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Date : 20020722

Dossier : IMM-6193-00

OTTAWA (ONTARIO), LE 22 JUILLET 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

ENTRE :

                                           RUDOLF BALOGH, KATALIN ORSOS,

                                        ERIKA BALOGH ET VERONIKA BALOGH

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                                ORDONNANCE

Pour les motifs exposés, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la revendication du statut de réfugié présentée par les demandeurs sera examinée par un tribunal différemment constitué. Aucune question n'est certifiée.

                                                                                                                                      « F. Lemieux »          

                                                                                                                                                     Juge                 

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


Date : 20020722

Dossier : IMM-6193-00

Référence neutre : 2002 CFPI 809

ENTRE :

                                           RUDOLF BALOGH, KATALIN ORSOS,

                                        ERIKA BALOGH ET VERONIKA BALOGH

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

[1]                Le 7 octobre 2000, la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal) rejetait les revendications du statut de réfugié présentées par la famille Balogh, qui est arrivée au Canada le 28 juillet 1999. Rudolf Balogh est le père, Katalin Orsos la mère et les enfants mineurs sont Erika et Veronika.

[2]                Le tribunal a reconnu leur origine rome et n'a pas mis en doute leurs témoignages par des conclusions négatives sur leur crédibilité. Le tribunal était convaincu de l'existence d'une protection d'État en Hongrie, aspect qui devient donc le point central de la présente instance.

[3]                L'expression « réfugié au sens de la Convention » est définie ainsi au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration (la Loi) :


« réfugié au sens de la Convention » Toute personne _ :

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques_ :

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) qui n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

"Convention refugee" means any person who

(a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(i) is outside the country of the person's nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person's former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and

(b) has not ceased to be a Convention refugee by virtue of subsection (2),

but does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article 1 thereof, which sections are set out in the schedule to this Act; [emphasis mine]


CONTEXTE

[4]                Le Formulaire de renseignements personnels (FRP) de M. Balogh commence par l'affirmation suivante :

[Traduction] Depuis de nombreuses années, les Hongrois exercent une discrimination contre le peuple rom, et des skinheads hongrois attaquent les Roms, y compris moi-même. Dans cet exposé circonstancié, je ne fais que décrire les attaques les plus graves dont j'ai été victime.

[5]                Le FRP de M. Balogh énumère les attaques suivantes, toutes commises par des skinheads :

(1)        En 1990, une attaque dans une boîte de nuit de Pecs, à laquelle il a pu échapper sans blessures sérieuses.


(2)        En mai 1995, il a vu des skinheads s'attaquer à sa cousine enceinte, laquelle fut hospitalisée et perdit l'enfant qu'elle portait. Il a écrit : « Gizella n'a pas rapporté à la police l'attaque dont elle avait été victime - parce que l'on savait à Pecs que la police hongroise ne viendrait pas en aide aux Roms.

(3)        Une attaque menée le 11 janvier 1998 par des skinheads, au cours de laquelle il fut poignardé à la poitrine, avec fractures du bras et du nez. Il fut hospitalisé pendant trois semaines. Cette attaque fut rapportée à la police. La police n'a rien pu faire parce que M. Balogh ne connaissait pas les noms des agresseurs. Il s'est alors plaint au Parti tsigane, mais non au ministère public.

(4)        Une attaque menée en août 1998 contre lui-même et son épouse; il fut tabassé. L'incident n'a pas été signalé à la police.

(5)        Un incident survenu le 5 juillet 1999, au cours duquel il subit des coupures causées par une baïonnette. Son FRP mentionne qu'il a signalé l'incident à la police; il n'a pas été interrogé à ce sujet durant sa déposition.

(6)        Le 21 juillet 1999, il a été frappé au visage et a reçu des coups de pied. Il n'a pas signalé cette dernière agression.

Il écrivait que, s'il retournait en Hongrie, les skinheads hongrois l'attaqueraient de nouveau, lui et sa famille. Il a dit : « ils pourraient même nous tuer » .

[6]                Katalin Orsos a elle aussi produit un FRP énumérant les « attaques les plus graves dont j'ai été victime » :


(1)        L'attaque d'août 1998 contre elle et son mari, au cours de laquelle on lui avait craché au visage en l'injuriant. Son mari avait reconnu l'un des agresseurs comme le fils d'un policier hongrois. Elle écrivait : « nous n'avons pas signalé cette agression à la police - parce que l'on sait bien à Pecs que la police n'aide pas les Roms » .

(2)        Le 28 avril 1999, elle avait reçu un coup de poing à l'estomac, ainsi que des coups de pied lorsqu'elle est tombée au sol. Elle avait été hospitalisée. Les médecins avaient pratiqué une césarienne, mais le foetus avait succombé. Elle écrivait : « Je n'ai pas signalé cette agression à la police - parce que l'on sait bien à Pecs que la police n'aide pas les Roms » . Ils n'ont signalé l'incident à aucune autre instance en Hongrie.

[7]                Plusieurs questions avaient été posées à M. Balogh parce qu'on voulait savoir s'il connaissait l'existence de certains organismes en Hongrie et s'il avait tenté d'obtenir leur aide. Voici ce que l'on peut lire dans la transcription :

(1)        Il ne s'est rendu qu'une seule fois au Parti tsigane, c'est-à-dire après avoir été poignardé le 11 janvier 1998. Il était allé voir cette organisation après que la police lui eut dit qu'elle ne pouvait intervenir parce qu'il ne connaissait pas les noms des agresseurs. Il a indiqué que le Parti tsigane lui avait dit qu'il ne pouvait rien faire pour lui et qu'il devrait quitter le pays.


(2)        Il connaissait l'existence du Bureau de l'ombudsman. Il s'y est rendu après la première agression et après avoir été poignardé, mais on lui dit que cet organisme n'était pas en mesure de l'aider.

(3)        Il avait entendu parler du Bureau de la défense juridique des minorités nationales et ethniques, mais n'y est jamais allé pour demander de l'aide.

(4)        Il avait entendu parler de la Fondation pour les droits civils roms, mais il n'a demandé son aide que pour obtenir un permis de construire.

(5)        Il avait entendu parler du Centre européen pour les droits des Roms, mais uniquement après son arrivée au Canada.

[8]                À la page 275 de la transcription, on note la question de son avocate : « si je vous disais que le gouvernement hongrois affirme avoir aujourd'hui l'intention d'aider les Roms dans les problèmes de ce genre, que répondriez-vous? » M. Balogh a répondu, à la page 276 de la transcription :

[Traduction] Ils peuvent promettre tout ce qu'ils veulent, mais ils ne feront rien parce que, s'ils n'ont rien fait jusqu'à maintenant, ils ne feront pas davantage dans l'avenir, et je ne retournerai pas m'exposer au danger, ou peut-être même à la mort. Je préférerais plutôt me suicider.

[9]                En réponse à la question suivante de son avocate : « avez-vous connaissance d'une organisation rome qui aurait pu vous protéger? » , M. Balogh a répondu, à la page 276 de la transcription :

[Traduction] Je n'ai connaissance d'aucune organisation. J'ai d'ailleurs apporté quelques coupures de journaux qui montrent comment on traite les tsiganes, comment les tsiganes sont considérés...


LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[10]            Comme on l'a dit, le tribunal a disposé des revendications des demandeurs en s'attardant à l'aspect de la protection d'État. Il a dit que sa décision devait être axée sur l'avenir et que la crainte de persécution devait être évaluée au moment de l'examen des revendications du statut de réfugié.

[11]            Il a reconnu que « la persistance du racisme et de la discrimination raciale contre les Roms en Europe centrale et en Europe de l'Est a poussé les Roms à chercher refuge dans d'autres nations démocratiques » . Il a fait observer ce qui suit :

En dépit des efforts du gouvernement pour promouvoir le multiculturalisme et la coexistence pacifique entre la majorité et les minorités, bon nombre de Hongrois demeurent racistes, particulièrement à l'égard des Roms. La discrimination s'exerce en matière de logement, d'emploi et de services. Que fait le gouvernement de la Hongrie pour améliorer la situation? [non souligné dans le texte]

et il a donné la réponse suivante :

Le gouvernement hongrois s'attaque de manière énergique aux problèmes des Roms et, à cette fin, il a adopté des mesures qui touchent les politiques, les lois et les institutions, mais aussi l'économie, le logement, la santé, l'éducation et la culture. La police a également entamé des réformes qui visent à modifier le comportement des agents à l'égard des Roms. [non souligné dans le texte]

[12]            Puis il a énuméré certaines mesures prises par le gouvernement pour corriger la situation des Roms en Hongrie, ce qui lui a permis d' « analyser ensuite si les mesures prises par le gouvernement hongrois constituent une protection pour la minorité rome et, en l'occurrence, pour les revendicateurs, la famille Balogh » .


[13]            Il s'est référé à l'adoption en janvier 1993, par le Parlement, de la Loi sur les minorités nationales et ethniques, qui donne à ces minorités le droit d'établir leurs propres organismes autonomes élus. En 1995, le gouvernement hongrois a nommé un Commissaire à l'application des lois, qui avait le mandat d'étudier les plaintes de discrimination raciale déposées par les organismes publics et pour faire des recommandations ou saisir les tribunaux.

[14]               S'agissant de la famille Balogh, le tribunal a dit que, s'ils n'étaient pas allés voir la police, c'était tout simplement parce que, selon eux, personne ne leur serait venu en aide. Ils ne se sont pas non plus adressés aux organisations romes et, interrogé à ce sujet, M. Balogh avait dit qu'il n'était tout simplement pas allé les voir.

[15]            De l'avis du tribunal, M. Balogh aurait pu s'adresser à la Fondation pour les droits civils roms ou à d'autres organisations après les agressions commises contre sa famille. Il ne l'a pas fait et il a présumé que personne ne se serait occupé d'eux. M. Balogh n'a pas déposé de plainte auprès de la police, même après le décès de son enfant à naître par suite des coups que son épouse aurait reçus à l'estomac.

[16]            S'agissant du témoignage de M. Balogh, selon lequel une organisation qu'il avait approchée lui avait conseillé, à lui et à sa famille, de quitter le pays et de trouver refuge ailleurs, le tribunal s'est exprimé ainsi :


Dans la preuve documentaire sur la Hongrie, on peut lire que ces organisations ont été mises sur pied pour servir de mécanisme de recours aux Roms de Hongrie. Il est donc tout à fait insensé qu'une organisation dont la seule raison d'être est d'aider la communauté rome conseille à un Rom et à sa famille de quitter le pays.

[17]            Le tribunal a parlé de plusieurs organisations civiles de défense des droits de la personne, et de plusieurs associations de bienfaisance qui en Hongrie s'attachent à défendre les intérêts de la minorité rome, après quoi il a abordé la question de la protection d'État, affirmant ce qui suit :

Quand l'État ne reconnaît pas lui-même son incapacité à assurer la protection du revendicateur, ce dernier peut établir, à l'aide d'éléments de preuve « clairs et convaincants » , que la protection de l'État ne pourrait être raisonnablement assurée [réfutant ainsi la présomption] lorsqu'il y a effondrement complet de l'appareil étatique comme ce fut le cas dans Zalzali (Liban). Aucune preuve n'indique pareille situation en Hongrie.

Dans l'arrêt Zalzali, la Cour d'appel a reconnu qu'il peut exister dans un pays de nombreuses autorités établies capables d'assurer la protection dans la région du pays qu'elles régissent. La Cour s'est exprimée ainsi :

Je veux simplement signaler ici que je n'écarte pas d'entrée de jeu la possibilité qu'il y ait, dans un même pays, plusieurs autorités établies qui soient chacune en mesure, sur une partie qu'elles contrôlent du territoire, de fournir une protection qui, sans être nécessairement parfaite, soit adéquate.


[18]            Puis le tribunal est arrivé à la conclusion qu' « il ressort clairement des mesures qu'il a prises pour améliorer la situation des Roms que le gouvernement hongrois considère la défense consciente de la culture des minorités non seulement comme un devoir découlant de ses engagements internationaux, mais aussi comme une résolution qui servira à long terme les intérêts de la nation » . Selon le tribunal, le gouvernement hongrois est favorable au renforcement de l'identité des groupes minoritaires, au développement de l'autonomie des minorités et à la réalisation de l'autonomie culturelle des minorités.

[19]            Se référant à la preuve documentaire, qui montre que les relations entre la population rome et la police se sont dégradées en 1999 malgré la pression exercée par les groupes de défense des droits de l'homme, le tribunal a conclu ainsi :

Des signes indiquent que la police tente sérieusement d'améliorer la manière dont sont traitées les plaintes déposées par des Roms. Suivant la tendance générale, les agents d'exécution de la loi font preuve d'une vigilance croissante dans leur surveillance des skinheads. Le ministère de l'Intérieur a fait savoir au corps policier que tout agent qui ne s'acquitte pas de son devoir sera puni, licencié, etc. Le document comporte des statistiques sur le nombre d'agressions pour cause de racisme et sur les dispositions prises par le gouvernement hongrois pour que des mesures punitives soient appliquées contre les agresseurs.

[20]            À son avis, il y avait lieu de croire que le gouvernement hongrois avait pris des mesures, juridiques et pratiques, qui montraient qu'il était en mesure de protéger les minorités romes et qu'il entendait bien régler le problème de la situation des Roms en Hongrie. Le tribunal s'est exprimé ainsi :

Pour résumer, il existe à mon avis de nombreuses preuves que le gouvernement hongrois s'occupe concrètement de la situation des Roms, aussi bien dans la législation que dans la pratique, démontrant ainsi sa capacité de protéger les minorités romes. Le gouvernement a établi sa volonté de régler les problèmes des Roms en Hongrie. L'adoption de lois, des exemples de poursuites couronnées de succès, les mesures disciplinaires imposées aux agents de police abusifs et la nomination d'un ombudsman pour les minorités nationales et ethniques font partie des mécanismes mis en place pour régler les problèmes auxquels est en butte la population rome. Désormais, les Roms disposent de différents moyens pour entamer des poursuites judiciaires et demander réparation. La primauté du droit, la cohésion sociale et un système d'accréditation assurant l'équité en matière d'emploi exigent tous une réduction progressive des inconvénients que subissent les Roms, tout comme l'exige l'évolution équilibrée à long terme des composantes industrielles et sociales.

[21]            Après examen du témoignage du revendicateur au regard des conditions qui avaient cours dans le pays, le tribunal a déclaré que les demandeurs n'avaient pas réfuté, par une preuve claire et convaincante, la présomption d'existence d'une protection d'État.

[22]            L'avocate des demandeurs soulève deux points fondamentaux :

(1)        le tribunal a tiré des conclusions de fait erronées en ignorant la preuve; et

(2)        le tribunal a commis plusieurs erreurs sur l'aspect de la protection d'État.

[23]            S'agissant de l'établissement des faits, l'avocate des demandeurs a soutenu que le tribunal avait jugé à tort qu'ils ne s'étaient pas adressés à la police ni à des organisations romes, et elle a soutenu qu'il avait également désigné à tort les policiers comme des agents de persécution.

[24]            Elle a énuméré les erreurs suivantes commises par le tribunal sur la question de la protection d'État :

(1)        Le tribunal a appliqué le mauvais critère, celui de « la volonté de régler la question des Roms » , plutôt que le bon critère, selon lequel l'État doit effectivement offrir une protection et selon lequel le changement doit être assez efficace et déterminant pour rendre déraisonnable et par conséquent sans fondement la crainte authentique du revendicateur. En l'occurrence, le tribunal a erronément confondu la volonté de protéger et la capacité de protéger.


(2)        Le tribunal n'a pas considéré la décision de la police de ne pas intervenir ou de refuser d'intervenir comme quelque chose qui signifiait que la protection d'État ne pouvait être assurée.

(3)        Le tribunal a eu tort d'affirmer que, si les demandeurs ne pouvaient obtenir l'aide de la police, ils « auraient pu s'adresser à d'autres organisations pour obtenir de l'aide quand ils ont été agressés » . L'avocate des demandeurs affirme que, selon la jurisprudence canadienne, un demandeur n'est pas tenu de rechercher l'aide d'organisations de défense des droits de la personne et que, en tout état de cause, M. Balogh a témoigné qu'il avait fait une telle démarche.

(4)        Le tribunal a eu tort de ne s'en tenir qu'à la question de savoir s'il y avait eu effondrement complet de l'appareil d'État, sans tenir compte des incidents vécus par les demandeurs, incidents où la protection d'État ne s'est pas concrétisée, et sans tenir compte d'expériences semblables vécues par des personnes dans la même situation qu'eux. Dans ces conditions, la présomption de l'existence d'une protection d'État était réfutée.

ANALYSE

(i) Erreurs de fait

[25]            Au dernier paragraphe de la page 4 de sa décision, le tribunal s'est exprimé ainsi :


En l'espèce, le principal revendicateur a fait valoir qu'ils ne se sont pas adressés à la police pour obtenir de l'aide tout simplement parce qu'aucune aide ne leur serait consentie. Ils ne se sont pas non plus adressés à des organisations romes. Quand on l'a interrogé à ce sujet, le principal revendicateur a simplement répondu qu'il ne l'avait pas fait. On doit toutefois souligner qu'il a obtenu une lettre d'une organisation rome, la Fondation pour les droits civils roms, afin d'établir l'identité ethnique de sa famille.

Le tribunal considère que le principal revendicateur aurait pu s'adresser à la même organisation ou à d'autres pour obtenir de l'aide quand il a été agressé. Il ne l'a pas fait. Il a présumé qu'on ne l'aiderait pas. Le principal revendicateur n'a pas porté plainte auprès de la police même lorsque l'enfant à naître est mort après la césarienne que le médecin a dû pratiquer par suite de présumés coups reçus au ventre.

[26]            Un examen de la transcription révèle que le tribunal a mal interprété la preuve.

[27]            D'abord, les demandeurs se sont bel et bien adressés à la police au moins une fois, et peut-être même deux : la première fois le 11 janvier 1998, et la deuxième le 5 juillet 1999, lorsque le demandeur avait subi des coupures causées par une baïonnette.

[28]            Deuxièmement, c'est faire une mauvaise lecture du témoignage des demandeurs que de dire qu'ils ne se sont jamais adressés à des organisations romes. M. Balogh a dit qu'il avait demandé au Parti tsigane et à l'ombudsman d'intervenir.

[29]            Troisièmement, les demandeurs n'ont jamais affirmé que les policiers étaient à l'occasion les agents de la persécution qu'ils subissaient. Les agents de la persécution qu'ils subissaient n'étaient pas les organes de l'État, mais les skinheads, contre lesquels, affirment les demandeurs, il n'existait aucune protection d'État.

[30]            Quatrièmement, je ne trouve dans le dossier aucun élément qui appuie la conclusion du tribunal selon laquelle la perte de leur enfant le 28 avril 1999 n'était pas le résultat d'une haine raciste.

[31]            Ces conclusions de fait erronées font intervenir l'alinéa 18.1(4)b) de la Loi sur la Cour fédérale, parce qu'elles ont été tirées au mépris de la preuve. Elles justifieront l'intervention de la Cour dans la mesure où elles ont déformé la manière dont le tribunal voyait la protection d'État.

(ii) Erreurs liées à la protection d'État

[32]            L'avocate des demandeurs signale plusieurs erreurs, dont la nature varie, commises par le tribunal lorsqu'il a examiné la notion de protection d'État : certaines erreurs concernent le fait que le tribunal a négligé d'indiquer pourquoi il préférait certaines preuves documentaires quand il existait d'autres preuves documentaires antagonistes sur la protection d'État. Les autres erreurs seraient des erreurs de droit dans la manière dont le tribunal a défini ce qu'était la portée réelle de la protection d'État.


[33]            Aucune des parties n'a abordé durant les plaidoiries le point de savoir si les faits, une fois établis, satisfaisaient à la norme de contrôle selon laquelle une question mixte de droit et de fait relevant de la spécialisation du tribunal appelle une certaine retenue de la part des tribunaux, d'après l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Cihal c. M.C.I. (dossier A-54-97, le 4 mai 2000). Dans cet arrêt, la Cour d'appel fédérale avait jugé qu'elle ne devrait pas intervenir à moins d'être convaincue que la décision était manifestement erronée. Pour ce motif, il ne m'est pas nécessaire de me demander si, par l'expression « manifestement erronée » , la Cour d'appel fédérale entendait adopter sur le fond une norme de contrôle assimilable à la norme de la décision raisonnable simpliciter, ou plutôt la norme plus circonspecte de la décision manifestement déraisonnable. J'ajouterais cependant que, dans une affaire antérieure à l'arrêt Cihal, précité, j'avais exprimé l'avis que la norme à appliquer était celle de la décision raisonnable simpliciter pour la question de savoir si un tribunal avait correctement appliqué les principes juridiques entourant la notion de protection d'État à un ensemble donné de faits (voir Goodman c. Canada (M.C.I.) (2000), 185 F.T.R. 102.

[34]            Le tribunal avait devant lui des preuves documentaires antagonistes sur la question de l'existence et de l'efficacité d'une protection d'État pour les Roms de Hongrie (mettre en contraste une publication du Secrétaire d'État adjoint du ministère des Affaires étrangères du gouvernement hongrois, intitulée Mesures prises par l'État pour promouvoir l'intégration sociale des Roms vivant en Hongrie, Budapest, 2000 et le rapport du 7 février 2000 du Conseil économique et social des Nations Unies, rédigé par sa Commission des droits de l'homme à la suite de sa mission menée notamment en Hongrie, ainsi que le rapport du 25 février 2000 du Département d'État des États-Unis et le rapport Human Rights Watch pour la Hongrie de 1999).

[35]            Je suis d'avis que la situation dont je suis saisi est la même que celle dont était saisie le juge Hansen dans l'affaire Imre Polgari et al. c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (2001) CFPI 626, où elle écrivait, au paragraphe 32 :


Deuxièmement, les documents soumis par les demandeurs et ceux contenus dans les documents communiqués par l'ACR sèment des doutes et en fait contredisent la disponibilité et l'efficacité de la protection de l'État pour les Hongrois rom. Si, d'une part, il était raisonnable pour le tribunal de tirer les conclusions qu'il a tirées, d'autre part l'absence d'analyse de la volumineuse documentation contenue dans la trousse d'information sur les causes types hongroises, des documents de la trousse de documents communiqués par l'ACR et des documents soumis par les demandeurs, jointe à un traitement inadéquat des documents contradictoires et à l'absence d'explications sur ses préférences pour la preuve sur laquelle il s'est fondé, justifient l'intervention de la Cour.

[36]            Dans l'affaire Piel c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (2001), CFPI 562, le juge O'Keefe est arrivé à une conclusion semblable, affirmant que la preuve à la base de la conclusion du tribunal à propos de l'absence d'une protection d'État en Hongrie pour la minorité rome devait être mise en équilibre avec les autres preuves dont disposait le tribunal.

[37]            Deuxièmement, je suis d'avis que le tribunal a commis une erreur lorsqu'il a donné à entendre que la volonté de régler la situation de la minorité rome en Hongrie pouvait être assimilée à une protection d'État adéquate. Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, le juge La Forest, au nom de la Cour suprême du Canada, avait effleuré cet aspect. Il avait fait l'observation suivante, à la page 724, en réponse à la question de savoir à quel moment un revendicateur était tenu de rechercher une protection d'État lorsque l'agent de persécution n'est pas un fonctionnaire de l'État, et il avait conclu que ce n'était pas dans tous les cas qu'un revendicateur devait rechercher une protection d'État :

... La plupart des États seraient prêts à tenter d'assurer la protection, alors qu'une évaluation objective a établi qu'ils ne peuvent pas le faire efficacement.

[38]            Le juge Tremblay-Lamer est arrivée à une conclusion semblable dans l'affaire Bobrik et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13, ainsi que le juge Teitelbaum dans l'affaire Kraitman et al. c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 81 F.T.R. 64.

[39]            Le tribunal devait se demander si, objectivement, une protection d'État en Hongrie « aurait pu raisonnablement être assurée » aux demandeurs. Comme l'indiquait le juge La Forest, à la page 724 :

En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.

[40]            L'utilité d'une telle interrogation, dans le cas des présents demandeurs, a deux volets : d'abord, le tribunal a eu tort de dire qu'ils ne s'étaient pas adressés à la police après certaines agressions, et deuxièmement, ils ont reconnu qu'ils n'avaient pas déposé de plainte après le décès de leur enfant dans le sein de sa mère en conséquence des agressions commises par les skinheads.

[41]            Troisièmement, je reconnais, avec l'avocate des demandeurs, que le tribunal a interprété hors contexte l'arrêt Zalzali de la Cour d'appel fédérale et les commentaires du juge La Forest à propos de cette affaire. Selon moi, l'arrêt Zalzali signifie que, jusqu'à preuve contraire, les pays sont présumés être en mesure de protéger leurs ressortissants et, sauf effondrement complet de l'appareil d'État, on doit présumer que l'État est en mesure de protéger un revendicateur.

[42]            La capacité de l'État de protéger ses ressortissants est une présomption simple, qui peut être réfutée par une preuve claire et convaincante des demandeurs selon laquelle l'État est incapable de les protéger. Le juge La Forest a indiqué comment une telle preuve peut être produite. Voici ses propos :

Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée.

[43]            Selon moi, le tribunal ne s'est pas demandé si la présomption était réfutée par la preuve des demandeurs.

[44]            Il ne m'est pas nécessaire de considérer le dernier point soulevé par les demandeurs, selon lequel les demandeurs n'ont pas l'obligation de rechercher la protection d'une organisation autre que la police, puisqu'il est de jurisprudence constante au Canada qu'un revendicateur n'est pas tenu de rechercher l'aide d'organisations de défense des droits de l'homme.


[45]            Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la revendication du statut de réfugié déposée par les demandeurs sera examinée par un tribunal différemment constitué. Aucune question n'est certifiée.

                                                                                      « F. Lemieux »          

                                                                                                     Juge                 

OTTAWA (ONTARIO)

le 22 juillet 2002

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                     IMM-6193-00

INTITULÉ :                                              Rudolf Balogh et autres c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                       Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                      le 5 février 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :         MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                             le 22 juillet

COMPARUTIONS :

Mme Elizabeth Jaszi                                                                    POUR LES DEMANDEURS

Mme Ann Margaret Oberst                                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Elizabeth Jaszi                                                                    POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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