise un langage imagé, parlant de déblayer les branches qui bloquent le chemin et de franchir, en canot, les passages difficiles.                 
         Il évoque les deux routes de commerce utilisées par son peuple, la voie terrestre et les cours d'eau navigables. Encore une fois, les symboles qu'il utilise ne semblent pas avoir été considérés comme inhabituels par son auditoire. Personne ne semble avoir pensé qu'il s'agissait là d'une idée insolite.                 
         De fait, son idée de dégager les rivières remonte très loin dans le temps jusqu'à la création et la transformation du monde, où deux esprits mâles ont donné naissance au monde visible. L'un de ces esprits était positif, et l'autre, son contraire.                 
         Dans ce récit de la création, il est dit qu'à l'origine le jumeau de force positive a créé des rivières qui allaient dans les deux sens et que l'on pouvait donc les parcourir en canot sans faire le moindre effort.                 
         Mais la force négative a modifié les rivières afin qu'elles ne coulent que dans un seul sens, ce qui rend plus difficile le voyage.                 
         Nous possédons beaucoup d'indices nous portant à penser qu'au cours de cette période historique des premiers contacts avec les Européens, le commerce et la diplomatie faisaient un et que si, selon l'expression utilisée par M. Fenton, l'on remonte le courant, il est à supposer que cette même manière d'appréhender les choses est antérieure aux premiers contacts avec les Européens.                 

     M. von Gernet affirme qu'il existe, entre les Iroquois et les Européens, des traités antérieurs au traité de 1645, mais il convient que cette conférence et ce traité sont les premiers à avoir fait l'objet d'une description écrite. Il estime que le traité de 1645 n'avait rien à voir avec le commerce. Il prend acte des opinions d'un certain nombre d'auteurs qui estiment, eux, que ce traité portait sur le commerce, mais il conclut, pour sa part, que le traité de 1645 n'était là que pour permettre un échange de prisonniers. À la page 94 de son rapport, M. von Gernet déclare :

         [Traduction]                 
         [...] Hunt fait valoir qu'il s'agissait d'un traité de commerce permettant aux Iroquois de se livrer au négoce avec les Hurons et les Algonquins. Fenton estime que, pour obtenir les marchandises qu'il leur fallait, les Iroquois avaient besoin de pouvoir traverser le territoire de chasse des Algonquins au nord du Saint-Laurent. Jennings estime que les Mohawks entendaient contrôler le commerce avec les Hollandais et avec les Français, en plus d'obtenir l'accès aux territoires de chasse de leurs anciens ennemis. Druke laisse entendre que les Iroquois étaient uniquement intéressés par une alliance avec les Hurons et qu'ils ont tenté d'utiliser les Français pour aboutir à des négociations. Trigger et Heidenreich font tous les deux valoir que, du point de vue des Mohawks, il s'agissait, par cette trêve, de récupérer des proches qui avaient été capturés par l'ennemi, d'attiser la concurrence entre les rivaux européens et d'obtenir un accès aux territoires des Algonquins (du moins à cette espèce de territoire sans maître situé entre eux). Dennis laisse entendre qu'il s'agissait, de la part des Iroquois, d'un effort en vue de promouvoir la paix et d'unifier toutes les nations au sein d'une confédération; s'il reconnaît qu'il s'agissait là d'une initiative française, il néglige de préciser que ce sont les Mohawks qui ont fini par rompre la trêve. Quels que soient les motifs ayant animé les diverses parties, le traité de 1645 n'a fait que créer l'occasion d'un échange de prisonniers et n'a pas duré assez longtemps pour modifier les alliances politiques sur le terrain.                 

     [Les notes en bas de page n'ont pas été reprises.]

     M. von Gernet invoque, à l'appui de sa thèse, Delage, Fenton, Tooker, Jennings et autres, ainsi que Trelease et Trigger. Toutes les sources qu'il invoque examinent le traité de 1645 sous l'angle du commerce. Ces diverses sources reconnaissent que la paix a été de courte durée mais, chez tous, le débat porte sur des questions ayant trait au commerce. Le traité de 1645 a peut-être porté sur l'échange de prisonniers et le retour à la paix, mais j'estime que cette paix était aussi l'occasion de développer le commerce entre les parties.

     M. von Gernet a également évoqué un traité antérieur. En 1613, les Hollandais s'étaient fixés dans la région de la rivière Hudson. Ils concluaient des traités et, d'une manière générale, négociaient avec les Mohicans et les Iroquois. Les Iroquois avaient un contentieux avec les Mohicans car ces derniers gênaient le commerce avec les Hollandais. Les Hollandais ont pris des mesures pour calmer le jeu. Dans son Handbook of North American Indians, vol. 15 (Washington, D.C. : Smithsonian Institution, 1978), T.J. Brasser écrit, à la page 202 :

         [Traduction]                 
         En avril 1613, le capitaine Hendrick Christianesen et Jacob Eelckens ont remonté la rivière Hudson afin de créer, pour le compte de la Compagnie Van Tweehuysen, un comptoir permanent. Peut-être étaient-ils déjà informés de la mésintelligence entre leurs futurs clients mahicans et mohawks puisque les deux négociants semblent avoir fait un effort afin de les réconcilier au cours d'une rencontre organisée à la colline de Tawasgunshi, près de Normans Kill, dans le comté de Albany. Le souvenir de ce traité a été conservé dans la tradition orale des Mohawks, des Delawares et des Mahicans jusqu'aux années 1740 [...] Ces traditions sont étayées par la publication du texte original de ce traité, obtenu des Iroquois de la réserve de la rivière Grand au Canada. [...] Dans ce premier traité conclu entre les Indiens de l'Amérique du Nord et les Européens, les Indiens mahicans ont accepté l'installation d'un comptoir en 1614, sur l'île Castle, en face d'un village mahican. Ce traité de paix n'a pas empêché les Mahicans de profiter de leur monopole du commerce en obligeant les Mohawks à leur verser un tribut en échange d'un droit d'accès au comptoir. Cela a entraîné de fréquentes escarmouches et les négociants se sont retirés de Fort Nassau en 1617.                 

     Le premier traité signé par des peuples autochtones en Amérique du Nord est le traité conclu entre les Cinq Nations, y compris les Mohawks et les Britanniques, en 1664. Ce traité comprenait deux articles sur le commerce. Le premier article du traité, et le troisième article des dispositions additionnelles proposées par les "princes indiens" et acceptées par les Britanniques portaient sur le commerce. Notons que la disposition la plus substantielle en matière commerciale est l'article proposé par les Iroquois et les Mohawks et accepté par les Britanniques, notamment l'article 3 : [traduction] "qu'ils puissent commercer librement, comme ils le faisaient auparavant." Ce traité est particulièrement intéressant car les deux dispositions touchant le commerce font référence à l'époque antérieure. L'article 1 prévoit que les Anglais échangeront avec les Cinq Nations les mêmes articles et marchandises qu'avaient importés les Hollandais, et le troisième des articles additionnels implique que les Cinq Nations pourront continuer à commercer librement.

     Il convient de signaler que le commerce était considéré, par les Iroquois, comme quelque chose de tellement essentiel qu'ils en parlent dans les premiers traités qu'ils ont conclus avec les Européens et dans lesquels ils insistaient même pour qu'on inscrive des clauses relatives au commerce. Je conclus de cela, conformément aux critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Gladstone et Van der Peet précités, que le commerce faisait, d'une manière générale, partie intégrante de la culture des Iroquois et notamment de la culture des Mohawks. Étant donné qu'à l'époque les Mohawks faisaient partie de la ligue iroquoise, le commerce devait faire partie intégrante de leur culture particulière.

LES GUERRES DÉCLENCHÉES POUR DES MOTIFS COMMERCIAUX

     Pour mieux asseoir leur contrôle sur le commerce, les Iroquois se rendaient fréquemment dans le Nord, c'est-à-dire dans les territoires faisant aujourd'hui partie du Canada. Selon M. von Gernet, on pourrait effectivement parler de [traduction] "guerres déclenchées pour des motifs d'ordre commercial". À son avis, il s'agit de savoir si le commerce occupait, dans cette utilisation qui était faite du territoire, une place importante. Pour M. Venables, ces guerres déclenchées pour des motifs essentiellement commerciaux, constituaient un "élargissement impérial" des réseaux de négoce. Il a décrit de la manière suivante les voies couramment utilisées aussi bien pour le commerce que pour les expéditions militaires :

         [Traduction]                 
         À l'origine, ils [les négociants] remontaient " et pour cela plusieurs routes s'offraient à eux " les réseaux de navigation reliant le lac George, le lac Champlain et la rivière Richelieu. Il y avait également d'autres voies qu'ils pouvaient emprunter. Les Adirondacks sont traversés par toutes sortes de routes commerciales. Il ressort des archives que ces routes servaient à la fois au commerce et à la guerre. Plusieurs routes permettaient d'éviter les autorités françaises. Frontenac voulait poster des forces sur le Saint-Laurent afin de mettre fin au commerce.                 

     L'élargissement des réseaux de négoce aux xviie et xviiie siècles s'est souvent fait par la guerre. D'ailleurs, le commerce, et plus particulièrement le commerce des fourrures, était la principale activité de la Couronne française au Canada et une activité essentielle des Hollandais et des Britanniques. M. von Gernet a relaté l'histoire de ce commerce à partir de 1609 et j'en donne plus loin un résumé. J'admets que le témoignage de M. von Gernet offre une description générale de cette période, mais je n'accepte pas son opinion voulant que la région d'Akwesasne n'ait pas été utilisée par les Mohawks pour commercer.

     Les Hurons, les Algonquins et les Montagnais étaient, militairement et commercialement, alliés aux Français récemment arrivés. Cette alliance remontait à l'année 1603. Les Hurons se sont joints à cette alliance lorsque Champlain a commencé à explorer l'intérieur et à commercer avec les Hurons. Ainsi, les Hurons, les Algonquins, les Montagnais et les Français étaient alliés dans la partie nord des territoires en question et étaient les ennemis des Iroquois des Cinq Nations qui vivaient à l'époque dans ce qui constitue l'actuel État de New York. À l'est ou au sud-est des Mohawks vivaient les Mohicans, un peuple algonquin.

     En 1609, Champlain remonte la rivière Richelieu et descend ce qui s'appelle aujourd'hui le lac Champlain. Là, son détachement se heurte à une expédition guerrière mohawk. Par coïncidence, la même année, les Hollandais avaient confié à Hudson l'exploration de la rivière du même nom, à partir du sud, le chargeant de la remonter jusqu'au pays des Mohicans. Lorsque Hudson a accompli son périple en 1609, il a, effectivement, rencontré les Mohicans. Certains prétendent qu'il a peut-être même rencontré les Mohawks. Ça, nous ne le savons pas encore très bien. Quoi qu'il en soit, cette rencontre a été le début d'une relation commerciale entre les Mohicans et les Hollandais. À l'époque, les Britanniques n'étaient pas encore concernés.

     Les Mohicans qui contrôlaient la région entourant le haut de la rivière Hudson étaient les ennemis des Mohawks. Les Mohawks ne pouvaient pas obtenir des marchandises européennes des Français puisqu'ils étaient en guerre avec eux et ne pouvaient pas en obtenir des Hollandais puisque les Mohicans leur bloquaient la route.

     Entre 1614 et 1628, les Mohicans empêchaient effectivement les Mohawks de commercer avec les Hollandais. Les Mohicans n'avaient qu'une seule manière d'empêcher les Mohawks de commercer directement avec les Hollandais et c'était d'imposer aux Mohawks le paiement d'un tribut.

     À l'époque, il s'agissait là d'un moyen communément utilisé pour contrôler le commerce; l'imposition d'un tribut ou d'un droit de passage à ceux qui voulaient transiter par le territoire de tel ou tel peuple autochtone. Les Mohawks, réfractaires à ce genre de pratique en ce qui concernait leur commerce avec les Hollandais, finirent par faire la guerre aux Mohicans. En 1628, cette guerre s'est terminée à l'avantage des Mohawks. En fait, les Mohawks ont battu les Mohicans et ont pu commencer à commercer directement avec les Hollandais. Les Mohawks sont également parvenus à restreindre et, la plupart du temps, à interdire le commerce entre les Algonquins et les Hollandais.

     M. Venables et Mme Holmes confirment cette opinion exprimée par D. Peter Mcleod, expert-témoin, au cours du procès auquel a donné lieu l'affaire R. v. Vincent (1993), 12 O.R. (3d) 427 (C.A.) :

         Les Amérindiens [...] connaissaient bien la notion de frontières et de redevances pour le franchissement des frontières arbitrairement fixées par d'autres groupes. Ce tribut constituait une coutume amérindienne assez répandue. Il convient également de noter que cela est reconnu comme un fait par tous les historiens spécialistes de cette période.                 

     Le défendeur fait valoir que même si le droit ancestral revendiqué en l'espèce existait effectivement, le paiement de droits de passage et de tributs est conforme à l'exercice du droit en question à l'époque antérieure au contact avec les Européens puisque, selon les indications que nous possédons, le concept de tribut, de droits de passage, et de frontières existait avant même l'arrivée de ces derniers.

     Sur ce point, j'admets l'argument du demandeur. Le simple fait qu'une activité ait été réglementée à l'époque antérieure au contact avec les Européens ne permet aucunement de conclure qu'une telle activité ne saurait constituer un droit ancestral. Par exemple, si l'on pouvait démontrer que les Mohawks avaient effectivement mis en place une réglementation concernant ceux de leur peuple pouvant se livrer à la pêche, ou la manière dont cette activité devait être exercée, comment en tirer argument pour affirmer qu'il ne serait, dès lors, pas possible, au vu du droit canadien, de les enfreindre.

     D'après M. von Gernet, au cours de cette période, le commerce des Mohawks se faisait selon un axe est-ouest. S'il ne se faisait pas selon un axe nord-sud, c'est parce que les voisins habitant au nord étaient hostiles et que les Mohawks ne pouvaient commercer ni avec les Français ni avec les partenaires commerciaux et alliés militaires autochtones de ceux-ci. D'ailleurs, les Mohawks ne facilitaient guère les choses aux autres Iroquois qui vivaient à l'ouest de leur territoire et qui entendaient commercer avec les Hollandais. Cela a créé beaucoup d'hostilité au sein des Cinq Nations. Étant donné qu'ils occupaient, dans la vallée des Mohawks, une situation stratégique, les Mohawks étaient à même de restreindre et de réglementer le commerce auquel les autres Iroquois, notamment les Onondagas, entendaient se livrer avec les Hollandais. Au xviie siècle, cela a été une grande source de tensions et d'hostilités.

     Mais M. von Gernet a évoqué la fréquence des expéditions guerrières, les Mohawks et autres peuples iroquois faisant des incursions dans le Nord, dans la région du Saint-Laurent, traversant ce fleuve pour pénétrer sur le territoire des Hurons ainsi que sur le territoire des Algonquins. En représailles, les Algonquins et les Hurons lançaient des expéditions guerrières en ce qui est aujourd'hui l'État de New York. Tout cela était parfois interrompu par des tentatives de paix qui, souvent, n'assuraient qu'une trêve de quelques mois, hormis une exception relevée dans les années 1670. Cette paix a duré un peu plus longtemps et a été l'occasion d'un échange de prisonniers et de relations amicales qui n'ont d'ailleurs que peu duré. D'après M. von Gernet [traduction] "La vaste littérature dont nous disposons sur la question ne contient aucune indication d'un commerce nord-sud durablement mené par la nation mohawk". M. von Gernet est le seul témoin spécialisé en archéologie. Il conteste l'idée que les Mohawks se seraient livrés à un commerce transfrontalier avec les peuples habitant ce qui est aujourd'hui le Canada. Je considère que M. von Gernet accorde trop d'importance aux excursions guerrières et je retiens davantage le témoignage de M. Venables, selon qui il existait effectivement un commerce transfrontalier suivant un axe nord-sud. Cela est d'ailleurs confirmé par les témoignages du chef Mitchell, selon qui la région d'Akwesasne était un territoire de pêche et de chasse sillonné par les Mohawks.

     M. von Gernet a déclaré que dans les années 1650, les Iroquois, les Mohawks et les Sénécas notamment, ont décidé de mettre un terme au litige qui les opposait aux Hurons et aux Algonquins. Vers la fin des années 1640 et le début des années 1650, ils ont réuni une force d'invasion qui a fini par entraîner la dispersion des peuples autochtones de l'Ontario.

     Au début des années 1650, les Mohawks et les autres Iroquois pouvaient maintenant, pour la première fois, accéder librement aux territoires du Nord. M. von Gernet a témoigné que, selon certains chercheurs, toutes ces guerres avaient pour objet de permettre aux Iroquois d'aller chasser le castor en Ontario. M. von Gernet a évoqué de récents travaux citant d'autres motifs pour expliquer ces guerres. Pour M. von Gernet, il est peu probable que ces guerres aient eu un motif purement économique. D'après moi, il suffit qu'on admette que le développement du commerce a été un des principaux facteurs de ces hostilités.

     Les Iroquois étaient maintenant et pour la première fois en mesure d'exploiter librement les territoires situés au nord du lac Ontario et de la vallée du Saint-Laurent, sans avoir à craindre les réactions des Algonquins ou des Hurons. À cette époque, c'est-à-dire au début des années 1650, des luttes internes ont éclaté parmi les Iroquois des Cinq Nations. Ces luttes internes étaient principalement dues à la position commerciale dominante des Mohawks. Les Mohawks, en effet, dominaient quasiment ce commerce en raison de leur situation géographique stratégique, les autres étant obligés de transiter par leur territoire pour commercer avec les Hollandais.

     D'après M. von Gernet, d'autres tensions provenaient du fait qu'à cette époque les Iroquois se disputaient le peuple huron dispersé. Selon une pratique en vigueur à l'époque, les peuples dont la population avait été affaiblie par la guerre et par la maladie, tentaient de reconstituer leurs effectifs en adoptant des prisonniers.

     Les nations européennes faisaient la guerre pour étendre leur commerce ou contrôler celui des autres. À l'époque, cela paraissait légitime. J'estime que si cela était légitime pour les nations européennes, je n'ai pas à imposer aux peuples autochtones une norme différente du simple fait que les Iroquois auraient, par la guerre, cherché à élargir leur réseau de négoce. Je note que dans l'arrêt Adams précité, aux paragraphes 45 et 46, la Cour suprême du Canada a reconnu que l'existence de droits de pêche ancestraux peut être établie en démontrant que les intéressés se trouvaient dans tel ou tel territoire dans le cadre d'expéditions guerrières. Cela dit, le demandeur n'a pas précisé la nature de ce réseau de négoce élargi, ni l'identité des peuples avec lesquels les Iroquois se livraient au commerce. De plus, si l'on comprend qu'une armée puisse bien se livrer à la pêche pour se ravitailler, il est plus difficile de concevoir qu'une armée commerce avec ses ennemis tout en les pourchassant.

     Il est tout de même révélateur que les guerres décrites par M. von Gernet avaient un objet commercial. Il ressort de la preuve qu'au xviie siècle un des principaux buts des Mohawks était de contrôler et d'étendre leur commerce et de développer leur réseau de routes commerciales, notamment dans les territoires aujourd'hui situés du côté canadien de la frontière. Je considère que les Mohawks franchissaient souvent dans le cadre de leur commerce ce qui est depuis devenu la frontière entre le Canada et les États-Unis.

LE COMMERCE ENTRE MONTRÉAL ET ALBANY

     Alors que les experts-témoins ont diversement considéré comme "licite" ou "illicite" le commerce entre Montréal et Albany, tous ont convenu que la communauté de Kahnawake avait sa place dans le réseau commercial reliant Montréal à Albany dans l'actuel État de New York. Ainsi que l'a reconnu M. von Gernet, le commerce entre Montréal et Albany existait effectivement, même si les Français considéraient qu'il s'agissait au moins en partie, d'un commerce illicite. Frontenac, bien placé pour observer la situation, voire pour participer à ce commerce, a écrit que le commerce se faisait avec la participation des Mohawks de la communauté de Kahnawake et de ceux qui habitaient dans des communautés de l'actuel État de New York, et que les Français n'étaient pas en mesure de s'y opposer.

         La seule difficulté, Sire, qui pouvait s'y rencontrer était de savoir avant qu'il plût à Votre Majesté de nous le prescrire la manière dont on en userait avec les Indiens et principalement envers les Loups et les Iroquois des cinq grands villages, lesquels depuis longtemps font ce commerce par le moyen de ceux de leur nation qui sont habités au Sault-Saint-Louis, près de Montréal, qui leur sert comme d'entrepôt pour ce trafic, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le mander à Votre Majesté, mais auquel je n'ai pas cru devoir jusqu'ici m'opposer autrement que par des remontrances de peur qu'en les faisant arrêter avec leurs marchandises ce ne fut donner lieu à quelque rupture que le pays ne serait pas en état de soutenir.                 
         (Lettre de Frontenac au Roi, précitée, non souligné dans l'original.)                 

     M. von Gernet conteste l'explication de Frontenac, selon laquelle les Cinq Nations se livraient sans doute depuis longtemps au commerce étant donné qu'elles se faisaient la guerre depuis 60 ans. D'après lui, Frontenac se livrait lui-même au commerce et tentait, dans cette lettre, d'impressionner le Roi afin de conserver son poste de gouverneur. La lettre précédente de Frontenac au Roi, en date du 6 novembre 1679, montre clairement que les Français commerçaient activement avec les Iroquois des Cinq Nations :

         Il m'était venu divers avis de la part des PP. Jésuites, et d'autres Missionnaires, que le Général Andros sollicitait sous main les Iroquois de rompre avec nous, et devait convoquer une assemblée des cinq nations pour y proposer des choses disait-on étranges, et capables de troubler le commerce que nous avons avec eux, mais encore celui des Outaouais et des nations du côté du nord et de l'Ouest.                 
         (Pièce P 41A, page 1, paragraphe 5).                 

     M. von Gernet peut, certes, mettre en cause les motifs de Frontenac, mais je pense qu'il n'y a pas lieu d'écarter les dires de celui-ci lorsqu'il parle d'Iroquois "lesquels depuis longtemps font ce commerce".

     Dans son rapport, M. Venables cite Douglas E. Leach qui, parmi les chercheurs américains, était le spécialiste le plus éminent de l'histoire militaire de la période coloniale en Amérique du Nord, également spécialiste des relations entre les Indiens et les Blancs. Il cite le livre de M. Leach, Arms for Empire: A Military History of the British Colonies in North America, 1607-1763 où l'auteur écrit que :

         [Traduction]                 
         Des nombreuses tribus indiennes disséminées le long de ces frontières, lesquelles, avec le temps, reculaient d'ailleurs et, par conséquent, affectées par le conflit impérial, cinq en particulier devaient jouer un rôle essentiel. Il s'agissait de ce qu'on appelait les Cinq Nations de la Confédération iroquoise, dont le territoire national [au cours de la période coloniale, après le contact avec les Européens] englobait toute une partie de l'actuel État de New York, le haut de la rivière Hudson et s'étendait, à l'ouest, jusqu'à la Genesee. La situation géographique de cette confédération assez lâchement organisée, au croisement des routes de la fourrure allant vers l'ouest et des voies de communication d'Albany et de Montréal jusqu'aux Grands Lacs, offrait aux Iroquois de grandes possibilités. Les Anglais et les Français pouvaient tous deux grandement profiter de l'amitié et de l'appui des Cinq Nations; les deux redoutaient leur hostilité. Mais les Français et leurs alliés indiens s'étaient depuis longtemps fait des ennemis des Cinq Nations, alors que les Anglais de New York avaient eu la chance d'hériter des Hollandais d'une relation commerciale mutuellement avantageuse avec les Iroquois. Cela veut dire que pendant la plus grande partie de la période coloniale, les Cinq Nations, parfois individuellement, parfois de concert, avaient tendance à se mettre du côté des Britanniques et à s'opposer aux Français afin de protéger leurs propres intérêts nationaux.                 

     [Note en bas de page non reprise.]

     Il est également intéressant de citer les observations de Cornelius Jaenen dans Les Relations Franco-amérindiennes en Nouvelle-France et Acadie (Ottawa : Affaires indiennes et du Nord, 1984) une des sources utilisées par M. von Gernet qui écrit, à la page 140 :

         L'essentiel du problème résidait dans le fait que les peuples autochtones n'étaient pas liés par les directives mercantilistes françaises et qu'ils avaient le droit de commercer avec n'importe qui, y compris les Anglais. Chaque fois que les Français saisissaient des ballots de fourrures à destination d'Albany, les suspects faisaient immanquablement valoir que ces fourrures appartenaient aux Autochtones "domiciliés" des missions jésuites ou sulpiciennes de la région de Montréal et que ceux-ci jouissaient de la liberté du commerce.                 
         Le Consortium Aubert, Néret et Gayot, qui détenait le monopole du commerce des fourrures en 1715, se vit obligé de rembourser aux Iroquois du Sault Saint-Louis les droits qu'il avait perçus d'eux. Le traité d'Utrecht (1713) renfermait une disposition confirmant le droit des Iroquois à la liberté du commerce.                 

     J'estime que ce commerce ne pouvait pas être entièrement illicite étant donné que les Français n'auraient pas, dans cette hypothèse-là, insisté pour que, aux termes de l'article XV du Traité d'Utrecht, les droits de douane soient remboursés aux Iroquois de Sault-Saint-Louis. M. von Gernet a reconnu qu'il existait effectivement, entre Montréal et Albany, un commerce "licite", bien que, d'après lui, celui-ci se soit limité aux fourrures que les Mohawks de Kahnawake avaient prises et aux marchandises qu'ils utilisaient eux-mêmes. Il a fait une distinction entre le commerce des fourrures, dans le cadre duquel celles-ci étaient échangées pour des marchandises européennes et le "commerce autochtone dans le cadre duquel divers groupes autochtones s'échangeaient des marchandises non européennes". Le défendeur estime pour sa part que le commerce de la fourrure n'a été entrepris qu'en réponse à la présence des Européens et que, par définition même, on ne peut guère le faire remonter à la période préhistorique. Je suis d'avis qu'un commerce nord-sud existait avant l'arrivée des Européens et que, après l'arrivée de ces derniers, le commerce s'est développé afin d'englober la fourrure.


     En ce qui concerne le commerce entre Montréal et Albany, les principaux groupes iroquois s'y livrant étaient les Mohawks de Kahnawake et les Mohawks des communautés situées dans l'actuel État de New York. Ce sont des Mohawks de ces communautés-là qui ont établi un village à Akwesasne entre 1747 et 1755.

     D'après M. von Gernet, à la fin du xviie siècle, les Iroquois de la vallée des Mohawks commençaient déjà à perdre le contrôle qu'ils avaient auparavant exercé sur le commerce des fourrures. Pendant toute la période coloniale, le commerce des fourrures s'est inexorablement déplacé vers l'ouest. M. von Gernet a témoigné qu'à Albany, situé sur la rivière Hudson directement au sud de l'endroit où la rivière des Mohawks se jette dans l'Hudson, on trouvait des négociants se livrant au commerce de la fourrure. Ces négociants d'Albany ont alors décidé de se passer des Iroquois, qui jusqu'alors avaient amené les fourrures jusqu'à Albany à travers leur propre territoire, et de s'adresser dorénavant aux marchands de fourrure de Montréal.

     M. von Gernet a témoigné que les marchands de Montréal recevaient alors des marchandises britanniques meilleur marché qui pouvaient être échangées contre les fourrures des Indiens de l'ouest. Les marchands de Montréal obtenaient leurs fourrures des régions de l'ouest, soit en commerçant avec les peuples autochtones qui amenaient ces fourrures à Montréal, soit par l'intermédiaire de coureurs des bois et, plus tard, de voyageurs qui se rendaient directement dans les comptoirs de l'ouest, y achetaient les fourrures et les rapportaient à Montréal. Les marchandises françaises ne procuraient pas aux négociants de Montréal autant de fourrures que les marchandises anglaises. Cette logique économique a donc poussé les marchands de Montréal à se procurer, des marchands d'Albany et en échange de leurs fourrures, des marchandises anglaises qu'ils pouvaient alors utiliser pour se procurer d'autres fourrures des régions de l'ouest.

     Cela dit, M. von Gernet a reconnu que les Mohawks de Kahnawake ont effectivement participé au commerce entre Montréal et Albany, mais, selon lui, uniquement en tant que porteurs. M. von Gernet a cependant ajouté que, vers la fin du xviie siècle, et notamment au cours des années 1670, il est possible que les Mohawks de Kahnawake se soient effectivement livrés à ce commerce mais qu'en tout état de cause, la plupart des fourrures en question étaient destinées aux marchands d'Albany, par l'intermédiaire des marchands de Montréal qui les avaient achetées à d'autres Indiens situés plus à l'ouest. Les marchands d'Albany qui, auparavant, s'étaient procuré leurs fourrures auprès des Iroquois, ont décidé de se passer de ces intermédiaires et de se fournir directement à Montréal. Les Iroquois ont ainsi perdu le contrôle qu'ils avaient exercé sur ce commerce et ont demandé aux Britanniques d'y mettre fin. Selon M. von Gernet, ce commerce était "illicite" parce que les autorités françaises et britanniques ont toutes les deux fini par s'y opposer.

     D'après M. von Gernet, les Britanniques craignaient que, s'ils ne mettaient pas fin à ce commerce, de plus en plus d'Iroquois passeraient du côté des Français. Leur intérêt stratégique était de maintenir les Iroquois là où ils se trouvaient déjà. Les Iroquois s'opposaient à ce commerce, estimant qu'il augmentait le nombre de défections et qu'il évinçait les Mohawks du commerce de la fourrure. Les Britanniques ont également tenté d'interdire ce commerce afin de préserver leur alliance avec les Iroquois. Les Français ont tenté d'y mettre fin parce qu'il les privait des recettes que constituaient les droits d'exportation.

     D'après M. von Gernet, il y a eu à certaines époques des exceptions à ce commerce illicite. Les Français ont tenté d'assurer à la population de Kahnawake un droit de passage leur permettant de transporter leurs biens personnels. Il y a donc un certain nombre de marchandises transportées dans les deux sens et au mouvement desquelles les Français avaient donné l'ordre de ne pas s'opposer. À la page 155 de son rapport, M. von Gernet, citant Jaenen précité, rappelle que :

         [...] Le gouverneur de Montréal devait également veiller à ce que seules soient importées les marchandises destinées à l'usage exclusif des habitants des réserves. Les autorités locales se soumirent à ces directives et s'engagèrent à continuer "de faire entendre aux Indiens qu'ils ne font visiter leurs canots allant à Orange et en revenant, que pour empêcher les Français de faire la fraude" et qu'"ils doivent consentir de n'apporter que les quantités et qualités de marchandises qui sont à leur usage". Il est de notoriété publique que les arrivages comprenaient des marchandises britanniques destinées à être échangées contre des fourrures dans l'Ouest ainsi que des produits de luxe destinés aux consommateurs montréalais, notamment aux communautés religieuses.                 

     [Note en bas de page non reprise.]

     Cela constituait, d'après moi, un commerce réglementé devant permettre d'éviter les abus et d'éviter aussi que de grandes quantités de marchandises ne fassent l'objet d'un commerce illicite. Malgré le témoignage de M. von Gernet, selon qui les Iroquois ont petit à petit perdu le contrôle qu'ils avaient exercé sur le commerce des fourrures, j'estime que les Iroquois ont participé activement à ce commerce.

     D'après M. Venables, des négociants appartenant au nouveau village d'Akwesasne se sont immédiatement lancés dans ce commerce. M. Venables a écrit, à la page 95 de son rapport :

         [Traduction]                 
         Les Mohawks d'Akwesasne transportaient des fourrures de toutes sortes aux Anglais d'Albany et revenaient au Canada " c'est-à-dire en Nouvelle-France " chargés de marchandises anglaises, ce commerce se faisant pour le compte et par l'intermédiaire de négociants anglais et français. Le négociant anglais, Robert Sanders, en 1753, savait que l'on faisait pression sur ses contacts canadiens français pour les obliger à mettre fin à leur commerce avec les Anglais. Dans les lettres de compte qu'il envoyait à ses contacts français, le nom de ceux-ci étaient écrits sous forme d'un code pictographique que seul lui et ses négociants mohawks connaissaient. C'est ainsi qu'il s'adressait à son contact français d'Akwesasne sous la forme de Monsieur Perdrix " Akwesasne désignant en Mohawk l'endroit où se tiennent les perdrix. Les lettres de compte adressées par Sanders commençaient donc ainsi : "Monsr : [Perdrix]" " avec le dessin d'une "perdrix" après "Monsr" (Monsieur).                 
         Malgré les revers qu'ont subis les Mohawks de Caughnawaga et d'Akwesasne qui s'étaient alliés avec les Français au cours de la guerre coloniale de 1754-1763, eux et les Anglais ont commencé à nouveau à commercer après que les Français eurent renoncé au Canada et que les Anglais se furent rendus maîtres à la fois d'Albany et de Montréal : les deux places commerciales qui avaient la faveur des Mohawks de Caughnawaga et d'Akwesasne.                 

     [Note en bas de page non reprise.]

     M. von Gernet n'est pas d'accord avec M. Venables et a déclaré [traduction] "Je n'ai pas trouvé la moindre indication qu'Akwesasne ait participé à ce commerce". J'adopte sur ce point le témoignage de M. Venables. Le commerce des fourrures a conservé son importance après la guerre coloniale et s'est développé jusqu'en 1802. Après cela, les exportations canadiennes de fourrure ont baissé aussi bien à destination de la Grande-Bretagne qu'à destination des États-Unis.


     J'admets que les Américains n'ont assumé le contrôle du commerce des fourrures des États-Unis qu'après la signature du Traité Jay étant donné que, jusque-là, les Britanniques avaient pu conserver leurs comptoirs dans ce qu'on appelait l'"Ancien Nord-Ouest", région qui comprenait l'Ohio, l'Indiana, l'Illinois, le Michigan, le Wisconsin et le Minnesota.

     Ainsi que M. Venables l'a déclaré, à la page 97 de son rapport :

         [Traduction]                 
         Le Traité de Ghent de 1815 ne protégeait pas le droit qu'avaient les Canadiens de race blanche de se livrer librement au commerce d'un côté comme de l'autre de la frontière avec les États-Unis [...]                 

     Seuls les autochtones pouvaient librement franchir la frontière. On avait espéré que le commerce de la fourrure reprendrait dans l'est, mais cela ne s'est pas produit. Ce commerce, cependant, a vite dominé les échanges dans la région située à l'ouest des Grands Lacs. Je n'accepte pas la thèse du défendeur, selon laquelle le commerce de la fourrure entre Montréal et Albany était simplement né en réponse à l'arrivée des Européens. Peut-être n'y avait-il pas, avant leur arrivée, de commerce de la fourrure, mais il semble hautement improbable que les Mohawks auraient commencé à commercer dès l'arrivée des Européens s'ils ne s'étaient livré à aucun commerce auparavant. Les Iroquois avaient bien montré que, depuis les années 1640, ils voyageaient volontiers loin de leur territoire national pour se procurer des fourrures. Je n'accepte pas non plus l'argument du défendeur voulant que le commerce entre Montréal et Albany ait été surtout illicite. J'estime qu'une grande partie de ce commerce était licite et que l'important en l'espèce sont les preuves démontrant que les Mohawks y participaient.

     Le commerce entre Montréal et Albany n'est pas le seul indice de la continuité de l'activité commerciale et des mouvements de marchandises à travers de ce qui est devenu la frontière entre le Canada et les États-Unis. J'estime que le témoignage de Mme Holmes démontre, de la part des Mohawks d'Akwesasne, la continuité de leurs efforts en vue de participer, pendant tout le xixe et le xxe siècle, à des activités transfrontalières. Mme Holmes a témoigné qu'au cours de la deuxième partie du xixe siècle, les agents des douanes ont écrit plusieurs lettres déclarant que les Indiens d'Akwesasne pouvaient franchir la frontière avec des marchandises, et qu'ils avaient le droit d'importer en franchise les marchandises destinées à leur usage personnel, à l'usage de leurs familles ou encore des marchandises de fabrication indienne.

     Mme Holmes a conclu son témoignage en disant :

         [Traduction]                 
         Jusqu'à la fin du siècle, la situation générale était la suivante : Les douanes avaient conclu, avec les peuples d'Akwesasne, un accord en fonction duquel ces derniers pouvaient ramener des marchandises en franchise. Ainsi que vous pouvez le voir dans le rapport, on constate certains efforts en vue de limiter ce privilège à des marchandises destinées à leur usage personnel, ce privilège ne devant pas s'étendre à d'autres catégories de biens.                 

     En ce qui concerne le xxe siècle, Mme Holmes a témoigné que :

         [Traduction]                 
         [...] en fait, et jusqu'aux années 20 et 30, on retrouve dans la correspondance beaucoup de questions concernant les droits qu'ont les Indiens d'amener des marchandises au Canada sans payer de droits de douane. Cela nous montre que les Indiens estimaient avoir conservé le droit d'importer des marchandises sans payer de droits de douane, et aussi le fait qu'ils affirmaient avoir fait cela depuis déjà longtemps.                 

     Ainsi que l'a noté Mme Holmes, les Mohawks considéraient, au début du siècle, qu'ils n'étaient pas tenus de payer de droits de douane sur les marchandises avec lesquelles ils franchissaient la frontière à Akwesasne.

         [Traduction]                 
         On relève, du côté des Autochtones, un certain nombre de propos intéressants tels qu'à la page 33, par exemple, où l'on cite un certain Peter White, greffier du Conseil de St. Regis, qui, en 1906, dans le cadre d'une demande qu'il formule, précise que :                 
             Les anciens affirment ne jamais avoir payé de droits de douane, que la frontière existe pour les Blancs, mais que les Indiens ne sont pas censés payer de droits de douane sur ce qu'on achète du côté américain, à moins de le transporter vers les zones habitées par les Blancs.                         
         Cette idée que la frontière n'existe que pour les Blancs et qu'elle ne devrait pas affecter les Mohawks ou leurs activités est intéressante. Il s'agirait donc simplement d'une ligne de démarcation entre les États-Unis et le Canada.                 

     Parlant de la politique et de la pratique canadiennes en matière de transport des marchandises en franchise par les peuples des Premières nations au cours du xxe siècle, Mme Holmes a déclaré :

         [Traduction]                 
         Il me semble que, comme c'était le cas au début du siècle, on relève une certaine antinomie entre la politique officielle et la pratique et, parfois, on relève même des contradictions au sein de la politique. Le résultat est que, pendant d'assez longues périodes, on constate une activité plutôt importante, les peuples autochtones franchissent la frontière avec des marchandises, sans payer de droits de douane, et sans opposition de la part des autorités.                 

     J'estime que le témoignage de Mme Holmes a démontré que la politique officielle du gouvernement pendant toute cette période était de ne pas permettre les importations de marchandises en franchise, mais que les Mohawks d'Akwesasne franchissaient souvent la frontière avec des marchandises et que souvent les douaniers locaux ne leur faisaient pas payer de droits de douane. De plus, de temps à autre, les services de Revenu Canada transmettaient aux douaniers locaux des directives leur demandant de ne pas faire payer de droits de douane aux Autochtones.

     J'accepte le témoignage de Benedict l'ancien, né en 1918, selon lequel les Mohawks d'Akwesasne franchissaient souvent la frontière avec des marchandises lorsqu'il était enfant. J'accepte également son témoignage voulant que, depuis très longtemps, le don soit un élément important de la tradition mohawk.

     Selon les témoins appelés par le demandeur, étant donné la situation géographique tout à fait particulière du territoire d'Akwesasne, les Mohawks d'Akwesasne franchissent fréquemment dans les deux sens la frontière entre le Canada et les États-Unis, avec des marchandises, parfois même, selon le chef Mitchell, plusieurs fois par jour. J'accepte ce témoignage.

     Cette preuve de continuité doit être examinée et évaluée à la lumière de ce qu'en a dit la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Van der Peet précité, aux paragraphes 64 et 65 :

         Le concept de continuité est aussi le principal moyen d'assurer que la définition et l'identification des droits ancestraux respectent la mise en garde faite dans Sparrow précité, à la p. 1093, savoir que "l'expression "droits ancestraux existants" doit recevoir une interprétation souple de manière à permettre à ces droits d'évoluer avec le temps". En d'autres mots, le concept de continuité est le moyen qui permet d'éviter une interprétation du par. 35(1) fondée sur la notion de "droits figés". Comme les coutumes, pratiques et traditions que protège le par. 35(1) sont celles qui existent aujourd'hui, sous réserve seulement de l'obligation de démontrer qu'elles marquent une continuité avec les coutumes, pratiques et traditions qui existaient avant le contact avec les Européens, il faut que la définition elle-même des droits ancestraux évite que ces droits soient figés dans l'état où ils se trouvaient avant cette époque. L'évolution des coutumes, pratiques et traditions, jusque dans leur forme actuelle, ne les empêchera pas d'être protégées en tant que droits ancestraux, pourvu qu'on démontre qu'elles marquent une continuité avec les coutumes, pratiques et traditions d'avant le contact avec les Européens.                 
         Je tiens à faire remarquer que le concept de continuité n'exige pas que les groupes autochtones fassent la preuve d'une continuité parfaite entre leurs coutumes, pratiques et traditions actuelles et celles qui existaient avant le contact avec les Européens. Il est possible que, pour une raison ou pour une autre, un groupe autochtone ait, pendant une certaine période, cessé de respecter une coutume, pratique ou tradition qui existait avant le contact avec les Européens, mais qu'il l'ait reprise ultérieurement. Une telle interruption n'empêche pas l'établissement d'un droit ancestral. Les juges qui entendent les procès devraient faire montre de la même souplesse relativement à la preuve de la continuité qu'en ce qui concerne, comme il est expliqué plus loin, la preuve présentée dans le but d'établir l'existence, avant le contact avec les Européens, des coutumes, pratiques et traditions du groupe autochtone qui revendique un droit ancestral.                 

     J'estime que le demandeur a démontré qu'il y avait continuité entre les événements du 22 mars 1998 et les activités auxquelles se livraient ses ancêtres de la vallée des Mohawks avant le premier contact avec les Européens.

RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS CONCERNANT LE DROIT ANCESTRAL EN QUESTION

     C'est en fonction de ce qui précède que je vais résumer mes conclusions concernant le droit ancestral revendiqué par le demandeur. Il me faut pouvoir conclure que le droit ancestral revendiqué en l'espèce, fait partie intégrante de la société particulière que constituent les Mohawks, aussi bien actuellement qu'à l'époque du premier contact avec les Européens. Le demandeur fait valoir que dans les années 1600, les Mohawks et les Iroquois formaient une société distincte, leurs institutions, leurs langues et leur mode de vie étant différents de ceux des nations autochtones des régions environnantes. Je n'ai pas à démontrer que les droits revendiqués en l'espèce sont eux-mêmes distincts, mais il me faut être persuadé qu'ils appartiennent effectivement à une société particulière et que le droit en question faisait partie intégrante de cette société autochtone.

     Ainsi que je l'ai dit plus haut, le droit revendiqué par le demandeur est le droit de passer et de repasser librement l'actuelle frontière entre le Canada et les États-Unis en transportant des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire, et cela sans payer de droits de douane. Le droit revendiqué s'appliquerait également aux marchandises franchissant la frontière et destinées à un négoce de modeste envergure avec d'autres Premières nations.

     Le défendeur a fait valoir que le territoire qui est devenu Akwesasne n'était pas contrôlé par les Mohawks et ne servait pas au commerce avant le premier contact avec les Européens, c'est-à-dire avant le début des années 1600. M. von Gernet n'a pas affirmé que les Mohawks ne se rendaient jamais sur ce territoire qui fait maintenant partie du Canada. Il a simplement contesté l'idée que ce territoire était "régulièrement" utilisé par les Mohawks. Dans l'arrêt Adams précité, cependant, la Cour suprême du Canada a précisé qu'un droit ancestral ne doit pas nécessairement être fondé sur l'existence d'un titre aborigène. C'est ainsi que le juge en chef Lamer explique, aux pp. 117-118 :

         Lorsqu'un groupe autochtone démontre qu'une coutume, pratique ou tradition particulière pratiquée sur le territoire concerné faisait partie intégrante de sa culture distinctive, ce groupe aura alors prouvé qu'il a le droit ancestral de s'adonner à cette coutume, pratique ou tradition, même s'il n'a pas établi qu'il a occupé et utilisé suffisamment le territoire en question pour étayer la revendication du titre sur celui-ci. Le critère établi dans Van der Peet protège les activités qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en cause. Il n'exige pas que ce groupe franchisse l'obstacle supplémentaire que constituerait la démonstration que le rapport qu'il entretient avec le territoire sur lequel l'activité se déroulait avait, pour sa culture distinctive, une importance fondamentale suffisante pour établir le bien-être d'une revendication visant le titre sur ce territoire. L'arrêt Van der Peet établit que l'art. 35 reconnaît et confirme les droits des peuples qui occupaient l'Amérique du Nord avant l'arrivée des Européens, et que cette reconnaissance et cette confirmation ne se limitent pas uniquement aux circonstances où le groupe autochtone entretient avec le territoire visé des rapports suffisants pour établir l'existence d'un titre sur celui-ci.                 

     Le demandeur n'a guère démontré que le territoire aujourd'hui connu sous le nom d'Akwesasne faisait partie d'une voie commerciale précise utilisée par les Mohawks avant le premier contact avec les Européens. J'estime, cependant, que les preuves produites par le demandeur démontrent que le commerce faisait partie intégrante des coutumes et des traditions des Iroquois, et notamment des Mohawks. Ces preuves démontrent en outre que les Mohawks de la vallée des Mohawks franchissaient librement ce qui est maintenant la frontière entre le Canada et les États-Unis, pour se rendre sur le territoire aujourd'hui connu sous le nom d'Akwesasne afin d'y pêcher, d'y chasser et de se livrer à des activités guerrières trouvant leur source dans des raisons essentiellement commerciales.

     J'estime, cependant, que pour établir l'existence des droits revendiqués, le demandeur doit prouver soit que, dans la région d'Akwesasne, les Mohawks commerçaient par delà la frontière Canada-États-Unis, soit qu'ils se procuraient des marchandises d'un côté de la frontière pour les échanger avec des Premières nations habitant de l'autre côté. Il me faut, en outre, pouvoir conclure que cette pratique faisait partie intégrante de la tradition des Mohawks et que, pour se livrer à cette activité, ces derniers utilisaient, dans la région d'Akwesasne, le territoire situé du côté canadien de la frontière.

     M. von Gernet s'est vigoureusement opposé à l'idée que le territoire d'Akwesasne servait aux voyages, au commerce et à la diplomatie. Il a témoigné que :

         [Traduction]                 
         Étant donné que les expéditions guerrières étaient, pour les Mohawks, la principale raison de voyager hors de leurs territoires protohistoriques [...] on comprend mal comment l'on peut évoquer, au paragraphe 25 de la déclaration, la diplomatie, les échanges et le commerce. Nous ne possédons, pour cette époque, aucune indication que les Mohawks se livraient effectivement à ce genre d'activités pacifiques.                 

     De plus, interrogé sur la question de savoir si le commerce était un élément constitutif d'une pratique, coutume ou tradition faisant partie intégrale de la culture particulière des Mohawks avant le premier contact avec les Européens dans une région que traverse aujourd'hui la frontière Canada-États-Unis, il a témoigné :

         [Traduction]                 
         Je peux répondre, sans craindre de me tromper, que non, compte tenu de la précision qui vient d'être apportée au sujet de l'actuelle frontière internationale. Même si, en tant qu'anthropologue, je n'ai aucune preuve directe de commerce entre les peuples iroquoiens au cours de la période préhistorique, d'un commerce, s'entend, que l'on pourrait considérer comme faisant partie intégrale de leur société, je n'aurais pas la témérité de dire que ces peuples commerçaient effectivement. Il est clair que les échanges font partie d'une économie fondée sur le troque. Mais, si le lieu où ce commerce se faisait a de l'importance, il s'agit de savoir si ces échanges avaient lieu autour de l'actuelle frontière Canada-États-Unis, ou, pour utiliser un repère d'ordre géographique, dans la vallée du Saint-Laurent, il me faut répondre que non.                 

     Sur ce point, je lui préfère le témoignage du chef Mitchell et de M. Venables. Avant l'arrivée des Européens, le territoire d'Akwesasne et les alentours étaient, pour les Mohawks, un lieu de voyage, de diplomatie et de commerce.

     D'après le critère énoncé par la Cour suprême, le droit ancestral revendiqué doit revêtir, pour la société autochtone en question, une signification importante. J'estime qu'il ressort de la preuve en espèce que le droit revendiqué par le demandeur répond à une pratique qui faisait partie intégrante de la culture particulière des Mohawks d'Akwesasne. Selon le témoignage de M. Johnston, et ainsi que je l'ai noté plus haut :

         [Traduction]                 
         Disons que, pour les Iroquois, le commerce et la guerre étaient deux activités parfaitement naturelles. C'est ainsi que, quand ils ne faisaient pas la guerre, ils commerçaient. Il est clair que, pour les Iroquois, le commerce constituait un véritable usage ritualisé. Parler des Iroquois, c'est parler de leur commerce. Comme la guerre, le commerce se situe au centre même du mode de vie iroquois. La guerre, évidemment, découlait du commerce, et le commerce découlait de la guerre.                 
         Affirmer que les Iroquois ne commerçaient pas avec leurs frères plus au sud revient à dire qu'ils auraient délaissé un des aspects fondamentaux de leur culture. Le commerce faisait partie intégrante de leur mode de vie.                 

     C'est le fait de se déplacer et de commercer librement des deux côtés de la frontière qui a fait de la société mohawk ce qu'elle était. L'activité des Mohawks était essentiellement fondée sur les voyages, la diplomatie et le commerce. Cela faisait partie intégrante de la société mohawk, et n'en constituait pas un simple aspect accessoire.

     Des preuves archéologiques démontrent que les Mohawks commerçaient avant l'arrivée des Européens. Il me semble particulièrement significatif que les premiers traités conclus par les Mohawks et les autres peuples iroquois portaient principalement sur le commerce. Dès l'arrivée des Européens, les Mohawks ont immédiatement tiré profit de leur situation géographique afin de se tailler une place de choix au sein de ce commerce, se livrant à la guerre pour élargir les territoires sur lesquels ils pourront contrôler l'accès aux marchandises et aux routes commerciales. Il ressort de la preuve que les Mohawks n'ont pas attendu l'arrivée des Européens pour se livrer au commerce. Il est possible que les routes commerciales et les marchandises aient été adaptées à ce nouveau marché européen, mais j'estime que les Mohawks se livraient au commerce bien avant l'arrivée des Européens et qu'ils partaient à la recherche de marchés et de marchandises avant le xviie siècle. Ce commerce n'était pas, pour les Mohawks, une activité accessoire. Le commerce était une des activités qui faisait de la société mohawk ce qu'elle était.

     Les descendants des Mohawks de la vallée des Mohawks sont venus se fixer dans ce qui est aujourd'hui le Canada en partie pour des raisons d'ordre commercial, et ils ont fini par s'établir à Akwesasne en 1755 ou à peu près. J'admets que les Mohawks d'Akwesasne se sont alors immédiatement mis à commercer et, qu'avant la fondation du village d'Akwesasne, les Mohawks de Kahnawake participaient au commerce des fourrures qui se faisait entre Montréal et Albany, franchissant pour cela la frontière entre le Canada et les États-Unis.

     En ce qui concerne l'utilisation du territoire d'Akwesasne et des environs aux fins de leur commerce, je considère que les Mohawks franchissaient la frontière pour se rendre de leur territoire national aux États-Unis en territoire canadien afin de s'y livrer au commerce, et cela avant l'arrivée des Européens. Les Mohawks franchissaient la frontière avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire sans avoir à payer de droits de douane ou de taxes sur ces marchandises. Les articles qu'ils se procuraient, soit lors de leurs expéditions guerrières, soit par la chasse ou la pêche, pouvaient librement être ramenés de l'autre côté. On ne possède guère de preuves directes que, avant l'arrivée des Européens, les Mohawks amenaient, de leur territoire national, des marchandises afin de les échanger avec d'autres Premières nations habitant du côté canadien, mais j'estime que les Mohawks constituent une société distincte, que le commerce faisait partie intégrante de leur tradition et qu'ils franchissaient librement la frontière afin d'élargir leur territoire commercial et afin de se procurer des marchandises qu'ils pourraient échanger. Les éléments présentés par Mme Holmes dans son rapport et dans son témoignage confirment l'affirmation constante, par les Mohawks d'Akwesasne, de leurs droits ainsi que leurs efforts continus en vue d'exercer le droit qui était le leur. J'estime que le demandeur et les Mohawks d'Akwesasne ont établi l'existence d'un droit ancestral en vertu duquel ils peuvent passer et repasser librement l'actuelle frontière entre le Canada et les États-Unis avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire ainsi qu'à des échanges avec d'autres Premières nations.

     Je vais maintenant examiner les preuves relatives aux droits revendiqués par le demandeur en vertu des traités.

LES DROITS ISSUS DE TRAITÉS

     Sur la question de savoir ce qu'est, au juste, un traité, les arrêts qui ont fixé la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sont R. c. Simon [1985] 2 R.C.S. 387 et R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025. Dans l'arrêt Sioui précité, à la page 1043, le juge Lamer (aujourd'hui juge en chef) a précisé les éléments constitutifs d'un traité. Il a commencé par citer, en la confirmant, l'analyse à laquelle s'était livrée la Cour dans l'affaire Simon.

         Dans l'arrêt Simon, cette Cour a souligné qu'un traité avec les Indiens est unique, qu'il constitue un accord sui generis qui n'est ni créé, ni éteint selon les règles du droit international. Dans cette affaire, l'accusé avait invoqué une entente conclue en 1752 entre le gouverneur Hopson et le chef des Micmacs Cope et le ministère public contestait qu'il s'agissait d'un traité. Voici deux passages illustrant les considérations sur lesquelles le Juge en chef s'est fondé pour conclure qu'un traité avait été conclu entre les Micmacs et la Couronne britannique (aux pp. 401 et 410) :                 
             À mon avis, le gouverneur et les Micmacs ont conclu le traité avec l'intention de créer des obligations mutuellement exécutoires qui seraient solennellement respectées. Il prévoyait également un mécanisme pour régler les litiges.                         
             [...]                         
             Le traité était un échange de promesses solennelles entre les Micmacs et le représentant du Roi conclu pour faire la paix et la garantir. Il s'agit d'une obligation exécutoire entre les Indiens et l'homme blanc et, comme telle, elle est visée par le mot "traité" à l'art. 88 de la Loi sur les Indiens .                         
         Il ressort de ces passages que ce qui caractérise un traité c'est l'intention de créer des obligations, la présence d'obligations mutuellement exécutoires et d'un certain élément de solennité.                 
         [Non souligné dans l'original.]                 

     La Cour suprême du Canada a jugé que lorsqu'il s'agit de se prononcer sur la nature d'un document comportant un accord avec les Indiens, les formalités sont d'une importance secondaire. Dans l'arrêt Sioui précité, à la page 1045, le juge Lamer a déclaré que, s'agissant de décider s'il y a effectivement un traité, les facteurs à retenir sont les mêmes que lorsqu'il s'agit de préciser l'intention qu'avaient les parties de conclure un traité. Il a ainsi déclaré que :

         [...] Parmi ces éléments, on retrouve :                 
         1.      l'exercice continu d'un droit dans le passé et aujourd'hui;                 
         2.      les raisons pour lesquelles la Couronne s'est engagée;                 
         3.      la situation qui prévalait au moment où le document a été signé;                 
         4.      la preuve de relations de respect et d'estime entre les négociateurs; et                 
         5.      la conduite subséquente des parties.                 

     Le demandeur fait valoir que le Traité de paix et d'amitié conclu à Utrecht en 1713 (ci-après le Traité d'Utrecht), le Traité Jay de 1794, le Traité de Ghent de 1814, ainsi que les cinq rencontres qui ont eu lieu entre la Couronne britannique et les Premières nations, constituent une source de reconnaissance et de protection des droits préexistants, une source indépendante de droits issus de traités, une source de protection positive des droits ancestraux, une source de devoirs et d'obligations positives de la part de la Couronne britannique, et que ces divers accords imposent un certain nombre de limites à la Couronne. Un traité peut être à la fois la source d'un droit négocié et la preuve d'un droit ancestral préexistant.

     Le demandeur fait également valoir que ces traités et ces rencontres montrent, chez les Européens, une ligne nette et cohérente et, notamment de la part de la Couronne britannique, le souci d'assurer aux Premières nations que les lignes frontalières fixées entre les puissances européennes ne devaient pas avoir pour effet de porter atteinte aux droits des Premières nations. D'après le demandeur, cette continuité dans l'attitude de la Couronne impose à celle-ci une contrainte analogue à la notion d'estoppel en droit international et empêche maintenant la Couronne de dénier ou d'enfreindre les droits ancestraux ou les droits issus de traités en ce qui concerne le franchissement de la frontière.

     Je relève qu'aucune nation ou aucun groupe autochtone n'était partie à ces traités, mais cela n'est pas nécessairement déterminant. Je vais examiner brièvement les faits pertinents concernant les trois traités et les cinq rencontres.

LE TRAITÉ D'UTRECHT DE 1713

     Le Traité d'Utrecht a mis fin à la guerre de la Succession d'Espagne opposant, d'un côté, la France, l'Espagne et la Bavière, et de l'autre l'Angleterre, les Provinces Unies et l'empire Hapsbourg. Il est intéressant de noter que deux traités ont été conclus à Utrecht en 1713. La disposition invoquée en l'espèce par le demandeur se trouve dans le Traité de paix et d'amitié et non pas dans le Traité de navigation et de commerce. Mais, lors du contre-interrogatoire, M. Graves, l'expert appelé par le défendeur, a reconnu que cela était logique, étant donné que les nations indiennes avaient joué un rôle militaire au cours des hostilités et avaient le statut d'alliés. Il était donc naturel que les dispositions les concernant soient inscrites dans le Traité de paix et d'amitié. En l'espèce, la disposition pertinente est l'article XV du Traité d'Utrecht de 1713.

     TRAITÉ D'UTRECHT - ARTICLE XV

         Les habitans du Canada & autres Sujets de la France, ne molesteront point à l'avenir les cinq Nations ou Cantons des Indiens Soûmis à la G. B. ni les autres Nations de l'Amérique, amies de cette Couronne. Pareillement les Sujets de la G.B. se comporteront pacifiquement envers les Américains Sujets ou amis de la France, & les uns & les autres jouiront d'une pleine liberté de se fréquenter pour le bien du Commerce, & avec la même liberté les habitans de ces Régions pourront visiter les Colonies Françaises & Britanniques pour l'avantage réciproque du Commerce sans aucune molestation, ni empêchement de part, ni d'autre. Au surplus, les Commissaires régleront exactement & distinctement, quels seront ceux qui seront ou devront être censéz Sujets & amis de la France, ou de la G.B.                 

     La Grande-Bretagne et la France garantissaient aux cinq Nations ou Cantons des Indiens soumis de la Grande-Bretagne", et les autres Premières nations qui étaient leur alliés "une pleine liberté de se fréquenter pour le bien du commerce" sans "molestation ni empêchement".

     M. Graves a attaché une importance particulière à la dernière phrase de l'article XV ainsi rédigée :

         [...] Au surplus, les Commissaires régleront exactement & distinctement, quels seront ceux qui seront ou devront être censéz Sujets & amis de la France, ou de la G.B.                 

     Deux des experts-témoins appelés par le demandeur ont, dans leurs rapports, passé cette phrase sous silence. Lors des plaidoiries, le demandeur a fait valoir pour la première fois que la version française, qui était la version originale du traité, utilisait le futur et non pas le présent. Étant donné les autres paragraphes du traité libellés de façon analogue, et l'absence de témoignages d'experts sur ce point, je ne peux guère admettre cette différence entre la version française et la version anglaise. J'estime par conséquent que M. Graves a raison lorsqu'il affirme que, d'après le texte, l'exercice des droits garantis dans les deux premières phrases de l'article est conditionnel et exige que soient auparavant identifiés, par les commissaires, les sujets et amis de la France et de la Grande-Bretagne. En tout état de cause, l'article XV paraît assez neutre au niveau des droits garantissant l'immunité par rapport aux taxes et aux droits de douane. À la page 7 de son rapport, M. Graves déclare :

         [Traduction]                 
         Pour résumer, l'article XV évoque un certain nombre de questions. D'abord, il prévoit la fin des hostilités en Amérique du Nord entre les colonies britanniques et les colonies françaises et leurs alliés indiens respectifs. Sans la fin des hostilités, tout commerce est impossible. Deuxièmement, il permet à ces mêmes alliés indiens de se rendre dans les colonies de l'une ou l'autre nation pour s'y livrer au commerce, permission qui est essentielle à la poursuite du commerce des fourrures. Troisièmement, il accorde, en Amérique du Nord, le même privilège aux ressortissants blancs des deux nations, encore une fois une liberté de mouvement nécessaire à la poursuite du commerce des fourrures. Enfin, l'article prévoit que ce commerce sera soumis à réglementation, selon un accord entre les représentants de la France et de la Grande-Bretagne.                 

     J'estime que cette clause ne fait que permettre aux Cinq Nations de voyager sans encombre dans le cadre de leur commerce et ne nous aide guère à dire si, dans le cadre de ce commerce, il était loisible aux autorités d'imposer des taxes ou des droits de douane.

     Le demandeur fait valoir que l'article XV du Traité d'Utrecht n'est qu'un élément de tout un comportement qui établit bien que, dans l'intention de la Couronne, les lignes frontières fixées par les Européens ne devaient pas affecter les peuples des Cinq Nations, ou leurs droits, et que les engagements souscrits par la Couronne n'étaient aucunement censés gêner l'exercice de ces droits. M. Graves a, cependant, témoigné qu'il faut tenir compte du contexte du Traité d'Utrecht. À l'époque, la plus grande source de revenu était le produit des taxes d'accise, des droits de douane et des droits d'entrée. Au xviiie siècle, le gouvernement entendait favoriser la circulation et le commerce, mais il entendait également réglementer celui-ci afin d'alimenter le trésor.


LE TRAITÉ JAY DE 1794 ET LES CONSEILS

     Le Traité Jay a été négocié afin de régler les problèmes subsistant entre la Grande-Bretagne et les États-Unis et qui remontaient à la fin de la guerre révolutionnaire à laquelle avait mis fin le Traité de Paris de 1783. Mais, avant de se pencher sur l'article 3 du Traité Jay, les experts appelés par le demandeur ont tenté de le replacer dans son contexte historique. D'après eux, le Traité Jay a été conclu à une époque où les puissances européennes rivalisaient pour s'attacher les diverses Premières nations. Ces efforts diplomatiques consistaient surtout à s'immiscer le moins possible dans la vie sociale et économique des Premières nations, y compris dans leur commerce, afin de favoriser leur développement. Selon le demandeur, le comportement des parties peu avant la signature du Traité Jay, lors de cette signature et durant la période qui l'a immédiatement suivie montre bien que les parties avaient l'intention de conclure, dans le cadre de ce Traité, des arrangements qui les lieraient durablement.

     M. Venables a expliqué que le Traité Jay était fondé sur une concession réciproque. La Grande-Bretagne et les États-Unis entendaient éviter un regain d'hostilités sur la frontière ouest des États-Unis et voulaient éviter que les Six Nations se joignent aux guerriers de l'Ohio. Dans son rapport, il a ainsi décrit la situation :

         [Traduction]                 
         [...] Vu l'époque, les dispositions touchant la liberté du commerce constituaient un moyen relativement peu onéreux qui devait permettre à la Grande-Bretagne et aux États-Unis d'éviter tous les deux d'attiser l'hostilité des nations indiennes [...]                 

     Les experts du défendeur situent le Traité Jay, et les rencontres qui l'ont accompagné, dans un contexte similaire, mais, pour le défendeur, la Grande-Bretagne, alors qu'elle négociait les dispositions du Traité Jay touchant les Premières nations, et alors qu'elle organisait des rencontres avec les Premières nations afin de leur expliquer la teneur du traité, ne s'intéressait qu'aux Premières nations vivant dans la région nord-ouest, du côté américain de la nouvelle frontière. Les experts du défendeur ont témoigné que la Grande-Bretagne ne songeait pas, dans le cadre de ce traité, aux Premières nations habitant de ce côté-ci de l'actuelle frontière canadienne et n'entendait donc pas que les dispositions du traité s'appliquent aux Mohawks d'Akwesasne. M. Graves a témoigné qu'au cours de la période précédant le Traité Jay, après la guerre révolutionnaire, les Six Nations et leurs voisins algonquiens vivant à l'ouest, dans la région environnant la rivière de l'Ohio, étaient courroucés par le Traité de Paris qui, ne mentionnant même pas les peuples indiens, avaient mis leurs territoires à l'intérieur des nouvelles frontières des États-Unis. Les autorités britanniques craignaient que leurs anciens alliés s'en prennent au territoire britannique dans un esprit de représailles. Pour apaiser les esprits, on a offert aux peuples des Six Nations établis sur les territoires faisant maintenant partie des États-Unis, de nouvelles terres situées en territoire britannique à la rivière Grand et à la baie de Quinte. Les Britanniques ont conservé plusieurs comptoirs du côté américain de la nouvelle frontière. M. Graves a fait état d'une tension croissante entre les Premières nations habitant en territoire américain et le gouvernement américain pendant les dix années suivantes. Les Six Nations habitant l'État de New York et les nations de l'Ohio ont formé la Confédération du nord-ouest.

     Le premier événement cité par le demandeur pour expliquer le contexte du Traité Jay est l'allocution prononcée par lord Dorchester en 1791. L'allocution de lord Dorchester s'adressait aux [traduction] "chefs et guerriers, délégués par les nations indiennes confédérées des Outaouais, des Chippeways, des Potawatamies, des Hurons, des Shawaneses, des Delawares, des Turturs et des Six Nations". Répondant à un appel que lui avaient adressé les nations indiennes confédérées, lord Dorchester a notamment déclaré :

         [Traduction]                 
         Vous m'avez dit, il y en a qui disent; que le Roi votre Père, en faisant la paix avec les États-Unis, a donné à ceux-ci vos territoires.                 
         Je ne pense pas que le gouvernement des États-Unis s'exprimerait ainsi, et cette information a dû être transmise par des personnes mal renseignées.                 
         Vous savez très bien que personne ne peut donner ce qu'il ne possède pas.                 
         Lorsque le Roi a fait la paix et a donné son indépendance aux États-Unis, il a conclu un traité dans lequel il fixait une ligne de démarcation entre les nouveaux États-Unis et lui-même; cela veut simplement dire qu'au-delà de cette ligne il n'interviendra pas.                 
         [...]                 
         Mais, mes Frères, cette ligne, que le Roi a tirée entre lui-même et les États, même si le traité était entré en vigueur, n'aurait pu en rien porter atteinte à vos droits.                 

         Les droits du Roi à l'égard de votre territoire n'étaient opposables qu'aux nations de l'Europe; ces droits-là, il les transmet aux États. Mais le Roi n'a jamais eu de droit à faire valoir à votre encontre, si ce n'est sur les parties de ce Pays que vous lui avez librement consenties par accord et par vente. Ainsi, comment pourrait-on dire qu'il a aliéné vos terres?                 

     M. Johnston a témoigné que lord Dorchester reconnaissait la frontière tracée en 1783, et déclarait que celle-ci ne s'appliquait pas aux Indiens. Selon M. Johnston, lord Dorchester parlait là non seulement des droits territoriaux, mais également des droits qui, trois ans plus tard, devaient être évoqués dans le Traité Jay " c'est-à-dire le droit de passer et de repasser librement avec des marchandises. M. Johnston a cependant dit que l'allocution de lord Dorchester s'adressait aux Indiens du nord-ouest américain.

     Dans sa déposition, Mme Holmes a déclaré que l'expression "indiens confédérés" comprend plusieurs groupements différents et qu'on ne sait donc pas très bien quelles étaient les nations représentées à cette assemblée. D'après elle, lord Dorchester réagissait au fait que les nations indiennes estimaient avoir été abandonnées par les Britanniques et, en raison de ce que leur avaient dit les Américains, pensaient que les Britanniques avaient aliéné leur territoire. Lord Dorchester assurait ainsi aux Indiens que les Britanniques n'avaient eu aucun droit sur les territoires en question. Il a également déclaré que la frontière n'était pas censée affecter les nations indiennes. À la fin de son allocution, lord Dorchester a déclaré :

         [Traduction]                 
         Vous voyez bien que le Roi ne vous a pas oubliés, qu'il est soucieux de votre bien-être et qu'il a ordonné à ses serviteurs de s'occuper de vous et de vous donner toutes les marques de sa bonté et de son amitié.                 

     Mme Holmes a témoigné que cela voulait dire un commerce avantageux pour l'ensemble des Indiens. À l'époque, les Six Nations étaient fixées à la rivière Grand, à Kahnawake, à Akwesasne et à Kanesatake. Assistaient à la conférence, les chefs et guerriers délégués à cet effet. Mme Holmes a également déclaré qu'il ressort d'une rencontre avec les Sept Nations, en 1794, que les Sept Nations étaient effectivement représentées à l'assemblée de 1791, et par voie de conséquence la communauté d'Akwesasne. À la conférence de 1794, lorsqu'il s'est adressé aux Sept Nations, lord Dorchester a évoqué une rencontre qui avait eu lieu [traduction] "juste avant mon dernier départ pour l'Angleterre". Il s'agissait de la rencontre qui avait eu lieu en 1791. J'estime que les propos de lord Dorchester ne s'appliquaient qu'au commerce avec les Britanniques du côté canadien de la frontière.

     M. Graves a témoigné que lord Dorchester avait dit aux nations indiennes réunies à l'occasion de ce Conseil que, en ce qui concerne leurs territoires, le Roi n'étendrait pas son influence jusqu'aux territoires situés du côté américain. Joseph Brant était présent, représentant les Six Nations résidant en territoire britannique, les autres nations étant celles de la Confédération du nord-ouest. Brant parlait également au nom de la Confédération du nord-ouest. Selon M. Graves, c'est tout naturellement que la Confédération du nord-ouest a choisi Brant en tant que porte-parole étant donné que c'est lui que les Blancs des deux côtés de la frontière connaissaient le mieux. On n'a pas considéré à cette occasion qu'il ne parlait qu'au nom des Six Nations. En 1791, le gouvernement américain a envoyé un émissaire officiel aux Six Nations résidant en territoire américain à Buffalo Creek afin de demander aux représentants de cette confédération (c'est-à-dire représentant les Six Nations résidant en territoire américain) de se rendre à l'ouest en mission de paix. Cette demande a été rejetée. Mais, comme l'avait suggéré Brant, les Six Nations ont décidé d'envoyer leur propre délégation. Présidée par Brant, cette délégation est arrivée au bas des rapides de Maumee (près de Maumee en Ohio) en juin 1791 afin de participer à une réunion entre les Six Nations et les nations de l'Ohio. À cette date, les nations de l'Ohio avaient déjà formé une sorte de confédération assez lâche que les historiens appellent généralement "confédération du nord-ouest". Brant a constaté chez les nations du nord-ouest un manque d'unanimité et les discussions se sont accompagnées d'une tension supplémentaire puisqu'on avait entendu dire que des forces américaines faisaient route vers eux. L'assemblée a donc décidé d'envoyer une délégation à Québec afin de demander à lord Dorchester si la confédération du nord-ouest pouvait espérer obtenir une aide militaire des Britanniques. Les Américains n'avançaient ni vers les Iroquois résidant au Canada, ni vers les Iroquois résidant aux États-Unis, mais contre les peuples algonquiens résidant dans ce qu'on appelait le vieux nord-ouest. La situation était assez grave et ils sont donc allés à Québec pour demander l'aide de lord Dorchester. Ainsi, lorsque lord Dorchester a déclaré que [traduction] "le Roi n'aurait jamais pu abandonner vos droits", il parlait, étant donné le contexte de l'époque, de la Confédération du nord-ouest.

     M. Graves a dit que des Iroquois étaient représentés à cette rencontre, mais, compte tenu du contexte, les problèmes qui ont été discutés alors étaient ceux des Indiens résidant dans les territoires situés du côté américain de la frontière. Les Iroquois résidant en territoire britannique n'éprouvaient aucun problème à l'époque étant donné qu'on leur avait déjà reconnu des territoires. Les seuls Indiens combattant encore les Américains étaient les nations du nord-ouest habitant du côté américain de la frontière.

     À la page 23 de son rapport, M. Graves conclut de la sorte :

         [Traduction]                 
         En somme, l'allocution de Dorchester, le 15 août 1791, qui s'adressait aux délégués de la Confédération du nord-ouest et des Six Nations habitant sur ce qui était devenu le territoire américain, a exposé la position de la Couronne telle que Dorchester la concevait, considérant les événements des dix années précédentes. Mais Dorchester a pris le soin de préciser que l'influence britannique ne s'étendait plus en territoire américain et qu'au mieux il pouvait offrir aux délégués de se proposer comme médiateur dans le cadre de leurs différends avec le gouvernement américain. Lorsque Dorchester a dit aux délégués que le Traité de Paris de 1783 [traduction] "n'aurait pu en rien porter atteinte à vos droits", il est certain qu'il parlait non pas des droits commerciaux de ces nations, mais de leur droit de préemption.                 

     En ce qui concerne l'allocution de lord Dorchester, je retiens l'opinion de M. Graves. Bien que des Iroquois aient été présents lors de cette assemblée, lord Dorchester s'adressait aux Premières nations résidant en territoire américain.

     Le Traité Jay de 1794 a été négocié par lord Grenville, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne et le juge en chef des États-Unis, John Jay. Selon l'article 3 du Traité Jay :

     LE TRAITÉ JAY - ARTICLE 3

         [Traduction]                 
         Il est convenu qu'il sera en tout temps libre aux sujets de Sa Majesté et aux citoyens des États-Unis, ainsi qu'aux Indiens résidant sur l'un ou l'autre côté des frontières, de passer et repasser librement par terre ou par la navigation intérieure dans les territoires et pays des deux parties respectivement, sur le continent de l'Amérique (le pays en dedans des limites de la Compagnie de la Baie d'Hudson seulement excepté) et de naviguer sur tous les lacs et rivières d'iceux et d'avoir un commerce libre les uns avec les autres. [...]                 
         Tous les biens et marchandises, dont l'importation dans lesdits territoires de Sa Majesté en Amérique, ne sera pas entièrement interdite, pourront librement, aux fins du commerce, être transportés dans lesdits territoires de la manière prévue, par les citoyens des États-Unis, et ces biens et marchandises ne seront pas soumis à des droits de douane plus élevés que ceux auxquels sont tenus les sujets de Sa Majesté pour l'importation de ces mêmes marchandises d'Europe dans lesdits territoires. De même manière, tous les biens et marchandises dont l'importation aux États-Unis ne sera pas entièrement interdite, pourront librement, aux fins du commerce, être importés aux États-Unis, de la manière prévue, par les sujets de Sa Majesté, et ces biens et marchandises ne seront pas assujettis à des droits de douane plus élevés que ceux auxquels seraient tenus les citoyens des États-Unis dans le cadre de l'importation de ces mêmes marchandises à bord de vaisseaux américains dans les ports atlantiques desdits États-Unis. Et tous les biens dont l'exportation n'est pas interdite à partir desdits territoires, pourront de même manière être transportés de ces territoires par les deux parties respectivement, sur paiement des droits prévus.                 
         Il ne sera levé par aucune des parties aucun droit d'entrée sur les pelleteries apportées par terre ou par la navigation intérieure dans lesdits territoires respectivement, et les Indiens passant ou repassant avec leurs propres effets et marchandises, de quelque nature qu'ils soient, ne seront sujets pour iceux à aucun droit ou impôt quelconque. Mais les marchandises en balles, ou autres gros paquets, qui ne sont pas communs parmi les Indiens, ne seront point considérés comme des marchandises appartenant bona fide aux Indiens.                 
         Aucun droit de passage ou de transport plus élevé que ceux que doivent acquitter les indigènes ne sera exigé d'un côté ou de l'autre; et aucun droit de douane ne sera payable sur des marchandises qui ne feront, d'un côté ou de l'autre, que franchir des portages ou des lieux de passage afin d'être immédiatement réembarquées et transportées vers un autre Endroit. Mais, étant donné que cette stipulation ne doit servir qu'à assurer à chaque partie un libre passage pour franchir les portages des deux bords, il est convenu que cette exemption des droits de douane ne s'appliquera qu'aux marchandises transportées le long de la route habituelle et directe franchissant le portage, et ne devront pas, d'une manière ou d'une autre, être vendues ou échangées au cours de ce passage de portage, et des règlements pourront être adoptés afin d'éviter toute possibilité de fraude à cet égard.                 
         Étant donné que le présent article est censé mieux préciser les avantages locaux dont les deux parties bénéficient, et contribuer à l'amitié et à la bonne entente, il est convenu que les gouvernements respectifs encourageront tous les deux ce commerce amical en assurant une justice diligente et impartiale et en assurant à toutes les personnes concernées les protections nécessaires.                 
         [Non souligné dans l'original]                 

     Pour ce qui est de la question soumise à la Cour, le paragraphe clé est celui qui prévoit que :

         Il ne sera levé par aucune des parties aucun droit d'entrée sur les pelleteries apportées par terre ou par la navigation intérieure dans lesdits territoires respectivement, et les Indiens passant ou repassant avec leurs propres effets et marchandises, de quelque nature qu'ils soient, ne seront sujets pour iceux à aucun droit ou impôt quelconque. Mais les marchandises en balles, ou autres gros paquets, qui ne sont pas communs parmi les Indiens, ne seront point considérés comme des marchandises appartenant bona fide aux Indiens.                 

     M. Johnston a expliqué que les Britanniques avaient commis une bévue en ignorant, dans le Traité de Paris de 1783, toute référence aux Indiens. D'après lui, le Traité Jay constituait un traité complémentaire. Dans son rapport, M. Johnston a déclaré qu'alors que, dans sa version définitive, le Traité Jay renonce formellement aux comptoirs situés dans l'ouest des États-Unis, cette disposition, voulue par les Britanniques, a été incluse dans le traité afin d'apaiser le mécontentement des nations de la Confédération. Contrairement au Traité de Paris de 1783, le Traité Jay reconnaît pleinement la présence et la situation des Indiens. Mais, ainsi que l'a reconnu M. Mohawk, la disposition que les Indiens vivant aux États-Unis s'attendaient à voir les Britanniques inscrire dans le Traité de Paris de 1783, aurait stipulé que les Britanniques n'avaient jamais revendiqué la propriété de leurs territoires traditionnels et que le Traité de 1783 ne pouvait donc pas transmettre aux États-Unis un titre sur ces mêmes territoires. Je considère donc que le Traité Jay ne constituait pas un traité de paix complémentaire qui serait venu s'ajouter au Traité de Paris.

     M. Johnston a été interrogé sur le sens de la clause restrictive insérée dans le Traité Jay et précisant que :

         [...] Mais les marchandises en balles, ou autres gros paquets, qui ne sont pas communs parmi les Indiens, ne seront point considérés comme des marchandises appartenant bona fide aux Indiens.                 

     Il a répondu que :

         [Traduction]                 
         [...] si l'on apercevait des Indiens transportant des marchandises qui ne pouvaient qu'appartenir à d'autres, disons à des négociants britanniques, qui ne pouvaient pas bénéficier de la franchise douanière reconnue aux Indiens et qui auraient pu vouloir contourner de cette manière le règlement. Cela aurait constitué un méfait.                 

     À la page 74 de son rapport, M. Venables déclare :

         [Traduction]                 
         Pour les Britanniques et leurs alliés indiens, le Traité Jay devait affirmer en droit international ce qui avait antérieurement été affirmé par la présence de troupes britanniques dans les comptoirs tels qu'Oswego et Niagara. Pour sa part, les États-Unis obtenaient la remise des places fortes. Pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, l'absence de garanties concernant le libre commerce des Indiens de part et d'autre de la frontière aurait entraîné le risque d'une guerre comparable à celle qu'avait déclenchée Pontiac et ses partisans en 1763 " en étouffant les droits de commercer des Indiens, c'est en fait l'Angleterre qui avait été la cause de cette guerre.                 

     Aux pages 55-56 de son rapport, M. Venables explique de la manière suivante le libellé de l'article 3 du Traité Jay :

         [Traduction]                 
         Il est clair que dans la langue du xviiie siècle, les Indiens étaient des "camelots" plutôt que des "marchands". La clause restrictive contenue à l'article 3 du Traité Jay est censée assurer, semble-t-il, que les Indiens ne deviendront, justement, pas des marchands puisqu'ils ne sont citoyens ni du Canada britannique ni des États-Unis. Étant donné que le commerce des Indiens ne pouvait être réglementé ni par la Grande-Bretagne, ni par les États-Unis, il fallait que les Britanniques et les Américains interdisent précisément aux Indiens d'acquérir ce statut de marchand " ce qui leur aurait permis d'acquérir de grosses cargaisons de marchandises, de les acheter en gros, à crédit et à l'étranger.                 
         Le fait qu'un "camelot" était considéré, en Amérique du Nord au xviiie siècle, comme une personne qui ne se livrait pas à un commerce de gros, qui n'effectuait pas de gros achats à crédit, l'expression "se déplaçant souvent" indique comment et pourquoi, en anglais, on considérait les Indiens comme des "traders" et non pas comme des "merchants".                 

     Aux pages 52 à 54 de son rapport, M. Venables s'attarde sur les mots "avec leurs propres effets et marchandises, de quelque nature qu'ils soient". Dans son rapport, M. Venables a précisé qu'à l'époque du Traité Jay, les Indiens pouvaient très bien transporter de manière "commune" tout un éventail de produits manufacturés. Ce qui était "commun" est bien sûr relatif à la période en question et à la nation indienne concernée. Aux pages 53 et 54 de son rapport, M. Venables a écrit que :

         [Traduction]                 
         La "Liste de marchandises indiennes", décrite en 1761 et retrouvée dans The Papers of Sir William Johnson , évoquée plus tôt dans ce rapport, à la note 89, donne une idée de la grande diversité des produits manufacturés "communs" chez les Indiens d'Amérique au milieu du xviiie siècle. Chaque année, les Indiens d'Amérique adoptaient de nouveaux objets provenant de cultures non indiennes. Ce qui était donc "commun" serait relatif à l'année en question et à la nation indienne concernée. À titre d'exemple de la manière dont le commerce a très tôt influencé les situations qui pourraient être tenues pour "communes", disons qu'en 1634, les Mohawks avaient déjà, à l'intérieur de leurs longues maisons, pour séparer les pièces, les portes faites de planches et suspendues par des charnières en fer.                 
         Historiquement, le mot "commun" a donc toujours eu un sens relatif. Dans ce contexte précis, vers la fin du xxe siècle, il n'y a presque aucun objet matériel, quelle que soit sa provenance dans le monde, qui puisse être considéré comme non "commun" chez les Indiens d'Akwesasne.                 
         De plus, au Canada, depuis au moins le xviie siècle, des intermédiaires indiens emportaient ces marchandises aux Indiens de nations autres que les leurs afin de les échanger contre des fourrures.                 
         Étant donné le développement constant du libre-échange entre les nations indiennes, la manière dont le Traité Jay a été rédigé devait, bien sûr, également permettre que, en contrepartie de leurs efforts, les Indiens soient payés soit en marchandises, soit en argent. Afin d'assurer le maintien du libre-échange garanti aux Indiens, le Traité Jay leur permettait donc, à l'évidence, de transporter les marchandises et (ou) l'argent nécessaire pour payer d'autres Indiens participant à ce commerce.                 

     [Les notes en bas de page n'ont pas été reprises.]

     M. Venables a ensuite évoqué le point de vue des Iroquois et la manière dont ils auraient compris le Traité Jay pour ce qui est du commerce. D'après eux :

         [Traduction]                 
         [...] si une guerre aurait été néfaste pour l'Angleterre, ainsi que pour son commerce dans les régions de l'ouest, une guerre aurait également été néfaste pour les Haudenosaunees. Ils en avaient fait l'expérience au cours de la révolution américaine. Ils ne voulaient pas risquer une nouvelle guerre.                 
         Par contre, les Anglais et les États-Unis ont saisi l'occasion pour empêcher que les Cinq Nations s'allient avec les Indiens de la région qui aujourd'hui forme l'État de l'Ohio.                 

     M. Venables a expliqué qu'à cette époque les Iroquois étaient très conscients du besoin d'ouvrir les voies du commerce en temps de paix.

     M. Graves a témoigné que, dans le Traité de Paris, deux choses avaient entraîné des problèmes qui ont poussé à conclure le Traité Jay. D'abord, le Traité de Paris ne contenait aucune mention des nations indiennes de l'Amérique du Nord. Ensuite, bien qu'aux termes de ce traité, la Grande-Bretagne devait abandonner toutes ses places fortes situées en territoire américain, elle en a en fait conservé sept ou huit. Trois de ces places fortes étaient situées dans l'actuel État de New York (Ogdensburg, Oswego et Youngstown); quatre étaient dans ce qu'on appelait à l'époque le nord-ouest. L'ancien nord-ouest comprenait, à peu près, le Michigan, l'Ohio et l'Illinois (Érié) et la Pennsylvanie; ces places fortes étaient situées à Sandusky (Ohio), Detroit (Michigan) et Mackinac Island (Michigan). La Grande-Bretagne a conservé ces places jusqu'en 1796 et c'est justement une des questions qui a été réglée dans le cadre du Traité Jay de 1794.

     Selon M. Graves, lord Grenville, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, et premier secrétaire en charge des "Home Affairs", a été chargé par le gouvernement britannique de négocier ce traité au nom de la Grande-Bretagne. Le juge en chef des États-Unis, John Jay, a été chargé de négocier ce traité au nom de son gouvernement. John Jay a compris que si l'on ne faisait qu'autoriser les peuples autochtones résidant en territoire britannique à se rendre aux États-Unis, ce pays perdrait à la fois des marchés et des revenus. Il a donc insisté pour que l'accord sur ce point soit réciproque. Le gouvernement américain avait demandé à John Jay de veiller à ce que soit incluse dans le traité une disposition qui permettrait de réduire l'influence que les Britanniques exerçaient sur les Indiens vivant en territoire américain. Pour Grenville, le principal était la continuation du commerce des fourrures. Jay a donc dû se contenter d'une disposition prévoyant la réciprocité.

     M. Graves a rappelé que, selon le traité, ni l'une ni l'autre des parties ne devait lever de droits d'entrée sur les pelleteries, quel que soit le transporteur. Le sens de l'expression "leurs propres effets et marchandises, de quelque nature qu'ils soient", est donné dans la version proposée par Jay. Cette disposition permet aux Indiens de franchir la frontière sans payer de droits de douane sur leurs biens personnels, mais les marchandises ou biens destinés à la revente ("marchandises en balles, ou autres gros paquets qui ne sont pas communs parmi les Indiens") ne devraient pas être considérés comme des biens personnels et ne devaient donc pas passer en franchise. On entendait par biens communs entre les Indiens les produits artisanaux, les marchandises de provenance indienne, les fourrures, apprêtées ou non. Toute autre marchandise devait acquitter des taxes ou des droits de douane.

     Pour M. Graves, cela répondait au principal souci de Grenville, qui était de voir continuer sans encombre le commerce des fourrures, mais aussi au souci de Jay, qui était d'éviter toute perte de revenu provenant des droits de douane. Ainsi, les Indiens pouvaient franchir la frontière avec des pelleteries et leurs biens personnels. Les Britanniques entendaient permettre aux Indiens résidant en territoire américain de franchir la frontière afin d'apporter leurs fourrures aux comptoirs britanniques, mais rien que les fourrures, à l'exclusion de marchandises en quantités commerciales, en balles ou en gros paquets, car il est clair qu'on craignait que les Blancs abuseraient de ce privilège reconnu aux Indiens et que cela alimenterait la contrebande. Cela ressort d'ailleurs de la note écrite par Simcoe :

         [Traduction]                 
         [...] l'entière possibilité d'admettre les sujets de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur leur territoire respectif aux fins du commerce, mais il est tout à fait certain que l'intention n'avait jamais été de permettre aux marchandises de contrebande de passer des territoires indiens aux territoires respectifs des deux puissances en échappant à la confiscation ou aux autres sanctions que l'un ou l'autre gouvernement pourrait entendre imposer afin de réglementer le commerce sur son territoire.                 
         [Voir lettre de Simcoe à Hammond, 20 juillet 1794 dans The correspondence of Lieut. Governor John Graves Simcoe, sous la direction de E.A. Cruikshank, vol. II (Toronto : Ontario Historical Society, 1924) à la page 332]                 

     D'après M. Graves, cela rend bien compte de l'objectif constant depuis la signature du Traité d'Utrecht : la réglementation du commerce. On a donc favorisé, pour les Blancs et pour les Autochtones, cette réciprocité de circulation afin d'encourager le commerce. Cela favorisait l'activité économique et, partant, les rentrées d'impôts. Dans le contexte historique des troubles survenus dans la région du nord-ouest du fait que les Britanniques avaient conservé des places fortes en territoire américain, et compte tenu de la nature même du commerce de la fourrure, des préparatifs et intentions de Grenville et du gouvernement britannique dans l'optique de la négociation du traité, des instructions, intentions et préparatifs du juge en chef John Jay et de la forme définitive donnée à l'article 3 du traité du même nom, M. Graves estime que le Traité Jay n'a pas accordé au chef Mitchell, en tant que Mohawk d'Akwesasne, le droit de franchir la frontière avec des marchandises sans acquitter de taxes ou de droits de douane. Le Traité Jay visait les Indiens vivant en territoire américain. Les autorités britanniques ont évalué la situation militaire et décidé que, après 1783, le risque militaire ne provenait pas des peuples autochtones vivant en Amérique du Nord britannique. D'après eux, la menace provenait des peuples autochtones vivant en territoire américain et pouvant se sentir abandonnés. Encore une fois j'accepte le témoignage de M. Graves sur ce point.

     Le demandeur a fait état de deux rencontres avec les Premières nations après la signature du Traité Jay, entendant démontrer que les droits reconnus et affirmés par l'article 3 du traité avaient été confirmés et acceptés par les Iroquois. La première de ces rencontres a eu lieu le 28 août 1795 à Fort Erie. La Couronne était représentée à Fort Erie par le lieutenant-gouverneur John Graves Simcoe du Haut-Canada et Joseph Brant était le porte-parole des Six Nations. J'estime que lorsqu'on parle du "présent traité", on entend le Traité Jay. Le lieutenant-gouverneur Simcoe avait déclaré à cette occasion :

         [Traduction]                 
         Mes Frères : Par le présent traité, vos droits sont sauvegardés et leurs bases anciennes sont confortées.                 
         Mes frères : J'ai ici en main le Traité, imprimé aux États-Unis. Il fonde vos droits sur les mêmes bases que celles qui avaient été antérieurement convenues par les nations françaises et britanniques et que j'ai réitérées au mois d'octobre dernier aux Indiens de l'Ouest en ces termes, "Mes enfants. Lors de la victoire sur la nation française, notre ennemi à tous, les intérêts de vos aïeux, et les vôtres, leurs enfants, n'ont pas été oubliés dans le Traité conclu entre les conquérants anglais et les Français. Il était prévu que vos droits seraient sauvegardés, ces mêmes droits dont vous bénéficiez en tant que peuple indépendant. Il a été déclaré que, pour commercer, vous aviez le droit de vous rendre dans les camps anglais et dans les camps français et que vous aviez le droit, qui est inséparable de votre existence en tant que peuple indépendant, d'accueillir dans vos camps des marchands de l'une et l'autre nation, selon votre intérêt ou votre inclination".                 
         Mes Frères des Six Nations : C'est sur ces principes-là que le présent Traité a été conclu et vous avez le droit de vous rendre dans les établissements britanniques et dans les établissements des États-Unis, comme bon vous semble, et, en passant ou en repassant la frontière avec vos propres biens et marchandises, de quelque nature qu'ils soient, vous n'aurez à acquitter aucun impôt ou droit de douane.                 
         Mes Frères : Vous pouvez donc voir que ce traité instaure entre vous et les sujets du Roi une communication constante et perpétuelle et, à l'avenir, nos relations et notre commerce sont garantis sur ces bases générales et sans entrave.                 

     J'estime que, là, Simcoe établissait un lien entre l'article 3 du Traité Jay et le Traité d'Utrecht. M. Johnston a confirmé que, à son avis, en parlant du traité entre les conquérants britanniques et les Français, Simcoe parlait du Traité d'Utrecht et non de la Paix de Paris de 1763. Il évoquait également les droits qu'avaient les Cinq Nations de voyager librement et de franchir la frontière avec leurs propres biens sans payer de taxe ou de droits de douane sur ces biens.

     Dans sa réponse, Brant a remercié Simcoe de son explication concernant la perfidie des États-Unis et a confirmé le principe des cadeaux annuels ("les bontés de Notre Père"), demandant même l'accroissement de ceux-ci, et confirmant la manière dont il comprenait le traité évoqué par Simcoe :


         [Traduction]                 
         Mon Frère : Nous sommes heureux de vous entendre dire que ce Traité a entièrement préservé nos droits en tant que peuple libre et indépendant et nous espérons que nous pourrons trouver, chez les Britanniques, les articles de meilleure qualité et meilleur marché dont nous aurons besoin, car nous préférons faire affaire avec les Britanniques.                 

     Mme Holmes a témoigné que le langage et le cérémonial utilisé lors de cette rencontre relevaient du protocole diplomatique. Mme Holmes a relevé que les propos du gouverneur Simcoe indiquent que ce traité n'avait créé aucun droit nouveau. Il s'agissait, plutôt, de sauvegarder un droit préexistant dont les "bases anciennes sont confortées". Lorsque, à la fin de son allocution, Simcoe a déclaré : [traduction] [...] et il me fera plaisir d'être l'instrument de sa bonté pour tous ses enfants indiens", Mme Holmes estime qu'il ne parlait pas seulement des Six Nations représentées à la rencontre, mais de tous les Indiens. M. Johnston a déclaré que, lors de cette rencontre, le gouverneur Simcoe s'adressait aux Six Nations de la rivière Grand mais qu'il n'était pas possible de dire si les Indiens présents ce jour-là venaient d'un territoire américain ou du territoire canadien.

     Mme Holmes a insisté sur le fait que le gouverneur Simcoe agissait conformément aux instructions du duc de Portland, secrétaire d'État chargé du "Home Department". Le duc avait écrit à Dorchester, gouverneur du Bas-Canada ainsi qu'à Simcoe, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada. Dans sa lettre à Dorchester, il écrivait :

         [Traduction]                 
         [...] Permettez-moi, Monseigneur, d'attirer votre attention particulière sur les articles relatifs aux provinces nord-américaines de Sa Majesté et notamment au Haut et Bas Canada, afin, Monseigneur, que rien ne vienne retarder la prise des mesures nécessaires.                 
         Vous aurez Monseigneur, fort bien compris et jaugé l'attention toute particulière qui a été accordée aux intérêts commerciaux des deux Canada, aussi bien en ce qui concerne les États américains que les Indiens. Mais, Monseigneur, votre attention sera en priorité retenue par le souci de recueillir tous les avantages susceptibles d'être procurés par ces stipulations, tout en obviant aux difficultés passagères que pourraient occasionner certaines de ces dispositions touchant l'abandon de nos postes fortifiés.                 
         Cela étant, j'imagine qu'il vous sera nécessaire de tout faire [...] pour convaincre les Indiens qu'il ne s'agit pas simplement de continuer comme auparavant, mais bien d'accroître, sans interruption aucune, nos actuelles relations commerciales avec eux dans toute la mesure du possible.                 

     Mme Holmes a témoigné que Portland attirait l'attention des deux gouverneurs du Canada sur l'importance de communiquer aux nations indiennes du Haut et du Bas Canada, la teneur du Traité Jay et de faciliter et de favoriser le commerce avec eux. À la page 170, on le voit déclarer :

         [Traduction]                 
         Il faudra, Monseigneur, que vous fassiez de votre mieux, de concert avec M. Hammond et avec le lieutenant-gouverneur Simcoe afin de réaliser un but aussi avantageux pour toutes les parties en question, savoir la fin des hostilités actuelles entre les États américains et les Indiens.                 

     Encore une fois, d'après Mme Holmes, il reliait les idées de paix, d'alliance et de commerce, demandant aux deux gouverneurs de faciliter la mise en oeuvre du traité en expliquant tout cela aux Indiens.

     Dans sa lettre à Simcoe, Portland écrivait :

         [Traduction]                 
         J'ai déjà, dans ma lettre en date du 19 novembre, souligné toute l'importance qu'il y a actuellement à s'attacher l'affection des Indiens par tous les moyens à ma disposition. Cela se fera beaucoup plus facilement si on leur explique que cette partie du traité (lorsqu'il aura été rendu public) qui sauvegarde pour l'avenir notre commerce et nos relations avec eux et place ces deux activités sur un fondement plus général et plus libre qu'elles ne le sont actuellement, et en les convaincant que nous étant engagés à ne conserver aucun territoire situé du côté américain de la nouvelle frontière définie par les traités, nous [...]                 

     Il poursuit en disant que les Indiens devraient accepter l'abandon des postes fortifiés.

     M. Graves a également souligné l'importance des instructions transmises par le premier ministre Portland à lord Dorchester et au gouverneur Simcoe. À la page 54 de son rapport, M. Graves mentionne la lettre de Portland à Dorchester. Portland demandait à Dorchester de bien faire comprendre aux Indiens que le retrait, par les Britanniques, des postes litigieux, ne gênerait en rien la traditionnelle liberté de circulation dont jouissaient les Indiens dans leur commerce avec les Britanniques mais aurait, plutôt, pour effet de :


         [Traduction]                 
         [...] garantir aussi bien pour nous que pour les Indiens, d'un côté comme de l'autre de la frontière de 1783, les relations et les communications les plus libres, les deux ayant la possibilité et les moyens de commercer l'un avec l'autre, mieux que ne le peuvent les Américains étant donné leur situation vis-à-vis des Indiens.                 

     M. Graves a témoigné que les nations représentées à Fort Erie étaient les Six Nations, à la fois celles de la rivière Grand et celle de la région ouest de New York. Le gouverneur Simcoe avait, à cette occasion, décrit les droits exposés dans le Traité Jay, et les Six Nations, par l'entremise de Joseph Brant, un des chefs iroquois de la rivière Grand, avaient répondu. Selon M. Graves, il ressort clairement de cette réponse que Joseph Brant parlait au nom des Six Nations vivant en territoire américain. À la page 62 de son rapport, M. Graves a écrit que :

         [Traduction]                 
         On peut constater, d'après ses propos mêmes, que Brant parlait surtout au nom des Six Nations habitant en territoire américain et non pas au nom des peuples indiens de la rivière Grand habitant au Canada, étant donné que ces derniers avaient déjà librement accès aux postes britanniques. L'intention d'obtenir des Britanniques des "marchandises de meilleure qualité et meilleur marché" montre bien que, pour les Six Nations habitant en territoire américain, le souci principal était de pouvoir continuer à franchir la frontière afin de commercer avec les comptoirs britanniques.                 

     La seconde rencontre invoquée par le demandeur a eu lieu à Chenail Écarté, en août 1796. Là, le colonel McKee, surintendant général adjoint des Affaires indiennes a rencontré les chefs des Chippewas et des Outaouais. Aucun représentant des nations iroquoises n'était présent à ce conseil. Le colonel McKee, représentant britannique, a réitéré, à peu de choses près, ce que Simcoe avait dit aux Six Nations. Il a évoqué les promesses inscrites dans le Traité Jay et invité toutes les nations indiennes nommées dans le dernier traité conclu avec les États-Unis à utiliser Chenail Écarté (l'île Walpole) comme lieu de rencontre et de résidence.

         [Traduction]                 
         Mes enfants, le changement auquel je fais allusion est la remise des postes aux États-Unis; enfin, ces gens ont accompli les dispositions du Traité de 1783 et la justice que le Roi fait rayonner dans le monde ne lui permettrait pas de retenir le droit appartenant à un autre une fois que l'autre a respecté les conditions stipulées dans ce Traité, mais il a néanmoins eu grand soin des droits et de l'indépendance de toutes les nations indiennes qui, en vertu du dernier traité conclu avec l'Amérique, resteront parfaitement libres et indépendantes dans leur commerce et dans leurs territoires de chasse et pourront commercer avec ceux qu'ils ont choisis.                 
         [...]                 
         Mes enfants, l'emplacement de ce lieu est particulièrement propice à un feu de conseil général pour toutes les nations " la communication entre les Six Nations, les nations du Canada et toutes les nations et tribus du Nord et du Mississippi est extrêmement facile et il ne sera pas difficile de les assembler ici à chaque fois que les affaires ou les intérêts des Indiens l'exigeront.                 

     Mme Holmes a déclaré que, de cette citation, il y a lieu de retenir trois choses importantes :

         [Traduction]                 
         C'est l'indépendance des nations indiennes, la référence globale à l'ensemble des nations indiennes, puis la référence à un commerce libre et ouvert.                 

     Mme Holmes a expliqué qu'à la conférence de Chenail Écarté, le colonel McKee a parlé de toutes les nations indiennes et non pas simplement des Ojibways et des Outaouais qui y étaient représentés. M. Johnston est du même avis. Il a témoigné que le colonel McKee, en s'adressant aux chefs des Ojibways et des Outaouais, a parlé de toutes les nations indiennes qui, en vertu de ce dernier traité en date conclu avec l'Amérique, seraient parfaitement libres de poursuivre sans entraves leur commerce. M. Johnston estime que cela s'entendait bien de tous les Indiens et non pas uniquement de ceux qui étaient représentés, sans cela McKee aurait dit : "Toutes les nations indiennes ici réunies". Prononçant son allocution dans l'Ouest, McKee assurait aux nations du nord-ouest, lors de cette réunion, que, en s'exprimant ainsi, il entendait englober également les autres nations.

     Dans son rapport, M. Graves a insisté sur le fait qu'à cette réunion, n'étaient représentées ni les Sept Nations du Canada, ni les nations de la rivière Grand ni, encore, les Six Nations habitant en territoire américain. À la page 63 de son rapport, M. Graves a écrit que le colonel McKee faisait savoir aux Indiens que les postes litigieux seraient évacués, assurant les Chippewas et les Outaouais que, dans le traité, le Roi avait garanti leurs droits et leur indépendance. Le reste du discours de McKee portait sur les territoires que, sur ordre de Simcoe, le "Indian Department" avait obtenu près de Chenail Écarté afin de fournir des terres aux milliers de réfugiés indiens arrivés de la vallée de l'Ohio. J'estime que les Iroquois n'étaient ni présents ni représentés lors de cette réunion.

LE TRAITÉ DE GHENT DE 1814 ET LES CONSEILS

     Le Traité de Ghent a été conclu par les Américains et les Britanniques à la fin de la guerre de 1812. Le demandeur estime que le Traité de Ghent a également entraîné une concession réciproque de la part des Britanniques et des Premières nations. Ce traité donnait également aux Britanniques l'occasion de reconnaître l'aide que leur avaient apportée leurs alliés indiens au cours de la guerre de 1812. Le défendeur estime, encore une fois, que le but du Traité de Ghent et des rencontres qui l'ont suivi était de consolider les alliances avec les Indiens du nord-ouest américain.

     En ce qui concerne le rôle joué, au cours de la guerre de 1812, par les alliés indiens des Britanniques, M. Johnston a écrit, aux pages 22-23 de son rapport :

         [Traduction]                 
         Quels qu'aient été l'engagement et le rôle des Indiens, il est clair que, sans leur appui matériel et moral dans les premiers temps de la guerre, les Britanniques se seraient trouvés en très mauvaise posture puisque ils ne disposaient que de forces assez réduites. Ainsi que l'ont démontré plusieurs spécialistes de ce domaine, y compris G.F.G. Stanley, Helen J. Tanner et, plus récemment, Robert S. Allen, dans plusieurs batailles la victoire n'a été acquise que par l'intervention opportune des alliés indiens des Britanniques. La prise de Detroit, en août 1812, et la bataille décisive de Queeston Heights, au mois d'octobre suivant, le montrent bien. Dans d'autres cas, aussi bien dans la région de l'Ouest que sur la frontière du Niagara (et particulièrement lors de la bataille de Beaver Dams, en juin de 1813, à laquelle ont pris part les guerriers de Caughnawaga et des Six Nations) la victoire est en grande partie due aux efforts des guerriers autochtones.                 
         Pour voir, dans une sorte de scénario catastrophe, comment les choses auraient pu tourner autrement, demandons-nous, comme Hawkesbury aurait été tenté de le faire, ce qui se serait passé si, pour une raison ou pour une autre, les Indiens avaient abandonné les Britanniques afin de s'entendre avec les Américains? Au tout début de la guerre, Brock craignait qu'il en soit ainsi. Heureusement pour les Britanniques, ce qu'on craignait le plus ne s'est pas produit.                 

     Pour bien montrer que, pendant la guerre de 1812, et après avoir déclaré leur neutralité, les Six Nations sont devenues des alliés indépendants, M. Johnston reprend à son compte les propos de John Burrows dans A Genealogy of Law: Inherent Sovereignty and First Nations Self-Government :

         [Traduction]                 
         Le fait que les Premières nations aient participé à la guerre de 1812 montre bien que les peuples indiens entendaient assumer pleinement leurs responsabilités à l'égard de leur peuple, de leurs institutions et de leur environnement. Cette interprétation est à comparer avec la manière dont les historiens "occidentaux" interprètent en général les raisons qui ont porté les Premières nations à prendre part à cette guerre. Nombreux sont en effet ceux qui estiment qu'en choisissant un camp au cours de cette guerre, les Premières nations ont renoncé à leur autonomie politique. Mais, si l'on examine cette époque du point de vue des Premières nations, on s'aperçoit qu'en prenant part à la guerre de 1812, mes ancêtres autochtones ont voulu surtout assumer pleinement leurs responsabilités afin de préserver leur autonomie politique.                 

     M. Venables a également témoigné au sujet de la participation des Six Nations à la guerre de 1812, et notamment à l'action des Mohawks d'Akwesasne. D'après M. Venables, bien qu'ils n'aient pas disposé de troupes aussi nombreuses que les Européens, les Mohawks ont été, pour les Britanniques, des alliés précieux. Les Mohawks se sont illustrés, notamment aux batailles de Chrysler's Farm et de Beaver Dams. À Beaver Dams, situé à l'ouest de la rivière Niagara, 60 Mohawks d'Akwesasne sont venus renforcer leurs frères mohawks de la réserve des Six Nations à la rivière Grand et sont parvenus à vaincre les troupes américaines. Pour M. Venables, cela montre bien la loyauté des Mohawks d'Akwesasne à la cause britannique, étant donné que Niagara est situé à une bonne distance d'Akwesasne et que, pour 60 guerriers, c'est toute une expédition. M. Venables a cité "Dominique Ducharme's Account of the Battle of Beaver Dam" où il est écrit que :

         [Traduction]                 
         Le 26 mai 1813, Sir John Johnson a donné l'ordre de quitter Lachine à la tête de 340 Indiens, à savoir 160 de Sault-Saint-Louis, 120 du lac des Deux Montagnes et 60 de St. Regis. J'étais accompagné par le lieutenant J.B. DeLorimier, Gedeon G. Gaucher, Louis Langlade, Evangeliste St. Germain et Isaac Leclair.                 
         Nous nous sommes rendus à l'amont du lac (Ontario) où nous avons été placés sous le commandement du colonel Claus. Lorsque nous sommes arrivés près de 40 Mile Creek, cet officier nous a adjoint le capitaine Carr (Kerr), le lieutenant (John) Brant et 100 Mohawks (ou Agniers). Le 20 juin, nous campions à 20 Mile Creek, où Beaver Dams, avec nos Indiens.                 

     Dans son rapport, M. Graves affirme qu'à l'exception de la bataille de Beaver Dams en 1813, les Indiens d'Akwesasne n'ont joué qu'un rôle très limité dans la guerre de 1812. Pour M. Graves, la guerre de 1812 a été pour les Indiens d'Akwesasne, une source de division. À la page 69 de son rapport, M. Graves cite la thèse de doctorat (non publiée) de Carl Benn, "The Iroquois in the War of 1812" datant du mois de mai 1995.

         [Traduction]                 
         Les Indiens d'Akwesasne ont d'abord essayé de rester neutres, attitude parfaitement compréhensible étant donné que leur communauté était à cheval sur le territoire britannique et le territoire américain. Selon l'étude la plus récente sur les rôles qu'ont joués les nations indiennes lors de la guerre de 1812 :                 
             Cette situation géographique a créé trois conditions qui leur imposaient la neutralité. La première est que la population est très profondément divisée entre les pro-Britanniques et les pro-Américains, beaucoup de gens voulant éviter la scission que provoquerait la décision d'aller en guerre. La seconde était que, si les Autochtones n'affirmaient pas leur neutralité, les Américains pourraient très facilement occuper St. Regis. Un troisième facteur était le fait que la communauté dépendait des présents que leur offraient aussi bien les Britanniques que les Américains, et qu'ils ne voulaient mécontenter ni l'une ni l'autre de ces deux sources. Sir George Prevost savait que St. Regis n'était guère défendable et a approuvé la déclaration de neutralité, tout en acceptant de maintenir ses dons à la communauté afin de ménager aux Britanniques les bonnes grâces de la population de St. Regis.                         

     M. Graves explique ensuite que les Indiens n'ont pas pu préserver leur neutralité car, en 1812, une petite troupe d'Américains s'est attaquée à St. Regis. La communauté a ensuite été occupée par une troupe de miliciens canadiens et, en novembre 1812, de nombreux habitants pro-Américains de St. Regis ont quitté la communauté. À la page 70 de son rapport, M. Graves précise que [traduction] "pendant toute la guerre, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont tous deux tenté de recruter des guerriers d'Akwesasne, ayant recours à la fois à l'argent, aux cadeaux et aux menaces. Un petit groupe de guerriers a combattu aux côtés de l'armée américaine en 1813 et en 1814". Sur ce point, je préfère le témoignage de M. Venables.

     Le demandeur affirme que les négociations qui ont abouti au Traité de Ghent illustrent encore une fois cette continuité dans l'attitude de la Couronne à l'égard des droits des Premières nations. Au cours de ces négociations, les Britanniques ont insisté sur le droit qu'ils avaient de négocier sur la "sécurité future" de leurs alliés indiens et ont posé, pour la conclusion de ce traité, le préalable de la restauration des droits de libre commerce et de libre passage, effectivement entérinés à l'article 3 du Traité Jay.

     À la page 10 de son rapport, Mme Holmes nous apprend qu'au cours des négociations menées dans le cadre du Traité de Ghent [traduction] "Les ministres britanniques ont affirmé leur droit d'inscrire dans le traité des stipulations touchant la situation de leurs alliés indiens" rappelant que le gouverneur général avait affirmé publiquement que la Grande-Bretagne "ne déserterait pas" ses alliés indiens. Dans son rapport, Mme Holmes cite les écrits des ministres britanniques exposant la position aussi bien du gouvernement britannique que du gouvernement américain lors de ces négociations. Aux pages 10 et 11, Mme Holmes cite une lettre de trois ministres britanniques participant aux négociations, envoyée le 4 septembre 1814 aux ministres des États-Unis. Voici le texte de la lettre, publiée, sous la direction de W.R. Manning, dans Diplomatic Correspondence of the United States, Canadian Relations, 1784-1860 (Carnegie Endowment for International Peace, 1940) aux pp. 641-646.

         [Traduction]                 
         [...] Les Soussignés [ministres britanniques] constatent avec surprise et regret que non seulement les plénipotentiaires américains se sont-ils refusés à signer toute disposition transitoire prévoyant que les nations indiennes qui ont pris le parti de la Grande-Bretagne dans le présent conflit, puissent être englobées dans le traité de Paix et puissent se voir reconnaître une Frontière, mais ils ont également estimé à propos de se dire surpris du fait même qu'une proposition ait été faite en ce sens.                 
         [...]                 
         Les plénipotentiaires britanniques ont peine à croire qu'il serait contraire aux principes reconnus du droit public d'inclure des alliés lors de la négociation d'un traité de paix et qu'il serait contraire à la pratique des nations civilisées de proposer d'inscrire une disposition garantissant leur sécurité future [...]                 

     Aux pages 11 et 12 de son rapport, Mme Holmes cite également une lettre rédigée par John Quincy Adams, James A. Bard, Henry Clay, Jona Russell et A. Gallatin, le 26 septembre 1814, publiée dans American State Papers, Foreign Relations, vol. III, 1832 aux pp. 719-721, et résumant les positions respectives des gouvernements américains et britanniques à l'égard des Indiens lors de ces négociations.

         [Traduction]                 
         [...] [L]es Américains ont assuré aux Britanniques qu'après la paix avec la Grande-Bretagne [...] les Indiens seraient rétablis dans la situation qui avait été la leur avant le début des hostilités. Les plénipotentiaires britanniques insistent, dans leur dernière note, pour que les nations indiennes soient incluses dans le traité de paix entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, et voient rétablir l'ensemble des droits, privilèges et territoires qui étaient les leurs en 1811, avant le début de la guerre, en vertu du Traité de Greenville et des traités conclus par la suite entre eux et les États-Unis. Hormis le sujet de la frontière, qui en est pour l'instant au stade de la discussion, il n'existe aucune différence apparente de point de vue quant au but recherché, c'est-à-dire la pacification et la tranquillité des Indiens et le désir de les rétablir dans la situation qui avait été la leur avant la guerre : tout cela pourra se faire de la manière proposée par les soussignés. La seule véritable différence est que les plénipotentiaires britanniques insistent que cela se fasse par l'inclusion des Indiens, en tant qu'alliés de la Grande-Bretagne, dans le traité de paix conclu entre eux et les États-Unis.                 

         [...] Afin de garantir au maximum les avantages de la paix aux Indiens, ce qui est le seul but avancé par le gouvernement britannique dans leur actuel préalable, les soussignés proposent une stipulation rédigée en termes généraux : qu'aucune personne, qu'il s'agisse de sujets, de citoyens ou d'Indiens, résidant sur les territoires de l'une ou l'autre partie, ne soit tracassée ou molestée, dans sa personne ou dans ses biens, en raison de sa participation à la guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne; ces personnes conserveront ainsi les droits, privilèges et possessions qui étaient respectivement les leurs au début de la guerre; ces personnes s'engageant, pour leur part, à se comporter de manière paisible et respectueuse des obligations qu'elles ont envers les gouvernements respectifs. Les soussignés estiment que cela permettra sans aucun doute de garantir la paix aux Indiens, si eux-mêmes respectent cette stipulation et estiment que la Grande-Bretagne se satisfera de les voir inclure dans le traité de paix à cette condition-là.                 

     M. Graves a déclaré que la clause du Traité de Ghent concernant les Indiens s'appliquait aux Indiens résidant en territoire américain et, plus particulièrement, aux nations habitant le nord-ouest des États-Unis. Après avoir évoqué un projet d'article rédigé par lord Bathurst, ministre de la guerre de Grande-Bretagne, M. Graves conclut à la page 74 de son rapport, que :

         [Traduction]                 
         [...] il ne fait guère de doute que, pour les auteurs de ce projet d'article, les Indiens en question étaient ceux qui résidaient en territoire américain et qui avaient combattu du côté de la Grande-Bretagne en 1812-1814. Bathurst songeait, plus particulièrement, aux nations du nord-ouest des États-Unis qui avaient appartenu à la confédération de Tecumseh. On le constate d'après l'année en question, 1811, année où ont été déclenchées, dans le nord-ouest, les hostilités qui ont abouti à la bataille de Tippecanoe en novembre de la même année, et non pas 1812, année où les États-Unis ont déclaré la guerre à la Grande-Bretagne. En tentant de faire renaître l'idée d'un état tampon indien, la Grande-Bretagne tentait de régler la dette qu'elle avait envers les nations de la confédération habitant sur le territoire des États-Unis pour l'aide que ces nations lui avaient fournie pendant la guerre. Elle tentait également de ne pas omettre, à nouveau, de protéger, dans un traité, les intérêts des Indiens, comme elle l'avait fait en 1783, omission qui lui avait créé de grandes difficultés entre 1783 et 1794.                 
         [Les notes en bas de page n'ont pas été reprises ici, souligné dans l'original.]                 

     M. Graves en conclut que les "possessions, droits et privilèges" prévus à l'article IX du Traité de Ghent ne s'entendent pas du commerce mais bien des territoires indiens, question qui, dans l'esprit de chefs indiens, posait un problème beaucoup plus essentiel et beaucoup plus urgent.

     La disposition finalement adoptée dans le Traité de Ghent est l'article IX.


     TRAITÉ DE GHENT - ARTICLE IX

         Les États-Unis d'Amérique s'engagent à mettre fin, immédiatement après la ratification du présent traité, aux hostilités avec toutes les tribus ou nations d'Indiens avec lesquels ils seraient en guerre à l'époque de ladite ratification, et à rendre immédiatement, auxdites tribus ou nations respectivement, toutes les possessions, droits et privilèges dont elles jouissaient ou auxquels elles pouvaient avoir droit en 1811, avant le commencement desdites hostilités. Bien entendu toujours que lesdites tribus ou nations conviendront de se désister de toutes hostilités contre les États-Unis d'Amérique, leurs citoyens et sujets, lorsque la ratification du présent traité sera notifiée auxdites tribus ou nations, et s'en désisteront en conséquence.                 
         Et Sa Majesté britannique s'engage, pour sa part, à mettre fin immédiatement après la ratification du présent traité, aux hostilités avec toutes les tribus ou nations d'Indiens avec lesquelles elle serait en guerre à l'époque de ladite ratification, et à rendre immédiatement, auxdites tribus ou nations respectivement, toutes les possessions, droits et privilèges dont elles jouissaient ou auxquels elles pouvaient avoir droit en 1811, avant le commencement desdites hostilités. Bien entendu toujours que lesdites tribus ou nations conviendront de se désister de toutes hostilités contre Sa Majesté britannique, et ses sujets, lorsque la ratification du présent traité sera notifiée auxdites tribus ou nations, et s'en désisteront en conséquence.                 

     Le demandeur estime qu'après la signature du Traité de Ghent, d'autres conseils ont eu lieu avec les Premières nations, conseils au cours desquels des promesses ont été faites aux Premières nations et acceptées par celles-ci. Le premier conseil a eu lieu à Burlington Heights, le 24 avril 1815. La Couronne était représentée par William Claus, surintendant général adjoint des Affaires indiennes. Les Autochtones étaient représentés par divers chefs et guerriers, y compris un chef huron et un chef de guerre onondaga du territoire de la rivière Grand. Après avoir prononcé une allocution, ils ont passé la parole à "Tekarihoga" (également épelé "Tekarihoken") titre du principal chef mohawk du Clan de la Tortue. Le principal objet de ce conseil était d'informer les alliés autochtones du Roi, à leur base militaire à l'amont du lac Ontario, qu'on avait fait la paix avec les États-Unis et que, dans le traité conclu avec ce pays, l'intérêt des alliés des Britanniques avait été sauvegardé. William Claus leur assurait que :

         [Traduction]                 
         On m'a également donné l'ordre de vous informer que, dans le cadre de la paix conclue avec le gouvernement des États-Unis d'Amérique, vos intérêts n'ont pas été négligés, et nous n'aurions pas fait la paix avec eux s'ils n'avaient pas accepté de vous inclure dans le traité, chose dont au départ ils ne voulaient pas entendre parler. Je vais maintenant répéter à votre attention un des articles du Traité de paix qui vous garantit la possession paisible de tous les territoires que vous possédiez avant cette guerre, la route vous étant maintenant ouverte afin que vous puissiez la passer et la repasser librement et sans entrave.                 

     Tout de suite après, Claus donne lecture, presque mot pour mot, de l'article IX du Traité de Ghent. Puis, il déclare :

         [Traduction]                 
         Pendant les longues et coûteuses guerres que le Roi d'Angleterre a livrées au-delà des Grands Lacs et avec les Longs Couteaux, il n'a jamais détourné sa pensée de ses enfants indiens et j'ai maintenant l'ordre de vous assurer de son affection et de sa considération [...] En échange de sa bonté, votre père n'exige rien de vous, si ce n'est le renouvellement des engagements que vous et vos ancêtres avez souscrits. Il s'en remet entièrement à l'affection que vous lui portez ainsi qu'aux officiers qui le représentent dans ce pays.                 

     Le jour suivant, les nations indiennes ont répondu à l'allocution de Claus. Le principal orateur était Tekarihoga qui a commencé son intervention en affirmant que "les Six Nations et les nations rassemblées, ainsi que les autres nations assemblées ici vous comprennent parfaitement". Il a ensuite ajouté : "Nous ne parvenons pas à faire la paix avec les Indiens contre qui nous avons fait la guerre", demandant à Claus son aide pour organiser une rencontre entre les Six Nations de la rivière Grand et celles des États-Unis. Tekarihoga a ensuite déclaré :

         [Traduction]                 
         Vous nous avez dit que la voie est maintenant ouverte jusqu'au soleil couchant, et que tous les Indiens de l'Ouest qui voudraient rentrer chez eux devront recevoir des provisions. Beaucoup de ceux qui sont malades, et d'autres qui sont estropiés, ne pourront pas effectuer le trajet et porter leurs provisions; le voeu sincère des Six Nations est donc que l'on puisse les aider à se transporter jusqu'à la rivière Thames, d'où ils pourront construire des canots pour poursuivre leur route. Lorsqu'ils se sont rendus jusqu'ici, on avait prévu pour eux, à diverses étapes, des provisions. Nous espérons qu'ils pourront bénéficier maintenant de la même indulgence.                 

     M. Venables a expliqué que le contexte de l'allocution prononcée par Claus indique qu'il avait recours à une métaphore iroquoise pour décrire un réseau de négoce. La "voie" était un symbole de commerce et il déclarait aux Six Nations que la voie leur était ouverte afin qu'ils puissent passer et repasser.

     M. Johnston a témoigné que ce conseil tenu à Burlington Heights était l'équivalent d'un traité. Lorsque Claus a déclaré que "en échange de sa bonté, votre Père n'exige rien de vous, si ce n'est le renouvellement des engagements que vous et vos ancêtres avez souscrits", c'est l'expression d'un pacte conclu entre les Indiens et le gouvernement. Les Britanniques offriraient ainsi leur protection et, en échange, les Indiens leur prêteraient main forte en cas de besoin. J'estime que M. Johnston n'a établi aucun lien entre ce conseil et les droits de commerce revendiqués en l'espèce par le demandeur.

     Dans son rapport, M. Graves explique que le conseil de Burlington Heights avait pour objet d'expliquer la teneur du Traité de Ghent au contingent de guerriers appartenant à la Confédération du nord-ouest, qui avaient fui Burlington Heights lorsque, en 1813, les Britanniques s'étaient retirés de la région ouest du Haut-Canada. Étaient également présents, les Iroquois de la rivière Grand et des Six Nations ainsi que des autres nations indiennes du Canada. Mais, selon M. Graves, rien ne permet de dire que les Mohawks d'Akwesasne auraient assisté à ce conseil.

     Dans son rapport, M. Graves remarque qu'il ressort clairement du contexte de l'allocution prononcée par Claus que celui-ci s'adressait principalement aux nations de la Confédération du nord-ouest. La référence à l'article IX qui "vous garantit la possession paisible de tous les territoires que vous possédiez avant cette guerre" s'adresse aux Indiens qui avaient quitté leur pays aux États-Unis et qui pouvaient maintenant y retourner. D'après M. Graves, cette observation ne pouvait pas s'adresser aux Mohawks d'Akwesasne étant donné qu'ils n'avaient perdu aucun territoire pendant la guerre.

     M. Graves a également souligné que, dans sa réponse, Tekarihoga ne fait pas la moindre allusion à des coutumes ou à des questions commerciales. M. Graves a noté qu'en déclarant que "la voie est maintenant ouverte jusqu'au soleil couchant" (c'est-à-dire jusqu'à l'ouest), Tekarihoga allait dans le sens de ce qu'affirme le défendeur, c'est-à-dire que les nations de la rivière Grand comprenaient fort bien que l'allocution de Claus s'adressait aux membres des nations qui avaient habité dans le nord-ouest des États-Unis avant 1811 et non pas aux Mohawks d'Akwesasne.

     Une autre rencontre a eu lieu à Niagara, en août/septembre 1815. William Claus s'est, une fois encore, adressé aux nations rassemblées et il a répété ce qu'il avait déclaré à la rencontre de Burlington Heights au mois d'avril.

         [Traduction]                 
         La voie a été ouverte et aplanie dans votre intérêt à tous. Lorsque le Roi d'Angleterre a conclu une paix avec les Américains, il a pris le soin de préciser qu'il ne fallait qu'aucun obstacle soit mis sur votre route afin de gêner les relations libres entre ses enfants indiens.                 

     Le chef mohawk, Tekarihoga, a exposé à ceux qui étaient là, la manière dont il comprenait ce qui s'était passé à Burlington Heights.

         [Traduction]                 
         Frères et parents, notre Père a accompli les cérémonies qu'avaient coutume d'accomplir nos ancêtres et que nous tentons de maintenir. Notre réunion a lieu autour du feu du conseil de notre Père le Roi, feu qui vient juste d'être ranimé afin que nous puissions nous concerter sur la bonne oeuvre qui nous rassemble ici. Nous, membres des nations résidant à la rivière Grand vous saluent, vous de l'autre bord. Nous sommes du même peuple que vous; nous sommes parents et notre peau est de la même couleur même si nous nous sommes opposés sur le champ de bataille au cours de cette guerre qui a opposé notre Père le Roi d'Angleterre et les Américains. Notre ami qui vient nous ranimer le feu du conseil a écarté tous les obstacles et nos esprits sont tranquilles. La rivière qui nous sépare est ouverte afin que nous puissions en tout temps la franchir librement. Les voies ont été débarrassées des épines et des détritus, afin que nous puissions renouveler les relations amicales qui existaient entre nous auparavant. Je vous parle maintenant au nom des Indiens résidant sur la rivière Grand, et l'on désire que je vous affirme que tout mauvais sentiment envers ceux qui habitent les territoires américains a disparu de nos coeurs.                 

     Il présenta alors des cordelettes de wampum.

     Les experts du demandeur et ceux du défendeur conviennent qu'il s'agissait, lors de cette rencontre, de réconcilier les Iroquois de la rivière Grand et les Iroquois américains qui s'étaient combattus pendant la guerre. M. Johnston va jusqu'à dire que [traduction] "[...] cette rencontre a entraîné la conclusion d'un traité de paix entre Indiens".

     M. Venables a témoigné que le mot "voie" voulait dire commerce. M. Venables a déclaré que, étant donné que la guerre de 1812 avait interrompu le commerce auquel les Indiens se livraient depuis longtemps, Claus devait rappeler que la voie avait été rouverte.

     Claus et Tekarihoga ont tous les deux utilisé l'expression "renouveler les relations amicales qui existaient auparavant" entre les nations indiennes. Le mot utilisé en anglais, "intercourse" comprend, selon le Oxford English dictionary, le commerce, cela étant particulièrement vrai de son acception ancienne. Selon ce dictionnaire, il s'agit de :

         [Traduction]                 
         Communication entre pays, etc.; rapports réciproques entre les habitants de diverses localités. Auparavant, s'appliquait exclusivement au commerce, les deux mots étant interchangeables; maintenant utilisé dans un sens plus général.                 

     John Mohawk a également confirmé cela en déclarant que :

         [Traduction]                 
         Libre relation ne veut pas simplement dire la possibilité d'aller et de venir. Il faut bien croire qu'on entendait plus que cela. Libre relation veut dire, bien sûr, la liberté des échanges, du commerce, qui donne un objet au déplacement, et non pas le simple fait de se transporter soi-même entre une communauté et l'autre.                 

     Dans son rapport, Mme Holmes a expliqué que la marque des engagements pris au cours des conseils de 1815 a été transmise aux autres communautés iroquoises en leur communiquant la teneur d'une lettre de 1870 écrite par le chef de Caughnawaga (Kahnawake) aux Passamaquoddies de l'État du Maine :

         [Traduction]                 
         En réponse, également, au wampum que vous nous aviez envoyé, nous vous faisons parvenir le nôtre, en signe du traité que nous avons conclu en 1810 [sic, probablement, en fait, en 1815]. Ainsi, toutes les nations et tribus indiennes de l'est et de l'ouest, du nord et du sud étaient représentées par leurs chefs et nous devrions ainsi ratifier, dans ce traité de paix, les bonnes actions de nos ancêtres. Les généraux anglais et américains étaient également présents et avaient déjà déchargé les Indiens des hostilités qui les avaient opposés, et il ne devrait y avoir, entre nous, frères indiens, aucune frontière et aucune taxe, ni droits de douane, ne devraient nous être imposés.                 

     Mme Holmes a également expliqué la manière dont les Premières nations comprenaient les droits que leur garantissaient le Traité de Ghent et les rencontres organisées dans son sillage. Un fonctionnaire des Affaires indiennes, William Elliott, a été interrogé dans le cadre d'une commission d'enquête chargée de se pencher sur certains problèmes survenus, en 1815, avec des Indiens lors du franchissement de la rivière à Detroit. On lui a demandé à quelle date on avait donné aux Indiens lecture et explication du Traité de Ghent. Voici ce qu'il a répondu :

         [Traduction]                 
         Dès que le traité a été reçu à Burlington Heights, lecture et explication en ont été données aux Indiens; je l'ai moi-même expliqué, plus tard dans mon bureau, conformément aux ordres du surintendant général, et tous les chefs en ont été parfaitement satisfaits.                 
         En arrivant à Sandwich, les Indiens m'ont accusé de leur avoir menti, étant donné que les Américains ne leur avaient pas permis de franchir la rivière Detroit et que, cela étant, soit je leur avais dit quelque chose qui n'était pas vrai, soit les Américains avaient violé le traité, ce qui voulait dire que nous étions encore en guerre avec eux.                 

     On a également demandé à William Elliott ce que les Indiens avaient dit de leur pays, et il a répondu que :

         [...] [i]ls ont toujours dit que si les Américains tentaient de s'emparer de leurs territoires, cela constituerait un acte de guerre et ils étaient persuadés que, vu les garanties que leur assurait le Traité de Ghent, ils pourraient toujours compter sur leur Père britannique si le gouvernement américain commettait envers eux une injustice.                 

     Selon M. John Mohawk, la tradition orale témoigne du sentiment que, pendant toute cette période, le droit de passer et de repasser la frontière a toujours été maintenu. Cette tradition n'est pas précise au point de rendre compte de réunions organisées sur ce point par les Premières nations, mais, d'après lui, ce qui est plus important c'est qu'il n'existe aucune chronique historique orale concernant les deux conférences de 1815. D'après la tradition, le droit de franchir la frontière a été préservé et des accords sont intervenus en ce sens.

ANALYSE DES TRAITÉS ET DES CONSEILS

     Dans l'affaire R. v. Vincent (1993), 12 O.R. (3d) 427, refus d'autorisation de pourvoi en Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de l'Ontario a eu l'occasion de se pencher, en matière de traités, sur des questions analogues à celles qui se posent en l'espèce. Dans l'arrêt Vincent, la demanderesse était une indienne de la nation des Hurons qui était revenue au Canada, par le pont international de Cornwall, avec plusieurs cartons pleins de paquets de cigarettes. La Cour provinciale de l'Ontario a estimé qu'elle était tenue de payer, sur ces marchandises importées, les taxes et les droits de douane prévus. En appel, la demanderesse et la partie intervenante, les chefs de l'Ontario, ont soutenu qu'en tant qu'Indienne elle avait le droit de ramener au Canada des marchandises de nature commerciale sans acquitter de taxes ou de droits de douane. La Cour d'appel était invitée à dire si ce droit historique existait effectivement et, si oui, s'il était garanti par la Constitution. Le juge Lacourcière, de la Cour d'appel de l'Ontario, a estimé que, dans le Traité Jay, la disposition concernant le mouvement transfrontalier de marchandises ne s'appliquait pas aux marchandises de nature commerciale. Il ne s'appliquait qu'aux marchandises destinées à un usage personnel. Cela aurait pu régler le problème, mais la Cour s'est également prononcée sur la question de savoir si le Traité Jay était effectivement un traité au sens de l'article 35 de la Constitution.

     La Cour d'appel a estimé que le Traité Jay, traité international, n'est pas un traité au sens du paragraphe 35(1) de la Constitution. Le paragraphe 35(1) n'évoque que les droits issus de traités conclus avec les peuples autochtones. Ainsi, même si le Traité Jay avait donné naissance au droit de franchir la frontière avec des biens à usage personnel, ce droit avait été révoqué ou éteint avant même la proclamation de la Constitution en 1982. Le paragraphe 35(1) ne crée aucun droit. Il ne fait que reconnaître et affirmer les droits existants. Un traité international est un traité conclu entre les nations qui y sont parties, et les droits créés ou reconnus en vertu d'un traité international n'appartiennent qu'aux parties contractantes, c'est-à-dire aux nations souveraines qui l'ont conclu. Pour que les individus appartenant à ces nations puissent effectivement jouir des droits prévus dans le traité, il faut que celui-ci soit mis en oeuvre par une loi nationale. Le Royaume-Uni, le Haut et le Bas Canada ont mis le Traité Jay en oeuvre, mais la loi adoptée pour ce faire était devenue caduque dans la première décennie du xixe siècle. D'ailleurs, le Traité Jay avait été abrogé par la guerre de 1812-1814.

     Cette décision était en partie fondée sur l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Francis c. R., [1956] R.C.S. 618 à la p. 631, dans lequel le juge Kellock avait déclaré que :


         [Traduction]                 
         Il me semble évident que le mot "traité" figurant dans cette disposition [l'article 88 de la Loi sur les Indiens ] ne s'entend pas d'un traité international tel que le Traité Jay, mais seulement des traités conclus avec les Indiens et dont il est question dans l'ensemble du texte de loi.                 
         J'estime que les dispositions de la Loi sur les Indiens constituent un code régissant les droits et privilèges des Indiens, et sauf dans la mesure où l'on trouve, dans la Loi sur les Indiens, une exemption par rapport à des lois d'application générale telle que la Loi sur les douanes ou la Loi sur le tarif des douanes, les dispositions de ces textes de loi s'appliquent aux Indiens, comme ils s'appliquent aux autres citoyens du Canada.                 

     La Cour d'appel a examiné plusieurs autres décisions et a conclu que le mot "traité" était toujours entendu d'un traité entre la Couronne et les Indiens. Aucun arrêt de justice ne lui donne le sens d'un traité international.

     Dans l'arrêt Vincent, l'appelante faisait valoir que, dans le contexte historique de l'époque, les promesses que les Blancs avaient faites aux Indiens revêtaient une signification particulière au niveau de l'interprétation du Traité Jay et constituaient en fait un traité conférant aux Indiens des droits d'ordre constitutionnel. La Cour d'appel a estimé que les documents historiques remontant aux années 1713 à 1815 et produits par l'appelante, ne permettaient pas d'affirmer que la Couronne britannique avait effectivement conféré aux Indiens du Canada les droits revendiqués par l'appelante. Aucun fait historique répondant aux critères exposés dans l'arrêt Sioui n'a été invoqué afin de démontrer l'existence d'un tel droit fondé sur un traité écrit ou oral qui aurait été conclu avec les Indiens.

     La Cour d'appel a estimé qu'il n'y avait pas lieu de se livrer à une analyse détaillée du contexte historique pour dire que les deux premiers éléments, ainsi que le cinquième, ne permettaient pas d'affirmer qu'il y avait effectivement eu l'intention de conclure un traité. La Cour a retenu l'argument développé par le défendeur, selon lequel les réunions qui avaient eu lieu entre les Amérindiens et les officiers britanniques avaient uniquement pour but de rassurer les Amérindiens du nord-ouest des États-Unis que leurs relations politiques, militaires et commerciales avec les Britanniques seraient préservées. Ces rencontres n'avaient pas pour but de reconnaître ou de conférer aux Indiens du Canada un droit de libre passage leur permettant de franchir la frontière avec des marchandises de nature commerciale sans payer de droits de douane. Une telle reconnaissance aurait d'ailleurs été contraire à la politique du gouvernement britannique, qui était d'accroître les revenus du commerce et des douanes.

     En l'espèce, le demandeur fait valoir que l'affaire Vincent telle que tranchée par la Cour d'appel de l'Ontario se distingue de l'affaire dont nous sommes ici saisis, et cela pour plusieurs raisons. D'abord, dans l'affaire Vincent, l'accusée se trouvait en possession de grosses quantités de tabac et d'une forte somme d'argent. La Cour d'appel a estimé que le tabac importé par l'accusée dans sept grands cartons ne pouvait pas être exempté des droits de douane étant donné que le tabac se trouvait "en balles, ou autres gros paquets qui ne sont pas communs parmi les Indiens" et qu'il relevait donc de l'exception inscrite à l'article 3 du Traité Jay. Deuxièmement, dans l'arrêt Vincent , l'accusée est une huronne, alors que le chef Mitchell revendique des droits qu'il tiendrait de ses ancêtres mohawks. Troisièmement, le droit plaidé dans l'affaire Vincent, est beaucoup plus large que le droit revendiqué en l'espèce par le chef Mitchell. Dans l'affaire Vincent, l'accusée invoquait un droit historique en vertu duquel elle aurait pu importer au Canada n'importe quelles marchandises commerciales sans payer de taxe ou de droits de douane, et aussi de vendre ces marchandises au Canada en concurrençant les entreprises et les fabricants canadiens. Le chef Mitchell ne revendique pas le droit d'importer au Canada n'importe quelles marchandises commerciales ou de vendre ces marchandises au Canada en concurrençant directement les entreprises ou fabricants canadiens. Enfin, le demandeur fait valoir en l'espèce que, dans l'affaire Vincent, l'accusée ne prétendait pas exercer, en vertu d'un droit ancestral, l'activité qu'on lui reprochait. En l'espèce, le chef Mitchell soutient que l'article 3 du Traité Jay et les divers conseils de traité organisés par la suite confirment les droits ancestraux de son peuple.

     La Cour n'est pas liée par la décision rendue, dans l'affaire Vincent, par la Cour d'appel de l'Ontario, mais les conclusions de celle-ci en ce qui concerne les droits issus de traités retiennent notre attention. Je conviens avec le demandeur que la Cour d'appel de l'Ontario ne s'est pas prononcée sur les droits ancestraux de l'appelante. Je conviens également que la teneur du droit revendiqué par Mme Vincent est différente de celle du droit invoqué par le chef Mitchell. Cela dit, je suis d'accord avec les conclusions auxquelles la Cour d'appel de l'Ontario est parvenue en ce qui concerne l'effet des traités internationaux.

     Le Traité d'Utrecht de 1713, le Traité Jay de 1794 et le Traité de Ghent de 1814 ne sont pas des traités au sens du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle. Je reprends à mon compte le raisonnement adopté sur ce point par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Vincent précitée. Ainsi, aux pages 436 et 437, le juge Lacourcière a déclaré que :

         [Traduction]                 
         Il est clair que, selon la jurisprudence des tribunaux canadiens, le mot "traité", en ce qui concerne les Autochtones, a toujours voulu dire traité conclu entre la Couronne et les Indiens. Aucun arrêt de justice ne lui a jamais donné le sens d'un traité international.                 
         Nous estimons donc que le Traité Jay n'est pas un traité au sens du paragraphe (1) de l'article 35, et les dispositions de l'article 3 ne confèrent aucun "droit issu de traités" au sens de ce paragraphe. L'expression "droits issus de traités" qui figure au paragraphe 35(1), s'entend des droits reconnus aux peuples autochtones en vertu de traités conclus avec eux.                 

     Bien qu'à diverses époques les Premières nations, et en particulier les Mohawks, aient pu bénéficier des dispositions inscrites dans ces traités, on ne peut pas dire qu'ils y étaient partie, pas plus qu'ils n'ont participé à la négociation, à la mise en oeuvre ou à l'abrogation de ces mêmes traités. La loi assurant la mise en oeuvre du Traité Jay dans le Bas-Canada a été adoptée au mois de mai 1796. Elle est restée en vigueur jusqu'au mois de juin 1813. Dans le Haut-Canada, la loi analogue a été adoptée en 1801, demeurant en vigueur jusqu'en 1824. En l'absence d'une autre loi introduisant ce traité dans le droit canadien, ce traité n'a pas force de loi au Canada.

     Le demandeur a reconnu qu'aucune des Premières nations n'a participé à la négociation de ces traités internationaux. Le demandeur a invoqué la Convention de Vienne sur le droit des traités, faisant valoir qu'un traité peut effectivement créer des droits pour une tierce partie si telle était l'intention des parties au traité, ces droits ne pouvant alors pas être modifiés sans le consentement de la tierce partie s'il peut être établi que telle était effectivement l'intention des parties au traité. Le demandeur estime qu'il en va ainsi de l'article 3 du Traité Jay, dont l'effet devait être, selon le demandeur, permanent, les droits que contient cet article ayant été affirmés à nouveau par le Traité de Ghent. Le demandeur estime que, en droit international, cela constitue une "stipulation pour autrui".

     Aux termes de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la tierce partie en question est un État tiers. L'article 34 de cette Convention est ainsi libellé :

         Un traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement.                 

     Le demandeur estime qu'il n'y a pas lieu de se demander si les nations indiennes avaient été à l'époque reconnues en tant qu'États, étant donné que dans la deuxième partie du xviiie siècle, ainsi qu'au xixe, la pratique britannique en matière de traités n'imposait aucune condition formelle de cet ordre. Il est effectivement possible que l'on n'ait rien exigé au niveau du caractère étatique des tierces parties, mais j'estime que la Couronne britannique considérait que les Premières nations étaient des sujets britanniques et non pas des États ou des nations indépendantes. Si, au Canada, on reconnaît depuis longtemps la capacité des Premières nations de conclure des traités avec des puissances européennes, cela ne change rien au fait que pour créer des droits en faveur d'un État tiers, les États parties au traité doivent manifester une intention en ce sens. Il aurait donc fallu que la Couronne britannique considère les Premières nations comme des États ou des nations indépendantes.

     Je reconnais qu'en parlant des Premières nations, on utilise souvent le mot "frères", les experts appelés par le demandeur ayant témoigné que les Premières nations étaient considérées comme des peuples indépendants. J'estime, cependant, que l'attitude manifestée par la Couronne britannique à l'égard des Premières nations au cours de la période en question montre bien qu'elle ne les considérait pas comme des États ou des nations indépendantes. En 1791, lord Dorchester parle du "Roi, votre Père"; le lieutenant-gouverneur Simcoe s'adresse aux Premières nations en utilisant l'expression "Mes enfants"; s'adressant aux Premières nations présentes à Chenail Écarté, au mois d'août de 1796, le colonel McKee s'adresse également à eux sous la forme "Mes enfants".

     Je reprends donc à mon compte le raisonnement qu'a suivi, dans l'arrêt Vincent précité, la Cour d'appel de l'Ontario pour décider qu'un traité international ne peut pas conférer des droits à des individus ou à des groupes. Après avoir examiné la jurisprudence, le juge Lacourcière a en effet déclaré, à la page 440 du recueil :

         [Traduction]                 
         Cet extrait montre nettement qu'un traité international ne peut pas conférer un droit à un individu, ou à un groupe d'individus. Un droit évoqué dans un traité international ne peut pas être invoqué devant un tribunal canadien. Nous estimons qu'un traité international ne crée pas de droits pour des individus, ni pour des groupes d'individus qui habitent sur le territoire des États parties. Dans un traité international conclu avec un État souverain, la Couronne n'est pas et ne peut pas être l'agent ou le fiduciaire d'un sujet, et ce sujet ne peut pas être le bénéficiaire d'une fiducie : Rustomjee v. R. (1876), L.R. 2 Q.B. 69 (C.A.); Civilian War Claimants Assn. v. R. [1932] A.C. 14 (H.L.).                 

     En ce qui concerne les rencontres entre la Couronne et les Premières nations, le demandeur fait valoir que ces rencontres ont créé des "droits issus de traités" au sens du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 . Il ressort de la preuve que ces rencontres devaient permettre d'expliquer aux Premières nations la teneur du Traité Jay et du Traité de Ghent. J'estime que, en ce qui concerne les Mohawks d'Akwesasne résidant au Canada, ces rencontres ne répondent pas au critère de validité des traités, tel qu'exposé, dans l'arrêt Sioui précité, par la Cour suprême. J'accepte sur ce point le témoignage de M. Graves, selon qui les rencontres, conseils et conférences en question n'étaient pas des conseils dans le cadre desquels devaient être conclus des traités. Son argument en ce sens est d'ailleurs étayé par le "calendrier des traités" iroquois publié en 1985 dans l'ouvrage History and Culture of Iroquois Diplomacy: An Interdisciplinary Guide to the Treaties of the Six Nations and their League . Cela est à son tour confirmé par l'ouvrage Iroquois Indians: A Documentary History of the Diplomacy of the Six Nations and their League. Ces deux ouvrages dressent la liste des traités conclus avec les Six Nations, et les rencontres en question n'y figurent point.

     J'accepte le témoignage du demandeur concernant le protocole en vigueur lors de ces rencontres et j'admets que ce protocole est conforme à celui qui était observé par les Premières nations lors des conseils réunis pour la conclusion de traités, mais les témoins appelés par le demandeur ont également dit que ce protocole était souvent en vigueur lors de réunions n'ayant rien à voir avec la conclusion de traités.

     Lors de ces rencontres, les Premières nations auraient considéré que les représentants de la Couronne étaient habilités à parler au nom de la Couronne, les Premières nations ayant, effectivement, la capacité de conclure des traités, mais la preuve n'établit pas, de la part de la Couronne, l'intention de conclure un traité avec les Mohawks d'Akwesasne, pas plus qu'elle ne démontre, chez les parties, l'existence d'un engagement réciproque. Je relève par ailleurs que la Cour d'appel de l'Ontario a, dans l'affaire Vincent précitée, réfuté le droit revendiqué, le juge Lacourcière déclarant, à la page 443 :

         [Traduction]                 
         Nous estimons que les documents historiques datant des années 1713 à 1815, produits en preuve par l'appelante et les intervenants, ne permet pas d'établir que la Couronne britannique avait conféré aux Indiens du Canada, ou, plus particulièrement aux Hurons de Lorette, les droits invoqués par l'appelante. Nous estimons que les États souverains d'Europe, et les États-Unis n'ont jamais eu l'intention de reconnaître ou de confirmer le droit des Autochtones de commercer sans acquitter de droits de douane.                 

     J'accepte le témoignage des experts appelés par le défendeur, selon qui la situation en vigueur à l'époque de ces rencontres, démontre bien que la Couronne avait à l'esprit les Premières nations résidant en territoire américain et non pas celles qui habitaient le Canada. Il est vrai que, selon les témoins du demandeur, les Mohawks d'Akwesasne étaient représentés lors de ces rencontres, ou du moins informés de ce qui s'était dit. J'accepte l'argument du défendeur, selon lequel, lors de ces rencontres, ce n'est pas aux Mohawks d'Akwesasne que la Couronne britannique s'adressait.

     À Fort Erie, en 1795, Joseph Brant représentait les Six Nations. Sa réponse à l'allocution prononcée par le lieutenant-gouverneur Simcoe montre bien, cependant, qu'il parlait au nom de ses frères résidant en territoire américain. J'accepte le témoignage de M. Graves, selon qui, lorsque Joseph Brant a déclaré que : [traduction] "Nous espérons trouver, chez les Britanniques, les marchandises de meilleure qualité et meilleur marché dont nous pourrons avoir besoin, car nous préférons traiter avec eux", il parlait au nom des Premières nations installées en territoire américain qui, après la signature du Traité Jay, n'auraient plus accès aux comptoirs britanniques du côté américain et auraient à se rendre au Canada pour obtenir des marchandises anglaises. Le conseil qui s'est tenu à Chenail Écarté en 1796 ne comprenait aucun représentant de la Confédération iroquoise.

     À la rencontre de Burlington Heights, en 1815, suite à la conclusion du Traité de Ghent, Tekarihoga, un chef mohawk du territoire de la rivière Grand, a parlé au nom des Six Nations. En ce qui concerne les conditions prévues dans le Traité de Ghent, il a demandé à William Claus de servir d'intermédiaire entre les Six Nations et les Iroquois de l'autre côté de la frontière. Je suis d'avis qu'il n'a pas évoqué le droit de commercer.

     J'estime que la rencontre qui a eu lieu la même année à Niagara était l'occasion d'une réconciliation entre les Iroquois qui avaient combattu du côté britannique et ceux qui avaient pris le parti des Américains. Répétant ce qui s'était dit lors de la rencontre de Burlington Heights, Tekarihoga a, d'après moi, effectivement parlé de commerce en utilisant l'expression "renouveler les relations amicales qui avaient existé auparavant" entre les nations indiennes. Mais, étant donné les intentions qui étaient celles de la Couronne britannique à cette époque, je ne saurais en conclure que ces propos démontraient, de la part de la Couronne britannique, l'intention de conclure un traité avec les Mohawks d'Akwesasne ou leurs représentants.

     La preuve ne permet pas de savoir si, aux yeux des Six Nations de la rivière Grand ou de la Couronne britannique, les Mohawks d'Akwesasne étaient représentés par les Iroquois résidant en territoire américain ou par les Iroquois habitant le long de la rivière Grand. Il me paraît cependant exact de dire que, compte tenu du contexte historique de ces rencontres organisées par la Couronne britannique avec les Premières nations, le but était de supprimer, chez les Premières nations habitant en territoire américain, les tensions et les craintes nées de la guerre avec les Américains. Le demandeur a également soutenu qu'en vertu du principe de l'estoppel, la Couronne ne saurait prétendre que l'article XV du Traité d'Utrecht, l'article 3 du Traité Jay et l'article IX du Traité de Ghent, confirmés lors des conseils de traité subséquents ainsi que par le comportement de la Couronne pendant au moins 100 ans, n'auraient créé aucun droit à l'avantage des Premières nations. Dans Jurisdiction of the Court and Admissibility of Application, décision en date du 26 novembre 1984, reproduit dans (1984), 24 I.L.M. 59 à la p. 71, la Cour a déclaré que :

         [Traduction]                 
         [...] l'estoppel peut se déduire du comportement, des déclarations et autres agissements d'un État qui non seulement démontrent avec netteté et constance l'acceptation par cet État d'un régime donné, mais ont aussi porté un autre État ou d'autres États se fondant sur ce comportement à changer de position à leur détriment ou à subir quelque préjudice.                 

     Le demandeur estime que les éléments constitutifs de l'estoppel sont réunis en l'espèce car les engagements pris par la Couronne dans le cadre du Traité d'Utrecht, du Traité Jay, du Traité de Ghent et de divers conseils de traité sont clairs et non équivoques. Ces engagements étaient volontaires, inconditionnels, autorisés et pris par des personnes occupant des fonctions officielles. Le demandeur a, à son détriment, compté sur ces engagements, a agi en fonction des engagements souscrits auprès de ses ancêtres puisqu'on l'a accusé d'avoir enfreint la loi canadienne et qu'il a été forcé d'aller en justice pour faire reconnaître ses droits.

     Pour les motifs exposés plus haut, je n'accepte pas l'argument voulant que les rencontres organisées avec les Premières nations afin de leur expliquer la teneur du Traité Jay et du Traité de Ghent équivalent à des engagements souscrits auprès des Mohawks d'Akwesasne. Je n'accepte pas non plus l'argument voulant que les dispositions de ces traités internationaux aient, en raison du principe de l'estoppel, donné naissance à des droits à l'avantage du demandeur. Si ces traités avaient effectivement entraîné un estoppel à l'avantage du demandeur en l'espèce, il s'ensuivrait que tout traité conclu par la Couronne canadienne créerait des droits substantiels à l'avantage de toute personne s'étant fondée, à son détriment, sur les dispositions qui y seraient inscrites.

RAPPORTS ENTRE LE DROIT ANCESTRAL ET LES DROITS ISSUS DE TRAITÉS

     J'ai conclu que le demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, a établi qu'il pouvait effectivement, en raison d'un droit ancestral, passer et repasser librement l'actuelle frontière entre le Canada et les États-Unis, ce qui comprend le droit d'apporter au Canada des marchandises à usage personnel et communautaire, y compris des marchandises destinées à un négoce de petite envergure avec les autres Premières nations. J'ai également conclu que ce droit n'est pas inscrit dans un "traité" au sens du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 .

     Cela dit, le libellé du Traité Jay est utile s'agissant de caractériser la nature et la portée du droit ancestral revendiqué par le demandeur. Ce n'est pas dire que le Traité Jay lie les parties en l'espèce. J'ai déjà conclu que le Traité Jay n'est pas un "traité" au sens du paragraphe 35(1) de la Constitution et qu'il ne peut donc pas être, à lui seul, la source d'un droit constitutionnellement protégé à l'avantage des peuples autochtones. Il s'ensuit donc que le Traité Jay, qui n'a pas force exécutoire au Canada, ne saurait venir restreindre un droit ancestral constitutionnellement protégé. Si le Traité Jay n'est pas un traité au sens du paragraphe 35(1) de la Constitution, en partie parce qu'il s'agit d'un traité entre deux puissances souveraines, qui ne sont, ni l'une ni l'autre, les Premières nations, comment son libellé pourrait-il aider à définir la teneur du droit ancestral revendiqué en l'espèce? Le traité ne peut pas être juridiquement invoqué au Canada où il n'a pas de force exécutoire, mais il s'agit d'un document historique qui a, par conséquent, une signification historique. Il est donc utile comme témoignage du contexte historique entourant le traitement accordé aux Premières nations au cours de la période en question. Mais, étant donné que les Premières nations n'ont pas pris part à sa négociation, à sa rédaction ou à sa ratification, ce traité constitue, au mieux, une preuve de ce que les deux pays étaient disposés à inclure dans un accord conclu entre eux dans l'intérêt d'une tierce partie.

     Cela dit, le demandeur a fait valoir que le libellé du Traité Jay donne une idée de la teneur du droit ancestral revendiqué en l'espèce. Le demandeur a produit des preuves afin d'expliquer la portée de l'article 3 du Traité Jay. Lors des plaidoiries, le demandeur a fait valoir que, alors qu'on reconnaissait aux Indiens le droit de passer et de repasser "avec leurs propres effets et marchandises de quelque nature qu'ils soient", il était prévu que "les marchandises en balles, ou autres gros paquets, qui ne sont pas communs parmi les Indiens, ne seront point considérés comme des marchandises appartenant bona fide aux Indiens".

     Rappelons que, selon les experts du demandeur, cette restriction limite la quantité et le type de marchandises pouvant passer la frontière en franchise de douane. Ainsi que l'a dit M. Venables, les Premières nations étaient non pas des négociants, mais des petits commerçants. Selon M. Venables, l'expression "communs parmi les Indiens" est une expression assez lâche qui comprend à la fois les articles fabriqués par les Premières nations et les marchandises procurées auprès des Européens.

     Cela étant, le libellé du Traité Jay renforce l'idée que le droit ancestral en question est le droit de se livrer à un commerce à petite échelle. Les types de marchandises envisagés par le Traité Jay sont les marchandises "communes" parmi les Indiens. Conformément à la jurisprudence sur l'évolution de l'exercice des droits ancestraux, il y a lieu de définir l'expression "communs parmi les Indiens" de manière relative. Les marchandises qui aujourd'hui sont "communes" parmi les Indiens, ne sont pas celles qui étaient "communes" parmi les Indiens au xviie , xviiie et xixe siècles. Je considère ainsi que toute marchandise pouvant être considérée comme vouée à un "usage personnel ou communautaire" telle que décrite par le demandeur au cours de son témoignage, peut être apportée au Canada en vertu du droit ancestral dont il bénéficie. Les marchandises à usage personnel et communautaire comprennent les denrées alimentaires, les articles domestiques et les articles utilisés dans le cadre des coutumes des Premières nations. Le libellé du Traité Jay confirme également que le droit ancestral qu'invoque le demandeur englobe le droit d'utiliser ces marchandises dans le cadre d'un petit négoce avec les autres Premières nations.


LE DEMANDEUR BÉNÉFICIE-T-IL D'UN DROIT ANCESTRAL "EXISTANT" AU SENS DU PARAGRAPHE 35(1) DE LA CONSTITUTION?

     Le paragraphe 35(1) de la Constitution protège les droits ancestraux existants. Si un droit ancestral a été aboli par la Couronne avant l'entrée en vigueur du paragraphe 35(1), on ne considérera pas que le droit en question est un droit existant au sens de ce paragraphe. Dans l'arrêt Gladstone précité, le juge en chef Lamer a succinctement exposé le critère applicable en matière d'extinction, déclarant, au paragraphe 31 :

         Le critère permettant de déterminer si un droit ancestral a été éteint a été formulé par notre Cour dans l'arrêt Sparrow, s'appuyant sur les motifs du juge Hall dans Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, elle a dit ceci dans Sparrow, à la p. 1099 : "[l]e critère de l'extinction qui doit être adopté, à notre avis, est que l'intention du Souverain d'éteindre un droit ancestral doit être claire et expresse". En outre, la Cour a conclu que le seul fait que, dans le passé, un droit a été réglementé par l'État et que son exercice a été assujetti à diverses conditions, n'était pas suffisant pour éteindre ce droit. L'argument voulant que le droit ait été éteint (Sparrow , à la p. 1097)                 
             confond [...] la réglementation et l'extinction. Que l'exercice du droit fasse l'objet d'une réglementation très minutieuse, cela ne signifie pas que ce droit est par le fait même éteint.                         

     En l'espèce, la Couronne n'a pas soutenu que le droit en question était éteint, si ce n'est dans le cadre limité des dispositions du Traité Jay. Je ne relève aucun élément démontrant, de la part de la Couronne, une intention claire et expresse d'abolir le droit ancestral qu'a le demandeur de passer et de repasser librement la frontière Canada-États-Unis avec des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire, et de faire commerce des marchandises avec d'autres Premières nations. Les dispositions de la Loi sur les douanes, exigeant le paiement de taxes et de droits de douane sur les marchandises entrant au Canada, peuvent avoir pour effet de taxer et de réglementer l'importation des marchandises, mais on ne trouve, dans la Loi sur les douanes, aucune intention claire et expresse d'abolir le droit ancestral du demandeur.

     Dans l'arrêt Côté précité, la Cour suprême du Canada a déclaré que le simple fait qu'un droit n'a pas été reconnu, ne retire rien aux garanties constitutionnelles accordées aux peuples autochtones. Le fait que la Couronne n'ait pas reconnu le droit ancestral du demandeur ne permet pas de conclure à l'extinction de ce droit. Dans l'arrêt Côté précité, le juge Lamer a en effet déclaré, au paragraphe 52 :

         En conséquence, le fait qu'une coutume, pratique ou tradition se soit poursuivie, sans être éteinte, après l'arrivée des Européens, quoique en l'absence du lustre formel que lui aurait donné sa reconnaissance juridique par le droit colonial français, ne doit pas saper la protection constitutionnelle accordée aux peuples autochtones. Le noble objet visé par le par. 35(1), savoir la préservation des caractéristiques déterminantes qui font partie intégrante des sociétés autochtones distinctives, ne saurait être réalisé s'il ne protégeait que les caractéristiques déterminantes dont le sort a bien voulu qu'elles soient reconnues légalement par les colonisateurs européens. Je tiens à souligner que le fait que le régime français n'ait pas reconnu une coutume, pratique ou tradition autochtone donnée (et, de fait, la tolérance tacite par le régime français d'une telle coutume, pratique ou tradition) ne peuvent manifestement pas être assimilés à l'intention "claire et expresse" d'éteindre de telles pratiques qui est requise par le critère relatif à l'extinction des droits visés au par. 35(1).                 

     Pour savoir si tel ou tel droit peut être considéré comme un "droit existant" au sens de l'article 35, les tribunaux se sont livrés à une analyse des effets de l'application des lois et des règlements antérieurs à 1982 qui, à première vue, paraissaient incompatibles avec le droit ancestral revendiqué. À première vue, la Loi sur les douanes semble constituer un guide complet de dispositions réglementant les droits de douane et les taxes à acquitter sur les marchandises entrant au Canada et ces dispositions semblent effectivement incompatibles avec l'exercice du droit ancestral en vertu duquel les marchandises pourraient franchir la frontière Canada-États-Unis sans acquitter de droits de douane. Dans l'arrêt Sparrow précité, et, plus récemment dans l'arrêt Gladstone précité, la Cour suprême établit une distinction entre la réglementation voulue par les législateurs et l'intention claire et expresse d'éteindre un droit. Dans l'arrêt Gladstone précité, au paragraphe 34, le juge en chef Lamer, après avoir examiné le dispositif réglementaire prévu par la Loi sur les pêches, conclut que :

         Il est impossible d'affirmer que, individuellement ou collectivement, ces diverses dispositions réglementaires expriment une intention claire et expresse d'éteindre les droits ancestraux de la bande des Heiltsuk. Même si, pour éteindre un droit ancestral, il n'est peut-être pas nécessaire que le gouvernement utilise des mots faisant explicitement état de l'extinction de droits ancestraux, le ministère public ne doit pas se borner à démontrer que, dans le passé, l'exercice d'un droit ancestral a été réglementé. Dans le présent cas, les dispositions réglementaires et législatives qui régissaient la récolte de la rogue de hareng sur varech avant 1982 ne témoignent pas d'une intention constante de l'État. Avant 1982, les peuples autochtones se sont vu successivement interdire complètement de récolter de la rogue de hareng sur varech, permettre de le faire mais à des fins alimentaires seulement, autoriser à le faire avec la permission écrite du directeur régional et,enfin, autoriser à le faire en vertu d'un permis délivré sous le régime du Règlement sur l'immatriculation et la délivrance de permis pour la pêche dans le Pacifique. Il n'est pas possible d'affirmer qu'un régime de réglementation aussi changeant exprime une intention claire et expresse d'abolir les droits ancestraux des appelants et de la bande des Heiltsuk. Comme dans Sparrow, le ministère public a tout au plus démontré que l'État avait pris des mesures visant à contrôler la pêche et non à délimiter l'étendue des droits ancestraux.                 

     La Loi sur les douanes, les règlements d'application et les textes antérieurement applicables dans ce domaine sont analogues au régime établi dans le cadre de la Loi sur les pêches et des règlements examinés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Sparrow précité et, à nouveau, dans l'arrêt Gladstone précité.

     Dans l'arrêt Gladstone, le juge en chef Lamer opère une distinction entre le règlement sur la pêche dont il était question et la disposition invoquée pour conclure à l'extinction du droit en cause dans l'arrêt R. c. Horseman [1990] 1 R.C.S. 901, disposition appartenant à un document constitutionnel. D'après le juge en chef, il y avait lieu de faire une distinction en raison de l'absence d'intention claire et expresse d'aboutir à un "règlement permanent des droits juridiques des groupes autochtones auxquels ils s'appliquent", et un règlement devant permettre de régler les problèmes immédiats et susceptible d'être modifié "tout simplement par recours au processus législatif". (Paragraphe 38)

     Les taxes et les droits de douane qui sont, à diverses époques, imposés en vertu de la Loi sur les douanes ne sont pas des éléments permanents et nécessaires de la souveraineté canadienne. Ils ne visent pas, comme le document constitutionnel dans l'affaire Horseman précitée, un règlement permanent des droits juridiques des peuples autochtones. En fait, ils seront à l'occasion modifiés ou entièrement supprimés en ce qui concerne certaines marchandises. Le droit du demandeur de franchir la frontière avec des marchandises à usage personnel et communautaire sans payer de droits de douane n'est pas incompatible avec le régime établi par la Loi sur les douanes et il peut très bien coexister avec ce régime.

     La seule preuve de l'extinction possible du droit ancestral du demandeur se trouverait dans la Loi sur les douanes. L'histoire législative de cette loi n'a pas été produite devant la Cour. Bien que, effectivement, la Loi sur les douanes réglemente et taxe l'exercice, par le demandeur, du droit ancestral qui est le sien, j'estime que ce texte législatif ne démontre pas, de la part de la Couronne, une intention claire et expresse d'abolir le droit en question. C'est à la Couronne qu'il incomberait de démontrer l'extinction du droit en question et, en l'espèce, elle ne l'a pas fait.

LA LOI SUR LES DOUANES PORTE-T-ELLE ATTEINTE AU DROIT ANCESTRAL DU DEMANDEUR?

     S'agissant de savoir si le gouvernement a porté atteinte à un droit ancestral, le critère applicable est celui énoncé dans l'arrêt Sparrow précité aux pp. 1111-1112.

         La première question à poser est de savoir si la loi en question a pour effet de porter atteinte à un droit ancestral existant. Dans l'affirmative, elle constitue une violation à première vue du par. 35(1). Le Parlement n'est pas censé agir d'une manière contraire aux droits et aux intérêts des autochtones et, en réalité, il peut être empêché de le faire par la seconde étape de l'analyse fondée sur le par. 35(1).                 
         [...]                 
         Pour déterminer si les droits de pêche ont subi une atteinte constituant une violation à première vue du par. 35(1), on doit poser certaines questions. Premièrement, la restriction est-elle déraisonnable? Deuxièmement, le règlement est-il indûment rigoureux? Troisièmement, le règlement refuse-t-il aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l'exercer? C'est au particulier ou au groupe qui conteste la mesure législative qu'il incombe de prouver qu'il y a eu violation à première vue. [...]                 

     Dans l'arrêt Gladstone précité, le juge en chef Lamer a apporté des précisions supplémentaires au critère énoncé dans l'arrêt Sparrow en matière d'extinction de droit.

         Il est possible que le critère relatif à l'atteinte formulé dans l'arrêt Sparrow semble, de prime abord, intrinsèquement contradictoire. D'une part, suivant ce critère, les appelants ont simplement à établir l'existence d'une atteinte à première vue à leurs droits pour démontrer la violation de ces droits, ce qui tend à indiquer que toute diminution appréciable des droits des appelants constitue une violation pour l'application de cette analyse. D'autre part, les questions auxquelles les tribunaux doivent répondre, en vertu de ce critère, pour déterminer s'il y a eu atteinte font entrer en jeu des notions comme le caractère déraisonnable ou "indûment" rigoureux de la mesure en cause, notions qui tendent indiquer qu'il faut établir davantage qu'une diminution appréciable pour prouver l'atteinte. Cette contradiction intrinsèque est cependant plus apparente que réelle. Les questions posées par notre Cour dans Sparrow ne définissent pas le concept de l'atteinte à première vue, mais mettent uniquement en exergue certains facteurs qui indiquent qu'une telle atteinte a été commise. Le simple fait qu'on réponde par la négative à l'une de ces questions n'empêche pas le tribunal de conclure à l'existence d'une atteinte à première vue. Cette réponse négative n'est qu'un des facteurs que le tribunal doit prendre en considération pour déterminer s'il y a eu atteinte à première vue.                 

     La Loi sur les douanes s'applique aux marchandises introduites au Canada par les Mohawks d'Akwesasne. L'exercice, par le demandeur, de son droit ancestral de franchir la frontière Canada-États-Unis avec des marchandises sans payer sur celles-ci de taxe ou de droits de douane, subirait ainsi, à première vue, une atteinte.

     Ayant conclu à l'existence, à première vue, d'une atteinte au droit ancestral du demandeur, je dois maintenant dire si la Couronne a démontré que cette atteinte se justifiait. Dans l'arrêt Sparrow, la Cour suprême a exposé le critère auquel doit répondre l'argument de la justification dans le contexte de l'effort en vue de concilier les droits autochtones garantis par la Constitution et le pouvoir du législateur fédéral. Ainsi, à la page 1109, la Cour a déclaré que :

         En d'autres termes, le pouvoir fédéral doit être concilié avec l'obligation fédérale et la meilleure façon d'y parvenir et d'exiger la justification de tout règlement gouvernemental qui porte atteinte à des droits ancestraux.                 

     La Couronne n'a produit aucune preuve concernant la justification éventuelle de cette atteinte au droit ancestral du demandeur. Dans l'arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771 à la p. 822, le juge Cory a déclaré que :

         En l'espèce, le gouvernement n'a pas présenté de preuve relativement à la justification. En l'absence d'une telle preuve, il n'est pas loisible à notre Cour de fournir sa propre justification.                 

     En l'absence de preuve touchant une telle justification, je ne saurais présumer quelles pourraient être les justifications d'une atteinte au droit ancestral du demandeur. Par conséquent, il n'y a pas lieu ici d'examiner cet aspect du critère énoncé dans l'arrêt Sparrow. À la lumière de ces conclusions, la Cour déclare :

DÉCLARATIONS

1.      Le demandeur, en tant que Mohawk d'Akwesasne résidant au Canada, a, en raison d'un droit ancestral existant constitutionnellement protégé par les articles 35 et 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, le droit de passer et de repasser librement l'actuelle frontière Canada-États-Unis, y compris le droit d'introduire au Canada, à partir des États-Unis, des marchandises destinées à un usage personnel et communautaire, sans acquitter de droits de douane. Les marchandises à usage personnel et communautaire comprennent les denrées alimentaires, les articles domestiques et les articles utilisés dans le cadre des coutumes des Premières nations. Ce droit ancestral comprend le droit d'introduire ces marchandises au Canada à partir des États-Unis aux fins d'un petit négoce avec les autres Premières nations.

     Ainsi que le demandeur l'a lui-même expliqué, ce droit ancestral ne comprend pas le droit d'introduire au Canada des armes à feu quelles qu'elles soient, des drogues interdites ou à usage restreint, de l'alcool ou des plantes, par exemple. Ce droit ancestral s'exerce également sous réserve que tout Mohawk d'Akwesasne entrant au Canada avec des marchandises en provenance des États-Unis sera soumis aux procédures de fouille et de déclaration des douanes canadiennes.

2.      Dans la mesure où certaines dispositions de la Loi sur les douanes seraient incompatibles avec le droit ancestral du demandeur, ces dispositions sont, sur ces points précis, inopérantes.

     L'appel du demandeur est accueilli et la décision du ministre du Revenu national, en date du 23 novembre 1989, exigeant du demandeur le versement d'une somme de 361,64 $, est annulée. La somme de 293 991,92 $ est accordée au demandeur au titre des dépens.

                                 "William P. McKeown"
                                         Juge

Toronto (Ontario)

Le 27 juin 1997

Traduction certifiée conforme                 
                                 Christiane Delon, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     Avocats et procureurs inscrits au dossier

No DU GREFFE :              T-434-90
INTITULÉ :                  LE GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL,
                     également connu sous le nom de KANANTAKERON
                     et
                     LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
DATE DE L'AUDIENCE :          LE 10 DÉCEMBRE 1996
LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE McKEOWN

DATE :                  LE 27 JUIN 1997

ONT COMPARU :

Peter Hutchins

Anjali Choksi

Micha Menczer

Paul Williams              Pour le demandeur
Dogan Akman              Pour le défendeur

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

HUTCHINS, SOROKA & DIONNE

Avocats et procureurs

245, rue Saint-Jacques

Pièce 400

Montréal (Québec)

H2Y 1M6                  Pour le demandeur

Ministère de la Justice

Immeuble de la Justice, pièce 532

239, rue Wellington

Ottawa (Ontario)

K1A 0H8                  Pour le défendeur

                                      COUR FÉDÉRALE DU CANADA
                                 No du greffe :      T-434-90
                                 Entre :
                                 LE GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL,
                                 également connu sous le nom de KANANTAKERON,
                                      demandeur,
                                      - et -
                                 LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,
                                      défendeur.
                                      MOTIFS DU JUGEMENT
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