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Date : 20001006


Dossier : T-1161-00



ENTRE :

     DOLE FOOD COMPANY, INC.,

     DOLE FOODS OF CANADA LTD.,


     demanderesses

     (défenderesses reconventionnelles),

     - et -


     NABISCO LTD.,

     défenderesse

     (demanderesse reconventionnelle).


     MOTIFS DE L'ORDONNANCE



LE JUGE HENEGHAN

    

[1]      Dole Food Company Inc. et Dole Foods of Canada Limited (Dole) ont intenté les présentes poursuites contre Nabisco Ltd. (Nabisco) le 30 juin 2000. Le litige porte sur les droits de propriété dans la marque de commerce FRUIT BOWLS (BOLS DE FRUITS, en français).

[2]      Les demanderesses sollicitent, entre autres, une déclaration reconnaissant que la demanderesse Dole Food Company Inc. est la propriétaire de la marque de commerce FRUIT BOWLS employée au Canada en liaison avec des produits alimentaires. Elles demandent aussi une ordonnance prescrivant la radiation de la marque de commerce FRUIT BOWLS, enregistrement numéro TMA 525 511, du registre des marques de commerce au Canada, conformément au paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, modifiée.

                        

[3]      Par avis de requête daté du 9 août 2000, la défenderesse a demandé à la Cour de prononcer une injonction provisoire contre Dole relativement à la contrefaçon que celle-ci ferait de la marque de commerce de Nabisco. La présentation de cet avis de requête a coïncidé avec le lancement national fait par Dole de fruits transformés présentés dans un emballage de plastique transparent et devant être vendus sous la marque de commerce « FRUIT BOWLS » ( « BOLS DE FRUITS » ). Par ordonnance prononcée le 18 août 2000, la demande d'injonction provisoire a été rejetée. L'audition de l'avis de requête visant à obtenir une injonction interlocutoire quia timeta, par la suite, été fixée au 28 septembre 2000 et la requête a été entendue ce jour-là.

[4]      Dole revendique la propriété de la marque de commerce FRUIT BOWLS au Canada et soutient que Nabisco, en obtenant l'enregistrement de la marque de commerce FRUIT BOWLS au Canada, a commis des actes illégaux, et ce, pour plusieurs raisons. La demanderesse Dole Foods of Canada Ltd. affirme qu'elle exploite son entreprise à titre de distributeur et de vendeur des produits Dole au Canada et soutient qu'elle est licenciée par la demanderesse Dole Food Company, Inc. pour employer la marque de commerce FRUIT BOWLS au Canada. Cette marque de commerce est enregistrée aux États-Unis d'Amérique, sous le numéro 2236329 pour des aliments décrits comme étant des « fruits transformés emballés dans un contenant en plastique » .

[5]      Les demanderesses ne se sont pas opposées à la demande d'enregistrement au Canada de la marque de commerce FRUIT BOWLS déposée par Nabisco relativement à un emploi projeté en liaison avec des marchandises décrites comme étant « fruits transformés, notamment des pêches, des poires, des oranges, des raisins, des cerises et des ananas » .

[6]      Nabisco nie et conteste la prétention des demanderesses et elle a déposé une demande reconventionnelle dans l'action intentée par celles-ci. Dans la demande de redressement formulée dans sa demande reconventionnelle, elle demande à la Cour d'interdire aux demanderesses d'utiliser la marque de commerce FRUIT BOWLS au Canada. Nabisco sollicite d'autres mesures de redressement, notamment des dommages-intérêts ou la restitution des bénéfices tirés de la contrefaçon qui aurait été faite de sa marque de commerce FRUIT BOWLS.

[7]      Le critère applicable à l'octroi d'une injonction interlocutoire est exposé dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (P.G.) [1994] 1 R.C.S. 311, 54 C.P.R. (3d) 114, 111 D.L.R. (4th) 385, 164 N.R. 1. Il s'agit d'un critère à trois volets qui exige que la demanderesse établisse les éléments suivants :

     1. Il existe une question sérieuse à juger.
     2. La demanderesse subira un préjudice irréparable si le redressement demandé n'est pas accordé.
     3. La prépondérance des inconvénients favorise l'octroi de l'injonction.

[8]      En règle générale, le juge des requêtes se prononcera sur la question de l'existence d'une question sérieuse à juger en se fondant sur le bon sens, après un examen limité du fond de l'affaire. Toutefois, cette méthode souffre une exception, et cela lorsque le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l'action. Cette exception, connue sous le nom d'exception « Woods » , a été invoquée par les deux parties à l'audition du présent avis de requête.

[9]      La Cour suprême du Canada a défini ce qu'il est convenu d'appeler l'exception « Woods » dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (P.G.), précité, à la p. 338 :

     Il existe deux exceptions à la règle générale selon laquelle un juge ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond. La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l'action. Ce sera le cas, d'une part, si le droit que le requérant cherche à protéger est un droit qui ne peut être exercé qu'immédiatement ou pas du tout, ou, d'autre part, si le résultat de la demande aura pour effet d'imposer à une partie un tel préjudice qu'il n'existe plus d'avantage possible à tirer d'un procès. En fait, dans l'arrêt N.W.L. Ltd. c. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294, à la p. 1307, lord Diplock a modifié le principe formulé dans l'arrêt American Cyanamid :
         [TRADUCTION] Toutefois, lorsque l'octroi ou le refus d'une injonction interlocutoire aura comme répercussion pratique de mettre fin à l'action parce que le préjudice déjà subi par la partie perdante est complet et du type qui ne peut donner lieu à un dédommagement, la probabilité que le demandeur réussirait à établir son droit à une injonction, si l'affaire s'était rendue à procès, constitue un facteur dont le juge doit tenir compte lorsqu'il fait l'appréciation des risques d'injustice possibles selon qu'il tranche d'une façon plutôt que de l'autre.

[10]      Nabisco soutient que la présente affaire commande l'application de l'exception « Woods » . Selon elle, son droit exclusif d'employer sa marque de commerce déposée doit être reconnu maintenant sinon l'emploi simultané de la marque de commerce de Nabisco et de la marque de commerce de Dole pour les mêmes marchandises fera en sorte que ni l'une ni l'autre marque de commerce ne sera distinctive d'une source et, par conséquent, que ni l'une ni l'autre marque ne sera valide au Canada. Elle prétend que si elle n'obtient pas maintenant une injonction pour interdire à Dole d'employer la marque de commerce FRUIT BOWLS, elle perdra son droit exclusif d'employer cette marque de commerce.

[11]      Dole soutient aussi que la présente affaire devrait faire l'objet d'un examen approfondi sur le fond comme le prévoit l'exception « Woods » . Elle invoque la deuxième partie de cette exception, c'est-à-dire lorsque le résultat de la demande aura pour effet d'imposer à une partie un tel préjudice qu'il n'existe plus d'avantage possible à tirer d'un procès.

[12]      Dole prétend que, si Nabisco parvient à obtenir une injonction interlocutoire, elle subira un préjudice tel qu'il viendra contrebalancer et éliminer tout avantage possible à tirer d'un procès. Si l'injonction est accordée, elle devra modifier sa stratégie de marque pour FRUIT BOWLS, retirer ses emballages actuels et emballer de nouveau tout son inventaire de ce produit. Elle ajoute qu'une injonction prononcée en faveur de Nabisco aura un effet négatif sur l'achalandage qu'elle a acquis en liaison avec la marque de commerce FRUIT BOWLS. Pour ces motifs, Dole soutient que l'octroi d'une injonction interlocutoire à Nabisco la priverait de tout résultat positif si elle avait gain de cause au procès.

[13]      À mon avis, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin qu'une appréciation générale du fond de la présente affaire pour vérifier l'existence d'une question sérieuse à juger. Dans leur déclaration, les demanderesses remettent en question la validité de la marque de commerce FRUIT BOWLS de la défenderesse. Pour sa part, la défenderesse répond à ces allégations dans sa défense et soulève, elle aussi, dans sa demande reconventionnelle, des allégations d'irrégularité de la part des demanderesses.

[14]      La contestation de la validité de la marque de commerce déposée de la défenderesse est suffisante pour satisfaire au premier volet du critère, à savoir l'existence d'une question sérieuse à juger. Je suis convaincue, selon la probabilité la plus forte, que les revendications concurrentes d'une marque de commerce soulèvent une question sérieuse à juger. C'est au juge du procès qu'il incombera de décider qui a droit à la marque de commerce.

[15]      La question suivante est plus difficile à régler, soit celle du préjudice irréparable. Nabisco soutient qu'elle subira un préjudice irréparable si la Cour lui refuse le redressement demandé. Comme son produit n'est pas encore sur le marché, elle demande une injonction interlocutoire quia timet.Il est établi que celui qui demande un redressement par voie d'injonction doit prouver sans équivoque qu'il subira un préjudice irréparable s'il n'obtient pas l'injonction demandée; voir les arrêts Centre Ice Limited c. National Hockey League (1994), 53 C.P.R. (3d) 34, 166 N.R.44 (C.A.F.); Nature Co. c. Sci-Tech Educational Inc. (1992), 41 C.P.R. (3d) 359, 141 N.R. 363 (C.A.F.) et Syntex Inc. c. Novopharm Limited (1991), 36 C.P.R. (3d) 129, 126 N.R. 114 (C.A.F.).

[16]      Dans le cas d'une demande d'injonction interlocutoirequia timet, le demandeur n'aura pas de preuve d'un préjudice irréparable étant donné que son produit n'est pas encore sur le marché. Dans ce cas, la preuve d'un préjudice irréparable peut être inférée de la preuve soumise; voir la décision Ciba-Geigy Canada Ltd.c. Novapharm Limited(1994) 56 C.P.R. (3d) 289 (C.F.1re inst.).

[17]      Nabisco prétend qu'un préjudice irréparable lui sera causé de différentes façons. Premièrement, elle soutient qu'en l'absence d'injonction, il sera porté atteinte à sa réputation auprès des détaillants qui lui achètent des produits. Ce préjudice est irréparable selon elle parce qu'il ne peut être ni quantifié ni indemnisé.

[18]      En outre, elle fait valoir qu'elle subira une perte d'achalandage et une diminution de l'appréciation de la qualité chez les consommateurs. Selon elle, l'ampleur du préjudice causé à sa clientèle de consommateurs ne peut être quantifié.

[19]      Puis, Nabisco soutient que sa marque et marque de commerce FRUIT BOWLS subira un préjudice irréparable si la Cour n'interdit pas à Dole de vendre son produit FRUIT BOWLS. Selon l'affidavit de M. Craig Hutchison, déposé à l'appui de la requête de Nabisco, cette dernière société a dépensé plus d'un million de dollars dans le développement et la mise à l'essai du produit FRUIT BOWLS, notamment dans la création de matériaux d'emballage et d'outils de vente et de commercialisation qui s'y rapportent. À ce chapitre, Nabisco mentionne aussi qu'elle perdra la possibilité de développer la notoriété de la marque et un capital-marque. S'appuyant sur la preuve par affidavit présentée par M. Dawar, expert en commercialisation, Nabisco prétend qu'elle a démontré que, si la Cour permet à Dole de poursuivre l'activité commerciale envisagée de distribution et de vente de ses produits FRUIT BOWLS, la présence de Nabisco sur le marché et la possibilité de développer son marché subiront un préjudice qu'il est impossible de quantifier et d'indemniser.

[20]      Nabisco s'appuie surtout sur les affidavits de M. Hutchison et de M. Dawar pour étayer ses prétentions selon lesquelles elle subira un préjudice irréparable si le redressement par voie d'injonction lui est refusé. M. Hutchison est le vice-président des services de commercialisation de Nabisco et il a été appelé à témoigner des faits et à fournir un témoignage sous forme d'opinion. Il a été présenté à titre de témoin expert en commercialisation.

[21]      M. Niraj Dawar est professeur agrégé de commercialisation et boursier Walter A. Thompsonà la Richard Ivy School of Businessde l'University of Western Ontarioà London (Ontario). Il a été présenté à titre d'expert en gestion de la commercialisation. Étant donné que M. Dawar est indépendant de Nabisco, il est possible que ses opinions sur le préjudice irréparable causé par la perte de la possibilité de développer une présence sur le marché méritent qu'on leur accorde plus de poids dans l'appréciation du préjudice irréparable.

[22]      Selon M. Dawar, à moins que la Cour interdise à Dole de vendre ses produits FRUIT BOWLS, Nabisco subira une atteinte irréparable à sa réputation sur le marché, à son achalandage et à sa marque de commerce FRUIT BOWLS. Selon lui, ce troisième élément représente la cause la plus grave de préjudice éventuel pour Nabisco parce qu'une atteinte à une marque de commerce peut nuire à la capacité de cette société de transformer un nom de marque en un actif de grande valeur. Nabisco a fait valoir que, si Dole continue d'employer la marque de commerce FRUIT BOWLS sur le marché canadien, il en résultera un préjudice irréparable à la présence sur le marché de Nabisco non seulement pour ce qui est de son produit FRUIT BOWLS, mais aussi pour son produit commercialisé sous le nom de FRUIT CUP (ou FRUITS EN COUPE, en français).

[23]      Dans son affidavit, M. Dawar affirme qu'un préjudice irréparable [TRADUCTION] « sera causé, que la marque de Nabisco soit finalement jugée valide ou non » .1

[24]      L'argument le plus sérieux avancé par Nabisco sur la question du préjudice irréparable concerne sa présence sur le marché et sa capacité de commercialiser des produits et des marchandises existants conformément à sa propre stratégie de développement de marchés, indemne d'éviction par Nabisco. D'après l'affidavit supplémentaire de M. Hutchison, daté du 31 août 2000, les activités actuelles de Dole ont déjà porté atteinte à la stratégie de commercialisation de Nabisco. Au paragraphe 7 de cet affidavit supplémentaire, M. Hutchison décrit la situation de la manière suivante :

     [TRADUCTION] Nabisco a déjà subi un préjudice irréparable sur le marché parce que Dole occupe déjà beaucoup d'espace sur les tablettes des magasins de détail avec son produit FRUIT BOWLS, et ce, avant même que nous n'ayons pu procéder au lancement de notre produit. Le produit Dole a aussi nui au produit en boîte, format individuel, de Nabisco. Par exemple, un des principaux détaillants du Canada a retiré de ses tablettes plusieurs boîtes de fruits en coupe de DEL MONTE pour faire de la place au produit de Dole.2

[25]      L'argument le plus solide présenté par Nabisco sur la question du préjudice irréparable concerne la destruction éventuelle de sa stratégie de commercialisation pour ses marchandises FRUIT BOWLS et son produit FRUIT CUP, laquelle destruction s'accompagne d'une perte éventuelle d'une part du marché. Nabisco prétend que, même si elle a gain de cause dans l'action principale, la poursuite des ventes de FRUIT BOWLS par Dole dans l'intervalle aura affaibli sa stratégie de commercialisation à un point tel que le consommateur ordinaire ne différenciera pas les produits Dole des produits Nabisco. En outre, elle soutient qu'elle a volontairement orienté la vente de ses FRUIT BOWLS sur un marché précis, les 18 à 34 ans, tout en continuant de cibler le [TRADUCTION] « marché des écoliers » en tant que consommateurs de ses produits FRUIT CUP. Du côté de Dole, les efforts de vente des produits FRUIT BOWLS visent le groupe d'âge scolaire de même que les autres consommateurs.

[26]      Nabisco soutient que, si la Cour permet à Dole de poursuivre son programme de ventes, le produit de Nabisco finira par perdre tout caractère distinctif pour les consommateurs, et ce, même si Nabisco a gain de cause au procès. Elle prétend qu'elle ne sera plus reconnue comme fournisseur des produits FRUIT BOWLS et des produits FRUIT CUP, étant donné que Dole a l'intention de commercialiser ses FRUIT BOWLS d'une manière qui vise à s'emparer du marché ciblé par Nabisco pour ces deux produits. Bref, Nabisco soutient que Dole s'est engagée dans un programme délibéré visant à cannibaliser la part du marché de Nabisco et qu'elle entend y parvenir en employant illégalement et irrégulièrement la marque de commerce de Nabisco. Nabisco prétend qu'elle subira, en conséquence, un préjudice irréparable et que la nature de ce préjudice est tel qu'il ne peut être ni mesuré ni indemnisé.

[27]      Bien que Nabisco ait constitué une puissante argumentation, je ne suis pas persuadée que la perte que subira Nabisco, s'il y a lieu, ne pourra être indemnisée. L'état de la preuve soumise, y compris la transcription des contre-interrogatoires sur les divers affidavits, ne me permet pas de conclure que Nabisco subira un préjudice qui ne puisse être indemnisé par des dommages-intérêts, si l'injonction est refusée.

[28]      Dans son affidavit, M. Dawar emploi des mots précis. Il ne parle pas du préjudice qui « peut » être causé, mais plutôt du préjudice qui « sera causé » . Toutefois, cette vague affirmation, sans rien de plus, n'est pas suffisante pour satisfaire au critère de preuve établi par un courant jurisprudentiel de la présente Cour. Dans l'affaire Effem Foods Ltd. c. H.J. Heinz Co. of Canada (la Compagnie H.J. Heinz du Canada Ltée)(1997), 75 C.P.R. (3d) 331, le juge Rothstein s'est penché sur les exigences applicables à la preuve nécessaire pour établir le préjudice irréparable. Il indique à la p. 332 :

     Il faut, bien sûr, procéder par inférences lorsqu'il est question de préjudice futur, mais celles-ci doivent reposer sur quelque preuve évidente. Le paragraphe 17 contient essentiellement des affirmations sur la nature du préjudice futur et sur l'évaluation possible ou non de ce préjudice. Ainsi, l'auteur de l'affidavit maintient que [TRADUCTION] « qu'un nombre incalculable de clients au détail, de consommateurs actuels et éventuels seront dissuadés d'acheter les aliments PEDIGREE au profit de KIBBLES'N BITS » et qu'il serait [TRADUCTION] « pratiquement impossible d'évaluer ces ventes manquées » . Ces assertions ne constituent toutefois pas une preuve de préjudice irréparable.

[29]      Il poursuit en commentant, aux p. 333 et 334, le genre de preuve qu'on peut raisonnablement s'attendre à obtenir dans ce genre d'affaires :

     Des intervenants aussi avertis du marché que les présentes parties au litige devraient, en matière de préjudice, être en mesure de fournir à la Cour des éléments de preuve fondés sur l'expérience tirée du passé ainsi qu'une analyse mathématique ou statistique des circonstances attestant que le préjudice ne peut être raisonnablement calculé, de façon que la Cour puisse déterminer avec un certain degré de certitude que le genre de préjudice allégué se produirait en effet et qu'il ne peut être évalué. Le juge Dunnet de la Cour de l'Ontario (division générale) a été saisi du même problème dans l'affaire UL Canada Inc. v. Proctor & Gamble Inc.(1996) 65 C.P.R. (3rd) 534. À la page 547, elle dit :
         [TRADUCTION]
         Le pain de savon Olay a été mis sur le marché voilà plusieurs mois. Il est prouvé qu'il a acquis une part de 2,2 p. 100 du marché canadien. Néanmoins, UL n'a fourni aucune preuve substantielle indiquant qu'elle a subi ou qu'elle pourra subir une perte de marché quelconque à caractère permanent ou que toute perte n'est pas calculable. Pas plus qu'elle n'a soumis une preuve substantielle indiquant qu'un préjudice à son achalandage ou à sa réputation serait irréparable.

     ...

         Avec le perfectionnement accru des techniques de comptabilité et de récupération de l'information, il est probable que tout préjudice puisse raisonnablement être déterminé. Je ne suis pas convaincu [sic] que UL ait répondu au critère de cette partie de l'injonction interlocutoire.

    

[30]      Même dans un cas comme en l'espèce dans lequel les parties font état du préjudice irréparable causé par la destruction d'une stratégie de commercialisation et par la perte d'une part du marché, il me semble qu'il serait possible pour Nabisco d'établir les faits préalables étayant sa prétention de préjudice irréparable. Par exemple, elle pourrait présenter une preuve sur les parts du marché que Nabisco et Dole détiennent traditionnellement en ce qui concerne les marchés de consommation précisément ciblés par chacune d'elles et ensuite prévoir les effets que les ventes concurrentes de produits similaires auront sur ces marchés. Il serait alors certainement possible pour des personnes possédant des connaissances professionnelles en comptabilité ou en actuariat de prévoir un chiffre représentant la perte monétaire probable que subirait Nabisco.

[31]      Je sais bien qu'il s'agit d'une requête en vue d'obtenir une injonction interlocutoire quia timetet que, dans un tel cas, la preuve d'un préjudice irréparable peut être inférée par le tribunal. Mais, pour cela, une preuve suffisante doit être établie : voir l'affaire 826129 Ontario Inc. c. Sony Kabushki Kaisha(1995), 65 C.P.R. (3d) 171 (C.F.1re inst.).

[32]      Je ne suis pas convaincue qu'un fondement aussi solide a été fourni en l'espèce, bien qu'il soit évident que la stratégie de commercialisation et la part du marché de Nabisco risquent de subir un préjudice éventuel si Dole est libre de poursuivre ses activités. Comme la présente Cour l'a reconnu dans l'affaire Merck and Co. c. Apotex Inc.(1993), 51 C.P.R. (3d) 170, 69 F.T.R. 209 (1re inst.), la simple difficulté de calculer précisément les dommages-intérêts ne constitue pas un préjudice irréparable aussi longtemps qu'il existe une manière raisonnablement précise de les évaluer. En l'absence d'une preuve des ventes effectives, des ventes projetées et des conséquences prévues sur la part du marché de Nabisco, je ne suis pas persuadée que cette société a posé les bases propres à me permettre d'inférer qu'en l'absence d'une injonction émise contre Dole, elle subira un préjudice irréparable.

[33]      Nabisco n'a pas réussi à satisfaire au deuxième volet du critère exposé dans l'arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (P.G.), précité. Dans ces circonstances, il ne m'est pas nécessaire d'examiner la troisième question, à savoir celle de la prépondérance des inconvénients.



[34]      La requête en injonction interlocutoire est rejetée. Les dépens suivront le sort de l'affaire.



    

     Juge

OTTAWA (Ontario)

le 6 octobre 2000

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

        

DOSSIER :                  T-1161-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :      DOLE FOOD COMPANY, INC. ET AL.c. NABISCO LTD.

    

LIEU DE L'AUDIENCE :          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 28 SEPTEMBRE 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MADAME LE JUGE HENEGHAN, le 6 octobre 2000


ONT COMPARU :

CHRIS PIBUS              POUR LES DEMANDERESSES

et

JAMES BUCHAN

    

ROBERT MACFARLANE          POUR LA DÉFENDERESSE

et

JONATHAN COLUMBO


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOWLING LAFLEUR          POUR LES DEMANDERESSES

HENDERSON

TORONTO (ONTARIO)


BERESKIN & PARR              POUR LA DÉFENDERESSE

TORONTO (ONTARIO)

    

                                



Date : 20001006


Dossier : T-1161-00


OTTAWA (ONTARIO) LE 6 OCTOBRE 2000

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE HENEGHAN


ENTRE :

     DOLE FOOD COMPANY, INC.

     DOLE FOODS OF CANADA LTD.,


     demanderesses

     (défenderesses reconventionnelles),

     - et -


     NABISCO LTD.,

     défenderesse

     (demanderesse reconventionnelle).




     ORDONNANCE


     VU la requête en date du 31 juillet 2000 déposée pour le compte de la défenderesse en vue d'obtenir

     1.      Une injonction provisoire et interlocutoire interdisant à Dole Food Company, Inc. et Dole Foods of Canada Ltd. (collectivement appelées Dole), leurs mandataires, préposés et employés et toute personne avisée de l'injonction qui pourra être prononcée, de directement ou indirectement :
         (i)      contrefaire les droits conférés à Nabisco en vertu de l'enregistrement TMA 525 511 pour la marque de commerce FRUIT BOWLS;
         (ii)      annoncer, offrir en vente, vendre, distribuer ou autrement transférer la possession au Canada de fruits transformés en liaison avec la marque de commerce FRUIT BOWLS ou une autre marque de commerce similaire au point de prêter à confusion;
         (iii)      employer la marque de commerce FRUIT BOWLS au Canada d'une manière susceptible de diminuer l'achalandage de Nabisco relativement à cette marque de commerce.
     2.      Les dépens de la présente requête, sur une base avocat-client, payables immédiatement.
     3.      Des directives concernant l'établissement du calendrier des étapes restantes de la présente action, notamment la délivrance des affidavits de documents.

     LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

     1.      La requête en injonction provisoire et interlocutoire est rejetée, les dépens suivront le sort de la cause;
     2.      Un juge responsable de la gestion de l'instance sera affecté conformément à la règle 383 des Règles de la Cour fédérale (1998).


     « E. Heneghan »

     Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L

__________________

1Affidavit de Niraj Dawar, paragraphe 23, dossier de requête de la requérante, à la p. 257.

2Affidavit supplémentaire de M. Craig Hutchison, paragraphe 7, dossier de requête de la requérante, à la p. 191.

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