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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Veres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1re inst.) [2001] 2 C.F. 124




Date : 20001124


Dossier : IMM-2227-00


Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2000


EN PRÉSENCE DE : MONSIEUR LE JUGE PELLETIER


ENTRE :

     GAVRIL VERES

ANGELA VERES

RAZVAN VERES

     demandeurs

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur


     MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


LE JUGE PELLETIER


[1]      Gavril Veres est un émigré roumain dont le père était Tsigane (Rom) et la mère Ukrainienne. Son épouse Angela appartient à la minorité hongroise en Roumanie. Ils ont un enfant, Razvan, qui est également demandeur en l'espèce.

[2]      M. et Mme Veres ont quitté la Roumanie en raison du traitement qu'ils ont subi aux mains de la police roumaine et des forces de sécurité, qui persécutaient cette famille en raison de son appartenance à une minorité ethnique. Ils ont quitté la Roumanie le 20 mai 1998 et sont arrivés au Canada le 4 juillet 1998, après avoir traversé la Hongrie et le Costa Rica. Le 6 juillet 1998, ils ont revendiqué le statut de réfugié. Le 4 avril 2000, la Section du statut de réfugié (la SSR) a décidé qu'ils n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention parce que des éléments de leurs allégations de persécution n'étaient pas crédibles et n'étaient pas compatibles avec la preuve documentaire. Ils déposent la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SSR, alléguant que la SSR n'a tenu aucun compte de la présomption de sincérité, qu'elle a mal interprété la preuve qu'ils ont soumise et qu'elle est intervenue de manière tellement agressive dans l'instance qu'elle a suscité une crainte raisonnable de partialité.

[3]      Leur version des faits, en bref, est qu'ils ont attiré l'attention des autorités en 1992 quand l'oncle de Mme Veres, un défenseur bien connu des droits des Hongrois est décédé après avoir été relâché de garde à vue. Le médecin traitant leur a dit qu'il avait apparemment été maltraité pendant qu'il était sous garde. Peu après, les services de sécurité ont commencé à visiter les membres de la famille et à s'enquérir des activités de l'oncle de Mme Veres. Par la suite, M. Veres s'est plaint auprès de l'organisme dirigeant de la profession médicale et à la chambre des députés après que son fils eut failli mourir d'une appendicite par suite du refus d'un médecin de le traiter à l'hôpital de Dej. Cela a occasionné des arrestations et des tabassages par la police afin qu'il retire sa plainte. Mme Veres a été brutalisée quand la police est venue arrêter son époux au milieu de la nuit et a fait une fausse couche. M. Veres a été durement battu pendant qu'il était en détention. Ils ont déménagé dans une autre région pendant un certain temps, mais sont retournés chez eux après que des vandales eurent mis le feu au hangar à bois attenant à leur maison et que la police eut maltraité M. Veres plutôt que d'enquêter sur l'incendie. M. Veres a été battu de nouveau en avril 1998 et a intenté une action civile contre l'agent qui l'a battu. Quand il est arrivé au procès, le rapport médical, qui appuyait sa demande, avait disparu du dossier de la cour. L'agent en question a menacé sa famille et lui d'extermination. Ils ont fini par décider que la Roumanie devenait trop dangereuse pour eux et ont quitté le pays.

[4]      Une bonne partie de la preuve qu'ont soumise les Veres a été rejetée par la SSR pour des motifs qui sont au coeur de la présente demande.

[5]      La SSR avait des doutes sur la crédibilité des Veres en raison d'un certain nombre de conclusions qu'elle a tirées d'éléments particuliers de leur version des faits. L'un des premiers éléments en question se rapportait à la production de copies des lettres que M. Veres avait écrites sur le traitement (ou l'absence de traitement) que son fils avait reçu pour son appendicite. M. Veres a témoigné qu'il n'avait pas de copies des lettres en question. La SSR a demandé à M. Veres d'expliquer pourquoi il ne pouvait pas produire des copies des lettres qui lui avaient causé un si grand préjudice. Dans leurs motifs, les membres du tribunal ont noté qu'il avait répondu qu'[TRADUCTION] « il ne savait pas ce qu'il devait faire avec celles-ci. » La SSR a par la suite conclu que cette réponse était déraisonnable, en particulier parce qu'il a pu produire d'autres documents.

[6]      Le problème est que M. Veres a donné une autre réponse raisonnable que la SSR n'a pas mentionnée dans ses motifs. La première fois que la question a été soulevée, la discussion a été la suivante :

     [TRADUCTION]
     Q... Comment expliquez-vous que vous (inaudible), afin d'appuyer votre demande, vous avez conservé une copie d'une assignation lancée il y a cinq ans et d'un congé accordé il y a trois ans et vous intentez vous-même une action en déposant une plainte sans conserver de copie.
     R. Je n'ai pas conservé de copie de cette plainte parce que je ne savais à ce moment-là comment les choses se passeraient dans -- et je ne savais pas que je devais faire et conserver une copie de cette plainte. Et il aurait été plus simple pour moi de ne pas conserver de copie et de rédiger une autre plainte, comme une autre lettre; je ne savais donc pas à ce moment-là si je devais ou non conserver une copie.
     Q. Mais pourquoi avez-vous conservé une copie d'une ancienne assignation et d'un ancien congé d'hôpital de 1995? Pourquoi avez-vous conservé des copies de ces documents?
     R. Ce que vous avez là, ce ne sont pas des copies où je -- il s'agit de copies des originaux que j'ai conservés, que j'ai conservés chez moi dans mon armoire.

     Dossier du tribunal, aux pages 893 et 894.

[7]      Peu après, la question a été soulevée de nouveau :

     [TRADUCTION]
     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE :      Avez-vous des copies des différentes plaintes que vous avez faites ?
     REVENDICATEUR (M.) :          Non, parce que je ne savais pas que tout était -- tout allait à ce moment ou que j'aboutirais à cette plainte ou --
     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE :          Mais vous conservez des copies d'un congé d'hôpital de 1995, P-17, et vous ne gardez pas de copies de documents datés de février 96 que vous envoyez aux autorités gouvernementales.
     REVENDICATEUR (M.) :          Je n'ai pas conservé de copies des documents. J'ai annexé à ma première plainte à Dej l'original de la note de congé de l'hôpital que j'ai obtenue pour mon fils.

     Dossier du tribunal, à la page 898.

[8]      Et plus tard encore :

     [TRADUCTION]
     Q. Vous avez fait une copie du certificat et vous avez conservé une copie du certificat que vous avez annexé à votre plainte, mais vous n'avez pas fait de copie de votre lettre de plainte.
     R. Je veux que vous me compreniez très bien. Comme je l'ai mentionné précédemment, je n'ai pas fait de copie de ces documents. J'ai annexé l'original de la note de congé de l'hôpital que j'ai obtenue pour mon fils.

     Dossier du tribunal, à la page 900.

[9]      Et enfin, l'échange suivant a eu lieu :

     [TRADUCTION]

     Q.      Il n'indique pas, eh bien, où voyez-vous cela? Je pense qu'il s'agit du document 18, P-18?
     R.      Non, ce n'est pas ce document. Il s'agit du document qui [...] -- qui m'a été délivré le 16 janvier. Le premier document qui m'a été délivré, le médecin qui m'a examiné, ses conclusions quant aux coups que j'ai reçus sur [...] -- à la tête, aux mâchoires; tout cela est délivré en tant que note me renvoyant à un service médico-légal.
     Q.      OK, mais avez-vous un rapport sur ce laboratoire médico-légal?
     R.      Oui, le 21 janvier, quand je suis allé à la cour, j'ai annexé à ma plainte, à mon dossier, le certificat médical, judiciaire, médico-légal, selon lequel mes contusions étaient --
     Q.      Et vous n'en avez pas conservé de copie, n'est-ce pas?
     R.      Non.
     Q.      Vous avez des copies de tout, sauf de documents importants comme celui-ci. Vous n'avez pas de copies.
     R.      Comme je l'ai précisé précédemment, je n'ai fait de copie d'aucun des documents. Tous les documents que j'ai aujourd'hui sont les originaux.
     Dossier du tribunal, aux pages 924 et 925.

[10]      Il ressort de ces échanges que M. Veres n'a pas conservé de copies des documents qu'il a envoyés, mais qu'il a gardé les originaux de tous les documents qu'il a reçus. Il a expliqué qu'il serait plus simple de rédiger une autre lettre que de faire une copie, ce qui est probablement une allusion à l'accessibilité à la technologie de reprographie.

[11]      En conséquence, M. Veres a expliqué pourquoi il était en mesure de produire certains documents (ceux que lui ont remis les autorités), mais pas d'autres (ceux qu'il a rédigés et expédiés aux autorités). Pour ce qui est de ces derniers, il a souligné le problème d'accessibilité à la technologie de reprographie et indiqué qu'il ne prévoyait pas comparaître devant une commission chargée de statuer sur les revendications du statut de réfugié. Il relève du mandat de la SSR de refuser de croire l'explication de M. Veres quant à l'absence de copies de documents importants. Il ne relève pas de son mandat de ne tenir aucun compte d'une explication raisonnable et de considérer la preuve comme si l'explication n'avait jamais été donnée. Voir Chehar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 1379, Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.); [1989] A.C.F. no 442.


[12]      Cette conclusion s'applique à d'autres aspects de la décision de la SSR. À la page 10 de sa décision, la SSR a apparemment tiré une conclusion défavorable de l'explication qu'a fournie M. Veres quant aux raisons pour lesquelles il n'a pas essayé de corriger l'erreur qu'ont commises les autorités roumaines relativement à certaines amendes qu'elles lui ont infligées. Les détails entourant les amendes ne sont pas pertinents en l'espèce. Il convient de noter que la Commission a qualifié son explication comme suit : [TRADUCTION] « il a tout simplement affirmé que la famille avait décidé de quitter la Roumanie » . La transcription révèle une version différente :

     [TRADUCTION]

     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : Mais, monsieur, avez-vous - - ne vouliez-vous pas tirer cela au clair?
     REVENDICATEUR (M.): Non, j'estimais que j'avais payé et je voulais partir. J'avais peur. J'ai payé et j'ai tout simplement décidé de partir. En outre, lors de ma première comparution à la cour, le sous-officier responsable Coroian m'a dit oralement que si je m'en tirais maintenant, je ne m'en tirerais pas la prochaine fois. [Non souligné dans l'original.]

     Dossier du tribunal, à la page 941.

[13]      Si je comprends bien ce que dit M. Veres, il ne désirait pas donner suite à cette question en raison des menaces que lui avait faites un policier (un agent qui l'avait agressé dans le passé). C'est loin de « tout simplement » affirmer que la famille avait décidé de quitter la Roumanie.


[14]      La SSR doutait également de la crédibilité du demandeur en raison de ses doutes quant à l'authenticité de la carte de membre du parti des Rom de M. Veres. C'est ce qu'elle a conclu de l'apparence des timbres attestant que les cotisations avaient été payées. Selon le tribunal, ces timbres avaient tous été apposés en même temps, ce qui indiquait que M. Veres avait obtenu la carte en 1999 et non en 1997, comme il l'avait déclaré dans son témoignage. Toutefois, la SSR a noté qu'il y avait une question plus importante relativement à la carte de membre, soit que la personne qui l'avait signée en tant que président du parti à Dej, Costel Moldovan, était, conformément à une réponse à une demande de renseignements, inconnu du parti. M. Veres a soumis à la SSR un article tiré d'un journal en circulation à Dej à l'époque pertinente, dans lequel Costel Moldovan était clairement identifié comme étant le président du parti des Rom. Dans ses motifs, la SSR se réfère à [TRADUCTION] « un autre document fourni par le revendicateur » , mais indique que le document en question ne donne « aucune indication quant au lieu » .

[15]      De fait, l'avocat de M. Veres a produit le document et indiqué qu'il était tiré d'un journal roumain de Dej. M. Veres l'a défini comme étant un journal hebdomadaire qui n'était pas affilié au parti. L'avocat a produit une traduction de l'article et la SSR a demandé à l'interprète de confirmer qu'il s'agissait d'une traduction adéquate. Le président de l'audience l'a alors pressé de questions sur le contenu et l'intégralité de la traduction.


[16]      Par ailleurs, l'agent d'audience a décrit la réponse à la demande de renseignements comme suit :

     [TRADUCTION]
     Ce document a été préparé à la suite d'une recherche de renseignements, et il a été préparé par un recherchiste d'un centre de documentation après une interview téléphonique avec un représentant du Parti des Rom à Bucarest en septembre 1999. [...]

     Dossier du tribunal, à la page 903.

[17]      Quand l'avocat a demandé le nom du représentant qui a été interviewé, la réponse a été la suivante :

     [TRADUCTION]

     OK. Je pourrais vous dire qu'il s'agit d'une pratique du centre de documentation de ne pas divulguer le nom de la personne interviewée pour une raison que je pourrais vous expliquer, mais, sur demande, le centre de documentation pourrait vous donner le nom de cette personne. Parce que les personnes qu'interviewent les centres de documentation sont bien informées que leur nom peut être révélé. En conséquence, je crois personnellement qu'il est très malheureux qu'ils doivent retenir les noms, mais nous pourrions obtenir ce nom facilement en cas de besoin.

     Dossier du tribunal, aux pages 903 et 904.


[18]      La conclusion de la SSR sur cette question est qu'elle n'a [TRADUCTION] « aucune raison de mettre en doute les renseignements obtenus de sources fiables et qu'elle n'accorde donc aucune force probante à la carte de membre du revendicateur » . Autrement dit, la SSR a préféré le rapport d'un agent non identifié du parti à Bucarest à la preuve reposant sur un journal en circulation dans la région de Dej en ce qui a trait à l'identité du président du parti à Dej.


[19]      Bien que la question ait été qualifiée devant moi comme portant sur le fait que la SSR a préféré une preuve documentaire au témoignage du revendicateur, la qualité « documentaire » de la preuve contenue dans la réponse à la demande de renseignements est loin de correspondre à la qualité de la preuve reposant sur le journal. [Pour être juste envers la SSR, il faut dire qu'elle ne s'est pas référée à la réponse à la demande de renseignements en tant que preuve documentaire, mais que cette référence a été défendue sur la base qu'il s'agissait d'une preuve documentaire.] Il est clair que la SSR est fondée à examiner une preuve documentaire et, en fait, à la préférer au témoignage du revendicateur. Mais le fait de qualifier un élément de preuve de preuve documentaire n'en fait pas une preuve documentaire. Dans la plupart des cas, la caractéristique de la preuve documentaire qui confère une valeur probante à celle-ci est qu'elle a été préparée par des organismes indépendants, publiée et mise en circulation. Cela signifie que ces renseignements peuvent être contestés par les personnes qui ont un intérêt en ce sens, parce qu'ils sont du domaine public. Quand la preuve documentaire n'est que la réponse d'une personne à une question particulière, elle n'a pas la même [TRADUCTION] « garantie circonstancielle de fiabilité » pour reprendre les termes utilisés par les rédacteurs de Wigmore. Il s'agit du rapport d'une personne sur les lieux, qui ne fait pas l'objet d'un examen minutieux et qui ne peut être corrigé par les personnes susceptibles d'avoir une opinion différente. En l'espèce, il s'agit d'un représentant officiel du parti à Bucarest, dont la place dans le parti et les sources sont inconnues, qui émet des commentaires sur les représentants officiels locaux du parti dans un autre centre.


[20]      Dans ses décisions, la Cour, tant en première instance qu'en appel, affirme que la SSR a le mandat d'apprécier la preuve, sous réserve seulement d'une obligation, dans certains cas, d'expliquer pourquoi elle a préféré certains éléments de preuve à d'autres. L'un de ces cas est lorsque la SSR préfère la preuve documentaire au témoignage sous serment du demandeur. Aligolian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 484. En général, la SSR n'est pas tenue de justifier tous ses choix relatifs à la preuve. Mais certains choix exigent une explication parce qu'ils vont à l'encontre des règles établies sur la fiabilité de la preuve. Un témoignage sous serment est généralement considéré plus fiable qu'une preuve par ouï-dire sans serment. En l'espèce, la seule explication offerte est la suivante : [TRADUCTION] « ... le tribunal n'a aucune raison de mettre en doute les renseignements obtenus de sources fiables » . Mais, la SSR avait des raisons de mettre en doute la réponse à la demande de renseignements parce qu'un journal de grande diffusion dans la région la contredisait. Dire qu'elle n'avait aucune raison de mettre en doute les renseignements reçus n'est pas du tout une explication. L'omission de fournir une explication constitue une erreur.

[21]      La SSR remet également en question le fait que M. Veres ait été arrêté en plein milieu de la nuit et emmené et que son épouse ait été brutalisée. Les seules questions posées relativement à cet incident se rapportaient à la fausse couche de Mme Veres. Aucune question n'a été posée sur les circonstances de la présence des policiers. La SSR a indiqué qu'elle avait de la difficulté à accepter la version de M. Veres parce que [TRADUCTION] « Dans tous les autres cas où le revendicateur a été interrogé par la police, il a reçu une assignation... toutefois, aucune explication n'a été donnée quant aux raisons pour lesquelles le revendicateur n'a pas reçu une assignation à comparaître à cette date. »

[22]      Le Formulaire de renseignements personnels de M. Veres rapporte ce qui suit :

     [TRADUCTION]

     Le soir du 15 juin, vers minuit, deux policiers ont frappé à ma porte, m'informant que je devais les accompagner au poste de police parce que trois assignations m'avaient été envoyées et que je n'avais pas comparu. J'aimerais mentionner que je n'ai jamais reçu d'assignation et que je ne voulais donc pas les suivre.

     Dossier du tribunal, à la page 96.

[23]      Il s'agit clairement d'une explication des raisons pour lesquelles la police s'est rendue chez lui. La SSR n'a pas pris en considération la preuve dont elle était saisie. Mais, curieusement, elle poursuit en affirmant qu'il n'a pas fourni d'explication quant au fait qu'il n'a pas reçu l'assignation. D'une part, elle ne tient aucun compte de l'absence des trois assignations en tant qu'explication de la présence de la police chez le revendicateur (de là, la question de crédibilité). Mais, d'autre part, elle poursuit en reprochant à M. Veres de ne pas avoir expliqué pourquoi il n'avait pas reçu les assignations. Pour répondre au reproche, M. Veres devrait expliquer pourquoi une certaine chose ne s'est pas produite. Tout ce qu'il dira sera forcément conjectural. La SSR ne peut pas ne tenir aucun compte de la question de l'assignation sous un rapport puis, sous un autre rapport, s'appuyer sur cette assignation.

[24]      Mais, il y a une critique plus révélatrice de la position de la SSR sur la question de l'absence d'explication. Les membres ont suivi la procédure qui consiste à passer directement au contre-interrogatoire sans faire produire oralement au demandeur sa preuve principale devant le tribunal.

     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : OK, si vous n'avez pas d'objections, nous pouvons peut-être laisser M. Paquin [l'agent d'audience] commencer à poser ses questions et, comme à notre habitude, nous procéderons par sujet. En conséquence, une fois qu'une question est abordée, nous devrions nous permettre d'intervenir et, ensuite, si la question est entièrement débattue, nous passerons à une autre question, de façon à éviter de revenir à la même question deux ou trois fois et à éviter la possibilité d'erreurs de mémoire ou -- ...

     Dossier du tribunal, à la page 855.

     ...

     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : OK, donc ce que nous avons fait est important parce que nous n'allons pas vous demander de répéter tout ce que vous avez écrit. Toutefois, nous vous poserons des questions de clarification et des questions de détail afin d'être en mesure de rendre une décision éclairée sur votre revendication du statut de réfugié au sens de la Convention ....

     ...

     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : D'accord. S'il n'y a aucune objection, nous avons déjà mentionné certaines questions qui doivent être traitées. Et, comme nous l'avons dit, s'il n'y a aucune objection, nous pouvons peut-être laisser M. Paquin commencer. Et nous devrions ne pas hésiter à intervenir, toujours pour débattre la même question. Naturellement, M. Hardy, comme vous avez le fardeau de la preuve, vous aurez le temps dont vous avez besoin s'il y a d'autres questions que vous désirez aborder [...] --
     M. HARDY : Je me demandais si peut-être le tribunal jugerait utile que le revendicateur commence par parler de ses antécédents familiaux; je me demandais s'il serait approprié de donner davantage de détails sur l'origine ethnique, peut-être de commencer l'audience et de passer ensuite aux questions de M. Paquin.
     PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : À notre avis, M. Paquin prendra cela en considération parce que j'ai noté que les questions d'origine ethnique devaient être examinées, [...]
     M. HARDY : Bien sûr.

     Dossier du tribunal, aux pages 863 et 864.


[25]      On ne penserait pas qu'il est controversé de dire que la personne qui a le fardeau de la preuve doit se voir accorder une possibilité raisonnable de s'acquitter de ce fardeau. Dans une action en justice, civile ou criminelle, la personne qui a le fardeau de la preuve présente sa preuve en premier et est ensuite contre-interrogée. S'il y a une lacune dans la preuve, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même. Elle commande le processus de présentation de la preuve au juge des faits. Cela n'est plus le cas lorsque le Formulaire de renseignements personnels du revendicateur est accepté tel quel, que le revendicateur est invité à ne pas répéter tout ce qui y figure et que la preuve orale commence par le contre-interrogatoire. La personne qui a le fardeau de la preuve ne commande plus le processus de présentation de la preuve et n'est pas en mesure de savoir ce qui doit et ce qui ne doit pas être dit. Dans ces circonstances, il est inéquitable de reprocher aux revendicateurs de ne pas avoir fourni certains éléments de preuve à moins qu'ils n'aient été avisés qu'ils couraient des risques relativement à cette question.

[26]      La situation en l'espèce ressemble à celle dans l'affaire Sivaraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1394; (1996), 36 Imm. L.R. (2d) 45, où la Cour a conclu à un manquement aux règles de justice naturelle dans un cas où la SSR avait dissuadé le revendicateur de produire des éléments de preuve sur un point crucial et avait par la suite rendu une décision défavorable fondée sur l'absence de preuve sur ce point. La Cour a conclu :

     Il est clair que la Commission ne saurait décourager le témoignage sur un point donné puis fonder sa décision sur l'absence de preuve touchant le même point. La Commission a dissuadé le requérant de poursuivre son témoignage sur son occupation de marin. Elle ne peut pas se fonder ensuite sur l'absence de passeport pour conclure qu'il n'était pas marin de son état [...]

[27]      Voir également : Kaur c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 301 (C.F. 1re inst.); [1993] A.C.F. no 561.


[28]      Même si, dans ces deux décisions, il s'agissait d'un revendicateur qui avait été expressément dissuadé de traiter d'un sujet pour finalement voir sa revendication rejetée parce qu'il n'avait pas traité de ce sujet, le principe fondamental de ces décisions s'applique également lorsque la SSR, pour gagner du temps, décide que l'interrogatoire principal consiste en l'acceptation tel quel du Formulaire de renseignements personnels au dossier. Il est clair que la SSR est maître de sa procédure. Elle est fondée à tenir compte de l'économie de temps dans l'élaboration de ses règles de procédure. Elle peut également décider quelle preuve elle veut entendre de la bouche du témoin et quelle preuve elle le dispense de présenter. Mais, quand elle dit qu'elle n'a pas besoin d'entendre le témoin, elle ne peut par la suite se plaindre qu'elle ne l'a pas entendu. C'est le principe fondamental des décisions Sivaraj et Kaur, précitées. La seule différence entre la présente espèce et les affaires Sivaraj et Kaur est que, dans ces affaires, la dispense était expresse alors qu'en l'espèce, elle est générale.

[29]      Est-ce que cela signifie que la SSR ne peut pas tirer de conclusions en se fondant sur l'absence de preuve ou d'explication sur un point donné à moins qu'elle n'ait posé une question précise sur ce point? Ne suffit-il pas à la SSR de soulever l'affaire comme s'il s'agissait d'une question sans avoir à poser de questions précises sur chacun des éléments sur lesquels elle est susceptible de chercher à s'appuyer ultérieurement? À mon avis, les circonstances dicteront jusqu'à quel point la SSR doit poser des questions précises. En l'espèce, les seules questions posées relativement à l'affaire en question (l'arrestation en plein milieu de la nuit) se rapportaient à la fausse couche de Mme Veres. M. Veres pouvait-il raisonnablement conclure de cette discussion qu'une question demeurait sans réponse relativement à son omission d'expliquer pourquoi il n'avait pas reçu les trois assignations? À mon avis, il ne pouvait pas tirer une telle conclusion. Le critère, qui pourrait être formulé de nombreuses façons, porte essentiellement sur l'équité. L'interaction qui a eu lieu mettait-elle raisonnablement le revendicateur au fait que l'absence d'explication complémentaire serait préjudiciable à sa cause?

[30]      Rien dans cela n'oblige la SSR à exposer aux revendicateurs les contradictions ou incohérences qui ressortent de la preuve dont elle est saisie, afin de pouvoir mettre en doute la crédibilité en s'appuyant sur ces lacunes. Il ne s'agit pas d'une contestation parallèle du principe énoncé dans la décision Tanase c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 32 (le juge Muldoon); (2000), 31 Imm. L.R. (3d) 308, dans la décision Matarage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 460 (le juge Lutfy) et dans la jurisprudence citée dans ces décisions, selon laquelle la SSR n'est pas tenue de confronter le revendicateur avec des incohérences ou contradictions. Ce que je suis en train de dire se rapporte à l'absence de preuve, et non à la question de savoir si la preuve présentée est suffisante ou non.

[31]      Un exemple peut peut-être mieux faire ressortir ce point. Compte tenu des faits de l'espèce, il aurait été loisible à la SSR de dire [TRADUCTION] « Nous ne croyons pas que M. Veres ait été arrêté chez lui en plein milieu de la nuit comme il l'affirme parce que la preuve documentaire indique que la police ne se sert plus de tactiques policières secrètes telles que des arrestations en plein milieu de la nuit. » (en présumant que c'était le cas). Mais, elle ne peut pas dire [TRADUCTION] « Le fait que M. Veres n'a pas expliqué pourquoi il n'a pas reçu trois assignations, alors qu'il avait reçu toutes les autres, nous amène à croire que la police ne l'a pas arrêté chez lui comme il l'affirme. » Elle ne peut pas dire cela, parce qu'elle s'est passée d'entendre sa preuve principale et que, en conséquence, elle ne peut pas se plaindre s'il y a une lacune dans la preuve. Toutefois, si la question est posée et que les renseignements ne sont pas fournis, la SSR est clairement fondée à traiter la question de la manière habituelle.

[32]      La distinction établie peut sembler jésuitique mais elle est, à mon avis, réelle. Le fondement de la distinction ne concerne pas la probabilité que si le demandeur exposait sa version, il fournirait l'explication manquante. Le fondement de la distinction a à voir avec le caractère équitable ou non de ne pas donner au revendicateur la possibilité d'exposer sa version et de lui reprocher par la suite de ne pas avoir fourni suffisamment de renseignements. Si faible que soit la probabilité que le revendicateur prévoie les attentes de la SSR quant à sa version des faits, il aurait au moins la possibilité d'essayer de l'exposer avant d'être soumis à la discipline du contre-interrogatoire. Une fois que le contre-interrogatoire commence, la marche à suivre est déterminée par la personne qui interroge, et non par le témoin. Le sacrifice à consentir pour la maîtrise de la marche à suivre est l'acceptation de la responsabilité en ce qui concerne les points qui ont été omis.

[33]      La structure qu'impose ce raisonnement est qu'une lacune ou une omission dans la preuve ne peut être retenue contre un revendicateur qui n'a pas produit de témoignage lors de l'interrogatoire principal. Si la SSR désire traiter la question, elle doit la soumettre au revendicateur lors du contre-interrogatoire.

[34]      L'omission de l'avocat de s'opposer à la procédure choisie par la SSR n'influe pas sur ce résultat. Si l'avocat ne s'oppose pas, il ne peut pas par la suite invoquer l'absence d'interrogatoire principal comme constituant en soi un motif de contrôle judiciaire. Mais l'omission de s'opposer ne change rien au fait que la SSR a fixé la marche à suivre relative à la preuve et qu'elle est liée par la marche à suivre qu'elle a choisie.

[35]      L'absence d'objection empêche de remettre en cause la pratique de se dispenser de l'interrogatoire principal. Cela peut bien soulever des questions d'équité envers le témoin indépendamment de la question de lacunes dans la preuve. Cette question devra être traitée éventuellement lorsque la Cour en aura été correctement saisie.

[36]      Un autre motif a été invoqué dans les documents de la demande, à savoir que les membres du tribunal qui a entendu la revendication des Veres sont intervenus dans l'instance à un point tel qu'ils ont suscité une crainte raisonnable de partialité. La lecture de la transcription indique que les membres ont pris une part active dans le contre-interrogatoire de M. et de Mme Veres. D'après la jurisprudence, la SSR est fondée à contre-interroger les demandeurs, et peut même le faire vigoureusement si nécessaire. Mahendran c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 30 (C.A.F.); [1991] A.C.F. no 549. Après avoir examiné attentivement la transcription de la preuve, je suis incapable de dire que les membres de la SSR sont intervenus au point de susciter une crainte raisonnable de partialité.

[37]      Les motifs de contrôle sont énoncés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7. L'un de ces motifs est que le tribunal a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait. Je regrette de dire que je crois que c'est le cas en l'espèce. Le témoignage des demandeurs comporte des éléments qui pouvaient légitimement éveiller les soupçons de la SSR. Cependant, chacun des éléments suivants mène à la conclusion que la SSR a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées tirées sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait : le fait de ne pas avoir tenu compte d'éléments de preuve pertinents, le fait d'avoir dénaturé la preuve, le fait de ne pas avoir expliqué les conclusions surprenantes tirées quant à la preuve qu'il faut préférer et les conclusions injustifiées tirées de l'absence de preuve.

[38]      Pour ce motif, la décision de la SSR doit être annulée et l'affaire doit être renvoyée à un tribunal autrement constitué afin qu'il procède à un nouvel examen.


ORDONNANCE

     La décision que la SSR a rendue le 4 avril 2000, dont les motifs sont datés du 24 mars 2000, est par la présente annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal autrement constitué afin qu'il procède à un nouvel examen.


                                 « J.D. Denis Pelletier »

     Juge

Traduction certifiée conforme



Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DU GREFFE :              IMM-2227-00
INTITULÉ DE LA CAUSE :      GAVRIL VERES et autres
                     c.
                     MCI
LIEU DE L'AUDIENCE :          SASKATOON (SASKATCHEWAN)
DATE DE L'AUDIENCE :          LE 3 NOVEMBRE 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

DATE DES MOTIFS :          LE 24 NOVEMBRE 2000

ONT COMPARU :

M. JOHN HARDY                      POUR LE DEMANDEUR
MME GLENNYS BEMBRIDGE              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HARDY & HARDY                      POUR LE DEMANDEUR

Saskatoon (Saskatchewan)

M. Morris Rosenberg                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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