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Date: 19980703


Dossier: T-1064-97

Entre :

     GROUPE TREMCA INC.

     et

     JAGNA LIMITED

     Demanderesses

     ET

     TECHO-BLOC INC.

     Défenderesse

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ME RICHARD MORNEAU, PROTONOTAIRE:

Introduction

[1]      En 1990, le vice-président de la défenderesse a consulté relativement au brevet en litige un agent de brevet relié à la firme d'avocats représentant les demanderesses dans la présente action.

[2]      Une personne raisonnablement informée des faits entourant cette consultation ainsi que de l'historique des litiges entre les présentes parties conclurait-elle que les procureurs des demanderesses sont en conflit d'intérêts dans la présente action et qu'ils doivent en conséquence être déclarés inhabiles à continuer d'occuper pour leurs clientes?

Les faits

[3]      Dans la présente cause, les demanderesses poursuivent la défenderesse en contrefaçon du brevet canadien 1,182,295 (ci-après "le brevet 295"), propriété de la demanderesse Jagna Limited. Groupe Tremca Inc. détient une licence d'exploitation du brevet 295 pour le territoire de la Province de Québec.

[4]      Le brevet 295 couvre un bloc de remblais qui est généralement incorporé dans les systèmes de murs de soutènement.

[5]      Il est important de noter pour saisir les faits relatés ci-dessous que ce n'est que depuis septembre 1996 que Jagna Limited est propriétaire du brevet 295. Auparavant, soit depuis à tout le moins 1985, ce brevet était détenu par Risi Stone Ltd. Cette dernière corporation était l'affaire des frères Antonio et Angelo Risi. Ceux-ci sont les inventeurs du bloc couvert par le brevet en litige.

[6]      Quant à la défenderesse TECHO-BLOC, elle oeuvre dans le domaine du développement, fabrication et vente, à des réseaux de distribution ou à des paysagistes, de blocs pour pavé uni ou murs de soutènement.

[7]      En tout temps pertinent aux fins des présentes, c'est M. Charles Ciccarello (ci-après "Ciccarello"), son vice-président, qui a agi pour elle.

     Rencontres entre Angelo Risi et Ciccarello

[8]      Tel que nous le verrons plus loin, Ciccarello en viendra à consulter M. Antoine Gauvin, un agent de brevet relié aux procureurs des demanderesses. Toutefois, cette consultation sera mue par une ou des rencontres précédentes tenues entre M. Angelo Risi (ci-après "Risi") et Ciccarello.

[9]      La preuve sur le contenu des rencontres entre ces deux personnes varie quelque peu entre les parties. Toutefois, et même si le fardeau d'établir ces éléments factuels préliminaires revient à la défenderesse, je retiendrai lorsque cela sera possible la version des faits avancée par elle et son procureur tout en notant les nuances nécessaires.

[10]      Selon la défenderesse, il y aurait eu principalement une rencontre entre Risi et Ciccarello, et ce, au printemps de 1990. Au cours de celle-ci, Ciccarello aurait discuté de la possibilité d'obtenir de Risi une licence pour la fabrication et la vente d'un bloc connu sous le nom de OMNI. (On retiendra que ce bloc sert, tout comme les autres blocs mentionnés aux présents motifs, sauf indication contraire, dans la mise en place de murs de soutènement aux fins de paysagement.)

[11]      Durant cette rencontre, Risi aurait remis à Ciccarello deux échantillons du bloc OMNI ainsi qu'un dessin de ce bloc.

[12]      Signalons en passant que Ciccarello n'a pas produit en preuve ces échantillons ou ce dessin. On doit comprendre de la preuve que ce que Ciccarello aurait conservé de cette rencontre avec Risi s'est retrouvé éventuellement dans le dossier de l'agent de brevet. Or, ce dossier lui est en preuve et il ne contient pas d'échantillons ou de dessin du bloc OMNI. Il ressort que le seul dessin qu'il recèle en est un d'un bloc connu comme le bloc HESS. Les plans ou dessin de ce bloc HESS se trouvent produits en preuve, du moins en partie, par Risi.

[13]      Toujours durant cette rencontre entre Risi et Ciccarello, Risi aurait mentionné que le bloc OMNI était couvert par l'un de ses brevets canadiens sans mentionner lequel. Il aurait néanmoins mentionné à Ciccarello l'existence du brevet 295.

[14]      Devant l'incertitude quant à savoir si le bloc OMNI était couvert par le brevet 295, Ciccarello aurait décidé vers le début de mois de juillet 1990 de consulter le cabinet Robic, agents de brevet, afin d'obtenir un avis à cet égard.

[15]      Il fut concédé par les procureurs des demanderesses que la firme Robic et la firme de procureurs Léger, Robic, Richard ne font qu'une pour les fins des présentes.

     Rencontres entre Antoine Gauvin et Ciccarello

[16]      Tel que mentionné précédemment, l'agent rencontré chez Robic fut M. Antoine Gauvin (ci-après "Gauvin").

[17]      Il est ici crucial pour les fins de notre analyse ultérieure de préciser la nature et le degré de confidentialité de l'information qu'aurait transmise Ciccarello à Gauvin.

[18]      Il y aurait eu apparemment trois rencontres entre ces derniers. Les deux premières rencontres auraient pris place au début et à la fin respectivement de juillet 1990. Une dernière rencontre se serait tenue le 19 septembre 1990. C'est lors de la première de ces rencontres que Ciccarello aurait remis à Gauvin les plans du bloc OMNI.

[19]      Lors du contre-interrogatoire sur son affidavit daté du 25 février 1998 qui fut soumis à l'appui de la requête à l'étude, Ciccarello a été amené à préciser avec soin les renseignements qu'il aurait transmis à Gauvin au terme de leurs trois rencontres.

[20]      Il s'ensuit que les renseignements transmis par Ciccarello se résument comme suit:

     i)      Techo Bloc fabrique des blocs de pavé;
     ii)      Techo Bloc fabrique un vieux modèle de blocs de rétention, le TALUS;
     iii)      Techo Bloc voulait commencer la fabrication du OMNI bloc;
     iv)      Techo Bloc considérait la possibilité de signer une entente de licence avec Risi Stone Ltd. relativement au bloc OMNI.

[21]      Voici, aux pages 66 à 68 des notes sténographiques de cet interrogatoire, les paroles précises de Ciccarello:

                      Up to that point, when you saw Mr. Gauvin with the license, that was on September nineteenth (19th), your last meeting, you had told Mr. Gauvin -- let me summarize and tell me if I'm missing something ...                 
                 A.      Yes.                 
                 Q.      ... the following; one, that your company makes paving blocks; correct?                 
                 A.      Yes.                 
                 Q.      Two, that your company made the Talus block, which is a retaining wall block; correct?                 
                 A.      Yes.                 
                 Q.      Thirdly, it wanted to make the Omni block; correct?                 
                 A.      Yes.                 
                 Q.      Fourthly, you were considering entering into a license with Risi on the Omni block, if it was necessary or if you were satisfied that there was a number and so on; correct?                 
                 A.      Yes, at that time, yes.                 
                 Q.      Is there any other information that you provided him that doesn't fall into one of those categories?                 
                 [...]                 
                 Q.      Is there anything else? Take your time ...                 
                 [...]                 
                 Q.      I know, but in terms of information that you received?                 
                 A.      Well, that's the information I received.                 
                 Q.      I know, I'm sorry, information you gave to Gauvin. I summarized it fairly a minute ago; correct?                 
                 A.      Yes.                 

[22]      De l'aveu même de Ciccarello, tous ces renseignements étaient du domaine public en juin 1993 lorsqu'une action similaire à la présente fut entreprise contre la défenderesse ("l'action de 1993", infra, paragraphe 27). L'extrait suivant en page 82 des notes sténographiques le confirme:

                 Q.      Now, we agree that everything you told Mr. Gauvin, those five or six points we've mentioned before, about your business strategy, the products you were going to put into market, the products you were making and so on, the fact that you wanted to sign a license, by the time we sued in nineteen ninety-three (1993), all that was already known in the public; correct?                 
                 A.      ...                 
                      [Le procuteur de la défenderesse]:                 
                      He answered that question, he said yes.                 

[23]      Quant aux renseignements qui auraient transité dans l'autre sens, soit de Gauvin vers Ciccarello, on peut retenir que Gauvin aurait donné à Ciccarello son avis quant à la portée de l'invention couverte par le brevet 295 et quant au fait qu'à son avis le bloc OMNI n'était pas couvert par ce même brevet.

[24]      Gauvin aurait été également amené à déconseiller Ciccarello sur un projet de licence que Risi aurait remis à Ciccarello au terme de leur rencontre.

     Production des blocs TECHO et l'action de 1993

[25]      Ciccarello ne poursuivra pas ses pourparlers avec Risi et il ne signera donc pas avec lui une licence d'exploitation pour le bloc OMNI.

[26]      Il ressort que la défenderesse a plutôt choisi à partir du début du printemps de 1991 d'entamer la production et la vente de blocs, appelés TECHO 1 et TECHO II (ci-après "les blocs TECHO"). On retient que les différentes caractéristiques des blocs TECHO sont similaires à celles que l'on retrouve chez le bloc OMNI.

[27]      Cette production entraîna le 25 juin 1993 le dépôt contre la défenderesse d'une action de la part de la co-demanderesse, Groupe Tremca Inc., et de Risi Stone Systems Inc. pour contrefaçon du brevet 295 (dossier T-1572-93, ci-après "l'action de 1993").

[28]      Il appert de la preuve au dossier que dès le tout début de cette action, la défenderesse avait étudié la possibilité de faire déclarer inhabile la firme Léger, Robic, Richard pour - et c'est ce que j'ai été amené à comprendre - essentiellement le même motif que celui soulevé dans la présente action, à savoir le fait que Gauvin avait été amené à donner son avis sur la portée du brevet 295.

[29]      En effet, dans une lettre datée du 20 juillet 1993 et adressée à Ciccarello, son procureur de l'époque indique ce qui suit:

                 Léger, Robic, Richard also deny that they are in a conflict of interest position, even though they have both represented Risi and opined in respect to your own blocks vis-à-vis the Pavestone blocks prior to your deciding to enter into the License Agreement with Pavestone Plus.                 
                 We are considering this matter further and will communicate with you again this week in more detail as to what we recommend in the circumstances.                 

[30]      La suite qui fut donnée ultimement par la défenderesse à ce constat de conflit potentiel se trouve précisée comme suit par Ciccarello au paragraphe 7ième de son affidavit daté du 20 mars 1998:

                 The issue of a conflict of interest was not pursued, as my previous attorney, Mr. John A.A. Swift, informed me that it would cost TECHO a substantial amount of money to present a Motion to disqualify the law firm of Léger Robic Richard and that it would be in the best interest of TECHO to file a Statement of Defence, as this could very well put an end to this action.                 

[31]      Une défense fut donc produite en 1993 au dossier par la défenderesse sans qu'elle poursuive davantage, dans ce dossier, cette question de conflit d'intérêts.

[32]      À l'égard de la défense alors soumise par la défenderesse, le procureur des demanderesses s'est fait fort d'attirer l'attention de la Cour sur le fait qu'elle se trouvait à être similaire à une défense qu'une autre corporation, Groupe Permacon Inc., avait déposée en réaction à une action similaire à la présente et mue par les mêmes demanderesses que celles de l'action de 1993 (dossier T-1005-89, ci-après "le dossier Permacon").

[33]      Ces défenses, selon le procureur des demanderesses, s'appuyaient sur un jugement interlocutoire de cette Cour de février 1990 où dans le dossier Permacon la Cour en rejetant une demande d'injonction interlocutoire requise par les demanderesses d'alors a indiqué qu'il était concevable de soutenir que le brevet en litige, le brevet 295, pouvait être invalide.

[34]      En septembre 1995 la validité et la portée du brevet 295 seront toutefois maintenues au mérite par jugement final de cette Cour dans le cadre de l'accueil de l'action dans le dossier Permacon.

[35]      Suite au dépôt de la défense dans l'action de 1993, les procédures dans ce dossier en sont restées là pour un certain temps.

[36]      Dans l'intervalle, la défenderesse a décidé de cesser de produire les blocs TECHO. Elle a alors décidé de mettre en marché une version modifiée de ces blocs, soit le MINI-BLOK (ci-après "le MINI bloc").

[37]      La distinction pertinente entre tous les blocs mentionnés jusqu'à présent semble résider dans la façon qu'ils s'imbriquent les uns aux autres. À cet égard, j'ai cru saisir qu'il existait un certain consensus entre les procureurs des parties sur les points suivants.

[38]      Le MINI bloc utilise un système d'ancrage différent des blocs TECHO. Toutefois les blocs TECHO et le bloc OMNI fonctionnent de façon semblable au niveau de leur imbrication.

[39]      Vu le passage des défenderesses des blocs TECHO au MINI bloc, les demanderesses ont apparemment cherché à poursuivre l'action de 1993 en fonction du MINI bloc et à modifier leur déclaration d'action en conséquence. Toutefois, malgré des discussions qui se sont déroulées de 1995 à 1997, les parties ne se sont pas entendues quant aux modalités devant entourer cette modification. Ceci aurait amené en juin 1997 les demanderesses à entreprendre l'action dans le présent dossier (ci-après "l'action de 1997").

[40]      C'est en février 1998 que la défenderesse, tant dans l'action de 1993 que dans l'action de 1997, a déposé, via ses procureurs présents, la requête qui nous retient présentement.

Analyse

     Suffisance d'une relation avocat-client

[41]      La thèse première du procureur de la défenderesse est à l'effet que dès que l'on a établi qu'il y a eu une relation avocat-client dans un dossier, ce même avocat, ou la firme de qui il relève, ne peut agir subséquemment pour une partie qui s'en prend à ce même client dans une affaire connexe audit dossier, et ce, sans chercher à déterminer si ce client a à l'époque transmis ou non des renseignements confidentiels à l'avocat.

[42]      Tel qu'indiqué plus tôt (voir paragraphe 15), les demanderesses conviennent que la consultation en 1990 entre Ciccarello et Gauvin équivaut à une consultation entre Ciccarello et un procureur de la firme d'avocats représentant les demanderesses.

[43]      À mon avis, l'arrêt Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235 (ci-après "l'arrêt Martin") constitue la décision de principe en matière de tout conflit d'intérêts chez les avocats.

[44]      À mon sens, l'arrêt Martin écarte la thèse première de la défenderesse.

[45]      Suivant ma lecture de cet arrêt, la transmission potentielle de renseignements confidentiels de la part du client lors de sa relation première avec l'avocat est l'élément de base que l'on doit rechercher dans l'étude de tout conflit pouvant être présent lorsque subséquemment l'avocat se retrouve à agir contre ce client.

[46]      En effet, tel qu'il ressort en page 1244 de l'arrêt, la Cour suprême est avant tout préoccupée par le maintien de la confiance du public dans l'intégrité de la profession d'avocat. Comme elle le mentionne à cette page:

                 Pour garder cette confiance, il importe, au premier chef, que les communications entre l'avocat et son client soient confidentielles. [...] Les clients agissant ainsi en toute légitime confiance que les faits qu'ils confient ne pourront pas servir contre eux et au bénéfice de l'adversaire.                 

[47]      Tel qu'il ressort plus loin en pages 1259-60 de l'arrêt, le mauvais usage de renseignements confidentiels fait partie de la ligne directrice primordiale de la Cour sur la question à l'étude:

                 [...] le critère retenu doit tendre à convaincre le public, c'est-à-dire une personne raisonnablement informée, qu'il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels. Voilà, à mon sens, la ligne directrice primordiale que doit suivre la Cour en répondant à la question: sommes-nous en présence d'un conflit d'intérêts de nature à rendre l'avocat inhabile à agir?                 

[48]      Le procureur de la défenderesse a cité comme autorités principales à l'appui de sa thèse la partie V du Code canadien de déontologie professionnelle (le Code) ainsi que les arrêts Inventions Morin v. Entreprises Claude Élément Inc. (1992), 46 C.P.R. (3d) 547 (l'arrêt Morin), Bristol-Myers Squibb Canada Inc. v. Merck Frosst Canada Inc. (1996), 66 C.P.R. (3d) 521 (l'arrêt Bristol-Myers Squibb) et Domaine Ti-Bo Inc. et al c. Corporation municipale de la ville de Repentigny et al, jugement non publié prononcé le 25 novembre 1997, Cour supérieure, No 705-05-002236-9770 (l'arrêt Domaine Ti-Bo).

[49]      On notera qu'avant de formuler les propos cités ci-avant, le juge Sopinka était fort conscient de l'existence du Code et plus particulièrement de la partie V de ce document ainsi que des règles d'interprétation touchant cette partie V et citées précisément par le procureur de la défenderesse.

[50]      Quant aux arrêts Morin, Bristol-Myers Squibb et Domaine Ti-Bo, une lecture de ceux-ci laisse clairement voir que la transmission de renseignements confidentiels ainsi que le mauvais usage de ces derniers étaient des facteurs présents dans chacun desdits arrêts.

[51]      Il n'est donc pas nécessaire afin d'écarter cette première thèse de la défenderesse d'évaluer sous celle-ci s'il existe une connexité suffisante entre l'objet de la consultation entre Ciccarello et Gauvin en 1990 et le mandat reçu par la firme Léger, Robic, Richard dans le cadre de la présente action.

     La transmission de renseignements confidentiels

[52]      À titre de thèse subsidiaire, le procureur de la défenderesse a soumis que si l'on doit vérifier l'aspect de la transmission à l'avocat de renseignements confidentiels, les faits du présent dossier nous permettent de conclure à un conflit d'intérêts en appliquant les critères retenus par la Cour suprême dans l'arrêt Martin.

[53]      Dans cette affaire la Cour pose la question à résoudre en l'espèce et indique le chemin à suivre pour la résoudre dans les termes suivants:

                 [...] l'avocat a-t-il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d'avocat à client, qui concernent l'objet du litige? [...]                 
                      Pour répondre à la première question, la cour doit résoudre un dilemme. Il peut en effet être nécessaire, pour examiner à fond la question, de révéler les renseignements confidentiels que l'on cherche justement à protéger. La requête perdrait alors tout sens. Les tribunaux américains ont résolu ce dilemme en adoptant le critère du "lien important". L'établissement d'un "lien important" fait naître une présomption irréfragable selon laquelle l'avocat a appris des faits confidentiels. À mon avis, ce critère est trop rigide. Il peut arriver qu'il soit prouvé hors de tout doute raisonnable qu'aucun renseignement confidentiel pertinent en l'espèce n'a été divulgué; le requérant a pu, par exemple, reconnaître ce fait au cours de son contre-interrogatoire. Or, cette preuve serait inefficace au regard d'une présomption irréfragable. À mon avis, dès que le client a prouvé l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements ont été transmis, sauf si l'avocat convainc la cour qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué. C'est un fardeau de preuve dont il aura bien de la difficulté à s'acquitter. Non seulement la Cour doit être convaincue, au point qu'un membre du public raisonnablement informé serait persuadé qu'aucun renseignement de cette nature n'a été transmis, mais encore la preuve doit être faite sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée. Néanmoins, je suis d'avis qu'il ne convient pas de priver de tout moyen d'action l'avocat qui veut s'acquitter de ce lourd fardeau.                 

[54]      Appliquée au cas qui nous occupe, la question posée par la Cour revient à vérifier si Gauvin, donc Léger, Robic, Richard ont obtenu de Ciccarello des renseignements confidentiels qui concernent l'objet du litige et ce, lors de la consultation de Ciccarello auprès de Gauvin en juillet et septembre 1990.

[55]      De manière à en arriver au point essentiel qui dispose de cette question, l'on admettra pour les fins de la discussion qu'il existe un lien important, une connexité suffisante entre la consultation de Ciccarello en 1990 et le mandat des procureurs des demanderesses en l'espèce.

[56]      En admettant ce point, sans en décider toutefois, la présomption que des renseignements confidentiels ont été transmis en 1990 à Léger, Robic, Richard est mise en place en faveur de la défenderesse.

[57]      Toutefois, cette présomption n'est pas irréfragable. Elle ne fait que porter la balle dans le camp des procureurs des demanderesses afin de leur laisser la possibilité de se décharger du lourd fardeau, pour reprendre les termes de la Cour suprême, de convaincre un membre du public raisonnablement informé qu'aucun renseignement confidentiel ne leur a été transmis en 1990.

[58]      Cette conviction peut être recherchée par le contre-interrogatoire de la personne qui agissait comme client au moment de la relation qui aurait vu les renseignements confidentiels transités. Tel que déjà cité (voir supra, paragraphe 53), la Cour suprême dans l'arrêt Martin avait justement en tête cette possibilité:

                 Il peut arriver qu'il soit prouvé hors de tout doute raisonnable qu'aucun renseignement confidentiel pertinent en l'espèce n'a été divulgué; le requérant a pu, par exemple, reconnaître ce fait au cours de son contre-interrogatoire.                 
                 (mon souligné)                 

[59]      En l'espèce Ciccarello lui-même en contre-interrogatoire a identifié le contenu de ses conversations avec Gauvin. À moins que je ne m'abuse, on n'a pas soutenu en plaidoirie que ces renseignements étaient de nature confidentielle. Je doute de plus qu'on aurait pu le faire. Ces renseignements avaient de très bonnes chances en l'espèce d'être déjà connus de Risi en raison de sa ou ses rencontres antérieures avec Ciccarello.

[60]      Qui plus est, Ciccarello a reconnu également qu'au moment de l'institution de l'action de 1993, tous ces renseignements étaient du domaine public - en autant par ailleurs que l'on veuille bien leur reconnaître un caractère confidentiel entre 1990 et 1993.

[61]      Même si l'on n'a pas à répondre directement à cette question, l'on peut néanmoins en conclure sur cette base qu'une personne raisonnablement informée des faits qui précèdent aurait conclu qu'au moment de l'institution de l'action de 1993, la firme de procureurs représentant les demanderesses d'alors et les demanderesses actuelles ne pouvait se considérer en conflit d'intérêts puisqu'on ne pouvait compter qu'elle possédait des renseignements confidentiels transmis par Ciccarello. Cette même firme n'aurait donc pu faire un mauvais usage de ceux-ci à l'encontre de Ciccarello.

[62]      Si tel est notre constat à l'égard de l'action de 1993, il m'appert qu'il doit être davantage le même en regard de l'action de 1997 puisqu'il n'y a pas eu de rencontre nouvelle entre Ciccarello et Gauvin après celles de 1990. Qui plus est, l'action de 1993 portait sur les blocs TECHO alors que l'action de 1997 porte sur le MINI bloc. Or, la consultation entre Ciccarello et Gauvin a porté sur le bloc OMNI, qui, lui, est semblable aux blocs TECHO mais non au MINI bloc. L'action de 1997 est donc d'autant plus éloignée de la consultation de 1990.

[63]      Voilà qui suffirait à mon sens pour répondre par la négative à la question mentionnée en introduction et pour, en conséquence, rejeter cette requête de la défenderesse.

[64]      Il m'apparaît qu'il y a lieu toutefois de toucher à quelques points additionnels avant de conclure.

[65]      Le procureur de la défenderesse a soutenu que c'est pour éviter d'avoir à répondre à sa requête en conflit d'intérêts déposée en février 1998 dans l'action de 1993 (ainsi que dans l'action présente) que les demanderesses ont déposé en mars 1998 un désistement de leur action de 1993. Selon ce dernier, les demanderesses auraient senti qu'elles étaient beaucoup plus fragiles dans ce dossier de 1993 qu'elles ne le sont dans l'action de 1997.

[66]      Il est vrai que l'action de 1993 présente plus de connexité avec la consultation de 1990 que peut en présenter l'action de 1997. Toutefois, plusieurs faits peuvent raisonnablement expliquer le fait que les demanderesses n'ont déposé leur désistement qu'en mars 1998.

[67]      On doit retenir en effet que le jugement final de la Cour dans le dossier de Permacon Inc. survient en septembre de 1995 et que c'est vers la même époque que la défenderesse modifie ses blocs disponibles sur le marché. En conséquence, les procureurs des demanderesses ont eu à discuter avec plusieurs procureurs ayant représenté successivement la défenderesse afin d'adapter l'action de 1993 à la réalité. Tel que mentionné précédemment, le tout n'a pu se concrétiser et l'action de 1997 a été entreprise en juin 1997. Ceci fait, la poursuite de l'action de 1993 pouvait présenter moins d'intérêt.

[68]      Ce retour sur l'action de 1993 sert mal à mon avis la cause de la défenderesse. En effet, l'attitude de la défenderesse à l'égard de la présence des procureurs dans cette action de 1993 démontre à mon avis un début de tolérance à cette présence. Alors que l'action de 1993 était la seule au feuilleton - et qu'il aurait donc été difficile pour les demanderesses de la laisser tomber simplement pour éviter une requête en conflit contre ses procureurs - la défenderesse n'a pas cru bon de soulever auprès de la Cour cette question de conflit d'intérêts. Tel qu'on l'a vu (voir supra, paragraphe 30), elle a plutôt cherché pour des fins pratiques à protéger ses intérêts en déposant au dossier une défense et ce, malgré qu'elle percevait une situation de conflit et qu'elle en discutait avec ses procureurs d'alors.

[69]      Cette tolérance s'est également manifestée selon moi dans l'action de 1997 puisque celle-ci fut entreprise en juin 1997 alors que la requête de la défenderesse pour conflit n'a été déposée qu'en février 1998. Dans un affidavit, Ciccarello explique que ce serait à la faveur de recherches suite à son interrogatoire au préalable en février 1998 dans le cadre de l'action de 1997 qu'il aurait fait le lien ultimement entre le bureau de Gauvin, soit Robic, et la firme de procureurs Léger, Robic, Richard.

[70]      Il m'est difficile de retenir cette version des choses puisqu'il m'apparaît que Ciccarello ayant identifié cette situation de conflit potentiel en 1993 aurait dû dès la signification de l'action de 1997, soit en juin 1997, soulever immédiatement la question. Notre esprit ne peut à ce point être pris ailleurs que l'on ne réagisse pas à la présence au dossier d'un bureau d'avocats si un jour dans le passé l'on a considéré sérieusement que ce bureau était en conflit.

[71]      Par ailleurs, le procureur de la défenderesse a soutenu suite à son étude du dossier de Gauvin que le plan du bloc HESS que l'on retrouve en entier audit dossier - et non en partie seulement comme le produit Risi - constitue des renseignements confidentiels qu'aurait transmis Ciccarello à Gauvin.

[72]      Je ne puis conclure face à l'ensemble du dossier que les plans HESS représentent des renseignements confidentiels. De plus, la défenderesse a soutenu que Ciccarello aurait remis à Gauvin les plans du bloc OMNI. Il n'a jamais été établi à mon sens que les plans du bloc HESS venaient de Ciccarello.

[73]      D'autre part, le fait que ces mêmes plans ne soient produits qu'en partie par Risi et que le dossier de Gauvin, tel que produit par les demanderesses pour les fins de l'audition, soit plus volumineux que ce qu'auraient représenté à un certain moment les procureurs des demanderesses ne constitue pas dans les circonstances, à mon avis, des éléments pouvant amener une personne raisonnable à conclure que le "véritable" dossier Gauvin contient plus que celui ultimement produit et que les renseignements additionnels qu'il contiendrait seraient de nature confidentielle.

[74]      Ce qui choque véritablement à mon sens M. Ciccarello, c'est que Gauvin aurait donné son avis quant à la portée limitée du brevet 295 et que maintenant Léger, Robic, Richard agit en fonction apparemment d'un avis différent face à un objet contrefacteur différent. En page 67 des notes sténographiques de l'interrogatoire de Ciccarello sur son affidavit du 25 février 1998, ce dernier s'exprime comme suit:

                 I believed that, for what it's worth, that Mr. Gauvin said it [le brevet 295] had, called it that it was in a crowded field of inventions and that it had a narrow ambit of protection. And based on this opinion of his, I mean this always stays in the back of your mind somewhere, later the firm of Léger Robic Richard, who are related to Robic, sued me on the 295 patent. Also, the license agreement that I went to Gauvin to get advice on, which his comments were very negative not to sign that license agreement, ended up in reality, what happened was that I got sued under 295 from basically the same firm that told me that it had a narrow ambit of protection.                 

[75]      C'est peut-être là une situation décevante aux yeux de M. Ciccarello mais il ne s'agit pas selon moi d'une raison pour répondre par l'affirmative à la question mentionnée en introduction.

[76]      Cette requête sera donc rejetée avec dépens. Vu l'ampleur du travail accompli pour présenter la requête à l'étude - et pour s'y défendre -, chaque partie a réclamé les dépens sur une base procureur-client.

[77]      Il ne m'apparaît pas qu'il y a lieu pour cette raison d'adjuger les frais sur cette base. Toutefois, ils seront adjugés selon le maximum de la colonne IV du Tarif B.

Richard Morneau

     protonotaire

MONTRÉAL (QUÉBEC)

le 3 juillet 1998

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     NOMS DES AVOCATS ET DES PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU DOSSIER DE LA COUR:

INTITULÉ DE LA CAUSE:

T-1064-97

GROUPE TREMCA INC.

-et-

JAGNA LIMITED

     Demanderesses

ET

TECHO-BLOC INC.

     Défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE:Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE:le 18 juin 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE ME RICHARD MORNEAU, PROTONOTAIRE

DATE DES MOTIFS DE L'ORDONNANCE:le 3 juillet 1998

ONT COMPARU:

Me François Grenier et

Me Bob H. Sotiriadis pour les demanderesses

Me Jean Carrière et

Me Richard Uditsky pour la défenderesse

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER:

Léger Robic Richard pour les demanderesses

Montréal (Québec)

Mendelsohn Rosentzveig Shacter pour la défenderesse

Montréal (Québec)


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