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Date : 20050209

Dossier : T-1341-04

Référence : 2005 CF 198

ENTRE :

                                                           NICOLAS MATUSIAK

                                                                                                                                           demandeur

ET :

                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE TEITELBAUM

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal), datée du 22 décembre 2003 et rendue aux termes de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6, portant que l'adjudant-maître (ret.) Nicholas Matusiak (le demandeur) n'a pas le droit de recevoir une pension d'incapacité de service militaire accordée pour dépression grave.


LES FAITS

[2]                Le demandeur est entré dans les Forces canadiennes en juin 1977 où il semble avoir eu une carrière sans incident et couronnée de succès jusqu'en 1995. À cette époque, il a été promu à un nouveau poste à l'École de l'électronique et des communications des Forces canadiennes (EECFC) qui comportait une lourde charge de travail, ce qui aurait causé au demandeur un certain stress, sans aller toutefois jusqu'à entraîner une incapacité. Son dossier médical indique qu'il a fait l'objet d'un diagnostic de dysthymie ou dépression légère au début de 1996.

[3]                En 1997, le demandeur a été affecté à un autre poste qui relevait du major Burke de l'armée britannique qui passait quelque temps au sein des Forces canadiennes. Le demandeur déclare qu'au cours de leur premier entretien, le major Burke lui a dit que d'autres officiers lui avaient fait savoir que le demandeur était un [traduction] « trublion » , qu'il était [traduction] « déloyal » et [traduction] « non professionnel » . Voilà qui n'est pas une très bonne façon d'établir de bonnes relations de travail.


[4]                Leurs rapports ont continué à se détériorer par la suite. Le demandeur pensait que le major Burke faisait courir des rumeurs à son sujet, même s'il n'avait pas de preuve. Aucune mesure n'a été prise à l'égard du demandeur, comme des services de consultation psychologique pour remédier aux lacunes apparentes de celui-ci, même si la politique des forces armées le prévoit normalement dans un cas où un subordonné n'effectue pas un travail correspondant aux normes exigées.

[5]                Le demandeur a commencé à consulter plus régulièrement un médecin pour les symptômes découlant de son stress et a continué à prendre les antidépresseurs qu'il prenait depuis 1996.

[6]                Le 22 avril 1998, le demandeur a été informé qu'il ferait l'objet d'une promotion temporaire (principalement honorifique) au poste de sergent-major de l'escouade du soutien à la formation, un poste qui lui permettrait d'obtenir par la suite une promotion plus traditionnelle. La nomination devait prendre effet le 11 juin 1998.


[7]                Le 30 avril 1998, une commission spéciale de dotation en personnel s'est réunie sur le lieu de travail du demandeur et a annulé sa promotion. Certains éléments indiquent que le major Burke a informé la commission de dotation en personnel qu'il allait donner au demandeur un avertissement écrit (AE), une sanction particulièrement sévère. Cet avertissement était relié à une mesure de représailles qu'aurait prise le demandeur à l'égard d'un sergent, une accusation que nie le demandeur. L'AE, qui a été jugé injustifié par le comité des griefs des Forces canadiennes, a été versé au dossier militaire du demandeur le 6 mai 1998. L'avertissement a été retiré par le major Burke deux semaines plus tard, mais, d'après le demandeur, sa réputation en avait déjà souffert et ses chances de promotion avaient disparu.

[8]                Le demandeur affirme qu'il a fait l'objet de nombreuses autres rumeurs susceptibles de détruire sa carrière, notamment une allégation non fondée selon laquelle il aurait fait savoir au quotidien l'Ottawa Sun que le major Burke favorisait la consommation d'alcool[1]. Il n'existe dans le dossier aucun élément indépendant concernant ces rumeurs.

[9]                Le demandeur a déposé un grief au sujet de l'AE le 19 juin 1998. La première décision sur ce grief a été prononcée le 8 juillet 1998, par le lcol Hamel, qui a jugé que la plainte du demandeur n'était pas fondée. Il semble que les médicaments que prenait le demandeur aient cessé de faire effet et le jour même où le demandeur a obtenu cette première réponse, son médecin a diagnostiqué une dépression grave. Le demandeur a reçu la réponse deux jours plus tard, le 10 juillet 1998, et affirme qu'il a fait une dépression nerveuse qui l'a rendu incapable de travailler. Il a pris un congé de maladie et n'est pas retourné au travail.


[10]            Le demandeur a poursuivi son grief selon les voies normales, même s'il a connu des revers considérables, notamment le fait que l'appel interjeté initialement devant le SREIFC ait été renvoyé pour nouvel examen par un autre officier au niveau initial, le lcol Gallant, au lieu d'être entendu en appel. La nouvelle décision a été encore une fois négative. Le dossier médical montre que l'état de santé du demandeur, qui se trouvait en congé de maladie et prenait de nouveaux médicaments, s'était amélioré jusqu'en décembre 1998, au moment où ce dernier a subi cet échec dans sa recherche d'un redressement.

[11]            Le demandeur affirme dans son mémoire que son grief a continué d'avancer dans le système [traduction] « à une allure d'escargot » et qu'il n'a pas bénéficié de l'équité procédurale prévue. C'est ce que confirment les conclusions du 26 mars 2002 du Comité des griefs des Forces canadiennes, le niveau auquel son appel a finalement abouti, qui a jugé que l'AE et la façon dont son grief à ce sujet avait été traité étaient inappropriés. Le Comité des griefs recommandait qu'on attribue au demandeur une indemnité sous la forme d'une pension d'invalidité, étant donné qu'à l'époque le demandeur avait sollicité une pension de ce type par le biais du système d'appel distinct existant en matière de pension.

[12]            À cette époque, le demandeur avait été libéré de façon permanente de l'armée (le 4 février 2002), pour des raisons médicales reliées à sa dépression grave. Aujourd'hui, il ne peut plus espérer faire carrière dans l'armée et il n'a pas réussi jusqu'ici à retrouver du travail.

[13]            Il a demandé une pension d'invalidité le 24 janvier 2000, demande qui a été rejetée par le ministère des Anciens combattants, qui a néanmoins accordé une indemnité reliée à une blessure au genou, le 21 décembre 2000. La décision mentionnait que la dépression grave dont souffrait le demandeur n'était pas reliée à son service militaire.


[14]            Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant un comité de révision (le comité de révision) du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) qui a entendu cette affaire le 30 octobre 2001. Le comité de révision a attribué au demandeur quelques indemnités supplémentaires pour le syndrome du canal carpien, mais a jugé qu'aucun diagnostic conforme au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV) ne montrait que le demandeur souffrait d'une dépression grave reliée à son service militaire.

[15]            Après avoir demandé en vain au ministre de réexaminer le dossier, le demandeur a interjeté appel de la décision devant le Tribunal, le 1er août 2003. Le 22 décembre 2003, le Tribunal a jugé que le demandeur souffrait effectivement de dépression, mais que celle-ci n'était pas reliée à son service militaire. C'est cette décision qui fait l'objet d'une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.


[16]            Le demandeur a également demandé au bureau du ministère de la Défense nationale et au conseiller juridique des Forces canadiennes, Réclamations et contentieux des affaires civiles, du ministère de la Justice, l'indemnité de redressement qu'avait recommandée le Comité des griefs des Forces canadiennes. Il a reçu une lettre le 22 juillet 2003 qui l'informait que le ministère ne pouvait pas prendre de décision au sujet de son indemnité pendant que le processus d'appel des pensions du demandeur était en cours et que s'il obtenait gain de cause, il n'aurait pas droit de toute façon à une réclamation pour dommages. L'issue finale de son grief dépend donc également de la décision qui sera prise à l'égard de sa demande de contrôle judiciaire.

LA THÈSE DU DEMANDEUR

[17]            Le demandeur soutient que la question en litige est une question mixte de fait et de droit, dans la mesure où le Tribunal n'a pas contesté le fait que le demandeur souffrait de dépression mais uniquement l'existence d'un lien de causalité avec le service militaire. Le demandeur cite Bradley c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 793, [2001] A.C.F. no 1152 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL, pour affirmer que la norme de contrôle applicable à une conclusion relative au lien de causalité aux termes de la Loi sur les pensions est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[18]            Le demandeur soutient que la décision du Tribunal est déraisonnable, si on lui applique cette norme, dans la mesure où elle ne résiste pas à un examen quelque peu poussé. (Ryan c. Barreau du Nouveau-Brunswick (2003), 223 DLR (4th) 577). Le demandeur soutient que le Tribunal a non seulement appliqué une norme inappropriée en matière de causalité, mais qu'il a également mal interprété les preuves médicales figurant au dossier.


[19]            Le demandeur soutient que la conclusion selon laquelle la maladie est « rattachée directement » au service militaire, comme l'exige l'alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, peut être fondée sur la norme de la prépondérance des probabilités comme dans l'arrêt Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, dans lequel il a été établi que les Forces canadiennes avaient causé la blessure ou y avaient contribué conformément au critère du facteur déterminant. Il n'est pas nécessaire d'établir que cet événement était la cause unique.

[20]            Le demandeur soutient également que l'alinéa 21(2)a) contient un autre élément, la question de savoir si la blessure est « consécutive » au service militaire et que ce lien de causalité s'apprécie en fonction d'une norme moins stricte selon laquelle il suffit qu'elle soit « rattachée directement » comme la Cour l'a déclaré dans Amos c. Insurance Corp. of British Columbia, [1995] 3 R.C.S. 405. Cette norme moins stricte n'exige pas que soit établie la cause directe du préjudice.

[21]            Le demandeur soutient en outre que le libellé de la loi montre que celle-ci n'exige pas que la maladie du demandeur ait été subie au combat, sur un terrain militaire ou pendant que le demandeur était de service. (McTague c. Canada, [2000] 1 CF 647 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL, King c. Canada, [2001] A.C.F. no 850 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL.) Il suffit qu'il existe un lien de causalité entre le service militaire du demandeur et l'accident ou la maladie, et cela peut être interprété comme comprenant des interactions administratives et des décisions opérationnelles. (John Doe c. Canada, [2004] A.C.F. no 555 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL)


[22]            Le demandeur soutient également qu'il existe trois présomptions légales qui obligeaient le Tribunal à interpréter les preuves de la façon la plus favorable possible au demandeur, à savoir : l'alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, l'alinéa 21(3)f) de la Loi sur les pensions et l'alinéa 39c) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.R.C. 1985, ch. 18, qui régit le fonctionnement du Tribunal.

[23]            Enfin, le demandeur soutient que le Tribunal a choisi de façon très sélective les éléments qu'il a tirés du dossier médical et qu'il n'a pas tenu compte des explications fournies par le Dr Trudel et le Dr Girvin au sujet des contradictions qu'il a constatées dans leurs analyses des causes de la maladie du demandeur.

LA THÈSE DU DÉFENDEUR

[24]            Le défendeur soutient que la norme de la décision manifestement déraisonnable est celle qui s'applique à la décision du Tribunal, selon McTague c. Canada, [2000] 1 CF 647 (C.F. 1re inst.) en ligne : QL. Dans McTague, cette norme a été appliquée à la partie de la décision qui concernait les conclusions de fait relatives aux preuves médicales et à la question de savoir si la maladie du réclamant avait en fait été causée par le service militaire.

[25]            Le défendeur reconnaît que la norme de contrôle applicable à tous les autres aspects des décisions du Tribunal est la décision raisonnable simpliciter. (McTague, précité.)


[26]            Le défendeur soutient que la Cour ne peut apprécier à nouveau les preuves en application de la norme de la décision manifestement déraisonnable, même si elle en serait arrivé à une autre conclusion. (Hunt c. Canada (Ministre des Anciens combattants) (1998), 145 FTR 96.)

[27]            Le défendeur soutient que le Tribunal a apprécié comme il convenait toutes les preuves médicales figurant au dossier, mais que la plupart de ces preuves ne permettaient pas d'établir une analyse indépendante des facteurs de causalité à l'origine de la maladie du demandeur, c'est-à-dire, qu'elles se fondaient uniquement sur les déclarations que faisait le demandeur au sujet des motifs de sa dépression. Le Tribunal a jugé qu'il n'existait aucune preuve objective au dossier permettant de démontrer l'existence d'un lien de causalité, même s'il a accepté le diagnostic de la dépression.

[28]            Le défendeur soutient également que le Tribunal a correctement effectué l'analyse du lien de causalité, en évaluant à la fois les facteurs subjectifs et objectifs reliés au lien de causalité et il cite les parties de la décision du Tribunal dans lesquelles celui-ci analyse le lien de causalité pour appuyer son argument.


[29]            Le défendeur soutient que le Tribunal était justifié de se fonder sur le rapport du Dr Bourgon, qui n'a vu le demandeur qu'une fois en 1999, plutôt que sur ceux des autres médecins, puisque son diagnostic était également appuyé par un rapport postérieur du major (Dr) Trudel, qui a examiné le patient en 1996 et en 2002. Le défendeur soutient que le Tribunal a le droit d'apprécier la force probante des rapports médicaux et de tirer des déductions au sujet des contradictions existant entre les différents rapports.

[30]            Le défendeur soutient que le Tribunal a correctement appliqué les obligations légales en matière d'interprétation des preuves, en particulier l'article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), précitée. L'article 39 se lit ainsi :

Règles de preuve

39. Le Tribunal applique, à l'égard du demandeur ou de l'appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l'occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

[31]            Le défendeur soutient que le Tribunal a tiré toutes les déductions qu'il était raisonnable de tirer en faveur du demandeur, mais qu'il y avait encore des contradictions non résolues qui autorisaient le Tribunal à tirer les conclusions qu'il a tirées.


LA NORME DE CONTRÔLE

[32]            Les parties ne s'entendent pas sur la norme de contrôle applicable à la présente affaire. Le juge Rouleau a récemment résumé la jurisprudence sur ce point dans Bradley c. Canada (Procureur général), 2004 CF 996, une affaire citée par le demandeur :

¶ 11       Il est bien reconnu que la norme de contrôle applicable aux décisions du TACRA est celle qu'a énoncée le juge Evans dans McTague c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 647 (C.F. 1re inst.), et que le juge MacKay a appliquée dans Bradley c. Canada (Procureur général), 2001 A.J.C. no 1152, 2001 CFPI 793. Cette norme est celle du caractère raisonnable simpliciter, sauf lorsque la question litigieuse concerne une conclusion ou une interprétation tirée d'éléments de preuve médicale contradictoires ou non concluants quant à savoir si l'invalidité du demandeur a été en fait causée ou aggravée par le service militaire. Dans ce dernier cas, la norme de contrôle applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable.

[33]            Le passage d'une décision antérieure prononcée en 2001 dont l'intitulé est semblable, Bradley c. Canada (Procureur général), précitée, qui a été citée par les deux parties, examine cette question de façon légèrement plus approfondie. Le juge MacKay résume la jurisprudence relative à la norme de contrôle de la façon suivante :

¶ 16       Dans le jugement McTague c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 647 (C.F. 1re inst.), le juge Evans a statué, aux pages 666 et 667, que la norme de contrôle applicable dans le cas des décisions du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) est celle du caractère raisonnable simpliciter, sauf lorsque la question litigieuse concerne l'évaluation ou l'interprétation par le Tribunal d'éléments de preuve contradictoires et la conclusion qu'il en a tiré quant à savoir si l'invalidité du demandeur a été en fait causée ou aggravée par le service militaire. Dans ce dernier cas, la norme de contrôle applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable.

¶ 17       Le juge Evans a toutefois également déclaré que, lorsque la décision contestée porte sur la question de savoir s'il existe ou non un lien de causalité entre la blessure et le service militaire, la norme de contrôle est celle du caractère raisonnable.


¶ 18       La première des questions en litige en l'espèce porte sur une conclusion mixte de fait et de droit. Dans la mesure où la réponse à cette question dépend uniquement de l'interprétation de la loi, la norme de contrôle est celle du bien-fondé de la décision (ou norme de la décision correcte), mais si elle met en cause l'application de la loi, correctement interprétée, par ex. pour savoir si, d'après les faits soumis au Tribunal, le demandeur a subi une blessure qui était consécutive à son service militaire, la norme de contrôle est celle du caractère déraisonnable.

[34]            Le libellé réel de la décision McTague, précitée, est le suivant :

¶ 45       L'allégation du demandeur selon laquelle le Tribunal a commis une erreur de droit parce qu'il ne lui a pas accordé le bénéfice du doute et qu'il n'a pas interprété la loi d'une façon large et libérale devrait être prise en compte lorsqu'il s'agira de déterminer si la décision du Tribunal ne satisfait pas à la norme relative au caractère raisonnable de la décision.

¶ 46       Enfin, je devrais noter que la Cour a bien établi que la norme de la décision manifestement déraisonnable, qui est moins exigeante, est applicable lorsque la question litigieuse concerne l'évaluation ou l'interprétation par le Tribunal d'éléments de preuve médicaux souvent contradictoires ou peu concluants et la conclusion qu'il en a tiré quant à savoir si l'invalidité du demandeur a été en fait causée ou aggravée par le service militaire : MacDonald c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 346 (1re inst.) (QL); Weare c. Canada (Procureur général) (1998), 153 F.T.R. 75 (C.F. 1re inst.); Hall c. Canada (Procureur général) (1998), 152 F.T.R. 58 (C.F. 1re inst.); Henderson c. Canada (Procureur général) (1998), 144 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.).

[35]            Après avoir retracé l'origine de l'analyse qui a été effectuée au sujet des normes de contrôle dans les affaires comme celle-ci, je conclus que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable simpliciter lorsqu'il s'agit de savoir si le Tribunal a omis d'interpréter libéralement l'ensemble de la preuve, comme l'exige la loi. La norme du caractère manifestement déraisonnable s'applique uniquement aux conclusions qu'a tirées le Tribunal des preuves médicales contradictoires pour décider si la maladie a été causée ou aggravée par le service militaire.

ANALYSE


[36]            Je vais commencer par examiner le texte de la loi. L'article 3 de la Loi sur les pensions contient les définitions sur lesquelles est fondé l'article en litige ici :

3. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

[...]

« invalidité » La perte ou l'amoindrissement de la faculté de vouloir et de faire normalement des actes d'ordre physique ou mental.

[...]

« membre des forces » Quiconque a servi dans les Forces canadiennes à tout moment depuis le commencement de la Première Guerre mondiale. La présente définition vise aussi les marins marchands canadiens de la Première ou Seconde Guerre mondiale ou de la guerre de Corée, au sens de l'article 21.1.

« service militaire » ou « service » Le service en qualité de membres des forces.

[...]

« service spécial » Service effectué par un membre des Forces canadiennes soit dans une zone de service spécial désignée au titre de l'article 91.2, soit dans le cadre d'une opération de service spécial désignée au titre de l'article 91.3, pendant la période visée par la désignation. Sont assimilés au service spécial, s'ils ont lieu pendant cette période mais au plus tôt le 11 septembre 2001 :

a) la formation reçue spécialement en vue du service dans la zone ou dans le cadre de l'opération, sans égard au lieu où elle est reçue;

b) le déplacement pour se rendre dans la zone, sur les lieux de l'opération ou dans le lieu de la formation visée au paragraphe a) et en revenir;

c) le congé autorisé avec solde pris durant ce service, sans égard au lieu où il est pris.

« service sur un théâtre réel de guerre »

a) Tout service à titre de membre des forces de l'armée ou des forces aériennes du Canada au cours de la période commençant le 14 août 1914 et se terminant le 11 novembre 1918, dans la zone des armées alliées sur l'un des continents européen, asiatique ou africain, ou en tout autre lieu où le membre a été blessé ou a contracté une maladie comme conséquence directe d'un acte hostile de l'ennemi;

b) tout service à titre de membre des forces navales ou de la marine marchande du Canada au cours de la période visée à l'alinéa a), en haute mer ou en n'importe quel lieu où le contact avec les forces hostiles de l'ennemi a été établi, ou en tout autre lieu où le membre a été blessé ou a contracté une maladie comme conséquence directe d'un acte hostile de l'ennemi;


c) tout service à titre de membre des forces au cours de la période commençant le 1er septembre 1939 et se terminant :

(i) le 9 mai 1945, lorsque le service a été fait où que ce soit à l'extérieur du Canada,

(ii) le 15 août 1945, lorsque le service a été fait dans l'océan Pacifique ou en Asie,

ou en quelque lieu au Canada où le membre a été blessé ou a contracté une maladie comme conséquence directe d'un acte hostile de l'ennemi.

[...]

[37]            Il n'est pas contesté que le demandeur souffre d'une maladie telle que définie par la Loi sur les pensions. Il s'agit de savoir si elle est rattachée au service militaire. Ce service, tel qu'il est défini par la Loi sur les pensions, désigne « le service en qualité de membre des forces » . L'expression « membre des forces » désigne quiconque a servi dans les Forces canadiennes à tout moment depuis le commencement de la Première Guerre mondiale.

[38]            C'est une définition large qui est distincte dans la loi de la définition de service spécial ou de service au combat, et, conformément à l'article 2 et à la présomption du paragraphe 21(3) de la Loi sur les pensions, cette définition doit être interprétée très largement. Tout élément rattaché directement aux fonctions qu'exerçait le demandeur pour les Forces sera donc visé par cette catégorie, et comme le demandeur le soutient, la décision John Doe, précitée, indique clairement que cela comprend les interactions administratives et les décisions opérationnelles touchant le demandeur.


[39]            En l'espèce, l'incapacité en question est une incapacité mentale, qui s'est aggravée progressivement et il est possible d'en retracer l'évolution en examinant les nombreux dossiers médicaux concernant le demandeur, qui, pour la plupart, n'ont pas été mentionnés par le TACRA dans sa décision. Le demandeur n'a pas fait sa dépression pendant qu'il n'était pas de service et tant le demandeur que ses médecins traitants l'ont directement rattachée aux violations des procédures applicables dans les Forces et à l'hostilité dont il a fait l'objet à son travail de la part de ses supérieurs, en particulier de la part du major Burke.

Les conclusions relatives aux preuves médicales

[40]            Dans McTague, précitée, le juge Evans énonce que la norme de la décision manifestement déraisonnable est applicable lorsqu'il s'agit de décider si les preuves médicales démontrent que l'invalidité « a été en fait causée ou aggravée par le service militaire » . Cette formulation est tirée du paragraphe 21(3) de la Loi sur les pensions, qui régit l'application du paragraphe 21(2). Comme le demandeur l'a noté, cette disposition énonce ce qui suit :

21(3) Pour l'application du paragraphe (2), une blessure ou maladie -- ou son aggravation -- est réputée, sauf preuve contraire, être consécutive ou rattachée directement au service militaire visé par ce paragraphe si elle est survenue au cours :

[...]

f) d'une opération, d'un entraînement ou d'une activité administrative militaires, soit par suite d'un ordre précis, soit par suite d'usages ou pratiques militaires établis, que l'omission d'accomplir l'acte qui a entraîné la maladie ou la blessure ou son aggravation eût entraîné ou non des mesures disciplinaires contre le membre des forces;

[41]            Ce libellé fait également référence au texte de l'alinéa 21(2)a) :


(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l'armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix :

a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l'annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d'invalidité causée par une blessure ou maladie -- ou son aggravation -- consécutive ou rattachée directement au service militaire;

[42]            Le Tribunal était donc tenu d'examiner non seulement si le service militaire était la seule cause de l'incapacité du demandeur, mais également si le service militaire avait aggravé une maladie existante. La conclusion à laquelle en est arrivé le Tribunal sur ce point est fournie à la page 10 de la décision :

[TRADUCTION] Les rapports médicaux ne permettent raisonnablement pas de déduire que le stress que le demandeur a subi au travail a directement contribué à l'apparition de l'incapacité du demandeur.

[43]            C'est cette conclusion que je vais examiner en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[44]            Avant de commencer, il y a lieu de noter que je vais faire référence aux copies des documents du dossier du Tribunal qui sont reproduits intégralement dans le dossier du demandeur. J'ai décidé de procéder de cette façon parce que ce sont les seules copies des documents du dossier du Tribunal dont les pages sont numérotées et qui sont donc faciles à consulter. Tous les documents auxquels je vais faire référence étaient en la possession du Tribunal au moment où celui-ci a rendu sa décision, même si, comme je l'ai indiqué, la plupart d'entre eux ne sont pas mentionnés dans la décision du Tribunal.


[45]            Les dossiers médicaux montrent que le demandeur a connu quelques problèmes physiques touchant le genou, notamment, mais que sa dépression est mentionnée pour la première fois dans son dossier de 1994, lorsque son médecin militaire habituel s'est demandé si les médicaments qui lui avaient été prescrits pour ses problèmes physiques n'avaient pas un effet secondaire dépressif[2]. On lui avait apparemment prescrit l'antidépresseur Zoloft et il avait fait l'objet d'un diagnostic de « dépression » à la fin de 1995, qu'il attribuait à la « crise de la quarantaine » et à sa volonté de progresser dans la vie[3]. Il avait été recommandé de l'envoyer consulter un psychiatre, mais il est difficile de savoir si cette recommandation a été immédiatement suivie d'effet.

[46]            Le diagnostic a été précisé dans un « rapport d'urgence » du 19 janvier 1996 et la maladie a été qualifiée de « dépression dysthymique » [4]. Il avait cessé de prendre du Zoloft (également désigné sous le nom de « sertraline » dans les dossiers) pendant les vacances, il avait ensuite eu une réaction dépressive qui l'avait amené à se rendre à l'urgence et il semble qu'on lui ait demandé de reprendre ces médicaments.


[47]            D'après le DSM-IV[5], qui a été utilisé par le comité de révision pour en arriver à sa décision initiale de rejeter la demande de pension d'invalidité présentée par le demandeur et qui était fondée sur une dépression, la dysthymie est une forme de dépression légère, qui peut parfois causer des crises de troubles dépressifs graves, ou de dépression grave, ou être entrecoupée de telles crises.

[48]            Je note que le Tribunal ne précise pas clairement s'il rejette la conclusion du comité de révision selon laquelle il n'existe [traduction] « aucun diagnostic scientifique spécifique... c'est-à-dire DSM-IV[6] » pour justifier une conclusion de troubles dépressifs. Le Tribunal parle de [traduction] « maladie alléguée » par le demandeur[7], et [traduction] d' « allégation touchant une incapacité due à une dépression grave » [8], même après avoir noté les différents diagnostics de [traduction] « symptômes dépressifs » posés par les médecins[9]. Le Tribunal reconnaît au départ uniquement que le demandeur [traduction] « souffre manifestement d'une incapacité psychiatrique liée au stress » [10].


[49]            Le Tribunal conclut alors de la façon suivante, à la page 8 de la décision :

[TRADUCTION] Dans cette affaire, les opinions médicales mentionnent de façon crédible les questions médicales que soulève le diagnostic de troubles psychiatriques. Le Tribunal accepte ce diagnostic. Cependant, pour ce qui est des questions médico-légales concernant l'origine de la maladie, ces opinions ne procèdent pas à une analyse indépendante de tous les faits pertinents de l'affaire ou à une analyse claire du fondement des opinions médicales en tenant compte de tous les faits se rapportant à la question du lien de causalité.

[50]            Le Tribunal ne souscrit peut-être pas à la description des causes sous-jacentes, mais toutes les parties ont reconnu que le dossier médical établit clairement que le demandeur souffrait d'une maladie. (Je note néanmoins que le Tribunal ne précise pas le diagnostic de la maladie décrite dans le DSM-IV qu'il retient.)

[51]            Nous allons donc examiner l'analyse qu'a effectuée le Tribunal pour déterminer si cette maladie, telle que décrite dans les dossiers médicaux et dans les diagnostics retenus par lui, a été aggravée par les événements survenus par la suite dans le cadre du travail du demandeur.


[52]            On a demandé qu'une évaluation de la santé mentale du demandeur soit effectuée, ce qui a entraîné un rapport de consultation du major (Dr) Trudel du 6 février 1996, qui mentionne la promotion du demandeur et le fait qu'il nie que cela lui cause du stress. Ce rapport fait également référence à l'opinion de l'épouse du demandeur selon laquelle sa dépression vient du stress qu'il subit au travail[11]. Cependant, le major Trudel attribue ce stress aux problèmes de santé de son père. Le rapport mentionne que le diagnostic de dysthymie qui ressort des dossiers antérieurs demeure inchangé et il est recommandé que le demandeur prenne des antidépresseurs pendant six mois de plus pour ensuite les abandonner progressivement[12].

[53]            À sa visite médicale du 11 février 1996, les notes du médecin militaire habituel, un major R.J. Wojtyk, parlent également de [traduction] « dysthymie » et de [traduction] « facteurs de stress reliés au travail » [13].

[54]            Le 27 mars 1997, un spécialiste des troubles du sommeil, le Dr Carlile, note de la façon suivante les antécédents psychiatriques du demandeur dans son évaluation, [traduction] « dépression légère depuis deux ans » [14].


[55]            La première fois qu'apparaît dans les dossiers médicaux du demandeur un diagnostic concernant une autre maladie plus grave, celle de dépression grave, est le 8 juillet 1998, dans le rapport de consultant du major (Dr) Girvin[15]. Le docteur note que le demandeur a déclaré que [traduction] « les médicaments n'ont plus d'effet sur moi » , mais attribue cette affirmation à l'affaiblissement de l'effet des médicaments consécutif à la prise d'antidépresseurs pendant plus de deux ans. Le médecin évalue également ses « facteurs de stress combinés » selon l'axe DSM-IV comme étant « modérés à graves » .

[56]            La date du diagnostic est significative - les problèmes relatifs à l'avertissement écrit (AE) et le refus de la promotion du demandeur sont survenus entre les mois d'avril et de juin 1998, tandis que le rejet de la première demande de redressement d'un grief a été communiqué le 8 juillet 1998, le jour même où était établi le nouveau diagnostic plus grave.

[57]            Deux jours plus tard, le 10 juillet 1998 (la veille du jour où le défendeur aurait bénéficié de sa promotion, si celle-ci ne lui avait pas été refusée), le défendeur a manifesté [traduction] « des troubles psychotiques et s'est montré incapable d'effectuer son travail » , selon un rapport d'examen psychiatrique fourni par le Dr Bourgon de l'Hôpital d'Ottawa[16]. Ce que le demandeur a appelé [traduction] « une dépression nerveuse » a été déclenché par le fait de recevoir la réponse à son grief, d'après le mémoire du demandeur. Cela a également coïncidé avec le congé de maladie qu'a pris le demandeur, et d'après ce dernier, la conclusion du Comité des griefs des Forces canadiennes[17] et un rapport de consultation médicale de 2002[18].


[58]            Je dois mentionner que je trouve étrange que le dossier du tribunal qui est déjà fort incomplet et auquel les dossiers médicaux du demandeur n'ont été ajoutés qu'après que l'avocat du demandeur en a fait la demande, ne contienne pratiquement aucun document concernant le congé de maladie du demandeur et la date à laquelle il a commencé. Les seuls documents que j'ai trouvés dans le dossier sur cette question sont deux éléments de correspondance concernant son placement sur la liste des effectifs du personnel non disponible en date du 25 septembre 1998 et du 6 octobre 1998[19].

[59]            Étant donné que personne n'a contesté l'exactitude de la conclusion de fait du comité de révision des FC, je présume que le demandeur a effectivement pris un congé de maladie à partir du 10 juillet 1998. Le rapport de consultation du Dr Girvin daté du 30 juillet 1998 confirme qu'il se trouve en congé de maladie à cette époque et il énonce ce qui suit :

[TRADUCTION] Il mentionne qu'il a rencontré son médecin qui lui a accordé un congé de maladie et l'a placé dans une catégorie temporaire. Le major avec lequel il travaille a pris contact avec lui pour lui demander pourquoi il était absent et de se présenter au travail. Cela a été bouleversant pour lui parce qu'il s'agit du même major qui s'est plaint de son rendement au travail dans le passé[20].


[60]            La correspondance concernant la liste des effectifs du personnel non disponible fait également référence à la nécessité de demander au personnel militaire de s'abstenir de « déranger » le demandeur chez lui pendant qu'il récupère.

[61]            Par conséquent, en juillet 1998, le diagnostic concernant le demandeur est passé d'une dysthymie à un trouble dépressif grave. Cela coïncide exactement avec ses problèmes au travail et avec un problème lié à ses médicaments antidépresseurs; il prend un congé de maladie, et un de ses médecins doit intervenir pour empêcher le major Burke de l'appeler à son domicile. On prescrit au demandeur un nouvel antidépresseur à cette époque, qui ne donne aucun résultat.

[62]            À partir de ce moment, presque tous les rapports médicaux mentionnent le stress relié au travail dont souffre le demandeur. Le demandeur est décrit comme quelqu'un qui a tendance à [traduction] « ruminer » ses difficultés au travail[21]. Une pièce jointe à un rapport médical du Dr Meunier daté du 16 août 1998 parle de [traduction] « dépression et d'angoisse situationnelle » et décrit [traduction] « l'effet dévastateur » des [traduction] « facteurs de stress » reliés à son processus de grief sur sa [traduction] « capacité personnelle et professionnelle » [22]. Ce diagnostic est repris dans un dossier d'admission à un hôpital daté du 9 septembre 1998[23].


[63]            Il y a ensuite un rapport médical du Dr Girvin daté du 14 octobre 1998 qui mentionne avoir prescrit au demandeur un nouveau médicament, le Paxil, auquel il réagit bien et qui décrit le demandeur comme « moins préoccupé » par sa situation au travail[24]. Les rapports médicaux continuent de faire état d'améliorations jusqu'au 10 décembre 1998, date à laquelle un rapport médical mentionne que le demandeur a déclaré au Dr Girvin qu'il avait refait une dépression, même après avoir pris des vacances aux Bahamas[25]. Ce rapport mentionne le fait que le demandeur a été informé que l'appel concernant son grief présenté au SREIFC avait été renvoyé pour nouvel examen au niveau d'origine au lieu de passer à l'échelon supérieur.

[64]            La décision défavorable concernant le grief du demandeur avait été en fait prise par le lcol Gallant dix jours auparavant, le 1er décembre 1998[26].


[65]            Le demandeur avait donc trouvé un nouveau médicament prometteur, son état s'améliorait régulièrement lorsque son grief a fait l'objet d'une décision inhabituelle et a été refusé pour une seconde fois en décembre 1998, moment à partir duquel il semble prendre un congé de maladie de durée indéfinie. Le dossier médical contient une lettre d'une Dre Witte datée du 21 décembre 1998 dans laquelle celle-ci mentionne avoir examiné le demandeur le 18 décembre 1998 et avoir constaté qu'il souffrait d'une [traduction] « dépression grave due à des questions reliées au travail » [27]. (Elle a continué à le voir pour des sessions de consultation psychologique pendant trois mois après cet examen.)

[66]            En mars 1999, un autre rapport préparé par un Dr Bakish de l'Hôpital Royal d'Ottawa, un établissement de traitement psychiatrique, mentionne que le défendeur connaît un [traduction] « deuxième épisode de dépression grave » qui résiste au traitement[28].

[67]            Le 28 juin 1999, six mois après l'épisode de décembre 1998, le demandeur a consulté le Dr Bourgon à l'Hôpital d'Ottawa, vers lequel il avait été dirigé par son psychiatre habituel, le Dr Girvin. C'est le rapport qui est mentionné dans la décision du Tribunal[29] comme ayant diagnostiqué une dépression grave, même s'il est tout à fait clair que ce diagnostic avait été posé un an auparavant et mentionné dans les rapports médicaux postérieurs par une série de médecins.


[68]            Dans le rapport du 28 juin 1999, le Dr Bourgon constate également que la dépression grave dont souffre le demandeur comporte peut-être également des [traduction] « aspects psychotiques » qui sont en rémission[30]. C'est la psychose qui est le nouvel élément de ce diagnostic, et non pas la dépression grave. Les constatations du Dr Bourgon montrent clairement que la dépression grave, qui avait déjà été diagnostiquée, est peut-être même encore plus grave que l'on ne l'avait pensé jusque-là.

[69]            Le rapport du Dr Bourgon est le seul rapport parmi les nombreux autres rapports médicaux que l'on puisse qualifier de preuve médicale « contradictoire » , étant donné que l'auteur se demande si une partie du stress relié au travail dont souffre le demandeur ne s'explique pas plutôt par des facteurs personnels et parle de tendances paranoïaques. Malgré tout, ces contradictions apparentes sont en nombre tout à fait limité. L'analyse effectuée selon le DSM-IV dans le même rapport indique que [traduction] « les facteurs de stress originaux » dont découle la maladie du demandeur étaient [traduction] « un stress relié au travail découlant du fait qu'il occupait un poste relativement important dans l'armée » . Cette constatation est conforme à tous les rapports médicaux postérieurs au mois de juillet 1998.

[70]            Il n'existe aucune preuve contradictoire au sujet de la date à laquelle un diagnostic plus grave a été posé pour la première fois. Le Tribunal a formulé une conclusion inexacte sur ce point en attribuant le diagnostic de dépression grave au rapport du Dr Bourgon du 28 juin 1999. Le Dr Bourgon a posé un diagnostic plus grave en mentionnant la possibilité d'une psychose, mais il est clair que le demandeur avait déjà fait l'objet d'un diagnostic de dépression grave en juillet 1998. Avant ce moment-là, le diagnostic était la dysthymie.


[71]            Le seul autre rapport sur lequel le Tribunal s'est fondé[31] est le rapport de 1996 du major Trudel qui mentionnait que le diagnostic de dysthymie effectué à cette époque était « inchangé » . Ce rapport pourrait être utilisé pour faire une analyse de la cause unique, mais pas pour effectuer une analyse de l'aggravation de la maladie du demandeur, puisqu'il existe un point de démarcation très net à partir duquel la maladie du demandeur a évolué de la dysthymie vers une dépression grave, à savoir le mois de juillet 1998. Le Dr Trudel souscrit également au diagnostic de dépression grave dans un rapport de consultation préparé le 1er février 2002[32], la première fois qu'il revoyait le demandeur depuis 1996, dans lequel il énonce que la maladie a été [traduction] « à tout le moins aggravée par son service militaire » .

[72]            En vertu de l'alinéa 39b) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), le Tribunal est tenu d'accepter tout élément de preuve non contredit, et le Tribunal a indiqué dans sa décision qu'il acceptait les diagnostics des médecins, mais pas nécessairement les motifs sur lesquels ils étaient basés. Les diagnostics montrent tous une évolution progressive de la maladie du demandeur qui passe d'une dysthymie en 1996 à une dépression grave en 1998.


[73]            Sachant que le Tribunal est tenu de décider si le travail du demandeur a aggravé sa maladie, examinons ce qu'indique le dossier. Les échecs de la pharmacothérapie, les épisodes de dépression les plus graves, ainsi que le fait d'avoir pris divers congés de maladie, semblent tous coïncider avec les deux premières décisions qui ont été prises au sujet de son grief. La maladie dont souffrait à l'époque le demandeur, à savoir la dysthymie, s'est aggravée et est devenue une dépression grave à la suite de tous les événements stressants qui sont survenus à son travail et après qu'il a quitté son travail en raison d'une dépression qui a coïncidé avec le prononcé de la première décision relative à son grief. Ce sont là des preuves objectives qui figurent au dossier, qui ne sont aucunement fondées sur les déclarations qu'aurait pu faire le demandeur à ses médecins ou dans ses allégations et dont le Tribunal n'a aucunement tenu compte dans sa décision.

[74]            Le dossier contient un rapport partiellement contradictoire qui touche cette question, à savoir celui du Dr Bourgon. Ce rapport semble laisser entendre que les problèmes que connaissait le demandeur au travail étaient imaginaires, même si l'on peut également soutenir qu'il mentionnait que le demandeur avait des soupçons qu'il n'était pas encore en mesure de prouver qui lui causaient un stress injustifié. Le Tribunal s'est principalement fondé sur ce seul rapport sans mentionner pourquoi il l'avait préféré à l'ensemble des nombreuses preuves fournies par les divers autres médecins et qui figurent au dossier, notamment celle de son médecin traitant, le Dr Girvin. Cette approche n'est pas conforme à l'alinéa 39a) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) qui oblige le Tribunal à formuler les conclusions les plus favorables possible au demandeur, ni avec l'alinéa 39c) qui oblige le Tribunal à trancher en faveur du demandeur toute incertitude quant au bien-fondé de sa demande.


[75]            Pour résumer, le Tribunal n'a pas tenu compte de preuves objectives qui figuraient au dossier et il a privilégié une partie du rapport d'un médecin par rapport à l'ensemble de ce rapport et à de nombreux autres rapports figurant au dossier sans fournir d'explication. Il s'agit là d'erreurs manifestement déraisonnables.

Le lien de causalité

[76]            Je vais maintenant passer à l'analyse du lien de causalité et du principe de la vulnérabilité de la victime comme ils s'appliquent à la décision du Tribunal.

[77]            Sur ce point, je ne pense pas que je puisse faire beaucoup mieux que de reprendre les observations judicieuses que le demandeur a présentées sur la norme de la prépondérance des probabilités, telle que résumée par la Cour suprême dans Athey, précité et sur la norme plus large traitant de ce qui _ découle de _ la situation, telle qu'analysée par la Cour suprême dans Amos, précité. Comme le soutient le demandeur, le libellé de l'alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions indique que la norme plus large traitant de ce qui _ découle de _ la situation est applicable et, selon l'arrêt Amos, cette norme exige uniquement l'existence d'un lien de causalité, non pas celle d'une cause directe. Même si je devais appliquer le critère plus strict du facteur déterminant (but for test), rien n'exige que la maladie ait une seule cause, comme le juge Major l'a noté dans Athey :


¶ 17       Il n'est pas et il n'a jamais été nécessaire que le demandeur établisse que la négligence du défendeur a été la seule cause du préjudice. Fréquemment, une myriade d'autres facteurs ont été des préalables nécessaires à la réalisation du préjudice.

[78]            Il est vrai qu'une myriade de faits ont contribué à la dépression du demandeur et ces faits comprenaient clairement ceux qui touchaient son milieu de travail. Comme la Cour l'a indiqué dans John Doe, précitée, les interactions administratives avec l'employeur et les décisions opérationnelles font partie du milieu de travail et dans le cas du demandeur, il a été constaté que ces deux types de mesures avaient été exercées de façon irrégulière et lui avaient causé un préjudice.

[79]            La question soumise au Tribunal était de savoir si la maladie du demandeur avait été aggravée pour des motifs consécutifs à son travail ou directement rattachés à celui-ci. Le Tribunal était conscient de cette exigence, comme le montre sa déclaration aux pages 4 et 5 de sa décision :

[TRADUCTION] À la différence des réclamations fondées sur des incapacités physiques, dans le cas des réclamations fondées sur un stress et une incapacité psychiatrique, les preuves ne permettent pas toujours d'établir clairement les relations de cause à effet ni l'origine des facteurs de stress, étant donné que les sources de stress susceptibles de causer une maladie psychiatrique reliée au stress sont très nombreuses. Par conséquent, il faut donc examiner la question de savoir s'il existe des preuves concernant l'existence d'un stress relié au service, et si tel est le cas, si ce stress a joué un rôle significatif dans l'apparition des plaintes psychiatriques, une fois ces preuves examinées de façon objective en tenant compte de tous les autres stress et événements stressants ou plaintes préexistantes sans lien avec le service.

[80]            J'ai déjà indiqué que j'estimais que le Tribunal avait fait un usage manifestement déraisonnable de ces preuves et j'ajouterais que l'analyse des facteurs objectifs et subjectifs de la maladie du demandeur à laquelle le Tribunal a procédé ne reflète pas l'approche décrite ci-dessus.


[81]            Le Tribunal s'est plutôt attaché à examiner certaines décisions relatives à la notion de vulnérabilité de la victime, ou à celle de personnalité fragile, comme il le décrit. Il a cité un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique intitulé Yoshikawa c. Yu, [1996] B.C.J. no 623 (C.A. C.-B.) en ligne : QL, et l'observation qu'a faite le juge Lambert dans cet arrêt, selon laquelle un préjudice psychologique peut donner lieu à une indemnité lorsque les actions de l'auteur du délit constituent la cause directe. Voici ce qu'a déclaré le juge Lambert dans cette affaire :

[TRADUCTION]

¶ 19       Un des principes les plus importants, aux fins de la présente affaire, est le principe selon lequel lorsqu'il s'agit d'évaluer le préjudice, l'auteur du délit doit prendre sa victime comme elle est. C'est ce que l'on appelle le principe de la vulnérabilité de la victime. Lorsqu'elle est appliquée à des problèmes psychologiques, on a également parlé du principe de la personnalité fragile. J'estime que rien ne justifie d'appliquer ce principe de façon plus restrictive dans les affaires de préjudice psychologique que dans les affaires où il s'agit uniquement de préjudice physique. Une prédisposition à subir un dommage psychologique dans des circonstances créées par l'acte délictueux du défendeur n'a pas pour effet d'exonérer celui-ci de l'obligation d'indemniser le demandeur pour les dommages découlant de ces symptômes psychologiques. Cette exonération ne pourrait être accordée, comme je l'ai dit, que si les symptômes psychologiques seraient survenus de toute façon, même si le défendeur n'avait pas commis d'actes délictueux, par l'application du critère de la cause directe.


[82]            L'arrêt Yoshikawa, précité, portait sur un délit dépourvu de rapport avec la Loi sur les pensions. Comme je l'ai déjà mentionné, la norme traitant de ce qui _ découle de _ la situation applicable en l'espèce est distincte de celle qui exige l'établissement d'une cause directe. Même si cette norme est appliquée sous le volet « rattachement direct » de ce critère, et même si le Tribunal avait jugé que le demandeur était une victime particulièrement vulnérable en raison de la dépression dont il souffrait déjà, l'arrêt Yoshikawa indique que cet élément n'aurait pas nécessairement exonéré les Forces canadiennes de toute responsabilité. En outre, s'il s'agissait d'une affaire où il convenait d'appliquer la jurisprudence relative au principe de la vulnérabilité de la victime, alors la jurisprudence applicable ne serait pas Yoshikawa mais plutôt l'arrêt Athey de la Cour suprême :

¶ 34 [...] L'auteur du délit doit prendre sa victime comme elle est, et il est donc responsable même si le préjudice subi par le demandeur est plus considérable que si la victime avait été une personne ordinaire.

[83]            Je souscris donc à l'argument du demandeur selon lequel le Tribunal n'a pas analysé correctement le lien de causalité et a commis une erreur de droit.

[84]            Je sais que selon la décision McTague, la norme de contrôle applicable à une conclusion relative au lien de causalité à l'égard de preuves médicales est celle de la décision manifestement déraisonnable. J'estime toutefois que l'approche utilisée par le Tribunal pour examiner le lien de causalité n'est pas raisonnable, parce qu'elle va à l'encontre des déclarations du Tribunal sur la façon d'établir le lien de causalité et à l'encontre du contenu de la jurisprudence et des lois sur lesquelles le Tribunal déclare avoir fondé sa décision.


[85]            J'en arriverais de toute façon à la même conclusion, quelle que soit la norme de contrôle appliquée. La décision du Tribunal sera annulée. La question est renvoyée à une autre formation du Tribunal pour qu'elle prenne une nouvelle décision dans ce dossier, conformément aux lois applicables et aux présents motifs. J'ajouterais que la façon dont le major Burke a traité le demandeur laisse beaucoup à désirer. La lecture des documents m'a convaincu que le major Burke a énormément contribué à la dépression grave qui a frappé le demandeur.

                                                                                                                              _ Max Teitelbaum _                    

                                                                                                                                                     Juge                                

OTTAWA (Ontario)

le 9 février 2005

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-1341-04

INTITULÉ :                                          NICHOLAS MATUSIAK

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                    OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 7 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :     LE JUGE TEITELBAUM

DATE DES MOTIFS :                         LE 9 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS :

Dougald Brown

Steve Levitt                                             POUR LE DEMANDEUR

Sonia Barrette                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O'Brien Payne LLP

Lawyers/Patent & Trade-Mark                POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                     POUR LE DÉFENDEUR



[1] Appel du demandeur contre la décision de redressement de grief, onglet 32, p. 522 du dossier du demandeur.

[2] Onglet 27, p. 361 du dossier du demandeur.

[3] Onglet 27, p. 370 du dossier du demandeur.

[4] Onglet 27, p. 372 du dossier du demandeur.

[5] Le DSM-IV est également le manuel standard utilisé par les médecins pour évaluer les problèmes de santé mentale; les dossiers médicaux du demandeur montrent qu'il a été évalué selon le modèle décrit dans le DSM-IV. (Voir le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, quatrième édition, texte révisé, DSM-IV, pages 371, 373, 374, 377 et 378).

[6] Onglet 17, p. 153 du dossier du demandeur.

[7] À la p. 3 de la décision du Tribunal.

[8] À la p. 4 de la décision du Tribunal.

[9] À la p. 2 de la décision du Tribunal.

[10] À la p. 4 de la décision du Tribunal.

[11] Onglet 27, p. 374 du dossier du demandeur.

[12] Onglet 27, p. 383 du dossier du demandeur.

[13] Onglet 27, p. 372 du dossier du demandeur.

[14] Onglet 27 , p. 397 du dossier du demandeur.

[15] Onglet 27, p. 427 du dossier du demandeur.

[16] Onglet 27, p. 477 du dossier du demandeur.

[17] Onglet 6 du dossier du demandeur.

[18] Onglet 3 du dossier du demandeur.

[19] Onglet 27, p. 441 et p. 442 du dossier du demandeur.

[20] Onglet 27, p. 431 du dossier du demandeur.

[21] Onglet 27, p. 433 du dossier du demandeur.

[22] Onglet 27, p. 437 du dossier du demandeur.

[23] Onglet 27, p. 446 du dossier du demandeur.

[24] Onglet 27, p. 449 du dossier du demandeur.

[25] Onglet 27, p. 457 du dossier du demandeur.

[26] Onglet 33 du dossier du demandeur.

[27] Onglet 27, p. 459 du dossier du demandeur.

[28] Onglet 27, p. 465 du dossier du demandeur.

[29] À la p. 3 de la décision du Tribunal.

[30] Onglet 27, p. 479 du dossier du demandeur.

[31] À la p. 3 de la décision du Tribunal.

[32] Onglet 3 du dossier du demandeur.

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