Décisions de la Cour fédérale

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                                                                                                                                          Date : 20030326

                                                                                                                            Dossier : IMM-5419-01

                                                                                                        Référence neutre : 2003 CFPI 345

ENTRE :

                                                                 WAHIBA CHALAL

                                                                                                                                  Partie demanderesse

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                     Partie défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE BLANCHARD

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (SSR) rendue par les commissaires Nycole et Sylvie Roy le 8 novembre 2001, selon laquelle la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention.

[2]                 La demanderesse demande à la Cour d'infirmer la décision rendue et de lui accorder le statut de réfugié. Subsidiairement, elle demande à la Cour d'ordonner le renvoi de la présente affaire pour une nouvelle audience devant un Tribunal reconstitué.


Les Faits

[3]                 La demanderesse, une femme célibataire de 46 ans et citoyenne Algérienne, s'identifie comme une musulmane modérée et ne partage aucunement les propos des extrémistes ou intégristes musulmans de l'Algérie et rejette leur idéologie. Elle refuse aussi de s'assujettir aux normes de conduite que les extrémistes tentent d'imposer aux femmes algériennes, tel le port du voile.

[4]                 Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse relate de nombreux événements survenus en Algérie au cours de la période 1991-1992 et deux incidents la touchant personnellement: en décembre 1991, elle aurait retrouvé sa voiture saccagée et endommagée et en janvier 1992, alors qu'elle circulait en voiture à Bab-Le-Oued et que sa fenêtre était ouverte, elle aurait senti une main lui serrer le cou, et en accélérant, l'assaillant aurait lâché prise.

[5]                 Depuis ces incidents, la demanderesse allègue être devenue obsédée de peur d'être attaquée, craignant de dormir la nuit, surveillant portes et fenêtres et ayant une crainte excessive de se rendre au travail. De plus, les parents de la demanderesse auraient été victimes de deux vols alors que son père était encore en vie. À chaque occasion, les policiers ne purent retracer les délinquants et la demanderesse témoigne ne pas savoir si ce sont des terroristes ou des truands qui ont commis ces actes.


[6]                 Suite au décès du père de la demanderesse en 1996, sa mère ira vivre avec l'une de ses soeurs en France en 1997. Trois des soeurs de la demanderesse ainsi que son beau-frère auraient immigré au Canada. Comme famille en Algérie, la demanderesse a un frère avec lequel elle ne s'entend pas très bien et une cousine avec laquelle elle a de fréquents contacts téléphoniques.

[7]                 Après avoir complété ses études secondaires, la demanderesse compléta le cours de sage- femme en 1979 qui nécessita 3 années d'étude et d'apprentissage. La demanderesse travailla à l'hôpital Mustapha d'Alger jusqu'à son départ pour les Émirats Arabes Unis (ÉAU) en 1992. Elle quitta l'Algérie en 1992 au début de la guerre civile à la demande de sa mère puisqu'elle représentait une cible facile pour les intégristes musulmans.

[8]                 La demanderesse travailla aux ÉAU comme infirmière et puis comme professeure jusqu'à ce que son contrat prit fin en juin 2000. Tous les ans depuis 1992, la demanderesse témoigne avoir participé à des réunions de famille soit en France, soit à Bruxelles. Elle serait aussi venue passer un mois et demi de vacances au Canada en 1999. Depuis qu'elle a quitté l'Algérie en 1992, la demanderesse n'y est jamais retourné.

[9]                 Lorsque son autorisation de travail fut annulée aux ÉAU, le visa de résidence de la demanderesse fut annulé automatiquement en vertu de la loi en vigueur. C'est alors qu'elle quitta pour le Canada où elle demanda le statut de réfugié un mois plus tard le 15 août 2000. Elle allègue une crainte de persécution fondée sur des motifs religieux, d'opinion politique et d'appartenance à un groupe social particulier, soit celui des femmes célibataires en Algérie.

[10]            La demanderesse allègue qu'étant une femme célibataire, il lui serait impossible de retourner vivre en Algérie sans craindre pour sa vie et sans pouvoir recevoir la protection de l'État contre des violations flagrantes des droits de la personne.


La Décision de la SSR

[11]            La SSR entendit la demanderesse ainsi qu'un témoin, son beau-frère qui est journaliste, à l'audience du 15 octobre 2001. Elle décida de ne pas conférer au témoin le statut de témoin-expert et puisqu'il était le beau-frère de la demanderesse, elle jugea que son témoignage aurait pu être teinté de partialité.

[12]            Dans ses motifs datés du 22 octobre 2001, la SSR considéra tout d'abord invraisemblable que la demanderesse pourrait être fichée et questionnée à son arrivée à Alger. En effet, elle avait obtenu un passeport en 1993 et elle l'a renouvelé sans difficulté en avril 1998. Si la demanderesse n'avait rencontré aucune difficulté pour se faire émettre un passeport et pour le renouveler, il n'y avait donc aucune raison pour qu'elle soit fichée. La SSR conclut qu'en faisant renouveler son passeport en 1998, la demanderesse démontrait ainsi l'existence d'une protection étatique.

[13]            Lors de l'audience, la demanderesse fut invitée à expliquer pourquoi, si ses intentions étaient de ne pas retourner en Algérie, elle n'avait pas revendiqué le statut de réfugié plus tôt puisqu'elle avait quitté l'Algérie en 1992 et n'y était jamais retournée. La demanderesse répondit que c'était probablement dû au fait qu'elle avait une vie et un travail stable aux ÉAU, que plusieurs demandeurs du statut étaient refusés en Europe, que des milliers vivaient sans papiers et que possiblement la grève des Africains en 1998 dans une église de Paris aurait pu l'influencer. La SSR conclut que cette réponse faisait abstraction de toute crainte de persécution et que l'attitude démontrée par la demanderesse n'était pas celle d'une personne qui disait craindre pour sa vie.


[14]            En réponse à l'allégation de la demanderesse qu'elle craignait les extrémistes musulmans puisqu'elle était une femme célibataire, la SSR nota que le document Country Reports on Human Rights Practices - Algeria - February 2001 et le Rapport sur l'Algérie préparé par le conseiller en immigration de l'ambassade du Canada en Algérie indiquaient qu'à l'exception du secteur de Kabylie, toute la population algérienne était victime des actes perpétrés par ces extrémistes. Ceux-ci ciblaient autant le gouvernement que les civils, autant les musulmans que les non-musulmans. La SSR conclut que la violence perpétrée par les extrémistes musulmans est généralisée et que la crainte entretenue par la demanderesse était celle entretenue par tous les citoyens en raison de la guerre civile qui sévissait.

[15]            De plus, la SSR nota que le Rapport sur l'Algérie indiquait que « proportionately, women in Algeria tend to pursue studies to a higher level than men. » Elle nota aussi que le Country Reports on Human Rights Practices - Algeria - February 2001 faisait principalement état de la violence conjugale dont sont victimes les femmes, violence plus fréquemment exercée dans les milieux ruraux que dans les milieux urbains et du peu de ressources existant pour ces victimes. La SSR considéra que ceci ne s'appliquait pas à la demanderesse et conclut que « Nous avons devant nous une femme éduquée et articulée qui selon son témoignage a fait le choix de vivre seule. Elle a toujours été en mesure de se trouver du travail dans son pays. »


[16]            Concernant l'habillement, la SSR nota que les rapports en font peu allusion, si ce n'est du Rapport sur l'Algérie qui indique que « In cities, young women in public seem to dress as they please, for in Algeria and Blida, a more conservative city 50km from Algiers that has been badly touched in the past by terrorism, one sees the full range from traditional Islamic dress, with heads and faces covered, to modern western clothes. »

[17]            Par ailleurs, la SSR nota que la documentation soulevait également les sérieux problèmes de logement et du manque d'emploi en Algérie, mais conclut que ces deux éléments auxquels la demanderesse avait fait allusion ne donnaient pas ouverture au statut de réfugié.

[18]            La SSR décida d'accorder plus de poids aux analyses publiées en février 2001 (Country Reports on Human Rights Practices - Algeria - February 2001) et en mai 2001 (Rapport sur l'Algérie), plutôt qu'au rapport cité par le procureur de la demanderesse et intitulé Shadow Report on Algeria. La SSR nota que ce dernier rapport avait été publié en janvier 1999 mais relatait des faits survenus entre 1992 et 1997, alors qu'une demande de revendication du statut de réfugié devait être analysée au moment où elle était entendue.

[19]            Pour toutes ses raisons, la SSR refusa la demande de la demanderesse et décida qu'elle n'était pas une réfugiée au sens de la Convention. Elle n'avait pas démontré qu'il existe une possibilité sérieuse pour elle d'être victime de persécution advenant son retour en Algérie.

Les questions en litige

[20]            La présente demande de contrôle judiciaire soulève tout d'abord la question de savoir si la SSR a violé un principe de justice naturelle en ne donnant pas suffisamment de temps à la demanderesse et à son procureur pour prendre connaissance du Rapport sur l'Algérie et en tentant de limiter la portée du témoignage de la demanderesse ainsi que de celle de son beau-frère.


[21]            Cette demande soulève également la question de savoir si la SSR a raisonnablement conclu, au regard de toute la preuve documentaire soumise, que les femmes seules qui refusent de se conformer aux traditions islamiques ne sont pas ciblées par les extrémistes musulmans en Algérie.

Analyse

[22]            Après avoir examiné minutieusement les prétentions des parties, la preuve soumise devant la SSR ainsi que la transcription de l'audience, j'accueillerais cette demande de contrôle judiciaire. Je suis d'avis que la SSR a violé les principes de justice naturelle en basant sa décision presqu'entièrement sur le Rapport sur l'Algérie sans toutefois donner à la demanderesse et à son procureur l'occasion de répondre adéquatement aux allégations contenues dans ce document.

[23]            Les pouvoirs et obligations de la SSR relèvent des articles 68 et 69.1(1) à 69.1(5) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, c. I-2 et les amendements subséquents (la Loi). Plus particulièrement, en vertu de l'article 69.1(5)a)(i) de la Loi, la SSR est tenue à l'audience de donner :

(i) à l'intéressé, la possibilité de produire des éléments de preuve, d'interroger des témoins et de présenter des observations,

[...]


[24]            Cette Cour a d'ailleurs établi à maintes reprises que l'équité procédurale exige que la divulgation de documents à la partie demanderesse soit faite dans un délai raisonnable avant le début de l'audience pour permettre à son procureur d'être bien informé des allégations formulées contre elle et de préparer une défense pleine et entière: Nrecaj c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 630 (C.F. 1ère inst.) au para. 22; De Yanex c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. No. 217 (QL) (C.F. 1ère inst.) au para. 6; Pal v. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1993] F.C.J. No. 1301 (QL) (C.F. 1ère inst.) au para. 8.

[25]            La demanderesse allègue qu'elle fut prise au dépourvu lorsque l'agente chargée de la revendication (l'agente) déposa le Rapport sur l'Algérie vers l'heure prévue pour le commencement de l'audience et l'informa ainsi que son procureur qu'ils disposaient d'une demi-heure pour en prendre connaissance. Ce document de 33 pages, déposé dans sa version anglaise alors qu'une version française était disponible, forma la base de discussion tout au long de l'audience et devint la partie intégrante de la décision de la SSR. La demanderesse soumet qu'elle fut empêchée par la SSR de produire des documents de nature publique afin de répondre adéquatement aux allégations contenues dans ce document et de préparer ses témoins en conséquence.

[26]            La demanderesse soumet en outre que la SSR ignora des preuves documentaires spécifiques, précises et concordantes concernant les massacres et tueries qui se perpétraient toujours en Algérie surtout contre les femmes et les enfants. Elle se référa uniquement aux éléments positifs de la situation politique et sociale de l'Algérie contenus dans la documentation et presque exclusivement aux éléments défavorables à la demande de statut de réfugié contenus dans le Rapport sur l'Algérie. Elle ignora cependant tous les autres documents qui démontrent une persécution très répandue en Algérie et un manque de protection étatique.


[27]            La demanderesse soumet que le Rapport sur l'Algérie fut rédigé par un employé de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) manifestement pour contredire les énoncés contenus dans des documents publiés par des organisations internationales et non-gouvernementales qui dénoncent la persécution en Algérie. Selon la demanderesse, en commanditant la rédaction d'un tel rapport afin de guider les décisions de la SSR, le Ministre compromettait ainsi l'autorité et l'indépendance du tribunal de rendre une décision juste, objective et équitable indépendante de son autorité ultime et basée sur l'ensemble de la preuve soumise. Je n'adopte pas ces prétentions. De toute façon, ce qui aurait motivé la préparation du Rapport sur l'Algérie n'est pas un facteur que je considère déterminant dans cette affaire.

[28]            De plus, la demanderesse soumet qu'en concluant que la situation en Algérie s'est calmée depuis les deux dernières années et que les Algériens (nes) quittent le pays pour des raisons économiques et non pour des raisons de persécution, l'auteur du rapport émet un commentaire gratuit et biaisé qui ignore complètement le fait que la situation en Algérie s'est bel et bien empirée.

[29]            La défenderesse soumet que compte tenu de la preuve documentaire en l'espèce, la SSR a raisonnablement conclu que la crainte de la demanderesse n'était pas objectivement fondée.


[30]            Selon la défenderesse, quatre rapports étaient déposés en preuve devant la SSR et font état de la situation des femmes en Algérie. Le Shadow Report on Algeria rédigé en janvier 1999 appuie généralement les prétentions de la demanderesse en ce sens qu'il indique que les femmes vivant seules et qui ne se conforment pas à l'idéologie des extrémistes sont victimes de violence. Cependant, ce rapport relate la situation en Algérie de 1992 à 1997 et ne discute pas de la situation actuelle. Il y a aussi le rapport préparé le 20 juillet 2000 par la Direction des recherches de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié suite à un entretien avec Jean-Michel Salgon, spécialiste des groupes armés algériens. Ce rapport prétend que le terrorisme en Algérie est essentiellement rural; les terroristes s'en prennent « aux populations de villages ou à des particuliers sans distinction. »

[31]            De plus, la défenderesse soumet que leCountry Reports on Human Rights Practices - Algeria - February 2001 publié en février 2001 rapporte que la violence des groupes armés et des terroristes est généralisée et que plusieurs centaines de civils ont été tués en 2000 par les terroristes. Quant aux femmes, on rapporte que plusieurs groupes terroristes ont enlevés des jeunes femmes pour les violer. Enfin, le Rapport sur l'Algérie, préparé en mai 2001 après une enquête de six jours sur le terrain du 20 au 26 janvier 2001, fait état de l'existence de discrimination à l'endroit des femmes et ne rapporte pas que les femmes sont ciblées par les extrémistes. La violence des extrémistes, selon ce rapport, est généralisée et se produit surtout dans les régions éloignées plutôt que les régions urbaines. Elle touche les civils en général, incluant les femmes. Le rapport indique aussi que les femmes s'habillent à leur gré dans les villes. L'auteur conclut en affirmant qu'il « conçoit difficilement qu'une Algérienne puisse obtenir le statut de réfugié du seul fait d'être une femme. »

[32]            La défenderesse soumet qu'il était raisonnable pour la SSR d'accorder plus de poids aux deux derniers rapports puisque plus récents, et peu de poids au premier rapport parce que traitant d'événements qui se sont produits entre 1992 et 1997. Se basant sur les deux rapports les plus récents, la SSR conclut que la violence perpétrée par les extrémistes musulmans est généralisée et ne ciblait pas spécifiquement les femmes célibataires comme la demanderesse. La défenderesse soumet que cette conclusion est entièrement raisonnable et ne donne pas lieu à l'intervention de cette Cour.


[33]            La défenderesse prétend que la demanderesse, représentée par son procureur à l'audience devant la SSR, ne s'est pas plaint de la production tardive du Rapport sur l'Algérie et n'a pas demandé un ajournement. Ce faisant, elle a renoncé à son droit d'invoquer une violation de l'équité procédurale.

[34]              La jurisprudence de cette Cour a établi que l'on pouvait déduire que la personne en cause a accepté une violation de la justice naturelle si elle ne s'opposait pas à une telle violation aussitôt qu'il lui était possible, d'un point de vue pratique, de le faire. La décision la plus souvent citée en ce sens est l'arrêt Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 4 C.F. 85, où la Cour d'appel fédérale s'est penchée sur la qualité de la traduction donnée devant la SSR. Plus précisément, Monsieur le juge Stone a répondu par l'affirmative à la question certifiée suivante :

3.    Lorsqu'il est raisonnable de s'attendre à ce que le demandeur le fasse, comme c'est le cas lorsqu'il a de la difficulté à comprendre l'interprète, le demandeur doit-il présenter ses objections au sujet de la qualité de l'interprétation devant la SSR afin de pouvoir soulever la question de la qualité de l'interprétation comme motif justifiant le contrôle judiciaire? [La réponse est OUI]


[35]            À mon avis, cette décision peut être distinguée de la présente instance. En effet, dans des cas portant sur la qualité de l'interprétation ou de la traduction, il est clair que si l'interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, la question doit être soulevée à la première occasion, chaque fois qu'il est raisonnable de s'y attendre, à défaut de quoi le bon déroulement du procès sera grandement compromis. Ce raisonnement s'appliquerait tout autant à des cas où il y a une apparence de partialité de la SSR.

[36]            Par contre, dans des cas portant sur la divulgation tardive de documents au demandeur, l'absence de toute objection à cet égard ne compromettrait pas le bon déroulement de l'audience. Dans de tels cas, la question de savoir s'il est raisonnable de s'attendre à ce qu'une plainte soit présentée à la première occasion est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas. En effet, bien que dans certaines décisions de cette Cour la partie demanderesse s'est objectée lors de l'audience à la production tardive de documents et a demandé un ajournement, il serait faux de prétendre qu'une telle démarche est nécessaire pour que la partie lésée puisse invoquer une violation des principes de justice naturelle. Chaque cas devra s'apprécier en fonction des circonstances particulières de l'espèce: Nakhuda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. No. 716 (QL) (C.F. 1ère inst.) au para. 10.

[37]            Ainsi, dans l'arrêt Noormohamed c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. No. 926 (QL) (C.F. 1ère inst.), le revendicateur demanda la divulgation d'un document qui ne lui fut remis qu'une heure avant l'audience. Ce document de 80 pages forma une part importante de la décision de la SSR. Son procureur ne s'objecta pas toutefois à sa réception lors de l'audience et ne demanda pas un ajournement, et la SSR ne lui en accorda pas. En renversant la décision de la SSR, le juge MacKay s'exprima ainsi aux para. 16-18 de ses motifs :


Mais ces deux considérations, soit la possibilité de produire leur propre preuve documentaire et celle de témoigner au sujet de la preuve documentaire produite par l'autre partie, supposent qu'une partie a une idée de ce que l'autre a présenté comme documents et, à mon avis, ce n'est pas ce qui s'est passé en l'espèce. En fait, les documents n'ont pas été communiqués à temps pour permettre à l'avocat des requérants de les examiner et de les commenter adéquatement ou de présenter, pendant l'interrogatoire principal, une preuve testimoniale pour les réfuter, pour les commenter ou pour expliquer le point de vue des requérants à leur égard. En l'espèce, la demande de communication de la preuve documentaire a été faite avant l'audience et on n'y a pas donné suite suffisamment tôt pour permettre l'examen de cette preuve avant l'audience.

En l'espèce, le tribunal qui a entendu l'affaire a apparemment reçu la preuve documentaire à l'avance et l'a lue, contrairement aux requérants.

En l'espèce, la preuve documentaire a été invoquée aussi bien par l'agent d'audience à ce moment-là - il y a certes eu une intervention mettant en doute un aspect de la preuve qu'il a invoquée, mais je remarque que la Commission a mis en garde l'auteur de l'intervention, soit l'un des requérants, de ne pas interrompre - que par la Commission qui s'y est fondée d'une manière qui était, je crois, déterminante pour arriver à ses conclusions concernant la discrimination par opposition à la persécution.

[38]            La seule distinction que j'ai pu noter entre cette affaire et celle qui nous préoccupe est que, dans le premier cas, le procureur du demandeur avait fait une demande spécifique que tout document lui soit communiqué avant l'audience. Il ne s'agit pas là, selon moi, d'une distinction significative.

[39]            Dans l'arrêt Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. No. 1787 (QL) (C.F. 1ère inst.), une cause très similaire à la présente instance, le juge MacKay s'exprima comme suit aux para. 16-18 de ses motifs :

Dans la décision Iyonmana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (5 avril 2000), IMM-3389-99 (1re inst.), [2000] A.C.F. no 478), la Cour a annulé une décision dans laquelle le tribunal s'était fondé sur des documents provenant de la Commission, lesquels avaient "dépouillé de son sens la revendication du statut de réfugié du demandeur", et le demandeur n'avait pas eu la possibilité de présenter des arguments oraux au sujet des documents en question. En l'espèce, le rapport a été présenté à Mme Chen, mais uniquement pendant le contre-interrogatoire. La demanderesse a eu la possibilité de répondre, mais il n'a pas été satisfait à la norme de la communication préalable.


Dans les décisions Nrecaj c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 630 (1re inst.), et Khan c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2001 CFPI 639 (1re inst.), [2001] A.C.F. no 980, où l'on s'était fondé sur la preuve documentaire pour discréditer la preuve des revendicateurs lors des audiences, mais où les documents n'avaient pas été communiqués à l'avance, la Cour a accueilli les demandes de contrôle judiciaire et elle a annulé les décisions défavorables rendues par les tribunaux. Dans les deux cas, l'avocat du demandeur avait demandé que les documents sur lesquels le tribunal devait se fonder lui soient communiqués avant l'audience.

En l'espèce, la communication préalable n'a pas été demandée; le défendeur affirme que rien ne montre que l'avocat qui représente la demanderesse se soit opposé à ce qu'il soit fait mention de la première réponse à la demande de renseignements, lorsque cette réponse avait été soumise à l'audience. Je ne suis pas convaincu que cela doive répondre à l'obligation de communiquer les documents avant l'audience, en particulier lorsque le tribunal se fonde sur un document qui n'a pas été communiqué pour conclure que le témoignage du demandeur n'est pas crédible et qu'un rapport postérieur dont le tribunal disposait probablement avant de rendre sa décision contredit la conclusion tirée par le tribunal au sujet d'un élément crucial du témoignage du demandeur. (Je souligne.)

[40]            En l'espèce, il appert de la preuve que l'audience fut retardée d'une demi-heure puisque l'agente voulait déposer le Rapport sur l'Algérie, un document de 33 pages dans sa version anglaise. Celle-ci informa la demanderesse, qui est francophone, ainsi que son procureur qu'ils disposaient d'une demi-heure pour en prendre connaissance.


[41]            Selon la première page du document, celui-ci avait pour but "de permettre au ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC) d'élaborer des politiques et de prendre des décisions éclairées" et "visait à fournir à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié des renseignements susceptibles de lui être utiles dans ses prises de décision". Il était apparent que l'agente allait se servir de ce rapport pour contredire directement les informations contenues dans les documents publics présentés par la demanderesse. À ma lecture de la transcription de l'audience, il m'apparaît également clair que les membres de la SSR avaient en leur possession ledit rapport dans sa version française pour consultation et en avaient fait une lecture approfondie puisqu'ils y ont fait référence tout au long de l'audience [Transcription de l'audience, dossier certifié du tribunal aux pp. 443, 435, 438-440, 446-447]. Or, la demanderesse n'avait préalablement aucune connaissance de l'existence de ce rapport et rien ne semble indiquer que ledit document aurait pu lui être accessible autrement.

[42]            Je note que le procureur de la demanderesse a exprimé son inquiétude lors de l'audience quant à l'importance que prenait ledit rapport. Subséquemment, lors de ses soumissions, il se plaignit du fait qu'il n'avait pu se préparer adéquatement pour répondre aux allégations qui s'y trouvaient [Transcription de l'audience, dossier certifié du tribunal aux pp. 445, 497, 520-522]. Toutefois, rien de ceci ne semble avoir suscité quelque réaction que ce soit de la part de la SSR. Ainsi, dans l'arrêt Yao c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 91 F.T.R. 212, le juge Gibson s'exprima comme suit au para. 15 de ses motifs :

Je suis convaincu que les faits de l'espèce se distinguent de ceux visés par la décision Noormohamed et la jurisprudence qui a suivi. En l'espèce, je le répète, comme dans l'arrêt Cheung, l'avocat ne semble pas avoir été pris par surprise et ne s'est pas opposé. Alors qu'aucun avis de production de documents n'avait été reçu dans un délai raisonnable avant l'audience de la SSR, l'avocat, en l'espèce, n'a pas cherché à savoir si des documents qu'il serait peut-être intéressé à consulter avant l'audience seraient présentés. Lorsque les documents ont été déposés, il ne s'est pas opposé et il n'a pas demandé un ajournement pour se préparer. À la fin de l'audience, lorsqu'il a demandé du temps pour préparer une argumentation écrite, il n'a pas donné comme raison de sa demande qu'il avait besoin de temps pour prendre en considération une preuve documentaire qu'il n'avait pas eu la possibilité d'examiner, et pour y répondre. S'il avait posé l'un ou l'autre de ces gestes et qu'il n'avait pas obtenu un redressement raisonnable, je conclurais différemment, mais, en l'absence de toute expression de contrariété de sa part, je conclus qu'il ne peut pas maintenant valablement prétendre qu'il a été victime d'un déni de justice. (Je souligne.)


[43]            De toute évidence, la demanderesse et son procureur ne disposèrent pas de suffisamment de temps pour lire attentivement un document de 33 pages afin d'en assimiler le contenu et pour y répondre adéquatement et préparer leurs témoins en conséquence dans le délai qui leur était imparti. Toutefois, l'absence de toute objection et demande d'ajournement lors de l'audience ne devrait pas, à mon avis, préjudicier la demanderesse compte tenu des circonstances particulières de cette cause, où le procureur a effectivement exprimé ses préoccupations.

[44]            À mon avis, la décision du juge Cullen dans l'arrêt Ousman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. No. 714 (QL) (C.F. 1ère inst.) aux para. 13-14 est fort pertinente en l'espèce :

Il n'y avait pas en l'espèce un manque de communication en soi, en ce sens que l'audience a été ajournée pendant quinze minutes pour permettre à l'agent d'audience de parler au requérant. Il est cependant irréaliste de s'attendre à ce que le requérant aurait pu assimiler en si peu de temps la masse de documents qui lui étaient présentés. Même si l'audience a été fixée péremptoirement, la Commission n'aurait pas subi tellement d'inconvénient si elle avait, une fois de plus, ajourné l'affaire et donné au requérant le temps voulu pour examiner la preuve documentaire. Il ne s'agit pas là d'un cas où un retard énorme est attribuable au requérant. Ou alors, la Commission aurait pu permettre au requérant, après la clôture de l'audience, de présenter des observations écrites sur la preuve documentaire. L'une ou l'autre solution aurait permis au requérant de tenter d'établir le bien-fondé de ses arguments.

Il est évident que la Commission a pris connaissance de la preuve documentaire antérieurement à l'audience et qu'elle a choisi de se fonder sur les éléments de preuve en parvenant à sa décision. Le requérant n'avait aucune possibilité d'ajuster ses arguments de façon a répondre aux questions suscitées par la preuve documentaire. À ce titre, les principes de justice naturelle n'ont pas été respectés. (Je souligne.)

[45]            En l'espèce, la demanderesse fut dans l'impossibilité de répondre aux allégations contenues dans le Rapport sur l'Algérie puisque ce rapport ne lui fut remis qu'au début de l'audience. Dans de telle circonstance où la SSR fonde en grande partie sa décision sur une preuve documentaire, il est nécessaire que cette preuve soit divulgée au revendicateur dans un délai raisonnable afin que ce dernier puisse l'apprécier et y répondre. Par conséquent, je suis d'avis que la demanderesse n'a pu bénéficier d'une audience juste et équitable.


[46]            En outre, une lecture de la transcription de l'audience et de la décision de la SSR démontre clairement que ce rapport formait en quelque sorte la toile de fond de cette décision. À mon avis, l'erreur susceptible de contrôle judiciaire (défaut de divulguer le document en question dans un délai raisonnable avant l'audience à la partie demanderesse) est une erreur procédurale ayant un impact décisif quant à l'issue de la demande. Cette conclusion est confirmée par l'arrêt Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 de la Cour suprême du Canada, où le juge Le Dain, rendant le jugement de la Cour, s'est prononcé en ces termes à la page 661 :

[...] j'estime nécessaire d'affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours tendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.

[47]            Bien qu'il y ait des cas ou notre Cour a refusé d'exercer sa prérogative malgré une erreur de droit sur le fond (Yassine v. Canada (Minister of citizenship and Immigration (1995), 27 Imm L.R. (2d) 135 (F.C.A.), rares sont les cas où ce redressement a été refusé du fait que l'erreur tenait à la négation du droit à une preuve pleine et entière et à une audition équitable. Dans Yassine, supra, la Cour d'appel fédérale a conclu que, malgré une erreur de droit sur le fond, il serait inutile d'accorder la demande puisque de toute façon le demandeur a été jugé non crédible. En l'espèce, la revendication de la demanderesse dépendait essentiellement de l'appréciation par la SSR du Rapport sur l'Algérie. Il n'y eut aucune détermination par la SSR sur la crédibilité de la demanderesse.


[48]            À mon avis, le fait qu'en l'espèce la communication du document en question n'ait eu lieu qu'au début de l'audience démontre clairement qu'elle n'a pas été effectuée en temps utiles. Ceci, à mon avis, constitue une négation du droit à une audience équitable et rend la décision de la SSR invalide. Je ne puis donc que conclure que l'affaire doit être retournée pour réexamen par un nouveau tribunal différemment constitué.

[49]            Ayant conclu que le motif soulevé, soit l'absence d'une audition équitable, est suffisant pour trancher cette affaire, je n'examinerai pas le second motif.

[50]            Pour toutes ces raisons, j'accueillerais cette demande de contrôle judiciaire et renverrais le dossier pour réexamen par un nouveau tribunal différemment constitué.

[51]            Les présents motifs sont prononcés sans qu'une ordonnance connexe soit rendue pour le moment. Les parties disposeront d'un délai de sept (7) jours de la date de la signification des présents motifs pour signifier et déposer des arguments au sujet de la certification d'une question. Un délai additionnel de trois (3) jours commençant à courir à la date de signification de ces arguments est accordé à la partie adverse de façon à permettre à l'une ou l'autre partie de signifier et de déposer des arguments en réponse. Par la suite, une ordonnance accueillant la demande de contrôle judiciaire sera rendue, tel qu'il en a ci-dessus été fait mention dans ces motifs.

                                                                                                                             « Edmond P. Blanchard »           

                                                                                                                                                                 Juge                   

Ottawa (Ontario)

le 26 mars 2003


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           IMM-5419-01

INTITULÉ :                                           Wahiba Chalal c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                 le 20 novembre 2002

MOTIFS [de l'ordonnance ou du jugement] : Juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                       le 26 mars 2003

COMPARUTIONS :

Paul-Émile Chiasson                                             POUR LE DEMANDEUR

Marie Crowley                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul-Émile Chiasson                                             POUR LE DEMANDEUR

502 - 202 Elgin

Ottawa (Ontario) K2P 1L5

Mr. Morris Rosenberg                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario) K1A 0H8

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