Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     Date : 19990219

     Dossier : IMM-638-99

ENTRE :

     PAKEERATHAN THAMOTHARAMPILLAI,

     demandeur,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EVANS

A.      INTRODUCTION

[1]      Il s'agit d'une requête pour l'obtention d'une injonction interlocutoire présentée par le demandeur en vertu de la règle 373 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, dans le but d'empêcher son renvoi au Sri Lanka qui est prévu pour le 25 février 1999.

[2]      La requête se rapporte à une action intentée par le demandeur dans le but d'obtenir des ordonnances déclaratoires portant que son renvoi au Sri Lanka, pays où il craint d'être torturé ou d'être victime d'autres formes graves de persécution, porte atteinte aux droits qui lui sont garantis par les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés si le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (ci-après le défendeur) n'évalue pas les risques auxquels le demandeur peut être exposé s'il est renvoyé dans ce pays.

B.      LES FAITS

[3]      Le demandeur est un ressortissant du Sri Lanka qui est arrivé au Canada en 1991. Il est d'origine tamoule. Dans son affidavit, il déclare qu'un de ses frères a été tué par l'armée sri-lankaise en 1986 et qu'en conséquence de cet incident, un autre frère s'est enfui au Canada tandis que ses soeurs se sont enfuies en Australie et au Royaume-Uni. Il déclare également qu'il s'est rendu à Colombo avant de partir pour le Canada, qu'il a été arrêté et détenu pendant son séjour dans cette ville, et qu'il a été relâché uniquement après avoir dit à la police qu'il s'en allait au Canada. Il déclare aussi que la police lui a dit qu'elle le tuerait s'il revenait à Colombo.

[4]      En 1996, le demandeur a été reconnu coupable au Canada de trafic de stupéfiants et a été condamné à huit ans de prison. Pendant sa détention, il a été avisé que le défendeur avait demandé un avis sur la question de savoir s'il constituait un danger pour le public au Canada. Aucune observation n'a été soumise au nom du demandeur, bien que celui-ci ait affirmé avoir retenu les services d'un avocat à cette fin.

[5]      Après avoir fait un résumé succinct et général de la situation au Sri Lanka, le fonctionnaire qui a examiné le dossier du demandeur a conclu :

     [traduction] Compte tenu de ce qui précède, l'intéressé peut être en danger s'il retourne au Sri Lanka; toutefois, le danger qu'il constitue pour la société canadienne l'emporte sur le danger auquel il pourrait être exposé.         

[6]      Le 27 août 1997, le délégué du ministre a exprimé un avis de danger pour le public qui a eu pour effet d'empêcher le demandeur d'interjeter appel de la mesure de renvoi auprès de la section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2) et de l'empêcher de présenter une revendication du statut de réfugié à la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (sous-alinéa 46.01(1)e)(iv) de la Loi).

[7]      Il est acquis que, pour obtenir le redressement qu'il demande, le demandeur doit satisfaire à chacun des trois éléments du critère énoncé dans l'arrêt RJR-Macdonald Ltd. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 312, qui, en pratique, est identique au critère énoncé dans l'arrêt Toth c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1988), 80 N.R. 302 (C.A.), dans le contexte d'une requête en sursis d'exécution d'une mesure de renvoi.

[8]      Comme ces critères sont très bien connus et que leur formulation et leur signification précises ne sont pas contestées, je passe directement à l'examen de la question de savoir si le demandeur satisfait à chacun des éléments.

     (i)      La question sérieuse

[9]      Nul n'a contesté que le demandeur satisfait aisément au critère applicable pour décider si le litige sous-jacent soulève une question sérieuse. Une mesure de redressement provisoire devrait être refusée pour ce motif uniquement quand elle est demandée au soutien d'une instance qui est visiblement mal fondée : Shchelkanov c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1994), 76 F.T.R. 151 (C.F. 1re inst.).

[10]      L'avocat du demandeur, Me Waldman, a invoqué l'affaire Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 315 (C.F. 1re inst.) à l'appui de l'argument selon lequel le défendeur contrevient aux articles 7 et 12 de la Charte en renvoyant une personne dans un pays où elle a des motifs valables de craindre d'être torturée sans d'abord effectuer, en conformité avec les principes de justice fondamentale, une évaluation des risques auxquels cette personne peut être exposée si elle y est renvoyée.

[11]      Me Waldman a également invoqué l'affaire Farhadi à l'appui de l'argument voulant que l'exigence constitutionnelle relative à une évaluation du risque ne soit pas remplie par l'examen que fait le défendeur ou son délégué quand il exprime un avis sur la question de savoir si la personne concernée constitue ou non un danger pour le public au Canada.

[12]      Des avis semblables à celui dont il est question en l'espèce peuvent comporter une appréciation des risques auxquels la personne est exposée par opposition au danger auquel la présence continue de cette personne peut exposer le public au Canada. Selon Me Waldman, toutefois, pareil avis ne respecte pas la norme constitutionnelle parce qu'il ne permet pas de déterminer quels risques sont pris en considération; il s'agit d'un élément important parce que l'article 7 de la Charte peut interdire de façon absolue l'expulsion d'une personne qui sera exposée aux formes les plus graves de persécution, comme la torture ou la mort : voir aussi Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 232; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, 832; Suresh c. R. (1998), 38 O.R. (3d) 267 (Div. gén. Ont.). Par ailleurs, de par sa nature même, l'objet premier de l'avis du ministre doit porter sur le danger pour le public et non sur les risques auxquels la personne peut être exposée si elle est expulsée du Canada.

[13]      L'avocate du défendeur, Me Nucci, a invoqué l'affaire Barre c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (1998), 150 F.T.R. 257 (C.F. 1re inst.), dans laquelle le juge Teitelbaum a refusé d'accorder une suspension sur la base de faits similaires à ceux de l'affaire Farhadi et de l'affaire dont je suis saisi. Le juge Teitelbaum a statué que le processus qui a abouti à la formulation par le ministre de l'opinion que le demandeur dans cette affaire constituait un danger pour le public au Canada était " une évaluation complète du risque ", et qu'" une évaluation distincte ou indépendante du risque " n'est pas exigée par la loi.

[14]      Il a donc conclu que la demande de contrôle judiciaire contestant la légalité du renvoi du demandeur, et non la validité de la mesure d'expulsion sur laquelle le renvoi était fondé, ne soulevait pas une question sérieuse. Il convient d'ajouter que les remarques de l'agent de réexamen qui ont été soumises au ministre ou à son délégué dans l'affaire Barre comprenaient la phrase suivante qui ressemble beaucoup aux remarques qui ont été faites en l'espèce :

     Compte tenu de ce qui précède, le demandeur peut être en danger s'il retourne en Somalie, mais le danger qu'il constitue pour la société canadienne l'emporte sur le danger auquel il pourrait être exposé à son retour en Somalie.         

[15]      L'arrêt Farhadi a été porté en appel devant la Cour d'appel fédérale après que le juge Gibson eut certifié une question en vertu du paragraphe 83(1) de la Loi sur l'immigration. Compte tenu des opinions divergentes exprimées par la Cour sur ce point, et vu l'appel en instance devant la Cour d'appel fédérale, il me paraît clair que l'action du demandeur soulève une question sérieuse.

[16]      Subsidiairement, Me Nucci a prétendu que même si, en principe, la question de savoir si la Charte exige une évaluation des risques qui soit distincte de l'avis de danger est une question sérieuse, les faits de l'espèce ne permettent nullement de croire que le demandeur serait exposé à un risque de torture s'il retournait au Sri Lanka.

[17]      Cet argument ne me paraît pas convaincant. Le demandeur a déclaré dans son affidavit que son frère avait été tué par l'armée sri-lankaise; qu'il avait lui-même été détenu et maltraité à Colombo, et qu'il avait été relâché uniquement parce qu'il avait convaincu les autorités qu'il partirait pour le Canada; et que la police lui avait dit qu'il serait tué s'il retournait à Colombo. Cette preuve n'a pas été contredite, pas plus que ne l'ont été les documents portant sur les violations des droits de la personne au Sri Lanka qui ont été soumis par Me Waldman.

[18]      À mon avis, l'espèce soulève une question sérieuse.

     (ii)      Le préjudice irréparable

[19]      Me Waldman a affirmé que le demandeur subirait un préjudice irréparable qui ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation pécuniaire s'il était renvoyé dans un pays où, selon la preuve, des personnes ayant un profil semblable au sien, soit de jeunes Tamouls n'ayant aucune résidence officielle à Colombo, étaient exposés à un risque de persécution comprenant la torture. Il a également signalé le pourcentage très élevé de revendications du statut de réfugié présentées par des personnes comme le demandeur qui sont acceptées par la section du statut de réfugié. De plus, expulser le demandeur du Canada dans de telles circonstances aurait pour effet de le priver de la possibilité de s'adresser à un tribunal pour demander réparation de ce qu'il considère comme une atteinte aux droits que lui garantit la constitution.

[20]      Me Nucci a répliqué qu'en l'absence d'éléments de preuve indiquant que le demandeur avait été ciblé par la police ou l'armée sri-lankaise, celui-ci n'avait pas prouvé qu'il subirait un préjudice irréparable. Dans de telles circonstances, le préjudice irréparable est une simple conjecture et ne suffit pas à satisfaire au deuxième élément du critère, ainsi que l'a déclaré le juge Blais dans l'affaire Zolfiqar c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (C.F. 1re inst.; IMM-5694-98, 12 novembre 1998).

[21]      Cet argument ne me convainc pas. Une fois de plus, l'affidavit du demandeur renferme bel et bien des éléments de preuve indiquant que son frère et lui ont été ciblés par l'armée et la police sri-lankaises. Par contre, dans l'affaire Zolfiqar, il semble qu'il n'existait aucune preuve semblable rattachant le demandeur à une éventuelle persécution.

[22]      Pour les motifs invoqués par Me Waldman, je suis convaincu que le demandeur subira un préjudice irréparable s'il est renvoyé au Sri Lanka avant que soit faite une évaluation du risque ou que soit connue l'issue de l'action qu'il a intentée pour contester la constitutionnalité de son renvoi.

     (iii)          La prépondérance des inconvénients

[23]      La question de savoir si la prépondérance des inconvénients favorise le renvoi du demandeur, malgré l'existence d'une question sérieuse et malgré la preuve qu'il subirait un préjudice irréparable, semblerait dépendre de la nature de l'infraction dont il a été reconnu coupable et de sa conduite subséquente.

[24]      Il est indéniable que le demandeur a été reconnu coupable d'une infraction très grave, soit le trafic de stupéfiants. Comme l'a déclaré le juge Teitelbaum dans l'affaire Barre, il s'agit d'une infraction qui " perturbe les vies des Canadiens jeunes et moins jeunes, ce qui coûte très cher au contribuable canadien ". La sentence qui a été prononcée était représentative du sérieux avec lequel la cour a envisagé l'infraction commise.

[25]      Par contre, il est également clair que le demandeur a été un détenu exemplaire et a, de ce fait, obtenu une libération conditionnelle accélérée. De plus, malgré l'avis de danger qui subsiste, un arbitre a ordonné la mise en liberté du demandeur en attendant son renvoi au motif qu'il ne constituait pas une menace pour le public et qu'il allait probablement se présenter aux autorités, si son renvoi se concrétise.

[26]      Compte tenu de la preuve prise dans son ensemble et conscient du fait qu'il est dans l'intérêt public de renvoyer promptement les personnes qui font l'objet d'une mesure d'expulsion valide, je suis malgré tout convaincu que la prépondérance des inconvénients favorise le sursis d'exécution de la mesure de renvoi dont le demandeur fait l'objet.

[27]      Pour ces motifs, la requête du demandeur est accueillie.

                                 John M. Evans

                                         J.C.F.C.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 19 février 1999

Traduction certifiée conforme

Marie Descombes, LL.L.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.