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Date : 20010529

Dossier : IMM-559-00

Référence neutre : 2001 CFPI 540

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

NAFEES AKBAR TARIQ

SHAZIA NAFEES

DANYAL AKBAR

ROHAN AKBAR

ADNAN AKBAR

demandeurs

- et -

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE


[1]                 La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi) qui vise la décision en date du 18 janvier 2000 par laquelle la Section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) a refusé de reconnaître aux demandeurs le statut de réfugiés au sens de la Convention.

Réparations demandées

[2]                 Les demandeurs sollicitent l'annulation de la décision susmentionnée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7. Ils demandent également que leur revendication soit déférée à la CISR pour qu'elle la réexamine et rende une nouvelle décision en tenant compte des directives que la Cour jugera bon de formuler.

Faits à l'origine du litige

[3]                 Les demandeurs, Nafees Akbar Tariq (le père), Shazia Nafees (la mère) et leurs enfants, Danyal Akbar, Rohan Akbar et Adnan Akbar, sont des citoyens du Pakistan et des musulmans chiites. Ils sont entrés au Canada le 17 juin 1997 munis de visas de visiteurs en cours de validité et ont fait connaître leur intention de revendiquer le statut de réfugiés le 11 juillet 1997.


[4]                 Le père affirmait qu'il craignait avec raison d'être persécuté au Pakistan du fait de ses opinions politiques (son appartenance au Parti du peuple pakistanais (le PPP), de sa religion (musulman chiite) et de son appartenance à des groupes sociaux déterminés (les musulmans chiites et les membres du PPP ou les personnes ayant des liens avec le PPP). La mère et les enfants affirmaient pour leur part qu'ils avaient raison de craindre d'être persécutés au Pakistan en raison de leur lien de parenté avec le père.

[5]                 La revendication du statut de réfugiés au sens de la Convention des demandeurs a été entendue le 4 mai 1999 et le 28 octobre 1999. À l'audience de la SSR, le père a témoigné que les revendicateurs craignaient la Ligue musulmane du Pakistan (LMP) et les extrémistes sunnites du Sipa-e-Sahaba (le SSP). Le 12 octobre 1999, le gouvernement de la Ligue musulmane du Pakistan dirigé par Nawaz Sharif a été renversé à la suite d'un coup d'État. Dans sa décision motivée du 11 janvier 2000, la SSR a refusé de reconnaître le statut de réfugiés aux demandeurs. Voici un extrait de cette décision :

De l'avis du tribunal, la crainte de la LMP éprouvée par le père n'est plus fondée objectivement. Au cours de l'un des événements politiques les plus importants dans l'histoire récente du Pakistan, le gouvernement de la LMP, dirigé par Nawaz Sharif, a été enversé en octobre 1999 par un coup d'état mené par le général Pervez Musharraf[1]. M. Sharif et d'autres ministres de la LMP ont été détenus et le nouveau gouvernement militaire a établi son gouvernement[2]. Le fait que le général Musharraf ait pu détenir M. Sharif et d'autres membres importants de la LMP pendant des mois montre clairement que son nouveau gouvernement militaire contrôle réellement le pouvoir étatique, de façon effective et durable, que la LMP n'est plus, et aussi que le changement de la structure du pouvoir durera vraisemblablement. Puisque la LMP a été renversée et que ses dirigeants sont détenus, nous doutons beaucoup que celle-ci soit désormais en mesure de continuer à persécuter ses adversaires. Les membres de l'état-major de la LMP qui seraient en liberté sont beaucoup plus susceptibles de se préoccuper de sauver leur peau. Nous doutons donc beaucoup que le père ait grand chose à craindre de leur part actuellement. Pour ces motifs, le tribunal conclut que le père n'a plus de bonnes raisons de craindre d'être persécuté par la LMP.


[6]                 La CISR a également conclu que les demandeurs n'avaient pas de raisons objectives de craindre le SSP. La CISR avait d'autres raisons de conclure que le père n'avait pas de raisons objectives de craindre le SSP. À cet égard, voici ce que la CISR a déclaré :

Tous les États, et non seulement les démocraties, sont présumés capables de protéger leurs citoyens. Par conséquent, la LMP ayant perdu le contrôle de l'État aux mains des nouveaux dirigeants militaires, le père était tenu de convaincre le tribunal de la preuve claire et évidente que l'État ne le protégerait pas contre la LMP et le SSP. Après le coup d'État, on a demandé au père s'il avait encore peur. Il a témoigné que le PPP a eu des problèmes avec les militaires. Comme ces problèmes tenaient, sans doute, en grande mesure au fait que la LMP contrôlait autrefois les forces armées, on ne peut y voir raisonnablement la preuve claire et convaincante que les autorités militaires, qui ne sont plus assujetties aux directives de la LMP et qui sont allées, chose remarquable, jusqu'à détenir le premier ministre membre de la LMP, ne prendraient pas maintenant les mesures nécessaires pour mettre fin à l'action exercée par la LMP contre ses adversaires lorsqu'on le leur demande.

Le père a aussi déclaré de vive voix qu'il craint encore le SSP, laissant entendre que même si le coup d'état militaire a pu régler le sort de la LMP, celui du SSP ne l'est pas encore. Lorsqu'on a opposé au père des éléments de preuve suggérant que le nouveau gouvernement militaire s'est engagé à restreindre la violence motivée par le sectarisme, dont le SSP était en grande mesure responsable, il a qualifié cet engagement de « simple déclaration » , et il a ajouté que les institutions restent les mêmes et que tout le monde est sunnite. Toutefois, la preuve documentaire dont nous disposons suggère que ce n'est clairement pas le cas.

[...]

Pour tous ces motifs, donc, le tribunal conclut que la crainte de persécution au Pakistan éprouvée par le père n'est pas fondée objectivement. Comme les craintes de la mère et des mineurs sont fondées sur la sienne, le tribunal conclut que leurs craintes de persécution ne sont pas non plus fondées objectivement.

[7]                 La CISR a également conclu qu'il n'existait pas de « raisons impérieuses » au sens du paragraphe 2(3) de la Loi.

Prétentions et moyens des demandeurs

[8]                 1.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en imposant à Nafees Akbar Tariq une norme de preuve trop exigeante pour établir qu'il avait raison de craindre d'être persécuté au Pakistan ?


Les demandeurs affirment que le revendicateur du statut de réfugié au sens de la Convention est seulement tenu de démontrer qu'il existe plus qu'une simple possibilité qu'il s'expose à la persécution s'il retourne dans le pays de sa nationalité. Les demandeurs soutiennent que la norme est moins exigeante que celle de la prépondérance des probabilités et ils citent sept décisions à l'appui de leur thèse.

[9]                 Les demandeurs affirment que la CISR a commis une erreur de droit en déclarant « Nous doutons donc beaucoup que le père ait grand-chose à craindre de leur part actuellement. » Suivant les demandeurs, la CISR a appliqué une norme trop élevée, étant donné que les revendicateurs ne sont pas tenus de prouver hors de tout doute raisonnable quelque élément que ce soit de leur revendication. Suivant les demandeurs, en employant les mots « grand-chose à craindre » , la CISR a ajouté un élément plus exigeant que celui qui est prévu par la loi. Les demandeurs font valoir que la CISR a commis les mêmes erreurs en déclarant : « nous doutons beaucoup que [la LMP] soit désormais en mesure de continuer à persécuter ses adversaires. »


[10]            Les demandeurs invoquent l'arrêt Chichmanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 832, A-243-91 (3 septembre 1992) (C.A.F.), dans lequel la Cour a jugé que la Commission avait imposé un fardeau de preuve trop lourd lorsqu'elle avait déclaré : [TRADUCTION] « Nous ne sommes pas convaincus qu'il existe un risque sérieux que le revendicateur serait persécuté du fait de ses opinions politiques s'il devait retourner en Bulgarie » . Les demandeurs soutiennent que, dans de nombreuses affaires, la Cour a conclu que la Commission avait commis une erreur en imposant un fardeau de preuve trop lourd en déclarant qu'il n'y avait pas de risque sérieux que le revendicateur « s'exposerait » à la persécution. Ils citent les décisions Ponniah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 132 N.R. 32 (C.A.F.), Wang c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1150, A-28-93 (4 août 1994) (C.F. 1re inst.) et Chen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994), 76 F.T.R. 235 (C.F. 1re inst.) à l'appui de cet argument.

[11]            Les demandeurs citent également le jugement Cortez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 882, A-39-93 (3 septembre 1993) (C.F. 1re inst.). Dans le jugement Cortez, précité, la Cour a fait droit à une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle la Commission avait rejeté la revendication parce qu'elle avait des doutes au sujet d'un aspect du témoignage du revendicateur. La Cour a déclaré qu'il n'était pas nécessaire de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable. En outre, comme la Commission avait fondé cet aspect de sa décision sur de simples doutes, la Cour a conclu qu'elle avait imposé un fardeau de preuve plus lourd que celui qui était prescrit par la Loi. Les demandeurs citent également le jugement Yip c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 70 F.T.R. 175 (C.F. 1re inst.), dans lequel la Cour a statué que la Commission avait commis une erreur en imposant un fardeau de preuve qui obligeait le revendicateur à faire la preuve hors de tout doute raisonnable d'un des aspects de la revendication.


[12]            Les demandeurs font également valoir que la Cour fédérale a accueilli des demandes de contrôle judiciaire dans des affaires dans lesquelles la Commission avait énoncé incorrectement la norme de preuve applicable dans une partie de sa décision, mais l'avait exposée correctement dans une autre partie. À l'appui de cet argument, les demandeurs citent les décisions Arduengo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1981), 40 N.R. 436 (C.A.F.), Ovakimoglu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1983), 52 N.R. 67 (C.A.F.), Carpio c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994), 76 F.T.R. 64 (C.F. 1re inst.) et Flores c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994), 77 F.T.R. 137 (C.F. 1re inst.).

[13]            2.          La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les changements survenus dans la situation au Pakistan étaient « effectifs et durables » et qu'ils étaient de nature à supprimer le fondement objectif des craintes des demandeurs ?


Les demandeurs soutiennent que la CISR a commis une erreur de droit en concluant que les changements de circonstances survenus au Pakistan 16 jours avant la reprise de l'audience était suffisamment concrets, effectifs et durables pour faire disparaître les raisons objectives qui pouvaient justifier les craintes des revendicateurs. Les demandeurs affirment que cette conclusion est ébranlée par l'affirmation suivante de la CISR : « Nous doutons beaucoup que [la LMP] soit désormais en mesure de continuer à persécuter ses adversaires. » Suivant les demandeurs, en exprimant un simple doute, même en le qualifiant par le mot « beaucoup » , la CISR a tenu un raisonnement qui ne justifie pas sa conclusion que des changements concrets, effectifs et durables se sont produits au Pakistan et qu'il en ressort nettement qu'il est probable que ces changements dans la structure du pouvoir seront durables. Les demandeurs soutiennent en outre que les éléments de preuve versés au dossier qui lui était soumis ne permettaient pas à la CISR de justifier ses conclusions au sujet de l'évolution de la situation au Pakistan.

[14]       Les demandeurs invoquent l'arrêt Ahmed c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 156 N.R. 221 (C.A.F.), dans lequel la Cour d'appel fédérale a conclu qu'un simple changement de gouvernement (au Bangladesh) n'était pas à lui seul suffisant pour faire de la crainte véritable du revendicateur une crainte déraisonnable et sans fondement. Les demandeurs citent également le jugement Vodopainov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 964, A-1539-92 (20 juin 1995) (C.F. 1re inst.), dans lequel la Cour a statué que les trois mois d'indépendance de l'Ukraine n'étaient pas suffisants parce qu'on ne pouvait pas encore conclure que les changements survenus étaient stabilisés et effectifs. Les demandeurs invoquent aussi le jugement Magana c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 70 F.T.R. 136 (C.F. 1re inst.), dans lequel la Cour a jugé que la Commission avait commis une erreur en concluant que l'accord de paix conclu au Salvador démontrait l'existence d'un changement de circonstances concret et effectif qui avait pour effet de supprimer le fondement objectif de la revendication. La Cour a déclaré que les articles de l'accord de paix qui étaient invoqués ne remontaient qu'à trois mois et elle a conclu que les conclusions de la Commission étaient des conclusions préliminaires.


[15]       Les demandeurs affirment que la preuve documentaire relative à la situation après le coup militaire a été déposée par eux et par l'agent chargé de la revendication sous la cote C-12 et R-6 respectivement. Les seuls autres éléments de preuve portant sur la situation après le coup d'État se trouvent dans le Human Rights Watch World Report de 1999, que les demandeurs ont soumis en même temps que leurs observations écrites à titre d'éléments de preuve postérieurs à l'audition. En résumé, les demandeurs affirment qu'aucun des éléments de preuve soumis à la CISR ne justifiait sa conclusion sur ce point.

[16]           3.      La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs n'étaient pas en mesure de soumettre des éléments de preuve clairs et convaincants au sujet de la capacité du Pakistan de les protéger contre la persécution ?

La CISR a invoqué d'autres motifs pour justifier sa conclusion que les demandeurs n'avait aucune raison objective de craindre d'être persécutés. Elle a en effet souligné que les demandeurs n'avaient pas fourni de preuve claire et convaincante que l'État ne les protégerait pas de la LMP et du SSP. Les demandeurs font valoir que cette analyse subsidiaire repose sur les conclusions que la CISR a tirées au sujet du nouveau gouvernement. Les demandeurs affirment donc que cette analyse subsidiaire est entachée des mêmes erreurs que celles qui ont déjà été relevées au sujet des prétentions relatives au « changement de circonstances » . Les demandeurs affirment que les conclusions de la CISR au sujet du nouveau gouvernement reposent uniquement sur les déclarations d'intention de ce dernier et que ces déclarations auraient dû être écartées comme de la pure propagande.


Prétentions et moyens du défendeur

[17]             1. Norme de contrôle

Le défendeur affirme que la Cour ne devrait intervenir dans la décision de la CISR que si elle est convaincue que la CISR a fondé sa conclusion sur des considérations non pertinentes ou si elle n'a pas tenu compte de certains éléments de preuve. Le défendeur affirme en outre que si le dossier permettait raisonnablement à la CISR de tirer les inférences et les conclusions qu'elle a tirées, la Cour ne devrait pas intervenir même si elle n'est pas d'accord avec ces inférences. Le défendeur invoque le jugement Miranda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 63 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.), à l'appui de ces arguments.

[18]       Le défendeur soutient que, pour donner ouverture à un contrôle judiciaire, une conclusion de fait présumément erronée doit être véritablement erronée et avoir été tirée de façon arbitraire sans égard à la preuve, et que la décision doit reposer sur cette conclusion erronée. Suivant le défendeur, aucune de ces trois conditions n'a été remplie en l'espèce. Le défendeur cite l'arrêt Rohm and Haas Co. of Canada c. Canada (Tribunal antidumping), (1978), 22 N.R. 175 (C.A.F.), le jugement Bhuiyan et al. c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 66 F.T.R. 310 C.F. 1re inst.) et l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7.


[19]       Le défendeur affirme de plus que la Cour ne devrait intervenir que si la décision de la CISR est manifestement déraisonnable ou si elle a été rendue « de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait » . À l'appui de cet argument, le défendeur cite les arrêts National Corn Grower's Association c. Tribunal canadien des importations, [1990] 2 R.C.S. 1324, W.W. Lester (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons, [1990] 3 R.C.S. 644, Grewal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1983] A.C.F. no 129, A-972-82 (23 février 1983) (C.A.F.) et Bhuiyan, précité. Le défendeur affirme par ailleurs que la norme de contrôle appropriée qui a été confirmée dans le jugement Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1999), 173 F.T.R. 280 (C.F. 1re inst.) est celle du caractère manifestement déraisonnable en ce qui concerne les décisions portant sur la question de savoir s'il existe plus qu'une simple possibilité que le revendicateur soit persécuté.

[20]             2. Norme de preuve

Le fait que la CISR a écrit qu'elle doutait sérieusement que le père avait beaucoup à craindre ne permet pas de penser, selon le défendeur, que la CISR a imposé un critère préliminaire plus exigeant. Le défendeur soutient qu'il était loisible à la CISR de conclure qu'elle avait des doutes sérieux au sujet des craintes du père. Le choix des mots employés implique uniquement que les doutes qu'elle avait étaient sérieux et non que les demandeurs devaient satisfaire à un critère plus exigeant. Suivant le défendeur, l'emploi des mots « grand-chose à craindre » n'implique pas que la CISR a imposé un critère plus exigeant. Suivant le défendeur, cette expression laisse plutôt entendre que les demandeurs avaient peu de raisons de craindre d'être persécutés.


[21]       Le défendeur affirme que les conclusions de la CISR doivent être examinées en fonction de la définition du terme « persécution » que notre Cour a énoncée. Pour qu'on puisse conclure à la persécution, il faut qu'il y ait eu infliction répétée d'actes de cruauté ou infliction systématique d'un châtiment au cours d'une période de temps déterminée. Un simple harcèlement ne suffit pas. À l'appui de cet argument, le défendeur invoque les arrêts Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.) et Olearczyk c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 18 (C.A.F.), ainsi que le jugement Murugiah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 230 (C.F. 1re inst.).

[22]             3. Changement de circonstances

Le défendeur affirme que le critère applicable en matière de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention dépend des circonstances au moment de l'audience. Le défendeur soutient que, pour répondre à la définition de réfugiés, les demandeurs doivent en l'espèce démontrer qu'ils risquent d'être persécutés s'ils retournent dans leur pays d'origine. Le défendeur cite les arrêts Yusuf c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1995), 179 N.R. 11 (C.A.F.), Mileva c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 398 (C.A.F.) et Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Paszkowska, (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 262 (C.A.F.) à l'appui de cet argument.


[23]       Le défendeur affirme par ailleurs que la question du « changement de circonstances » n'est pas une question de droit mais une question de fait. La situation qui existait au moment où les demandeurs se sont enfuis de leur pays est pertinente, mais seulement dans la mesure où les autres éléments de preuve présentés ne démontrent pas qu'ils n'ont plus raison de craindre d'être persécutés en raison des changements survenus. Le défendeur soutient que les changements qui sont survenus au Pakistan doivent être appréciés sur le plan des faits pour déterminer s'ils sont assez concrets et effectifs pour rendre la crainte véritable des demandeurs déraisonnable et sans fondement. Au soutien de cet argument, le défendeur invoque les arrêts Cuadra c. Canada (Solliciteur général), (1993), 157 N.R. 390 (C.A.F.), Ahmed, précité, et Rahman c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 487, A-1244-91 (14 mai 1993) (C.A.F.). Suivant le défendeur, la conclusion de la CISR n'était pas [TRADUCTION] « illogique » .

[24]             4. Protection de l'État

Le défendeur soutient qu'un des principes fondamentaux du régime international de protection des réfugiés est que ce régime se veut une « protection auxiliaire et supplétive » . Le défendeur cite les propos suivants du juge LaForest, à la page 709 de l'arrêt Canada (procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 :

Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu'on s'attend à ce que l'État fournisse à ses ressortissants. Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement. La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée. C'est pourquoi James Hathaway qualifie le régime des réfugiés de [TRADUCTION] « protection auxiliaire ou supplétive » fournie uniquement en l'absence de protection nationale; voir The Law of Refugee Status (1991), à la p. 135.


La Cour suprême du Canada a déclaré que, sauf dans le cas d'un effondrement complet de l'appareil étatique comme celui qui a été reconnu au Liban dans l'arrêt Zalzali c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 605 (C.A.F.), il y a lieu de présumer que l'État est en mesure de protéger le revendicateur du statut de réfugié. La Cour suprême a déclaré qu'autrement, le revendicateur « doit confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer sa protection » .

[25]          Le défendeur signale que la Cour d'appel fédérale a examiné plus à fond le critère applicable en matière de protection de l'État dans l'arrêt Kadenko c. Canada (Solliciteur général), (1996), 143 D.L.R. (4th) 532 (C.A.F.), aux pages 533 et 534 :

Dès lors, en effet, qu'il est tenu pour acquis que l'État (en l'espèce Israël) possède des institutions politiques et judiciaires capables de protéger ses citoyens, il est certain que le refus de certains policiers d'intervenir ne saurait en lui-même rendre l'État incapable de le faire. La réponse eût peut-être été différente si la question avait porté, par exemple, sur le refus de l'institution policière en tant que telle ou sur un refus plus ou moins généralisé du corps policier d'assurer la protection accordée par les institutions politiques et judiciaires du pays.

[...]

Lorsque l'État en cause est un état démocratique comme en l'espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l'État en cause : plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui (voir Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171, 176 (C.A.F.), approuvé par Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 725, 103 D.L.R. (4th) 1).


[26]            Le défendeur cite également l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F.) à l'appui de son argument que la protection de l'État ne peut pas, même dans le cas d'un État démocratique, toujours garantir la protection de ses ressortissants. Il ne suffit pas pour les demandeurs de se contenter de démontrer que leur gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger efficacement les personnes qui se trouvent dans leur situation. Le défendeur cite également l'arrêt Mendivil c. Canada (Secrétaire d'État), (1994), 167 N.R. 91 (C.A.F.) à l'appui de cet argument. Le défendeur cite le jugement Smirnov c. Canada (Secrétaire d'État), [1995] 1 C.F. 780 (C.F. 1re inst.) dans lequel le juge Gibson déclare ce qui suit :

Notre Cour ne devrait pas imposer à d'autres pays une norme de protection « efficace » que malheureusement la police de notre propre pays ne peut parfois qu'ambitionner d'atteindre.

[27]            La CISR s'est fondée sur les témoignages et sur la preuve documentaire qui lui avaient été présentés pour en arriver à sa conclusion que les demandeurs n'avaient pas présenté de preuve « claire et convaincante » de l'incapacité du Pakistan de les protéger. Le défendeur cite l'arrêt Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.), dans lequel la Cour a déclaré que « le fait que la Commission n'a pas mentionné dans ses motifs une partie quelconque de la preuve documentaire n'entache pas sa décision de nullité » . Dans le même ordre d'idées, le défendeur soutient que le fait que la CISR disposait d'autres éléments de preuve ne démontre pas qu'elle n'en a pas tenu compte ou qu'elle les a mal interprétés. Le défendeur affirme qu'il était loisible à la CISR de préférer les éléments de preuve documentaire objectifs au témoignage contestable et partial des demandeurs.

Questions en litige

[28]            1.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en imposant à Nafees Akbar Tariq une norme de preuve trop exigeante pour établir qu'il avait raison de craindre d'être persécuté au Pakistan ?

2.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les changements survenus dans la situation au Pakistan étaient « effectifs et durables » et qu'ils étaient de nature à supprimer le fondement objectif des craintes des demandeurs ?


              3.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs n'étaient pas en mesure de soumettre des éléments de preuve clairs et convaincants au sujet de la capacité du Pakistan de les protéger contre la persécution ?

Analyse et décision

[29]           1.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en imposant à Nafees Akbar Tariq une norme de preuve trop exigeante pour établir qu'il avait raison de craindre d'être persécuté au Pakistan ?

La CISR a déclaré ce qui suit dans sa décision :                                 

Puisque la LMP a été renversée et que ses dirigeants sont détenus, nous doutons beaucoup que celle-ci soit désormais en mesure de continuer à persécuter ses adversaires. Les membres de l'état-major de la LMP qui seraient en liberté sont beaucoup plus susceptibles de se préoccuper de sauver leur peau. Nous doutons donc beaucoup que le père ait grand chose à craindre de leur part actuellement.

Voici ce que la Cour d'appel fédérale a déclaré dans l'arrêt Ponniah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 241, à la page 245 :

Aux termes de la décision Adjei, un demandeur n'a pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. Il doit établir qu'il craint « avec raison » d'être persécuté ou qu'il existe une « possibilité raisonnable » de persécution.

Il ressort de la définition des expressions « avec raison » et « possibilité raisonnable » donnée dans la décision Adjei que celles-ci visent toute la zone contenue entre les limites supérieures et inférieures. L'exigence est moindre qu'une possibilité à 50 % (c.-à-d. une probabilité), mais supérieure à une possibilité minimale ou à un simple possibilité. Il n'y a pas d'exigence intermédiaire : entre ces deux limites, le demandeur craint « avec raison » .


Si, comme la Commission l'a écrit, le demandeur [TRADUCTION] « [...] peut faire face à plus qu'une simple possibilité [...] » de persécution, il a franchi la limite inférieure et a établi qu'il craignait « avec raison » d'être persécuté ou qu'il y avait une « possibilité raisonnable » de persécution.

J'accueille la demande fondée sur l'article 28 [de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C.. (1985), ch. F-7] et j'annule la décision rendue par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en date du 18 mai 1989. Je lui renvoie l'affaire pour réexamen par un nouveau tribunal.

En l'espèce, la Commission a affirmé qu'elle doutait sérieusement que le père avait grand-chose à craindre. Qu'est-ce que la Commission voulait dire par les mots « douter beaucoup » ? Voulait-elle dire que le demandeur faisait face à « plus qu'une simple possibilité » de persécution ? J'ignore ce que la Commission voulait dire, étant donné qu'elle n'a fourni aucune explication dans sa décision. Si l'expression « douter beaucoup » veut dire la même chose que « plus qu'une simple possibilité » , force est de constater que le demandeur a établi qu'il craint avec raison d'être persécuté ou qu'il y a une possibilité raisonnable qu'il soit persécuté. J'en conclus donc que la Commission a commis une erreur en ne précisant pas de façon claire quelle norme de preuve elle appliquait pour se prononcer sur le statut de réfugié des demandeurs.

[30]            2.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les changements survenus dans la situation au Pakistan étaient « effectifs et durables » et qu'ils étaient de nature à supprimer le fondement objectif des craintes des demandeurs ?

La Commission a tenu des audiences dans la présente affaire le 4 mai 1999 et le 28 octobre 1999. Le 12 octobre 1999, le gouvernement de la LMP du Pakistan, dirigé par le Premier ministre Nawaz Sharif, a été renversé à l'occasion d'un coup d'État.


[31]            La Commission a essentiellement conclu que, comme le gouvernement de la LMP avait été évincé du pouvoir et remplacé par un gouvernement militaire, les demandeurs n'avaient plus de raisons objectives de craindre d'être persécutés et que des changements concrets et effectifs s'étaient produits dans la situation du pays. Les déclarations suivantes sont extraites des divers articles qui ont paru après le coup d'État :

BBC News, 27 octobre 1999

[TRADUCTION]

Le Pakistan a été menacé d'expulsion du Commonwealth s'il ne donne pas à l'organisme un échéancier précis en vue du retour du pays à un régime démocratique.

[...]

Le général ne s'est pas vu fixer d'échéance précise en public pour la tenue d'un nouveau scrutin, mais la BBC croit comprendre qu'il a fait savoir au Commonwealth qu'il prévoit demeurer à la tête du pays pour au moins un an.

YAHOO News, 24 octobre 1999

[TRADUCTION]

Musharraf a déclaré il y a une semaine qu'il avait été forcé de prendre les choses en mains en raison du chaos économique et politique. Il s'est toutefois engagé à ce que le Pakistan retourne éventuellement à un régime démocratique et à instaurer une « véritable démocratie » et un gouvernement responsable.


La Commission a elle-même reconnu dans sa décision que les changements étaient seulement en voie de réalisation lorsqu'elle a déclaré que « le nouveau gouvernement militaire a établi son gouvernement » . Tout comme le juge Rothstein dans le jugement Magana c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 70 F.T.R. 136 (C.F. 1re inst.), et le juge Gibson dans le jugement Vodopianov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (20 juin 1995), A-1539-92, (C.F. 1re inst.), j'estime que la situation au Pakistan n'a pas fait l'objet de changements concrets et effectifs. Il n'est question dans la preuve documentaire que de changements prévus, ce qui peut facilement se comprendre, étant donné que le coup d'État ne remontait qu'à quelques jours. Je suis d'avis qu'il était nécessaire de procéder à une analyse plus approfondie des éléments de preuve relatifs aux changements survenus dans la situation au pays pour satisfaire à l'exigence suivant laquelle les changements doivent être suffisamment concrets et effectifs ou suffisamment importants, durables et effectifs pour rendre les craintes des demandeurs déraisonnables et, partant, sans fondement. Je conclus donc que la Commission a commis une erreur de droit.

[32]            3.     La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les demandeurs n'étaient pas en mesure de soumettre des éléments de preuve clairs et convaincants au sujet de la capacité du Pakistan de les protéger contre la persécution ?

Pour les mêmes motifs que ceux qui se rapportent à l'insuffisance des éléments de preuve tendant à démontrer que la situation au Pakistan a fait l'objet de changements effectifs, concrets et durables, je suis d'avis que la Commission a commis une erreur de droit en concluant que l'État est maintenant en mesure de protéger les demandeurs contre la persécution

[33]            La demande présentée par les demandeurs est accueillie et l'affaire est déférée à la Commission pour réexamen par une autre formation.


[34]            Aucune des deux parties n'a demandé qu'une question soit certifiée en vertu de l'article 83 de la Loi.

ORDONNANCE

[35]            La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l'affaire est déférée à la Commission pour être réexaminée par une autre formation.

                                                                                 « John A. O'Keefe »             

                                                                                                             Juge

Ottawa (Ontario)

Le 29 mai 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL. L., Trad. a.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                  IMM-559-00

INTITULÉ DE LA CAUSE : Tariq et autres c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                  Le 4 janvier 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DU JUGE O'KEEFE

EN DATE DU :                                     29 mai 2001

ONT COMPARU

Me Paul VanderVennen                                                     POUR LES DEMANDEURS

Me Marcel Larouche                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

VanderVennen Lehre                                            POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]            Pièce R-6.

[2]            Ibid.

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