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Date : 20000630

Dossier : IMM-3218-00

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2000

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                       THEERTHALINGAM MURUGAPPAH,

                                                                                                                                       demandeur,

                                                                         - et -

             LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                                        défendeur.

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]                 M. Theerthalingam Murugappah (le demandeur) est un homme âgé de 58 ans qui a fui le Sri Lanka en 1996 parce qu'il était persécuté par ceux qui affirment vouloir le libérer. Il a suivi ses deux enfants au Canada. Ceux-ci se sont vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention par la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. M. Murugappah s'est vu refuser ce statut parce que la SSR a estimé qu'il avait une possibilité de refuge intérieur à Colombo. M. Murugappah doit maintenant faire face à l'expulsion, une perspective qui le rend suicidaire selon le rapport d'un psychologue consultant.

[2]                 Toutefois, M. Murugappah n'a pas fait tout ce qu'il pouvait pour assurer son avenir au Canada. Il est arrivé au Canada en novembre 1996; la SSR a rejeté sa revendication du statut de réfugié en juin 1997. Aucune demande d'autorisation d'appel de la décision de la SSR n'a été présentée. Aucune demande d'évaluation du risque d'une revendication refusée n'a été présentée. Il n'a pas demandé avant le 20 avril 2000 que sa demande de résidence permanente soit traitée au Canada pour des raisons de compassion et d'ordre humanitaire (demande CH), ce qu'il a fait après avoir été convoqué à une entrevue préalable au renvoi le 12 avril 2000. L'explication qu'il a fournie à son inaction incompréhensible est que des amis lui avaient dit qu'il n'avait qu'à attendre trois ans pour obtenir le statut d'immigrant admis. Il sait maintenant que c'était un renseignement erroné.


[3]                 M. Murugappah a maintenant retenu les services de M. Waldman qui a déposé une demande CH en s'appuyant sur le parrainage du fils de M. Murugappah. Hormis sa femme, dont on ignore le sort, le demandeur n'a aucune famille au Sri Lanka et a perdu les biens qu'il y possédait. M. Michael Crane, un avocat spécialisé en droit de l'immigration qui a déposé un affidavit au soutien de la demande de sursis, affirme qu'il croit que M. Murugappah a de très bonnes chances d'obtenir gain de cause dans sa demande CH. Mais cela ne servira à rien s'il est expulsé. Le traitement de cette demande devrait prendre au moins deux ans. Outre le risque que le demandeur s'inflige lui-même des blessures, il y a des raisons de croire que la vie serait très difficile pour lui au Sri Lanka.

[4]                 Son avocat a demandé à l'agente chargée des renvois de différer le renvoi jusqu'à ce qu'une évaluation du risque ait été faite parce que la SSR ne croit désormais plus que les Tamouls du Nord ont une possibilité de refuge intérieur à Colombo. La preuve documentaire récente semble indiquer qu'ils sont contraints de partir après un très court séjour. L'agente chargée des renvois a accepté qu'une évaluation du risque soit faite. Elle a déféré l'affaire à un agent de révision des revendications refusées (ARRR) qui, le 22 juin 2000, a produit un rapport dans lequel il a conclu que le demandeur ne serait pas en danger s'il retournait à Colombo. S'appuyant sur ce rapport, l'agente chargée des renvois a refusé de différer le renvoi. C'est cette décision qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]                 Avant d'examiner la demande quant au fond, il a été nécessaire de régler une question de procédure. Les documents produits à l'origine par M. Waldman au soutien de la demande comprenait l'affidavit de Ricardo Aguirre, un associé au sein du bureau de M. Waldman. J'ai porté à l'attention des avocats la décision récente de mon collègue le juge O'Keefe dans Shipdock Amsterdam B.V. c. Cast Group Inc., [2000] A.C.F. No. 295, où il a statué qu'un avocat ne devrait pas plaider dans une affaire dans laquelle lui-même ou un de ses associés a souscrit un affidavit.


[6]                 Il existe une différence entre les règles de pratique suivies devant les tribunaux ontariens et celles qui sont suivies devant les tribunaux des provinces qui ont adopté le Code de déontologie professionnelle de l'Association du Barreau canadien (le Code de déontologie). Le Code de déontologie interdit aux avocats de plaider dans une affaire où l'un de leurs associés a souscrit un affidavit. Voir l'arrêt Bilson v. University of Saskatchewan, [1984] 4 W.W.R. 238 (C.A. Sask.) où l'on trouve ce qui suit :

[TRADUCTION]

Le Code de déontologie professionnelle de l'Association du Barreau canadien prévoit ce qui suit (c. VIII, R. 3) :

3. L'avocat au dossier ne doit jamais présenter sa propre déclaration assermentée ni témoigner dans une affaire où il est l'avocat d'une des parties, sauf dans la mesure où les règles de pratique locales le permettent ou s'il s'agit de questions de pure forme ou sans caractère controversé. Ce principe s'applique également aux associés de l'avocat : en règle générale, ils ne doivent pas témoigner dans un dossier, si ce n'est sur des questions de pure forme. L'avocat ne doit pas exprimer d'opinion, ni faire l'affirmation d'un fait qui peut être sujet à une preuve légale, à un contre-interrogatoire ou à une récusation. Il ne doit pas se conduire en témoin non assermenté ni mettre sa crédibilité en jeu. D'un autre côté, si le témoignage de l'avocat est absolument nécessaire, la conduite du procès doit être confiée à un confrère. L'avocat qui a témoigné dans une affaire ne doit jamais plaider en appel dans la même affaire. (Italique ajouté.)

M. Beckman a laissé entendre que cette règle a été davantage transgressée que respectée : et c'est peut-être vrai. Mais nous sommes d'avis que tant et aussi longtemps qu'elle continue à faire partie du code de déontologie professionnelle, elle devrait être respectée. En fait, cette cour a fait récemment allusion à la règle dans l'affaire R. v. Ironchild (1984), 30 Sask. R. 269, et (dans le but exprès d'indiquer à la profession les principes directeurs à cet égard) a mentionné divers cas où l'application de la règle s'est posée et où celle-ci a été soit appliquée soit commentée. Après avoir eu la possibilité d'y réfléchir, M. Beckman a reconnu que la règle était claire et a ensuite demandé que l'affaire soit ajournée pour permettre à l'université de retenir les services d'un autre avocat.


[7]                 La décision rendue dans l'affaire Essa (Township) v. Guergis (1993), 22 C.P.C. (3d) 63 (Cour div. Ont.), (1993) 15 O.R. (3d) 573, (1993), 52 C.P.R. (3d) 372, dans laquelle mention est faite des commentaires suivants du juge Rosenberg dans la décision Planned Insurance Portfolios Co. v. Crown Life Insurance Co. (1989), 68 O.R. (2d) 271 (H.C.), (1989) 58 D.L.R. (4th) 106, illustre la pratique qui est suivie en Ontario :

[TRADUCTION]

Tous les avocats reconnaissent qu'en Ontario, les avocats plaident fréquemment des requêtes au sujet desquelles leurs associés ont souscrit des affidavits, même si les questions en cause sont extrêmement controversées et si les affidavits ont fait l'objet de longs contre-interrogatoires contestés.

[8]                 Dans l'affaire Essa, précitée, la Cour a ensuite mentionné la décision Bilson, précitée, et a expliqué les pratiques différentes suivies par la différence qui existe entre le Code de déontologie et le code de déontologie du Barreau du Haut-Canada où il n'est pas question des associés dans ses règles. Faisant référence aux arguments selon lesquels cette omission était volontaire, la Cour a fait le commentaire suivant :

[TRADUCTION]

L'avocat du Barreau du Haut-Canada lors du présent appel a produit des documents indiquant que tel était en fait le cas. Il a produit un extrait tiré d'un rapport du comité créé par le Barreau du Haut-Canada pour examiner la question et qui a exprimé des inquiétudes au sujet du code de l'ABC sur ce point. Le code l'ABC a été adopté en 1974. Le Barreau du Haut-Canada a adopté le code, mais l'a modifié en 1976.

[9]                 La Cour a tranché la question en confirmant la pratique qui était suivie en Ontario, disant ce qui suit :

[TRADUCTION]

J'accepte les arguments de l'avocat du Barreau du Haut-Canada selon lequel les tribunaux devraient hésiter à adopter le code de l'ABC plutôt que les règles du Barreau du Haut-Canada dans de telles circonstances.


[10]            La position adoptée par le juge O'Keefe a déjà été adoptée par notre Cour. Dans l'affaire IBM Corp. c. Printech Ribbons Inc., [1994] 1 C.F. 692, (1993) 69 F.T.R. 197, le juge Nadon a effectué un examen approfondi de la jurisprudence sur ce point et a conclu que la pratique consistant à permettre aux avocats de vaquer dans les affaires où des affidavits ont été souscrits par leurs partenaires ou associés devrait être découragée, même en Ontario. Le juge Nadon a toutefois ajouté que les parties ont droit aux services de l'avocat de leur choix et qu'une ordonnance destituant un avocat ne devrait être rendue que dans les cas les plus graves.

[11]            Les demandes visant à obtenir une ordonnance de destitution d'un avocat devront être examinées en fonction de leurs faits. En l'espèce, il était possible pour l'avocat de soumettre la preuve à la Cour par l'intermédiaire d'un témoin non lié, M. Crane, et un ajournement a été accordé à cette fin.


[12]            La Cour a été avisée que l'adoption de cette position créerait des inconvénients graves dans de nombreux cas. Puisque la règle 82 permet à la Cour d'autoriser un avocat à plaider dans une affaire pour laquelle il a souscrit un affidavit, il semble que cette règle prévoit implicitement que la Cour pourrait autoriser un avocat à plaider dans une affaire où un associé ou un partenaire a souscrit l'affidavit. Toutefois, on ne doit pas présumer que ce pouvoir ne serait utilisé que dans le but de respecter la pratique suivie localement. La Cour pourrait fort bien exiger que l'avocat explique pourquoi la preuve ne peut pas provenir d'une autre source et comment le préjudice que l'on a cherché à éviter en adoptant la règle, comme l'indique la décision IBM Corp c. Printech, précitée, pourra être évité dans ce cas particulier.

[13]            Le critère appliqué pour déterminer s'il y a lieu d'accorder un sursis est l'existence d'une question grave devant être examinée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, le préjudice irréparable si le sursis n'est pas accordé et la prépondérance des inconvénients[1]. La question en l'espèce n'est pas une question grave. Est sous-jacent à la présente demande, le fait que la SSR a reconnu que le demandeur était persécuté au Sri Lanka, mais a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu'il avait une possibilité de refuge intérieur à Colombo. Depuis qu'elle a rendu sa décision dans le cas du demandeur, la SSR a décidé que Colombo ne constitue désormais plus une possibilité de refuge intérieur pour les Tamouls originaires du Nord du pays[2]. La conclusion qui semble en découler est que le demandeur sera persécuté à son retour au Sri Lanka. Cette persécution est suffisante pour satisfaire à l'exigence d'un préjudice irréparable.

[14]            La question à débattre dans la demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l'arrêt de la Cour d'appel Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. No. 854, exige que l'agent chargé des renvois montre au


demandeur l'évaluation du risque fait par l'ARRR et lui permette de la commenter avant qu'il ne décide s'il y a lieu ou non de différer le renvoi. Dans un avis de demande distinct au sujet duquel aucun document n'a été produit en raison de la date tardive à laquelle l'ARRR a fait connaître son opinion, l'avocat conteste l'opinion elle-même de l'ARRR, faisant valoir qu'il l'a rendue sans tenir compte de la preuve dont il avait été saisi. La requête visant à obtenir un sursis a été tranchée sur le fondement de la requête originale et des documents déposés au soutien de celle-ci.


[15]            L'arrêt Haghighi, précité, permet de faire valoir que lorsqu'une demande CH repose en partie du moins sur la crainte d'être persécuté, l'agent traitant cette demande doit montrer au demandeur une évaluation défavorable du risque afin de lui permettre d'y répondre avant que l'agent chargé de la demande CH ne rende sa décision. Le juge Evans a tiré sa conclusion en appliquant une analyse contextuelle au pouvoir discrétionnaire de l'agent chargé des demandes CH. Pour que l'arrêt Haghighi, précité, s'applique aux faits de l'espèce, il faut conclure qu'un agent chargé des renvois possède un pouvoir discrétionnaire auquel une analyse contextuelle peut être appliquée. L'article 48 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-3, enjoint à l'agent chargé des renvois d'exécuter la mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent » . Dans l'affaire Saini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 4 C.F. 325, (1998) 150 F.T.R. 148, le juge Gibson a statué que l'agent chargé des renvois avait le pouvoir discrétionnaire de différer un renvoi jusqu'à ce qu'il ait reçu une évaluation du risque dans un cas où le risque d'être torturé était allégué. Dans la décision Simoes c. M.C.I, décision non publiée, dossier IMM-2664-00, le juge Nadon a conclu que l'agent chargé des renvois possède un certain pouvoir discrétionnaire lui permettant de différer le renvoi, mais que ce pouvoir ne s'étend pas à des questions telles l'intérêt supérieur des enfants d'un demandeur. En l'espèce, il existe un risque de persécution du fait de l'absence d'une possibilité de refuge à Colombo et un risque de préjudice de la part du demandeur lui-même, ces risques étant assimilables au risque d'être torturé. Dans cette mesure, l'analyse contextuelle faite dans l'arrêt Haghighi, précité, peut être applicable aux faits de la présente espèce.

[16]            Je n'ai pas à décider si l'application de l'analyse contextuelle faite dans l'arrêt Haghighi, précité, permettra de conclure que l'agente chargée des renvois était tenue de faire part de l'opinion de l'ARRR à l'avocat. J'ai simplement à déterminer si la question n'est ni frivole ni abusive, ce qui constitue le critère pour déterminer l'existence d'une question grave[3]. Je considère qu'il s'agit d'une question grave.

[17]            J'ai déjà conclu que l'existence d'un préjudice irréparable a été établie. La prépondérance des inconvénients joue en faveur du demandeur, étant donné la situation instable au Sri Lanka et la présence au Canada des autres membres de la famille du demandeur.


[18]            Je m'arrête ici pour souligner que le sursis, tout comme l'injonction, est un recours en équité et est donc discrétionnaire. La Cour est préoccupée par le fait que le demandeur pourrait décider de ne pas faire valoir ses droits, de ne pas utiliser les recours qui s'offrent à lui au cours d'une période de trois ans et ensuite, de s'en remettre à la clémence de la Cour lorsque le système le prend finalement en défaut. Si ce n'était de l'état émotif du demandeur et du risque grave qu'il soit persécuté au Sri Lanka, je n'exercerais pas mon pouvoir discrétionnaire pour lui accorder le sursis qu'il sollicite parce qu'il a omis de faire valoir ses droits dans un délai raisonnable. Toutefois, compte tenu du risque que court le demandeur, j'ordonne que l'exécution de la mesure de renvoi dont il a été frappé soit différée jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur sa demande d'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire et, si l'autorisation est accordée, jusqu'à ce qu'une décision finale soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire.


                                                              ORDONNANCE

La Cour ordonne le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi dont a été frappé Theerthalingam Murugappah jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur sa demande d'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire et, si l'autorisation est accordée, jusqu'à ce qu'une décision finale soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire.

                           « J.D. Denis Pelletier »       

                                                                                                                                                     Juge                       

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                          SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                         AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                              IMM-3218-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :    Theerthalingam Murugappah c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                    27 JUIN 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE du juge Pelletier en date du 30 juin 2000

ONT COMPARU:

Lorne Waldman                                      POUR LE DEMANDEUR

Martin Anderson                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Jackman, Waldman & Associates          POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



     [1]       Toth c. M.C.I., [1988] A.C.F. No. 587.

     [2]       On m'a remis une décision dans laquelle la SSR est arrivée à cette conclusion. J'accepte à première vue l'argument de l'avocat selon lequel il s'agit de la position actuelle de la SSR.

    [3]       R.J.R. - MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

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