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Date : 20020604

Dossier : IMM-2187-01

Référence neutre : 2002 CFPI 638

ENTRE :

                                                           IQBAL SINGH CHEEMA,

                                           mineur représenté par son tuteur à l'instance,

                                                           JASVIR SINGH CHEEMA

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                              - et -

                                               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                           ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

Introduction

[1]                 Les présents motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 20 avril 2001 par laquelle une fonctionnaire de l'immigration a rejeté la demande présentée par M. Iqbal Singh Cheema (le demandeur), en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi de l'immigration[1], en vue d'obtenir le droit d'établissement à partir du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire.


Contexte

[2]                 Le demandeur est citoyen de l'Inde. Il est né le 13 avril 1987 et il était par conséquent âgé de quinze (15) ans à la date du prononcé des présents motifs.

[3]                 M. Jasvir Singh Cheema (le tuteur à l'instance du demandeur) et sa femme sont également nés en Inde. Le tuteur à l'instance du demandeur a immigré au Canada en septembre 1990 grâce au parrainage de sa soeur. Sa femme et lui vivent au Canada depuis quelques années et ils sont citoyens canadiens.


[4]                 En décembre 1992, le tuteur à l'instance du demandeur et sa femme ont signé une procuration aux termes de laquelle ils mandataient un parent de Mme Cheema pour faciliter leur adoption du demandeur en Inde. Avec le concours de ce mandataire, une cérémonie d'adoption a été célébrée en février 1993. Un acte d'adoption a été enregistré au cours du même mois. En avril 1993, le tuteur à l'instance du demandeur a déposé un engagement d'aide pour parrainer l'admission du demandeur au Canada en tant que son fils adoptif. Le demandeur a demandé un visa qui lui permettrait de rejoindre ses parents adoptifs au Canada. Cette demande a été rejetée par un agent des visas le 27 juillet 1995. L'agent des visas a conclu qu'aux fins de l'immigration, le demandeur n'était pas le fils adoptif du tuteur à l'instance et qu'il ne faisait donc pas partie de la catégorie de la famille. La décision de l'agent des visas a été portée en appel par le tuteur à l'instance du demandeur devant la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Dans une décision datée du 28 mai 1997, la Section d'appel s'est déclarée incompétente pour instruire l'appel. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision de la Section d'appel a été introduite et a été rejetée par le juge suppléant Heald[2].

[5]                 Le demandeur a continué à vivre en Inde avec ses grands-parents plutôt qu'avec ses parents et ce, malgré le fait qu'il rendait selon toute vraisemblance régulièrement visite à son père et sa mère et à ses frères et soeurs. En 1998, le grand-père du demandeur a décidé d'envoyer celui-ci au Canada et de le confier aux soins du tuteur à l'instance et de la femme de ce dernier. Le demandeur est arrivé au Canada en octobre 1998 en compagnie d'un homme qu'il ne connaissait pas et qui l'a déposé à la porte du domicile du tuteur à l'instance et de sa femme pour ensuite disparaître. Il est acquis aux débats que c'est de façon illégale que le demandeur est arrivé au Canada. Le demandeur habite toujours chez son tuteur à l'instance et chez sa femme.


[6]                 En 1999, le tuteur à l'instance du demandeur et sa femme ont introduit une requête devant la Cour de l'Ontario (Division provinciale) en vue d'adopter le demandeur. Une ordonnance d'adoption a été rendue le 9 novembre 1999. L'ordonnance est essentiellement un formulaire dont la Cour remplit les espaces blancs pour indiquer le nom, la date de naissance, le sexe et le lieu de naissance du demandeur, ainsi que le nom et l'adresse des parents adoptifs et le nom, l'adresse et le numéro de téléphone de l'avocat chargé du dossier. Il est également précisé dans l'ordonnance que celle-ci était rendue à la demande des parents adoptifs en présence de ces derniers et de leurs avocats et peut-être aussi en présence - le dossier ne l'indique pas clairement - du demandeur. L'ordonnance révèle que les pièces versées au dossier de la requête en adoption sont la requête elle-même, l'affidavit déposé à l'appui de la requête, l'affidavit du père adoptif ou de la mère adoptive et le consentement [Traduction] « des deux parties » . Les pièces à l'appui de l'ordonnance d'adoption sont conservées sous scellé conformément aux dispositions de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille[3] de l'Ontario (la LSEF). La Cour de l'Ontario n'a pas motivé son ordonnance.

[7]                 Le 18 novembre 1999, le demandeur a déposé une demande en vue d'être autorisé à présenter au Canada une demande d'établissement pour des raisons d'ordre humanitaire. Sa demande était fondée sur le parrainage de ses parents adoptifs. C'est la décision négative faisant suite à cette demande qui est à l'examen en l'espèce.

Notes à l'origine de la décision à l'examen

[8]                 Voici les notes STIDI dont la fonctionnaire de l'immigration s'est servi pour rendre la décision à l'examen en l'espèce :


[Traduction] Il a fallu demander à Me Terri Jackman [qui agissait comme avocate ou comme assistante du demandeur à l'entrevue] de quitter la salle où l'entrevue se déroulait à cause de ses interruptions qui empêchaient de recueillir les renseignements nécessaires. L'entrevue s'est poursuivie en l'absence de l'avocate, avec le consentement des répondants. Après avoir attentivement examiné tous les éléments d'information recueillis lors de l'entrevue, de même que les éléments d'information et les prétentions et moyens articulés au dossier, je ne suis pas convaincue que cette adoption est authentique et j'estime qu'elle visait uniquement à permettre au demandeur d'obtenir la résidence permanente au Canada. Le demandeur avait déjà été adopté en Inde en 1993. Une demande de parrainage présentée pour le compte des requérants a été refusée à l'étranger par un bureau des visas de Dehli en 1995, au motif que l'agent des visas avait conclu que l'adoption était une adoption de complaisance. Le répondant a interjeté appel de ce refus en 1996, mais il a été débouté de son appel en 1997. Dans les motifs de sa décision, le président du Tribunal, Mme Virginia Bartley, a conclu que les parents adoptifs s'étaient occupé de l'enfant en tant que personnes apparentées, mais qu'aucun lien de filiation n'avait été créé. Les répondants vivent au Canada depuis 1990 et 1992 respectivement alors que le demandeur réside en Inde avec son grand-père et son père et sa mère. Il semble que, lors de sa première entrevue en Inde en 1995, il n'était pas au courant qu'il avait été adopté, qu'il ignorait tout de ses répondants (parents adoptifs) et qu'il avait peu de contacts avec ces derniers. Il disait toujours père et mère en parlant de ses parents biologiques. Il avait déclaré qu'il habitait chez son grand-père parce qu'il s'y plaisait et parce que ses amis habitaient dans le quartier. Il rendait visite à son père et à sa mère chaque week-end, et passait chaque week-end chez eux. Lorsque l'agent des visas lui a demandé pourquoi il allait chez sa tante au Canada, il a répondu que c'était parce qu'il aimait le Canada et que le Canada anglais est une ville très agréable [sic]. Le demandeur ignorait combien de temps il séjournerait au Canada. Lors de son entrevue du 6 mars 2001, le demandeur a déclaré qu'il était arrivé au Canada en octobre 1998 avec l'aide d'un homme. Le tout avait été organisé par son grand-père pour lui permettre d'entrer au Canada sans avoir à demander un visa de visiteur. Comme le demandeur n'a pas utilisé son propre passeport pour entrer au Canada, il n'y a aucune preuve établissant quand et comment il est entré au Canada. Une lettre de son école indique qu'il fréquente cet établissement depuis mai 2000 sans autorisation. Lors de l'entrevue qu'il a subie hier, le demandeur a affirmé qu'il n'aimait pas ses parents et que c'était la raison pour laquelle il habitait chez son grand-père, ce qui contredit ce qu'il a déclaré à l'agent des visas en 1995. Les parents biologiques du demandeur vivent tous les deux en Inde. Ses parents et son grand-père sont très à l'aise sur le plan matériel et sont tout à fait en mesure de subvenir aux besoins du demandeur sans problèmes. Il semble que les parents biologiques n'ont aucune raison valable d'abandonner leur fils si ce n'est de lui permettre d'immigrer au Canada. Les répondants ont fait fi de la décision des agents des visas et des tribunaux d'appel et ils tentent de contourner la loi. En conséquence, après avoir tenu compte de l'ensemble des éléments d'information, je ne suis pas convaincue qu'il existe des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier de soustraire le demandeur à l'application du paragraphe 9(1) de la Loi[4].

[Les erreurs contenues dans cet extrait sont reprises telles quelles figurent dans l'original]


[9]                 Je tiens à signaler ici - et je reviendrai sur certains de ces points plus loin dans les présents motifs - que la fonctionnaire de l'immigration n'a pas pris acte, dans l'extrait qui précède, du fait que le demandeur n'était âgé que de sept (7) ou huit (8) ans lorsqu'il a été interrogé par l'agent des visas à Delhi en 1995, et de treize (13) ans lorsqu'il a été reçu en entrevue par la fonctionnaire de l'immigration. Je constate aussi que, bien qu'elle s'attarde assez longuement sur la procédure d'adoption suivie en 1993, la fonctionnaire de l'immigration ne prend même pas la peine de mentionner l'adoption qui a eu lieu en Ontario en 1999.

Questions en litige

[10]            Voici les questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire telles que le demandeur les a formulées dans son mémoire : 1) la fonctionnaire de l'immigration a-t-elle manqué à son devoir d'équité envers le demandeur en ne reconnaissant pas le droit de ce dernier à l'assistance d'un avocat lors de l'entrevue portant sur l'examen des raisons d'ordre humanitaire, en limitant le rôle de l'avocate lors de l'entrevue à laquelle celui-ci assistait et dans la façon dont elle a mené l'entrevue? 2) La fonctionnaire de l'immigration a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des éléments de preuve dont elle disposait et en les interprétant mal en concluant que l'adoption qui avait eu lieu en Ontario n'était pas authentique et qu'elle visait uniquement à permettre au demandeur d'immigrer au Canada? 3) La fonctionnaire de l'immigration a-t-elle tenu compte de facteurs qui n'étaient pas pertinents pour rendre sa décision, en particulier en tenant compte de l'existence de membres de la famille en Inde alors que la demande visait à resserrer les liens du demandeur avec ses parents adoptifs au Canada, et en tenant compte des circonstances entourant la violation des dispositions de la Loi sur l'immigration dans la façon dont le demandeur est entré au Canada?

[11]            Je suis convaincu que la première question, celle du droit à l'assistance d'un avocat, ne porte pas tant sur le droit aux services d'un avocat que sur le rôle que doit jouer l'avocat ou l'assistant qui accompagne le demandeur lors d'une entrevue portant sur l'examen de raisons d'ordre humanitaire, et sur les droits du fonctionnaire de l'immigration qui mène l'entrevue de contrôler le déroulement de l'entrevue et de s'assurer que celle-ci se déroule d'une manière efficace et efficiente.

[12]            Avant de passer à l'examen des questions articulées par le demandeur, je tiens à formuler de brefs commentaires au sujet de la norme de contrôle judiciaire applicable.

Analyse

1)    Norme de contrôle

[13]            Dans l'affaire Mann c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5], qui portait sur une demande introduite en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration en vue de présenter au Canada une demande d'établissement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire comme celle qui nous occupe en l'espèce, j'ai écrit, aux paragraphes [9] et [10] :

[9]       Il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable dans le cas des décisions comme celle qui nous intéresse est celle de la décision raisonnable simpliciter6. Dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc.7, le juge Iacobucci écrit ce qui suit, au paragraphe 56 :


Je conclus que cette troisième norme devrait être fondée sur la question de savoir si la décision du Tribunal est déraisonnable. Ce critère doit être distingué de la norme de contrôle qui appelle le plus haut degré de retenue, et en vertu de laquelle les tribunaux doivent dire si la décision du tribunal administratif est manifestement déraisonnable. Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s'il en est, pourrait découler de la preuve elle-même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n'avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l'encontre de l'essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

La norme que le juge Iacobucci appelle norme de la décision déraisonnable ou, inversement, norme de la décision raisonnable, est, j'en suis persuadé, la même norme que celle qui est désignée dans l'arrêt Baker sous le nom de norme de la décision raisonnable simpliciter.

[10]      Dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)8, le juge Décary écrit ce qui suit au nom de la Cour, au paragraphe [11] :

La Cour suprême, dans Suresh, nous indique donc clairement que Baker n'a pas dérogé à la tradition qui veut que la pondération des facteurs pertinents demeure l'apanage du ministre ou de son délégué. Il est certain, avec Baker, que l'intérêt des enfants est un facteur que l'agent d'immigration doit examiner avec beaucoup d'attention. Il est tout aussi certain, avec Suresh, qu'il appartient à cet agent d'attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances de l'espèce. Ce n'est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par les agents. [Non souligné dans l'original.]

La décision Suresh dont il est question dans cet extrait est l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration).              [Citations omises.]

[14]            Je suis convaincu que tout ce qui précède est pertinent et s'applique à la présente demande de contrôle judiciaire.

2)    Droit à l'assistance d'un avocat, rôle de l'avocat ou de l'assistant et déroulement de l'entrevue


[15]            Dans le cadre de l'examen de la demande d'établissement qu'il a présentée au Canada, le demandeur a été reçu en entrevue et ce, même si cette entrevue n'est pas obligatoire. Le demandeur s'est présenté à son entrevue en compagnie de son tuteur à l'instance, qui est son père adoptif, de sa mère adoptive, d'un ami de la famille qui servait d'interprète, et d'une technicienne juridique qui lui servait d' « avocate » . Des affidavits souscrits par le demandeur, ses parents adoptifs et son « avocate » ont été déposés à l'appui de la demande de contrôle judiciaire. Un affidavit souscrit par la fonctionnaire de l'immigration qui a mené l'entrevue a été déposé pour le compte du défendeur.

[16]            Les affidavits déposés pour le compte du demandeur et l'affidavit souscrit par la fonctionnaire de l'immigration offrent des versions fondamentalement différentes de ce qui s'est produit lors de l'entrevue. Aucun des déposants n'a été contre-interrogé au sujet de son affidavit.


[17]            Malgré les différences de perception sur ce qui s'est produit lors de l'entrevue, il y a un fil conducteur qui se dégage de tous ces affidavits. La technicienne juridique a interrompu à quelques reprises la fonctionnaire de l'immigration lorsqu'elle interrogeait le demandeur et ses parents adoptifs. La fonctionnaire de l'immigration a demandé à la technicienne juridique, ou l'a sommée, de cesser de l'interrompre et lui a expliqué qu'elle aurait l'occasion de formuler ses observations à la fin de l'entrevue. La fonctionnaire de l'immigration a expliqué à la technicienne juridique que sa présence à l'entrevue était un privilège, et non un droit. Les rapports entre la fonctionnaire de l'immigration et la technicienne juridique sont devenus très tendus, au point où la fonctionnaire de l'immigration a invité la technicienne juridique à quitter la salle où se déroulait l'entrevue et a refusé de poursuivre l'entrevue tant que la technicienne juridique n'aurait pas quitté les lieux. Il est vrai que la technicienne juridique a été autorisée à revenir dans la salle à la fin de l'entrevue, mais elle diverge d'opinion avec la fonctionnaire de l'immigration sur la question de savoir si elle a eu ou non l'occasion de formuler des observations. Elle a en tout cas certainement eu la possibilité de présenter des documents supplémentaires au sujet de la demande.

[18]              Dans l'affaire Charles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[6], la Cour d'appel fédérale devait répondre à la question certifiée suivante :

Dans le contexte d'un redressement pour raisons d'ordre humanitaire, est-ce une négation de l'obligation d'équité de la part de l'agent, que de nier à un avocat le droit d'assister le demandeur dans ses réponses?

La Cour a répondu, sous la plume du juge Strayer :

À partir de la preuve et des motifs du juge des demandes, nous déduisons que l'expression « assister le demandeur dans ses réponses » signifie « poser des questions au demandeur ou lui suggérer des réponses » .

À partir de cette formulation de la question, nous sommes d'avis que la réponse doit être « non » . En conformité avec la jurisprudence de la Cour, nous croyons que les exigences en matière d'équité sont très limitées en ce qui concerne le traitement des demandes spéciales de dispense d'application du droit autorisée par le ministre pour des raisons d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l"immigration. Étant donné qu'aucune audience ni entrevue n'est requise, il serait surprenant qu'on exige qu'une entrevue, si elle était tenue, ait les caractéristiques d'un processus judiciaire.

                                                                                                      [Non souligné dans l'original.]

La « jurisprudence de la Cour » citée à l'appui de la citation précitée est l'arrêt Shah c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration[7].


[19]            L'avocate du demandeur soutient que l'arrêt Charles a été implicitement rendu caduc par suite du prononcé de l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[8], dans lequel la Cour suprême du Canada a désavoué l'arrêt Shah de la Cour d'appel fédérale.

[20]            Au paragraphe 32 de l'arrêt Baker, Madame le juge L'Heureux-Dubé conclut que les circonstances entourant la présentation d'une demande fondée sur des « raisons d'ordre humanitaire » :

[...] nécessitent un examen complet et équitable des questions litigieuses, et le demandeur et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision doivent avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à leur affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable.

Madame le juge L'Heureux-Dubé a toutefois poursuivi en déclarant, au paragraphe 33 :

Toutefois, on ne peut pas dire non plus qu'une audience est toujours nécessaire pour garantir l'audition et l'examen équitables des questions en jeu.

  

[21]            Je suis convaincu que la jurisprudence subséquente n'a pas rendu caduc l'arrêt Charles. Il ressort des propos de Madame le juge L'Heureux-Dubé que la tenue d'une audience ou d'une entrevue ne constitue pas une composante essentielle du devoir d'équité qui s'applique dans le cas des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire. Lorsqu'une entrevue est accordée, elle doit se dérouler de manière à s'assurer que l'intéressé « [...] et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision » aient réellement la possibilité de faire valoir leur point de vue. Il n'en demeure pas moins que c'est l'entrevue du fonctionnaire de l'immigration, et qu'il peut décider, à sa discrétion, d'en tenir une ou non. En pareil cas, il lui est loisible de la mener selon ce qu'il juge bon. Si le demandeur et les autres personnes dont les intérêts sont profondément touchés par sa décision ne sont pas traités équitablement au cours de l'entrevue, le recours qu'ils peuvent exercer - par l'intermédiaire notamment d'un avocat ou d'un assistant - est un contrôle judiciaire. Le recours qui leur est ouvert ne découle pas du droit qu'aurait l'avocat ou l'assistant présent lors de l'entrevue de « détourner » celle-ci ou de la transformer d'une autre manière en une audience quasi-judiciaire, avec tout ce que cela suppose.

[22]            Compte tenu des éléments de preuve contradictoires qui m'ont été soumis, je suis convaincu qu'il était entièrement loisible à la fonctionnaire de l'immigration qui a mené l'entrevue du demandeur et de ses parents adoptifs de refuser à l'avocate ou assistante du demandeur d'être présente lors de l'entrevue. Ce n'est pas de plein droit que l'avocate ou assistante se trouvait dans la salle d'entrevue. Elle n'avait pas le droit de perturber le déroulement de l'entrevue comme je suis convaincu qu'elle l'a fait. Qui plus est, je ne suis pas convaincu que la preuve qui m'a été soumise démontre que la fonctionnaire de l'immigration a manqué à son obligation d'agir avec équité dans la façon dont elle a mené l'entrevue.


3)    L'adoption ontarienne

[23]            Dans ses notes STIDI dont j'ai déjà reproduit de larges extraits, la fonctionnaire de l'immigration ne prend tout simplement pas acte de l'adoption du demandeur en Ontario par ses parents adoptifs. Bien que, dans son affidavit, la fonctionnaire de l'immigration déclare qu'elle était au courant de l'adoption ontarienne et qu'elle en a tenu compte pour rendre sa décision, il vaut la peine de signaler que cet affidavit a été souscrit après que le dossier de la demande du demandeur eut été déposé et signifié et que la question de savoir si la fonctionnaire de l'immigration avait ou non ignoré l'adoption ontarienne, question soulevée pour le compte du demandeur, eut été signalée à l'attention du fonctionnaire de l'immigration, ou du moins à celle de l'avocat du défendeur.

[24]            L'avocate du demandeur soutient que la fonctionnaire de l'immigration a commis une erreur de droit donnant ouverture à un contrôle judiciaire en ne faisant à toutes fins utiles aucun cas de l'ordonnance d'adoption prononcée en Ontario et en méconnaissant ainsi les incidences de cette ordonnance sur les intérêts du demandeur en tant qu'enfant.

[25]              Voici ce qu'on trouve à la section 6.10 du chapitre IP-5 du Guide de l'immigration[9] :


6.10          Adoption de complaisance connue ou soupçonnée

Aux termes du [paragraphe 2(1) du Règlement] , une adoption doit répondre à trois critères pour pouvoir être prise en considération aux fins de l'application de la Loi. Elle doit :

·                 être conforme aux lois de la juridiction où elle a eu lieu

·                 avoir créé un véritable lien de filiation

·                 ne pas avoir eu lieu dans le but, pour la personne adoptée ou des personnes qui lui sont apparentées, d'obtenir l'admission au Canada (adoption de complaisance).

L'alinéa 6(1)e) du Règlement, traitant des adoptions et de la catégorie des parents, répète que les adoptions de complaisance ne sont pas permises.

Quand elles étudient un cas d'adoption, les autorités provinciales se concentrent sur la capacité d'adopter des parents adoptifs sans s'occuper des trois critères cités plus haut. Même s'il a déjà en main l'approbation de la province, l'agent de CIC doit vérifier que les trois critères [prévus au [paragraphe 2(1) du Règlement]sont satisfaits et particulièrement qu'il ne s'agit pas d'une adoption de complaisance.

Par exemple, il faut étudier attentivement tout cas d'adoption où les parents biologiques de l'enfant sont encore vivants. De même, quand il s'agit d'une adoption entre deux adultes (généralement pour des questions d'héritage), il faut étudier attentivement tout document d'adoption présenté comme preuve d'un lien de filiation véritable. À noter qu'une adoption n'est qu'un facteur parmi d'autres à étudier pour la décision CH.

                                                                                                      [Non souligné dans l'original.]

[26]            Bien qu'il ressorte à l'évidence de l'extrait qui précède qu'une adoption faite en conformité avec les lois d'une province ne constitue certainement pas, en matière d'immigration, une preuve déterminante de l'existence d'un lien de filiation entre l'enfant adoptif et ses parents adoptifs, il s'agit là, j'en suis persuadé, d'un facteur pertinent dont il y a lieu de tenir compte, surtout lorsque l'intérêt supérieur de l'enfant est en jeu.


[27]              Le paragraphe 136(2) de la LSEF énumère une liste de facteurs dont le tribunal saisi d'une requête en adoption introduite en Ontario doit tenir compte et qui peuvent être considérés comme se rapportant à l'intérêt supérieur de l'enfant et pas simplement à « l'aptitude du requérant à adopter un enfant » . Certes, cette liste de facteurs est suffisamment large pour englober le cas du demandeur, lequel se caractérise notamment par ses relations - ou absence de relations - quelque peu inusitées avec ses parents biologiques, son séjour illégal au Canada et ses rapports avec ses parents adoptifs proposés. L'article 157 de la LSEF prévoit que l'ordonnance d'adoption rendue en vertu de cette loi est définitive et irrévocable, sous réserve seulement de tout appel prévu par la loi. Il dispose en outre que l'adoption ne peut être « [...] contestée ni révisée par un tribunal au moyen d'une injonction, d'un jugement déclaratoire, d'un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition, d'habeas corpus ou d'une requête en révision judiciaire » . La révision d'une ordonnance d'adoption dans le cadre d'une procédure discrétionnaire visant une loi et une politique validement adoptées en matière d'immigration ne tombe manifestement pas sous le coup de l'article 157. Le paragraphe 158(2) de la LSEF, qui porte sur le statut de l'enfant adopté, dispose :

(2) À compter de la date à laquelle est rendue une ordonnance d'adoption et à toutes les fins de la loi :

a) l'enfant adopté devient l'enfant du père adoptif ou de la mère adoptive et cette personne devient le père ou la mère de l'enfant;

b) l'enfant adopté cesse d'être l'enfant de la personne qui était son père ou sa mère avant l'ordonnance d'adoption, et cette personne cesse d'être son père ou sa mère, sauf si cette personne est le conjoint du père adoptif ou de la mère adoptive,


comme si l'enfant adopté était né du père adoptif ou de la mère adoptive.

[28]            Il semble que la fonctionnaire de l'immigration ne disposait d'aucun élément de preuve au sujet de la preuve qui avait été soumise au juge ontarien qui avait fait droit à la requête en adoption et au sujet des facteurs, s'il en est, dont ce juge avait tenu compte pour apprécier l'intérêt supérieur du demandeur.

[29]            Je suis convaincu que l'obligation de la fonctionnaire de l'immigration d' « examiner avec beaucoup d'attention » [10] l'intérêt supérieur du demandeur en tant qu'enfant, couplée à celle qu'elle avait de respecter les lois validement adoptées d'une province, ainsi que les mesures prises par des tribunaux régulièrement constitués conformément à ces lois, imposaient à la fonctionnaire de l'immigration l'obligation de reconnaître l'adoption ontarienne dans ses notes tenant lieu de motifs de décision. J'estime également que, si elle n'était pas convaincue que les éléments d'information portés à sa connaissance au sujet de cette adoption étaient suffisants pour lui permettre de bien apprécier l'intérêt supérieur de l'enfant par suite de l'adoption, la fonctionnaire de l'immigration avait l'obligation d'en informer le demandeur et de lui fournir la possibilité raisonnable de recueillir ces renseignements et de les lui transmettre. Or, en l'espèce, il ressort de ses notes STIDI que la fonctionnaire de l'immigration a continué à considérer les parents biologiques du demandeur comme son « père » et sa « mère » et ce, malgré le libellé du paragraphe 158(2) de la LSEF.


[30]            En l'espèce, les motifs de la fonctionnaire de l'immigration ne permettent absolument pas de penser qu'elle a dûment tenu compte des incidences de l'adoption ontarienne en s'acquittant de sa tâche d'examiner « avec beaucoup d'attention » l'intérêt supérieur du demandeur. Compte tenu de la norme de contrôle qui s'applique dans le cas d'une demande comme celle dont je suis saisi, norme que j'ai déjà définie dans les présents motifs, je suis convaincu que le fait de ne pas tenir compte de facteurs pertinents - en l'occurrence, toutes les incidences de l'adoption ontarienne - constitue une erreur justifiant le contrôle judiciaire de la décision. Cela ne veut pas pour autant dire que, s'il ressortait à l'évidence du dossier qui m'a été soumis que la fonctionnaire en question a dûment tenu compte de l'ordonnance d'adoption rendue par le tribunal ontarien, le résultat n'aurait pas pu être le même. Cela veut tout simplement dire qu'à défaut de preuve démontrant que la fonctionnaire en question a effectivement tenu compte de l'adoption, la décision qu'elle a rendue et qui est soumise à mon examen est entachée d'une erreur qui en justifie le contrôle judiciaire.

4)    Facteurs non pertinents


[31]            L'avocate du demandeur insiste pour dire qu'il ressort des notes STIDI dont j'ai déjà cité certains extraits dans les présents motifs que la fonctionnaire de l'immigration qui les a rédigées a fait entrer en ligne de compte des facteurs non pertinents, en particulier l'existence de membres de la famille en Inde, alors que la demande visait à rapprocher le demandeur de ses parents adoptifs au Canada, et les circonstances entourant l'entrée illégale du demandeur au Canada. Abstraction faite des inférences découlant implicitement des observations que j'ai formulées au sujet du fait qu'elle a passé sous silence l'adoption ontarienne, je ne suis pas convaincu que la fonctionnaire de l'immigration a tenu compte de facteurs qui n'étaient pas pertinents et, ainsi que je l'ai déjà expliqué, l'appréciation de tous les facteurs pertinents était une tâche qui lui incombait. J'estime par ailleurs qu'il ne serait pas acceptable que notre Cour remplace les conclusions de la fonctionnaire de l'immigration par les siennes en ce qui concerne l'appréciation de ces facteurs.

Conclusion

[32]            Vu l'analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision à l'examen sera annulée et la demande d'établissement présentée au Canada par le demandeur pour des raisons d'ordre humanitaire sera renvoyée au défendeur pour qu'une nouvelle décision soit rendue par un autre fonctionnaire de l'immigration.

Certification d'une question


[33]            À la clôture de l'audience au cours de laquelle a été instruite la présente demande de contrôle judiciaire, j'ai informé les avocats que je reportais à plus tard le prononcé de ma décision, que je prononcerais des motifs et que je fournirais ensuite aux avocats l'occasion de présenter leurs observations au sujet de la certification d'une question grave de portée générale. Les présents motifs seront publiés et distribués. Les avocats ont quatorze (14) jours à compter de la date à laquelle les présents motifs seront publiés et distribués pour échanger et déposer leurs observations au sujet de la certification d'une question. Les avocats devront faire le nécessaire pour échanger ces observations dans un délai suffisant pour permettre à la partie adverse d'y répondre, s'il y a lieu, avant l'expiration du délai fixé en l'espèce par la Cour.

                                                                             « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                             Juge                    

Vancouver (C.-B.)

Le 4 juin 2002

  

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                        COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                  SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                  IMM-2187-01

INTITULÉ :                                 IQBAL SINGH CHEEMA, mineur représenté par son tuteur à l'instance JASVIR SINGH CHEEMA

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

  

LIEU DE L'AUDIENCE :        TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :       LE 24 AVRIL 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :             LE 4 JUIN 2002

   

COMPARUTIONS :

BARBARA JACKMAN                                                                 POUR LE DEMANDEUR

JAMIE TODD                                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

JACKMAN, WALDMAN & ASSOCIATES

TORONTO                                                                                       POUR LE DEMANDEUR

MORRIS ROSENBERG

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA                       POUR LE DÉFENDEUR



[1]            L.R.C. (1985), ch. I-2

[2]         Voir le jugement Cheema c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 907 (C.F. 1re inst.), En ligne : QL (A.C.F.).

[3]         L.R.O. 1990, ch. C.11 (modifiée).

[4]       Dossier du tribunal, pages 10 à 17.

[5]      2002 C.F.P.I. 567, 16 mai 2002 (C.F. 1re inst.).

[6]              (1999) 241 N.R. 398 (C.A.F.).

[7]              (1994) 21 Imm L.R. (2d) 82 (C.A.F.).

[8]              [1999] 2 R.C.S. 817.

[9]            Canada, Citoyenneté et Immigration Canada, Guide de l'immigration, Examen au Canada, Chapitre IP-5 : Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH) (Ottawa, Citoyenneté et Immigration Canada, 2001) aux pages 18 et 19.

[10]           Arrêt Legault, cité dans l'arrêt Mann, précité, note 5.

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