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Date : 20000327

Dossier : IMM-742-00

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2000

EN PRÉSENCE DU JUGE PELLETIER

ENTRE :

EDUARDO MANUEL MELO

demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER

[1]         Eduardo ( « Eddie » ) Melo, un ancien champion de boxe canadien qui réside au Canada depuis 33 ans, fait l'objet d'une mesure d'expulsion vers son pays natal, le Portugal, en raison de ses activités criminelles. Il a un long et impressionnant dossier judiciaire qui remonte à 1979, qui inclut des voies de fait causant des lésions corporelles, des coups et blessures, le port d'une arme dissimulée, des voies de fait graves et la fraude. À un certain moment, il comptait apparemment dans ses amis des membres des syndicats du crime organisé, comme Frank Cotroni. Encore aujourd'hui, certaines questions à propos de ses opérations financières demeurent sans réponse.


[2]         Mais Eddie Melo n'est pas seulement un criminel. Il est le père de deux adolescentes qui résident avec leur mère en Colombie-Britannique, à qui il rend visite à tous les mois et à qui il parle fréquemment au téléphone. Il est aussi le père d'Eduardo, trois ans, né de sa relation avec Rhonda Sullivan. Il est un fils, un frère, un oncle et un cousin, dans une famille étendue et prospère, dont les membres ont comparu devant la Cour lors de l'audition de la présente demande et fourni des preuves écrites du soutien qu'ils lui accordaient. Son ancienne épouse et ses filles ont fait le voyage de la Colombie-Britannique pour assister à l'audition de la présente demande. Elles l'ont fait en dépit du fait qu'en décembre 1998, il a menacé son ancienne épouse de lui infliger des blessures corporelles au point qu'elle a tenté d'obtenir une ordonnance lui enjoignant de ne pas troubler l'ordre public en vertu de l'article 810 du Code criminel. Elle dit aujourd'hui qu'il s'agissait d'un incident isolé et qu'elle n'a pas peur de lui. Ses filles, qu'il a déjà agressées, sont désemparées à l'idée d'une possible séparation permanente d'avec leur père.

[3]         Il est clair qu'Eddie Melo est un homme dont la personnalité a plusieurs facettes. Advenant qu'il soit expulsé, ce n'est pas seulement le criminel qui partira, mais le père, le fils, l'associé, le frère, le cousin. Quelle que soit la querelle entre notre société et le premier, elle n'a rien contre les autres. Il ne s'agit pas d'un problème unidimensionnel. Mon rôle n'est pas de décider si Eddie Melo sera expulsé. Cette question a été tranchée quand un arbitre a décidé en 1994 que ses condamnations au criminel et les autres circonstances étaient telles qu'il devrait être expulsé et a rendu une ordonnance à cet effet, encore en vigueur. Mon rôle est de décider si Eddie Melo sera expulsé immédiatement, avant que le contrôle judiciaire de sa requête infructueuse pour réexamen de l'ordonnance d'expulsion soit entendu.


[4]         Cela nous amène à considérer deux questions. La première est de savoir si la décision dans Shchelkanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 496 (C.F. 1ère inst.) s'applique dans le présent cas; la deuxième est de savoir, dans le cas où Shchelkanov ne dicte pas le résultat, s'il a été satisfait au critère en trois étapes de l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.).

[5]         En ce qui concerne Shchelkanov, il est nécessaire de faire état du contexte procédural de la présente demande. Comme il a déjà été mentionné, un arbitre a rendu une ordonnance d'expulsion contre M. Melo en 1994. Un appel a été formé contre cette ordonnance devant la Section d'appel de l'immigation le 20 août 1997, qui l'a rejeté. Monsieur Melo a été autorisé à demander le contrôle judiciaire du rejet de l'appel, mais le juge qui a entendu la demande de contrôle judiciaire l'a rejetée, le 18 décembre 1998. L'ordonnance d'expulsion est demeurée valide et en vigueur tout au long ces instances. Le 30 septembre 1999, M. Melo a déposé une demande en réouverture de l'appel formé contre l'ordonnance d'expulsion. Cette demande a été rejetée le 21 janvier 2000. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été déposée le 16 février 2000. Entre-temps, les représentants du défendeur ont fait le nécessaire pour que M. Melo soit expulsé le 28 mars. Il n'a pas encore été statué sur la demande d'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire.

[6]         Dans Shchelkanov, M. le juge Strayer a soutenu que la Cour n'avait pas compétence pour surseoir à l'exécution d'une ordonnance d'expulsion valide pendant qu'une autre instance était en cours et que la question de la validité de l'ordonnance d'expulsion n'y était pas en cause :


Me fondant donc sur la définition du pouvoir en question que renferme l'article 18.2, je ne crois pas qu'il soit « indiqué » de surseoir à l'exécution d'une mesure valide prise par un arbitre en vertu des articles 27 et 32.1 et de le faire au motif que la Cour se trouve saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la prétendue omission du ministre de prendre une décision en vertu du paragraphe 114(2), lors même que la prise régulière de cette décision ne constituerait pas un préalable juridique de l'exécution de ladite mesure.

[7]         La Section de première instance a souvent délibéré sur cette question, les juges devant composer tant bien que mal avec les conséquences de cette prise de position. L'affaire Shchelkanov correspond à la position adoptée par la Cour d'appel fédérale alors que c'était à elle de traiter de ces questions. Akyampong c. M.E.I. (1992), 18 Imm. L.R.(2d) 18. Néanmoins, certains juges de la Section de première instance ont adopté la position contraire, soit en se fondant sur les termes employés à l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, soit en concluant que la contestation d'une procédure indirecte pouvait être interprétée comme étant une contestation de l'ordonnance d'expulsion. Pour fins d'étude, voir Muncan c. Canada, [1998] A.C.F. no 248. La question était suffisamment problématique pour que le juge Noël (tel était alors son titre) conclue dans Paul c. Canada, [1993] A.C.F. no 63, qu'il n'avait pas compétence pour surseoir à une ordonnance d'expulsion qui n'était pas elle-même contestée, mais quelques mois plus tard, dans Bal c. Canada, [1993] A.C.F. no 319, il a conclu qu'il devait s'approprier cette compétence jusqu'à ce que la question soit tranchée :

Lorsqu'il subsiste un doute quant à la compétence de la Cour d'accorder une réparation, et qu'il semblerait dans l'intérêt de la justice de l'accorder, j'estime que l'on devrait trancher le doute en faveur de la partie qui demande la réparation. Le contraire priverait cette dernière d'une réparation dans l'hypothèse nécessaire que ceux qui se sont reconnus compétents pour l'accorder avaient tort. Je crois que l'on doive faire l'hypothèse contraire tant que la Cour d'appel n'aura pas décidé autrement, le cas échéant.


[8]         Quelle qu'ait été la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Akyampong, précitée, cet arrêt n'a pas été suivi et son autorité est donc mise en doute. Les diverses théories sur la source de la compétence de la Cour pour surseoir à une ordonnance d'expulsion en attendant qu'une décision soit rendue dans une procédure indirecte doivent demeurer des théories jusqu'à ce que la Cour d'appel tranche la question directement, si elle peut le faire, ou indirectement si elle a l'occasion d'apprécier la portée de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale dans une autre affaire. Le côté humanitaire et le bon sens de l'approche du juge Noël s'imposent à moi et je les fais miens. Je suis d'avis, avec égards, que l'arrêt Shchelkanov et les autres décisions qui l'ont suivi ne m'empêchent pas de surseoir à l'ordonnance d'expulsion même si elle n'est pas elle-même en cause.

[9]         La prochaine série de questions concerne l'application du critère en trois étapes de l'arrêt Toth c. Canada. La première question est de savoir si l'affaire soulève une question grave devant être tranchée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. L'avocate du demandeur dit qu'il y a plusieurs questions graves, la première étant celle de déterminer la nature de la preuve qui doit être examinée lors d'une demande en réouverture d'un appel. L'avocate du défendeur dit qu'il y a longtemps que la question a été réglée. La question se pose parce que le membre de la Section d'appel de l'immigration ( « SAI » ) qui a entendu la demande en réouverture a refusé de tenir compte d'éléments de preuve qui, selon lui, auraient pu être présentés lors de l'appel initial s'il avait été fait preuve de diligence raisonnable. Dans le cas de rapports médicaux qui n'existaient pas au moment de l'audition initiale, le membre a conclu que la preuve médicale aurait pu être présentée lors de l'audition initiale s'il avait été fait preuve de diligence raisonnable et que de toute manière, cela ne constituait pas une nouvelle preuve qui aurait raisonnablement pu amener la SAI à modifier sa décision.


[10]       Après avoir lu la décision de Daniele D'Ignazio, le membre de la Section d'appel de l'immigration qui a entendu la demande en réouverture de l'appel, et la critique qu'en fait le demandeur dans son mémoire des faits et du droit, je suis d'avis que la demande n'a pas pour objet la question du critère appliqué par le membre, mais plutôt la façon dont elle a appliqué le critère. Dans la plupart des cas, la conclusion du membre a été que la preuve n'était pas différente de celle présentée à l'audience, ou, lorsque la preuve était différente, que l'exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire aurait pu permettre la présentation de cette preuve. Dans le cas de la preuve médicale, quelle qu'ait été la nouvelle preuve, elle n'a pas convaincu le membre que cela aurait pu raisonnablement amener la SAI à modifier sa décision. J'estime que cet aspect de la demande ne soulève pas de question grave.

[11]       Le demandeur allègue aussi que le membre a utilisé des critères différents pour apprécier la pertinence de la preuve considérée comme nouvelle. Le critère approprié, selon l'avis de tous, est celui de savoir s'il y a une possibilité raisonnable que la nouvelle preuve puisse amener la SAI à modifier sa décision initiale. Le demandeur soutient qu'un critère différent a été appliqué, car le membre parle d'une possibilité raisonnable que la preuve oblige la SAI à modifier sa décision. Cela se rapporte aux arguments formulés par le demandeur et non à la question de l'appréciation de la preuve. Une objection a aussi été soulevée par rapport à la preuve de la non-association du demandeur avec certains individus, qui devrait faire naître une possibilité raisonnable ou une probabilité que la preuve oblige la SAI à modifier sa décision. Voici le libellé du paragraphe en question :


[traduction] Comme telles, les affirmations renouvelées du demandeur selon lesquelles il n'est plus impliqué d'aucune façon avec les personnes en question ne peuvent être interprétées comme de nouveaux renseignements qui pourraient mener à la conclusion qu'il y a une possibilité raisonnable ou une probabilité que cette preuve puisse amener la SAI à modifier sa décision. De plus, la seule affirmation du demandeur qu'il a rompu ses liens avec les personnes impliquées dans le crime organisé n'est pas suffisante pour faire naître une possibilité raisonnable ou une probabilité que la SAI modifie son appréciation des circonstances de l'affaire.

[12]       L'utilisation du mot probabilité conjointement avec le mot possibilité n'a pas pour effet de faire passer le fardeau de possibilité à probabilité, comme cela aurait pu être le cas si seul le mot probabilité avait été utilisé. Bien qu'il ne m'appartienne pas de trancher ces questions, la question soulevée doit être grave. Je ne pense pas que ce soit le cas en l'espèce.

[13]       Une objection est aussi soulevée quant à la conclusion selon laquelle le demandeur n'a pas été privé de ses droits. Comme il s'agit d'une remarque liée à l'examen de l'affaire dans son ensemble, il ne s'agit pas tant de la question du critère appliqué que d'une appréciation de l'équité du processus. Il en découle qu'aucune question grave ne ressort de l'utilisation alléguée de différents critères pour déterminer si une nouvelle preuve pourrait mener à la réouverture de l'appel.


[14]       Le demandeur soulève, en tant que questions graves, plusieurs erreurs de droit qui auraient été commises. La première question porte sur la déclaration du membre selon laquelle les deux dernières condamnations du demandeur ont confirmé une grave tendance que le tribunal initial avait constatée. Cette déclaration fait l'objet d'une note en bas de page qui renvoie à un passage de la décision initiale qui traite du passé criminel du demandeur. Bien que les mots [traduction] « inquiétante tendance » ne soient pas utilisés, il est clair que le tribunal initial s'est préoccupé du schème des infractions commises par le demandeur. L'appréciation du caractère des deux dernières infractions commises par le demandeur ne soulève pas de question grave.

[15]       Le demandeur dit que le membre D'Ignazio a commis une erreur de droit en faisant un commentaire au sujet du rejet, par le tribunal initial, du témoignage du demandeur selon lequel il n'avait plus de contact avec certains individus. Cela est suivi d'une citation tirée de la décision originale : [traduction] « malgré sa dénégation du fait qu'il soit fortement impliqué avec la mafia, un lien fraternel a été forgé avec ses soi-disant compadres, un lien que le demandeur ne briserait pas, ne brisera pas ou peut-être même ne pourrait pas briser. » La preuve présentée à l'audience initiale était que bien que le demandeur ait conservé des liens d'amitié avec des criminels connus, il n'était pas impliqué avec eux dans des activités criminelles. La preuve présentée dont disposait le membre D'Ignazio établissait que le contact avec les individus en question avait été rompu, en raison du fait qu'ils étaient emprisonnés ou en raison de différends entre eux. Dans chaque cas, l'affirmation qu'il n'y avait aucune association à des fins criminelles n'avait rien de nouveau. Cela précédait une déclaration selon laquelle la simple affirmation de la rupture du contact n'était pas suffisante pour soulever une possibilité raisonnable ou une probabilité que la SAI modifie son appréciation des faits. Bien que l'affirmation en cause se trouve dans un affidavit et que par conséquent elle soit plus qu'une [traduction] « simple affirmation » , elle est quand même assujettie à l'appréciation du tribunal, qui l'a effectivement appréciée. Voir Martin c. Canada, [1997] A.C.F. no 1779.


[16]       Le dernier élément qui, allègue-t-on, constituerait une question grave à trancher est le défaut du membre D'Ignazio d'examiner correctement l'intérêt des enfants impliqués dans cette malheureuse saga. Cette question se pose en raison de l'arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817, dans lequel la Cour a conclu qu'à l'occasion d'une demande d'obtention du droit d'établissement, le décideur devait être réceptif, attentif et sensible à l'intérêt des enfants, bien que ces intérêts ne dictent pas nécessairement un résultat déterminé. L'arrêt Baker s'appliquerait en l'espèce parce que la décision est une décision discrétionnaire fondée sur des considérations d'ordre humanitaire, tout comme la demande dans Baker. Le membre D'Ignazio a conclu qu'un changement du droit n'était pas un motif de réouverture d'un appel et que de toute manière, l'intérêt des enfants avait été considéré.

[17]       Dans l'arrêt Grewal c. M.E.I., [1985] 2 C.F. 263, la Cour d'appel fédérale a accueilli une demande de prorogation du délai de présentation d'une demande de contrôle judiciaire sur le fondement d'un changement du droit à la suite d'une décision de la Cour suprême du Canada qui a eu pour effet de changer la position en droit du demandeur à un point tel que la Cour elle-même a qualifié la décision à rendre de « simple formalité » . Cependant, dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Levac, [1992] A.C.F. no 618, la Cour d'appel fédérale a conclu qu'une cour n'était pas tenue de rouvrir une instance terminée, à l'égard de laquelle un jugement n'avait pas encore été rendu, pour permettre aux parties de présenter des observations relatives à une décision d'une juridiction supérieure qui pourrait changer leur position :


On peut répondre en peu de mots à la prétention du requérant. Je ne crois pas qu'un tribunal administratif ou une cour de justice puisse être strictement tenu de recevoir de nouvelles observations des parties à un litige parce que la décision rendue par une juridiction supérieure après l'audience pourrait influencer sa décision. Il peut être utile et plus prudent de le faire mais j'estime qu'il s'agit d'une question purement discrétionnaire, surtout en l'absence de toute demande de la part des parties.


[18]       Ni l'une ni l'autre de ces affaires ne traite directement du point soulevé en l'espèce. L'arrêt Grewal traite des circonstances dans lesquelles une prorogation de délai sera accordée et il conclut qu'un changement du droit constitue l'une de ces circonstances. L'arrêt ne traite pas de l'effet d'un changement du droit sur la demande initiale. La décision Levac traite de la réouverture d'une instance avant que le jugement soit rendu, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Le défendeur fait ressortir que si un changement du droit constitue un motif de réouverture, il n'y aurait pas de finalité dans l'application du droit, pas même à la Cour suprême du Canada. La présente affaire ne porte pas sur la question d'un appel fondé sur un changement du droit, comme l'envisage le défendeur. L'appel porte sur la compétence en equity qui se prolonge dans le temps de la Section d'appel de l'immigration de réouvrir un appel. La question est de savoir si cette compétence en equity inclut la considération des changements du droit. De plus, si le membre D'Ignazio était tenue d'appliquer l'arrêt Baker lors de la demande de réexamen, il y a une possibilité raisonnable que cela pourrait amener la SAI à réexaminer sa décision vu que l'intérêt des enfants n'avait pas été considéré dans la décision initiale du tribunal. À cet égard, je ne suis pas d'accord avec l'affirmation du membre D'Ignazio selon laquelle l'intérêt des enfants a été considéré. Pour soutenir sa position, le membre D'Ignazio renvoie à deux passages de la décision initiale. Dans le premier passage, on fait allusion aux enfants dans la description de la situation familiale du demandeur. Dans le deuxième, on fait allusion à tous les membres de la famille à qui manquerait M. Melo advenant qu'il soit expulsé. Voilà dans quelle mesure l'intérêt des enfants a été considéré. Une approche plus réceptive, attentive et sensible à l'intérêt des enfants pourrait mener à un résultat différent, mais pas nécessairement. C'est la possibilité d'une différence qui est primordiale. Par conséquent, je suis d'avis qu'il y a une question grave à trancher.

[19]       La question du préjudice irréparable, dans cette affaire comme dans tant d'autres, ne dépend pas de la possibilité d'un préjudice physique grave qui pourrait être infligé au demandeur. S'il est expulsé, il sera renvoyé dans un pays d'Europe occidentale qui est en quelque sorte une destination vacances. Il ne s'agit pas d'un endroit où il y a des ennemis ou des agents de persécution qui l'attendent. Le préjudice irréparable, s'il y a lieu, a trait à la situation du demandeur et de son entourage.


[20]       Comme je l'ai déjà mentionné dans un autre contexte[1], il y a des précédents à la Cour d'appel fédérale selon lesquels un préjudice lié aux intérêts économiques ou autres du demandeur peut satisfaire à l'exigence du critère du préjudice irréparable. En l'espèce, le demandeur perdra un emploi de loin meilleur que tous ceux qu'il a pu obtenir auparavant, qui lui permet de subvenir aux besoins de sa présente famille et aussi de contribuer, pour un montant qui n'est pas divulgué, au soutien de ses filles. Il y a aussi la question de l'effet de son expulsion sur son traitement en cours. Son psychiatre a témoigné que la perte des structures de soutien mises en place pour M. Melo au Canada pourrait bien avoir comme résultat la perte des progrès réalisés grâce à la thérapie au cours d'une longue période. Enfin, il y a l'impact du départ de M. Melo sur ses filles. La preuve établit qu'elles seront consternées. Elles auront éventuellement à faire face à cet événement malheureux, étant donné que rien ne garantit qu'un réexamen de l'appel mènera à un résultat différent. Rhonda Sullivan a dit dans son affidavit qu'elle et Eduardo accompagneront M. Melo s'il advenait qu'il soit expulsé, ce qui a pour effet de ne soulever aucune question quant à l'effet que pourrait avoir l'expulsion sur eux.

[21]       Ce sont là les conséquences déplaisantes et désagréables d'une expulsion. Mais pour que l'expression « préjudice irréparable » conserve un peu de sens, elle doit correspondre à un préjudice au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d'expulsion. Être expulsé veut dire perdre son emploi, être séparé des gens et des endroits connus. L'expulsion s'accompagne de séparations forcées et de coeurs brisés. Il n'y a rien de plus dans la situation de M. Melo que les conséquences normales d'une expulsion. Il ne s'agit pas de l'expulsion d'une femme de 73 ans qui s'est occupée de son mari âgé, qui à son tour s'est occupé d'elle, comme c'était le cas dans Belkin, précitée. Il ne s'agit pas non plus de l'expulsion d'une personne qui est le seul soutien d'un grand-parent aveugle et malade, comme c'était le cas dans Richards c. Canada[2]. Monsieur Melo n'est pas renvoyé dans un endroit aussi inhospitalier que l'Albanie avec son jeune enfant, comme c'était le cas pour M. Abazi[3]. Aussi triste que soit la situation, elle n'entraîne pas de conséquences autres que les conséquences inhérentes à l'expulsion.


[22]       Si je n'avais pas conclu que la question grave à trancher dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire était celle de l'importance à accorder à l'intérêt des enfants de M. Melo pour ce qui est de la demande en réouverture de l'appel, l'affaire serait réglée. La demande de sursis serait rejetée. Mais si cela se produisait, l'intérêt des enfants serait affecté avant qu'un jugement devant porter sur leur intérêt ne soit rendu. Cela rendrait effectivement le contrôle judiciaire sans effet. Les circonstances ressemblent à celles de l'affaire Suresh c. Canada, [1999] 4 C.F. 206, [1999] A.C.F. no 1180, dans laquelle le juge d'appel Robertson a conclu que la perte de l'avantage de pouvoir présenter une demande pouvait causer un préjudice irréparable au sens du critère en trois volets de l'arrêt Toth. Pour que la demande de contrôle judiciaire ait un quelconque effet, le statu quo doit être maintenu. Bien que l'avantage en question puisse sembler être un avantage pour les enfants, il s'agit aussi d'un avantage pour M. Melo. Je suis d'avis que la perte de l'avantage de pouvoir présenter la demande de contrôle judiciaire constitue un préjudice irréparable aux fins de la présente demande.

[23]       Le dernier facteur est celui de la prépondérance des inconvénients. Je suis d'avis que les 33 années de résidence au Canada de M. Melo font pencher la balance en sa faveur. Pour le meilleur et pour le pire, il a vécu parmi nous pendant cette période de temps. Il semble s'être amélioré. Pour autant que cela dure, il lui sera permis de rester jusqu'à ce que sa demande soit entendue et qu'une décision soit rendue.


[24]       J'ordonne donc qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion prise contre M. Melo. Mais comme je l'ai déjà mentionné, cela est conditionnel au fait que M. Melo ne doit pas troubler l'ordre public. Par exemple, je prends très au sérieux l'incident survenu en décembre 1998 où M. Melo a menacé son ancienne épouse de lui infliger de graves blessures corporelles. Une telle conduite est inacceptable, comme l'est toute autre récidive criminelle d'une personne qui affirme avoir changé. Le sursis qui sera accordé sera assujetti à une condition selon laquelle le ministre a l'autorisation de demander à tout juge de la Cour d'annuler le sursis dans le cas où M. Melo serait accusé d'une infraction criminelle avant l'expiration du sursis. De plus, étant donné qu'il est dans l'intérêt de tous de résoudre cette affaire le plus rapidement possible, j'examinerai la demande d'autorisation aussitôt que le dossier sera complet, à moins que le défendeur, à la lumière de mes conclusions portant sur la question grave, consente à ce qu'il soit disposé de la demande d'autorisation sur la base de la preuve déjà au dossier, sans préjudice à son droit de déposer des éléments de preuve pour l'audition de la demande de contrôle judiciaire elle-même.

ORDONNANCE

J'ordonne qu'il soit sursis à la mesure d'expulsion prise contre Eduardo Manuel Melo jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue à l'égard de sa demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, sous réserve que le ministre défendeur a cependant l'autorisation de demander à tout juge de la Cour d'annuler le sursis accordé dans le cas où Eduardo Manuel Melo serait accusé d'une infraction criminelle avant l'expiration du sursis.

          « J.D. Pelletier »          

Juge                  

Traduction certifiée conforme

Martin Desmeules, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                           IMM-742-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Eduardo Manuel Melo c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa et Toronto par voie de téléconférence

DATE DE L'AUDIENCE :                            27 mars 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :      Le juge Pelletier

EN DATE DU :                                               27 mars 2000

ONT COMPARU:

Mme B. Jackman                                                            POUR LE DEMANDEUR

Mme Zoric                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Jackman, Waldman & associés                         

Toronto (Ontario)                                                          POUR LE DEMANDEUR

M. Morris Rosenberg                                                   

Ministère de la Justice                                        POUR LE DÉFENDEUR



[1]            Belkin c. Canada, [1999] A.C.F. no 1159.

[2]            [1999] A.C.F. no 890.

[3]            Abazi c. Canada, non publiée, IMM-6259-99

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