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                                                                                                                                 Date : 20001116

                                                                                                                           Dossier : T-1768-00

OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI 16 NOVEMBRE 2000

EN PRÉSENCE DU JUGE EDMOND P. BLANCHARD

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.,

                                                                                                                                                           

                                                                                                                                   demanderesse,

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.,

                                                                                                                                         défendeurs.

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLANCHARD

[1]                La demanderesse, Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (ci-après BMS), a présenté une requête en vue d'obtenir, en application de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et ses modifications, une ordonnance portant suspension de la décision du ministre de la Santé de radier de la liste des brevets canadiens le brevet 1,198,436 (ci-après le brevet 436) tant que la demande de contrôle judiciaire ne sera pas tranchée.


[2]                La Cour suprême du Canada a énoncé sans équivoque que le critère permettant de décider de l'opportunité d'accorder une suspension de l'instance est analogue à celui applicable en matière d'injonction interlocutoire[1]. En d'autres termes, l'auteur de la demande de suspension doit satisfaire à un critère comportant trois volets. En l'espèce, BMS devait donc établir les éléments suivants :

1) qu'il existe une question sérieuse à juger;

2) qu'un préjudice irréparable se produira;

3) que la prépondérance des inconvénients joue en faveur de l'octroi de la suspension.

Question sérieuse à juger

[3]                Le critère préliminaire permettant de déterminer s'il existe une question sérieuse à juger est peu strict[2]. À la lumière des faits dont je suis saisi, et comme le ministre de la Santé a initialement consenti à délivrer un avis de conformité (ci-après l'ADC) à BMS, il existe assurément une question sérieuse à instruire. BMS soutient que l'interprétation subséquente du défendeur, le ministre de la Santé, viole l'article 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[3] (ci-après le régime réglementaire) et la jurisprudence mentionnée par le juge McGillis dans l'affaire Apotex c. Canada[4], ce qui, à mon sens, remplit cette exigence préliminaire.


Préjudice irréparable

[4]                Après avoir examiné les conclusions écrites présentées par la demanderesse, BMS, et la défenderesse, Apotex Inc., ainsi que les arguments formulés devant moi, je suis convaincu que la demanderesse a satisfait aux exigences du deuxième volet du critère élaboré dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, soit celui du préjudice irréparable.

[5]                J'estime qu'il existe une distinction entre les faits de l'arrêt Merck Frosst Canada Inc c. Apotex Inc.[5] et ceux de la présente affaire. Dans cet arrêt, la Cour d'appel fédérale a accueilli l'appel et annulé la décision faisant droit à la suspension de l'instance. La société Merck Frosst Canada Inc. avait déjà bénéficié du délai de trente (30) mois prévu par le règlement. En outre, d'autres prorogations excédant une période de douze (12) mois avaient été accordées par la Section de première instance. La Cour d'appel a explicitement déclaré que le délai prévu par le régime réglementaire devait être respecté :

La durée maximum de la suspension de nature législative a été établie à 30 mois. Elle est opposable aux parties et elle doit être respectée à moins que la Cour ne la modifie pour le seul motif prévu au paragraphe 7(5)[6].

[6]                En effet, lorsqu'elle a rejeté la demande de pourvoi, la Cour suprême du Canada a précisé que, compte tenu des faits en l'espèce, la demanderesse n'avait rempli aucune des conditions relatives à la suspension qui sont énoncées dans l'arrêt R.J.R. Macdonald :


[TRADUCTION] Ce qu'il est permis d'appeler une suspension de l'instance de nature législative a effet depuis plus de 30 mois. On ne peut accorder une autre suspension de manière inconsidérée. Je ne suis pas convaincu que la requérante a réussi à établir qu'elle subira un préjudice irréparable si une suspension est accordée. Ni son droit de demander une injonction ni celui de réclamer des dommages-intérêts ne sera limité par une suspension. En réalité, je ne suis pas convaincu que la demanderesse a rempli aucune des conditions applicables en matière de suspension qui sont mentionnées dans l'arrêt R.J.R. MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 31. Je rejetterais la requête avec dépens[7]. [Non souligné dans l'original.]

[7]                Or, en l'espèce, BMS a obtenu un avis de conformité le 7 février 2000. De plus, le ministre de la Santé a maintenu l'inscription du brevet sur le registre et prolongé sa validité jusqu'au 17 novembre 2000, date à laquelle la question de la mesure de redressement provisoire devrait être tranchée. Le brevet 436 se trouve toujours sur le registre. Toutes ces mesures respectent les délais fixés par le régime réglementaire.

[8]                Il est donc manifeste que la question soumise à la Cour ne vise pas l'obtention d'un droit non prévu par le régime réglementaire. Il ressort des faits que BMS demande une suspension fondée sur l'arrêt R.J.R. Macdonald, et qu'elle subirait un préjudice irréparable si elle était privée du bénéfice qu'offre le régime réglementaire sur le plan de la procédure.


[9]                J'accepte la conclusion formulée par l'avocat de la demanderesse; la présente affaire ne relève pas du droit privé, mais bien du droit public. Il est donc inutile de se pencher sur la question du montant des dommages-intérêts à accorder. Le préjudice irréparable doit être examiné en fonction de sa nature propre. Le brevet figure actuellement sur le registre; le fait de ne pas accorder la suspension équivaudrait à priver BMS du bénéfice d'ordre procédural qu'offre le régime réglementaire prévu par le législateur.

[10]            J'accepte également l'argument avancé par l'avocat de la demanderesse selon lequel, si une demande est en fin de compte accordée et que, de l'avis de la Cour, le brevet 436 figure régulièrement sur le registre, la demanderesse aurait alors droit à l'application continue de ses droits sous le régime du Règlement. De plus, si un fabricant de produits génériques devait obtenir un ADC dans l'intervalle au cours duquel aucun brevet ne figure sur la liste de brevets, la demande de contrôle judiciaire serait alors vaine et son auteur aurait perdu ses droits de recevoir un ADC en application du Règlement et de présenter une demande en vue d'obtenir une ordonnance d'interdiction.

[11]            Dans l'arrêt Merck Frosst c. Apotex, la Cour d'appel fédérale s'est préoccupée de ce que « [...] le pouvoir du ministre de refuser de délivrer un avis de conformité, qui visait initialement à protéger la santé individuelle des Canadiens, sert dorénavant à protéger les intérêts financiers des titulaires de brevets portant sur des médicaments » [8]. Selon la Cour, « [q]uel que soit le bien-fondé de cette mesure sur le plan de l'intérêt public, il s'agit d'un moyen extraordinaire permettant à un breveté d'empêcher un concurrent, pendant une période de protection provisoire de 30 mois [...] » [9]. En l'espèce, aucun élément de preuve reposant sur des faits ne permet de conclure que le titulaire du brevet demande davantage que le bénéfice accordé par le régime réglementaire en ce qui concerne la procédure.


Prépondérance des inconvénients

[12]            Comme il ressort des faits, le brevet 436 figure déjà sur le registre et le ministre de la Santé a consenti, du moins jusqu'à aujourd'hui, à maintenir le statu quo tant que la question de la mesure de redressement provisoire ne sera pas tranchée. Je suis donc convaincu que la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la demanderesse. En outre, la défenderesse, Apotex, est entièrement protégée par le régime réglementaire qui prévoit ce qui suit à l'article 8 :


8. (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person is liable to the second person for any loss suffered during the period


8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l'objet d'un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l'ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d'un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte

subie au cours de la période :


(a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court is satisfied on the evidence that another date is more appropriate; and


a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l'absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d'après la preuve qu'une autre date est plus appropriée;


(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.


b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l'annulation de l'ordonnance.


(2) A second person may, by action against a first person, apply to the court for an order requiring the first person to compensate the second person for the loss referred to in subsection (1).


(2) La seconde personne peut, par voie d'action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).


(3) The court may make an order under this section without regard to whether the first person has commenced an action for the infringement of a patent that is the subject matter of the application.


(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.



(4) The court may make such order for relief by way of damages or profits as the circumstances require in respect of any loss referred to in subsection (1).


(4) Le tribunal peut rendre l'ordonnance qu'il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits à l'égard de la

perte visée au paragraphe (1).


(5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1). SOR/98-166, ss. 8, 9.


(5) Pour déterminer le montant de l'indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu'il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1). DORS/98-166, art. 8 et 9.


[13]            L'analyse du dossier m'a convaincu que la demanderesse, BMS, est déterminée à agir rapidement puisqu'elle n'a pas cessé d'être en communication avec le défendeur, le ministre de la Santé, comme le montre la lettre du 7 novembre 2000 :

[TRADUCTION] Comme je l'ai mentionné lors de notre conversation téléphonique d'hier, nous allons, à la lumière des renseignements que vous nous avez fournis le 30 octobre ainsi que les 1er et 3 novembre 2000, faire diligence pour présenter une requête en vue d'obtenir une mesure de redressement provisoire. [...] Comme je vous en ai fait part hier, nous sommes d'avis que la présente affaire devrait être entendue et tranchée le plus tôt possible [...][10].

[14]            Pour ces motifs, l'appel interjeté en l'espèce par la demanderesse, BMS, est accueilli et la décision du ministre de la Santé de radier le brevet 436 du registre est suspendue tant que la demande de contrôle judiciaire ne sera pas tranchée de manière définitive.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :


1.         La décision du ministre de la Santé de radier le brevet canadien 1,198,436 (brevet 436) du registre des brevets est suspendue tant que la demande de contrôle judiciaire présentée en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale et du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne sera pas tranchée de manière définitive.

2.         Les dépens sont adjugés à la demanderesse.

                                                                                                                     « Edmond P. Blanchard »            

                                                                                                                                                     Juge               

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1768-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Bristol-Myers Squibb Canada Inc. et le Procureur général du Canada et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 16 novembre 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE BLANCHARD le 16 novembre 2000.

ONT COMPARU :

Martin Mason                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Andrew Brodkin                                                POUR LA DÉFENDERESSE (Apotex)

Frederick Woyiwada                                         POUR LE DÉFENDEUR (procureur général du Canada et ministre de la Santé)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling, Lafleur, Henderson LLP                      POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)

Goodman, Phillips et Vineberg               POUR LA DÉFENDERESSE (Apotex)

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR (procureur général du

Sous-procureur général du Canada                    Canada et ministre de la Santé)



[1]            R.J.R. Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, aux pages 332 et 333.

[2]            Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères) (1998), 152 F.T.R. 110, à la page 111 (C.F. 1re inst.).

[3]            DORS/93-133, déposé le 12 mars 1993; publié dans la gazette le 24 mars 1993.

[4]            Apotex c. Canada (Ministre de la Santé) (1999), 87 C.P.R. (3d) 271.

[5]           Merck Frosst Canada Inc. c. Apotex Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 170, dossier A-843-96.

[6]            Supra, note 5, à la page 178.

[7]            Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc. et le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, Cour suprême du Canada, le 12 mars 1997, dossier 25812.

[8]           Supra, note 5, à la page 175.

[9]           Ibid.

[10]           Dossier de la requête de la demanderesse, pièce 26, à la page 141.

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