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     Date : 19981006

     Dossier : IMM-3234-97

Entre

     VICTOR DAVID LOPEZ MORENO,

     demandeur,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur

     ORDONNANCE (MOTIFS ET DISPOSITIF)

Le juge DENAULT

[1]      Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire, introduit en application du paragraphe 82.1(6) de la Loi sur l'immigration1 (la Loi) contre le refus du défendeur d'ordonner une enquête conformément au paragraphe 27(6) de la même loi. Le demandeur conclut à ordonnance de mandamus pour obliger le défendeur à ordonner une enquête conformément à l'alinéa 27(3)b) et au paragraphe 27(6) de la Loi.

[2]      Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit. Le demandeur, citoyen du Pérou, est arrivé au Canada en compagnie de sa femme le 31 janvier 1987. Lors d'une enquête en matière d'immigration tenue le 2 mars de la même année, il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, après quoi son dossier a été instruit au titre du programme d'élimination de l'arriéré des revendications du statut de réfugié.

[3]      C'était dans le cadre de ce programme même que le demandeur et sa femme ont demandé pour la première fois la résidence permanente le 3 janvier 1992. Dans le cours de l'instruction de cette demande, un agent d'immigration a, en application du paragraphe 27(2), fait le 4 octobre 1993 un rapport concluant que le demandeur faisait partie de la catégorie des personnes tombant sous le coup de l'alinéa 19(1)j) de la Loi, en ce qu'il y avait raisonnablement lieu de penser qu'il avait commis un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité. Ce rapport a abouti au refus du statut de résident permanent pour le demandeur et pour sa femme.

[4]      Le 5 octobre 1993, un ordre d'enquête a été donné en application de l'alinéa 27(3)b), pour qu'un agent d'immigration principal fasse procéder à une enquête afin de savoir si le demandeur tombait sous le coup de l'alinéa 19(1)j) de la Loi. Avant que l'enquête ne fût entreprise, cependant, il s'est produit ce qui suit : (1) Après avoir comparu devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié à cinq reprises, le demandeur a été informé par cette dernière que sa revendication du statut de réfugié ne pouvait être instruite puisque les personnes qui ont commis un crime de guerre ou un crime contre l'humanité sont ipso facto exclues de la définition de réfugié. Le demandeur n'a jamais cherché à faire annuler cette conclusion; (2) Le 26 février 1997, le demandeur et sa femme déposent une seconde demande de résidence permanente, fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. Cette demande est rejetée le 7 avril 1997; (3) Un nouveau rapport est établi sous le régime du paragraphe 27(2), concluant que le demandeur n'est pas admissible au Canada du fait qu'il n'avait pas produit un visa d'immigrant ou titre de voyage valide à un point d'entrée en 1987. À la suite de ce rapport, une ordonnance de renvoi est prise le 30 avril 1997 contre le demandeur; (4) Celui-ci introduit le 15 mai 1997 un recours tendant à l'annulation de l'ordonnance de renvoi, mais se désiste ensuite par avis déposé le 29 juillet 1997 par son avocat; (5) Le 5 mai 1997, l'ordre d'enquête du 5 octobre 1993 est rapporté; (6) Le demandeur et sa femme quittent volontairement le Canada le 29 mai 1997.

[5]      Le point litigieux que soulève le demandeur par conclusions écrites et orales se résout à la question de savoir si un agent d'immigration principal a le pouvoir discrétionnaire de ne pas s'exécuter après que le sous-ministre a ordonné qu'une enquête soit tenue conformément à l'alinéa 27(3)b).

[6]      Le demandeur soutient qu'un agent d'immigration principal n'est investi du pouvoir discrétionnaire ni de passer outre à l'ordre d'enquête ni d'en retarder abusivement l'exécution. Il insiste en outre qu'il avait droit à une enquête aussitôt que raisonnablement possible après l'ordre du 5 octobre 1993. Qu'il est temps que l'obligation de procéder à cette enquête soit remplie, puisqu'il s'est écoulé quatre ans (donc cinq ans à cette date) depuis que l'ordre d'enquête fut donné, et qu'il incombe à l'agent d'immigration principal d'y procéder. La demande d'enquête qu'il avait faite par écrit, dit-il, est restée sans suite. Il en conclut qu'il y a eu un retard abusif dans la tenue de l'enquête, en violation du paragraphe 27(6) de la Loi.

[7]      Le défendeur se fonde sur la doctrine de l'absence de valeur pratique pour soutenir qu'il est impossible de faire droit aux prétentions du demandeur puisque son départ volontaire du Canada, faisant suite à l'ordre de renvoi du 30 avril 1997, a vidé l'affaire. Étant donné que l'ordre d'enquête a été rapporté le 15 mai 1997, il n'y a aucune question jugeable en l'espèce; il ne peut donc y avoir ordonnance de mandamus.

[8]      Après examen attentif de la cause, je conclus que ce recours ne peut aboutir. La résolution de la question de l'absence de valeur pratique, une fois celle-ci posée, nécessite une analyse des faits en deux étapes, telle que l'a confirmée la Cour suprême du Canada dans R. c. Adams2. La première étape consiste à examiner s'il y a un litige réel. Je conclus qu'en l'espèce, trois facteurs se sont conjugués pour aboutir à l'exécution de l'ordonnance de renvoi, laquelle a effectivement vidé l'affaire de toute valeur pratique. Il y a lieu de rappeler ces trois facteurs pour plus de clarté. En premier lieu, se conformant à l'ordre de comparaître en vue d'une décision selon le paragraphe 27(4), le demandeur et sa femme se sont présentés au Centre d'immigration Canada le 30 avril 1997, par suite d'un nouveau rapport établi sous le régime du paragraphe 27(2) et concluant qu'ils étaient entrés sans visa valide dans le pays en 1987. Ils ont fait l'objet d'une ordonnance de renvoi prise à la suite de la décision visée au paragraphe 27(4). En deuxième lieu, ils se sont désistés le 29 juillet 1997 du recours introduit le 15 mai 1997 contre l'ordonnance de renvoi. Enfin, ils se sont en fait conformés à l'ordonnance de renvoi du 30 avril 1997 en quittant volontairement le Canada le 29 mai 1997. Pris dans leur ensemble, ces trois facteurs ont eu un effet transformateur et, en fin de compte, déterminant sur le litige, et l'ont rendu purement hypothétique.

[9]      La seconde étape de l'analyse s'engage après conclusion négative quant à la première phase : si aucun litige réel n'existe, la Cour doit examiner s'il y a lieu d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l'affaire malgré la conclusion à l'absence de portée pratique. Cet examen se fait au regard des critères suivants, qu'a définis la Cour suprême du Canada dans Borowski c. Canada (Procureur général)3 : (1) l'existence d'une situation contentieuse; (2) l'économie des ressources judiciaires; et (2) la nécessité pour la Cour d'avoir conscience de sa fonction légitime dans l'élaboration du droit. Il y a lieu de noter que la Cour suprême a ajouté cette précaution :

     Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L'absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement.4         

À la lumière de ces critères, je conclus que, tout bien pesé, il n'y a pas lieu pour la Cour d'exercer en l'espèce son pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur. Plus spécifiquement, les circonstances particulières de la cause en font un incident isolé : bien que ce ne soit pas nécessairement dans son intérêt, le demandeur tient dans les faits à forcer la tenue d'une enquête qui lui donnerait la possibilité, inhabituelle et essentielle, de répondre aux assertions contenues dans le rapport établi le 4 octobre 1997 en application du paragraphe 27(2). Il soutient que ce ne sera qu'à ce moment-là que l'allégation qu'il est une personne visée par l'alinéa 19(1)j) de la Loi cessera de faire obstacle à sa demande du statut de résident permanent. Il faut noter qu'il a eu précédemment la possibilité de contester ces mêmes allégations lorsque, pendant l'audience sur sa revendication du statut de réfugié, il s'est fait dire qu'il avait commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité.

[10]      Considérant qu'il s'agit d'un cas qui en toute probabilité ne se reproduira pas eu égard aux faits qui le caractérisent, et qu'il ne s'agit pas d'un cas où il serait conforme à l'intérêt général de se prononcer sur la question soulevée, tout étroitement circonscrite qu'elle est par les faits de la cause, je n'exercerai pas le pouvoir discrétionnaire de la Cour en la matière en faveur du demandeur. Sauf le critère de la situation contentieuse qui est en faveur du demandeur, les critères définis dans Borowski engagent irrésistiblement à le débouter de son recours, particulièrement au titre de l'économie des ressources judiciaires. La Cour ne se prononcera pas sur la question théorique posée par le demandeur.

[11]      Il y a lieu de noter que le rejet du recours n'est nullement lié à la conclusion de la CISR que le demandeur est exclu de la définition de réfugié. Notre Cour n'est pas liée par sa conclusion que celui-ci a participé directement ou indirectement à des crimes contre l'humanité5, conclusion que le demandeur n'a jamais contestée en justice.

[12]      À supposer cependant que je n'aie pas conclu que l'affaire est vidée de toute valeur pratique, et que cette absence de valeur pratique n'ait pas été le facteur déterminant, le demandeur aurait été tout de même débouté de son recours puisqu'il ne fait plus l'objet de l'ordre d'enquête qu'il cherche à faire exécuter, cet ordre ayant été rapporté le 15 mai 1997. Dans son insistance sur le refus par un agent d'immigration principal d'exercer son pouvoir discrétionnaire en la matière et sur le fait qu'il est temps de " remplir l'obligation ", il a à peine considéré les ramifications juridiques de l'annulation de l'ordre d'enquête.

[13]      L'annulation de cet ordre d'enquête est cependant un facteur primordial, en fait si primordial qu'elle transforme le point litigieux. C'est ainsi que le point litigieux issu des faits de la cause ne consiste plus dans la question de savoir si un agent d'immigration principal est investi du pouvoir discrétionnaire de refuser de tenir une enquête après que l'ordre en a été donné en application de l'alinéa 27(3)b), mais dans la question de savoir si le sous-ministre est légalement habilité à rapporter l'ordre d'enquête après l'avoir donné en application de cette disposition.

[14]      À cet égard, le demandeur soutient que celui-ci n'est pas habilité à annuler ou à rapporter l'ordre puisque, une fois cet ordre donné, il est dessaisi. Je n'accepte pas cet argument. En premier lieu, il faut noter que l'ordre d'enquête participe directement du pouvoir discrétionnaire du sous-ministre. Aux termes de l'alinéa 27(3)b), il " peut ordonner à l'agent principal de faire tenir une enquête ". Il s'ensuit que, de même, il peut choisir de ne pas ordonner la tenue de cette enquête. Les deux possibilités coexistent logiquement et se complètent dans les limites du pouvoir discrétionnaire du sous-ministre.

[15]      En second lieu, il ressort de la jurisprudence Estrada c. M.E.I.6 qu'il n'est pas absolument interdit de modifier ou de rapporter un ordre d'enquête. Dans cette dernière affaire, un ordre d'enquête a été rapporté, puis un autre a été donné. La Cour a conclu que le processus dont faisait l'objet le requérant M. Estrada n'était ni " une simple feinte " ni un " cas clair de recours abusif "7. Bien que les faits de cette cause soient différents de ceux de l'affaire en instance, l'affaire Estrada sert à souligner que le sous-ministre a indubitablement le pouvoir discrétionnaire de modifier ou de rapporter un ordre d'enquête selon qu'il le juge indiqué. En outre, la jurisprudence Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Kindler8 nous guide encore en l'espèce. C'est dans cette dernière cause que la Cour d'appel fédérale a assimilé au pouvoir discrétionnaire exercé par la poursuite dans une affaire criminelle, celui dont est investi le sous-ministre pour prendre des décisions administratives, dont la décision de donner un ordre d'enquête sous le régime de l'alinéa 27(3)b) de la Loi :

     Le sous-ministre a seulement à décider que la tenue d'une enquête s'impose, ce qu'il peut faire sur le fondement d'une preuve prima facie. Sa décision est analogue à celle d'un procureur de la poursuite concluant qu'il poursuivra une accusation devant les tribunaux.9         

Toujours dans cette affaire, la Cour a jugé " des plus importants " de souligner ce qui suit :

     " les décisions visées constituent simplement des décisions prises au sujet de (with respect to) l'intimé, et non contre celui-ci" En d'autres termes, il ne s'agit pas d'une décision privant l'intimé de sa vie, de sa liberté, de la sécurité de sa personne ou même de ses biens, de sorte qu'elle n'est pas visée par le principe selon lequel " une obligation de respecter l'équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d'une personne " " (les soulignements sont ajoutés)10         

[16]      De même, la décision du sous-ministre de rapporter l'ordre d'enquête après l'avoir donné est à l'évidence une décision prise au sujet du demandeur, et non contre celui-ci.

[17]      Le demandeur soutient que le défaut par le défendeur de convoquer une enquête vaut déclaration d'inadmissibilité perpétuelle au statut de résident permanent, mais la jurisprudence Kindler impose à la Cour de ne pas tenir compte de cet effet potentiel de l'annulation de l'ordre d'enquête : " nos tribunaux ne devraient pas " prendre en considération les autres conséquences possibles "11. Vu l'autorité jurisprudentielle de l'arrêt Kindler à l'égard de l'affaire en instance, je suis obligé de rejeter ce recours par les motifs ci-dessus.

[18]      Enfin, chaque partie a proposé à la certification un question grave de portée générale. Voici celle proposée par le demandeur :

     L'article 27 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée, prévoit-il le pouvoir discrétionnaire de ne pas procéder à l'enquête après que le sous-ministre a ordonné qu'une enquête soit tenue en application de l'alinéa 27(3)b) de la Loi?         

Réponse : La question est devenue futile par suite de l'annulation de l'ordre d'enquête du sous-ministre, laquelle annulation est une mesure légale par les motifs ci-dessus.

[19]      Le défendeur propose de son côté la question suivante à certifier :

     Y a-t-il lieu pour la Cour de rendre une ordonnance de mandamus pour forcer le défendeur à procéder à une enquête au sujet d'une personne qui a été déjà légalement renvoyée hors du Canada?         

Réponse : Par les motifs ci-dessus, cette question est futile.

[20]      À la lumière des réponses ci-dessus, il n'y a en l'espèce aucune question grave de portée générale à certifier.

     ORDONNANCE

     La Cour déboute le demandeur de son recours.

     Signé : Pierre Denault

     _____________________________

     J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :              IMM-3234-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Victor Lopez Moreno c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto

DATE DE L'AUDIENCE :      1er septembre 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE DENAULT

LE :                      6 octobre 1998

ONT COMPARU :

M. Brian Armstrong                  pour le demandeur

M. David Tyndale                  pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smith Lyons                      pour le demandeur

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. I-2.

2      [1995] 4 R.C.S. 707, page 718.

3      [1989] 1 R.C.S. 342, pages 358 à 363.

4      Borowski, page 363.

5      " " le tribunal est d'opinion que le demandeur doit être exclu de la définition de réfugié en vertu de l'article 1F(a) de la Convention en raison de sa participation directe et indirecte à la commission de gestes constituant des crimes contre l'humanité. " (page 23 de la décision en date du 1er mars 1995 de la CISR).

6      (1987), 1 Imm. L.R. (2d) 24.

7      Estrada, page 28.

8      [1987] 3 C.F. 34.

9      Kindler, page 39.

10      Kindler, pages 40 et 41. Le principe cité était confirmé dans Cardinal et autre c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, page 653.

11      Kindler, page 43.

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