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Date : 20021210

Dossier : T-2520-93

Ottawa (Ontario), le mardi 10 décembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

ENTRE :

                                       RICHTER GEDEON VEGYÉSZETI GYAR RT

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                                                       APOTEX INC.

                                                                                                                                               défenderesse

                                                                     ORDONNANCE

LA COUR REJETTE l'appel interjeté par voie de requête de la décision en date du 8 janvier 2002 par laquelle le protonotaire Aronovitch a ordonné à la défenderesse, en vertu de l'article 249 des Règles, de produire des échantillons de famotidine à des fins d'analyse à partir des échantillons que la défenderesse a produits conformément à une ordonnance antérieure du juge en chef adjoint Lutfy;

DÉCLARE que la demanderesse a droit à ses dépens dans le cadre du présent appel interjeté par voie de requête, quelle que soit l'issue de la cause.

                                                                                                                                 « Frederick E. Gibson »    

                                                                                                                                                                 Juge                    

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


Date : 20021210

Dossier : T-2520-93

Référence neutre : 2002 CFPI 1284

ENTRE :

RICHTER GEDEON VEGYÉSZETI GYAR RT

                                                                                                                                              demanderesse

- et -

APOTEX INC.

                                                                                                                                               défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

Introduction

[1]                 Les présents motifs font suite à un appel interjeté par voie de requête d'une ordonnance en date du 8 janvier 2002 par laquelle le protonotaire Aronovitch a ordonné à la défenderesse :

[TRADUCTION] [...] de produire des échantillons de la famotidine que la défenderesse a produits conformément à l'ordonnance rendue le 4 décembre 2000 par le juge en chef adjoint Lutfy qui ont été joints sous la cote 8 à l'interrogatoire préalable que M. Sherman a subi le 27 juin 2001, en des quantités n'excédant pas ce qui est nécessaire pour permettre à la demanderesse de procéder à des analyses ou de prendre les mesures indiquées dans la requête que la demanderesse a déposée en l'espèce et plus précisément, au paragraphe 19 de l'affidavit souscrit par Avisar le 24 septembre 2001. Les échantillons devront être produits au plus tard le 5 février 2002 ou à toute autre date convenue par les parties.

[2]                 La requérante (la défenderesse) conclut au prononcé d'une ordonnance infirmant l'ordonnance du protonotaire Aronovitch et rejetant la requête présentée par la demanderesse en vue d'obtenir la production d'échantillons en vertu de l'article 249 des Règles, ainsi que d'autres réparations, et notamment les dépens à tous les paliers.

[3]                 Bien que le protonotaire Aronovitch n'ait pas motivé séparément l'ordonnance qui fait l'objet du présent appel, elle a assorti son ordonnance d'une ordonnance manuscrite de quatre paragraphes. Par souci de commodité, cette ordonnance est annexée aux présents motifs.

Contexte

[4]                 La présente action a été introduite au moyen d'une déclaration qui a été déposée le 26 octobre 1993. La demanderesse allègue, dans la dernière version de sa déclaration, que la défenderesse a contrefait les brevets canadiens 1 263 120, 1 265 809 et 1 266 277 qui ont été délivrés à la demanderesse pour le procédé de fabrication de la Famotidine. Dans la dernière version de sa défense, la défenderesse reconnaît qu'elle a fait fabriquer pour elle-même de la famotidine. Elle reconnaît également avoir offert en vente et avoir vendu au Canada de l'Apo-Famotidine, un produit dont l'ingrédient actif est la famotidine, mais elle nie que sa famotidine se caractérise par certaines des propriétés énumérées dans la déclaration.

[5]                 Par sa requête datée du 29 octobre 1999, la demanderesse sollicite une ordonnance :


[TRADUCTION] [...] enjoignant à la défenderesse de fournir des échantillons de famotidine USP et de famotidine prélevés sur les lots énumérés dans les documents de production 208 et 213 de la défenderesse qui se trouvent en la possession de la défenderesse pour permettre à la demanderesse de mesurer les caractéristiques de la famotidine [...]

[6]                 Aux termes d'une ordonnance prononcée le 19 avril 2000[1], le protonotaire Lafrenière a rejeté la requête de la demanderesse sans motiver sa décision ou joindre d'ordonnance manuscrite.

[7]                 La décision du protonotaire Lafrenière a été portée en appel. Le juge en chef adjoint a rejeté l'appel aux termes d'une ordonnance datée du 4 décembre 2000[2]. L'ordonnance du juge en chef adjoint renfermait notamment les attendus suivants :

[TRADUCTION]

     ATTENDU que les parties ont reconnu que l'ordonnance du protonotaire correspond à la décision qu'il a communiquée oralement à l'audience et par laquelle il a rejeté la requête après avoir examiné les affidavits de chacune des parties (Upjohn Co. c. Apotex Inc., (1993), 53 C.P.R. (3d) 507 (C.F. 1re inst.), à la p. 510);

     ATTENDU que le protonotaire Lafrenière a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 249 des Règles pour statuer sur la requête de la demanderesse;

     VU l'absence d'éléments de preuve appuyant la requête qui permettraient de conclure que l'ordonnance du protonotaire soulève des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal (Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.) aux pages 444, 445, 454, 462 et 463);


     ATTENDU que la Cour est convaincue que toute restriction imposée à la preuve de la demanderesse par suite de l'ordonnance du protonotaire n'a pas une influence « déterminante » sur l'issue du principal au sens de l'arrêt Aqua-Gem Investments Ltd., particulièrement aux pages 444 et 445;

     ATTENDU que la Cour est convaincue que la norme de contrôle applicable à la présente requête est celle de savoir si l'ordonnance du protonotaire est entachée d'une erreur flagrante en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits(Aqua-Gem Investments Ltd.);

     ATTENDU que la Cour est convaincue que les mots « nécessaire ou opportun » (necessary or expedient) que l'on trouve à l'article 249 des Règles doivent être interprétés en fonction des circonstances de chaque espèce et qu'ils ne se limitent pas nécessairement au « seul moyen » d'obtenir les éléments de preuve, en particulier en ce qui concerne une expérience portant sur un composé pharmaceutique [...]

[...]

[Références du dernier attendu omises]

[8]                 L'ordonnance du juge en chef adjoint Lutfy n'a pas été portée en appel.

[9]                 Aux termes de l'ordonnance, elle aussi non motivée, qu'il a prononcée le 14 novembre 2000[3] en réponse à une autre requête de la demanderesse, le protonotaire Lafrenière a notamment ordonné ce qui suit :

[TRADUCTION]

[...] ENJOINT à Apotex de produire des échantillons de chaque lot commercial de famotidine utilisé pour fabriquer des comprimés en vue de procéder à des analyses conformément à l'article 91 et non à l'article 249 des Règles de la Cour fédérale. La défenderesse précisera au besoin la quantité après qu'une décision aura été rendue au sujet de l'appel.

[Non souligné dans l'original.]

[10]            Là encore, l'ordonnance du protonotaire Lafrenière a été portée en appel devant le juge en chef adjoint.

[11]            Aux termes d'une ordonnance datée du 4 décembre 2000[4], le juge en chef adjoint a radié les mots soulignés dans la citation qui précède. Le juge en chef adjoint a déclaré que la Cour était convaincue que le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'appliquait pas à l'ordonnance du protonotaire rendue le 19 avril 2000. Il a également déclaré que la Cour était persuadée que le paragraphe 91(2) des Règles ne s'appliquait pas à la production d'éléments matériels en vue de procéder à des analyses mais qu'il se limitait à la production de documents et d'éléments matériels destinés à être « utilisés » lors de l'interrogatoire préalable.

[12]            L'ordonnance du juge en chef adjoint Lutfy n'a pas été portée en appel.


[13]            Aux termes de son ordonnance du 14 novembre 2000, le protonotaire Lafrenière a également enjoint à la défenderesse de répondre à une série de questions qui avaient été posées lors de l'interrogatoire préalable de certains de ses représentants. La défenderesse a effectivement répondu à ces questions. En outre, des échantillons de la famotidine commerciale de la défenderesse ont été mis à la disposition de la demanderesse pour qu'elle les inspecte le 27 juin 2001 lors de la reprise de l'enquête préalable de la défenderesse. Sur le fondement de ces « nouveaux éléments de preuve » et des résultats d'un autre interrogatoire préalable tenu le 27 juin 2001, la demanderesse a présenté sa troisième requête en production d'échantillons en vue de procéder à des analyses qui s'est soldée par l'ordonnance qui fait l'objet du présent appel.

[14]            À la suite de l'ordonnance du protonotaire Aronovitch qui fait l'objet du présent appel, le 28 février 2002, aux termes d'une ordonnance en date du 5 décembre 2001 lui enjoignant de répondre à d'autres questions découlant de l'interrogatoire préalable repris le 27 juin 2001, la défenderesse a produit d'autres éléments qui, selon la demanderesse, justifient le prononcé d'une ordonnance de production d'échantillons aux fins d'analyses. Aux termes d'une ordonnance datée du 8 novembre 2002, j'ai accordé à la demanderesse l'autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires ou nouveaux dans le cadre du présent appel au motif que j'étais convaincu que le critère régissant la présentation de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d'un appel qui avait été établi par le juge Binnie dans l'arrêt Public School Boards' Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général)[5] avait été satisfait.

Questions en litige


[15]            Les questions litigieuses qui me sont soumises dans le présent appel sont les suivantes : en premier lieu, la question de la norme de contrôle applicable, deuxièmement, la question de savoir si la décision frappée d'appel est entachée d'une erreur de droit et, troisièmement, en supposant qu'aucune erreur de droit n'a été commise, la question de savoir si la façon dont le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire est entachée d'une erreur qui justifie l'intervention de la Cour.

Analyse

1)         Norme de contrôle

[16]            Dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd.[6], le juge MacGuigan écrit aux pages 462 et 463 :

Je souscris aussi en partie à l'avis du juge en chef au sujet de la norme de révision à appliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.) [...] et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.

Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

[Certains éléments de la citation ont été omis.]

[17]            Devant moi, l'avocat de la défenderesse a soutenu que le protonotaire Aronovitch n'avait pas commis d'erreur de droit en concluant que le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'appliquait pas à la requête dont elle était saisie et que le protonotaire avait commis une erreur qui justifiait l'intervention de la Cour dans la façon dont elle avait exercé son pouvoir discrétionnaire.

[18]            Dans le jugement Microfibres Inc. c. Annabel Canada Inc.[7], j'ai repris à mon compte les propos tenus par le juge Rothstein dans l'arrêt Bande de Sawridge c.Canada[8] au sujet des décisions discrétionnaires rendues par les protonotaires responsables de la gestion de l'instance. Le protonotaire Aronovitch agissait comme protonotaire responsable de la gestion de l'instance lorsqu'elle a prononcé l'ordonnance qui fait l'objet du présent appel. Voici les propos du juge Rothstein :

Nous tenons à profiter de l'occasion pour énoncer la position prise par la Cour dans les cas où une ordonnance rendue par le juge responsable de la gestion d'une instance a été portée en appel. Il faut donner au juge responsable une certaine latitude aux fins de la gestion de l'instance. La Cour n'intervient que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé. Cette approche a été énoncée d'une façon juste par la Cour d'appel de l'Alberta dans l'arrêt Korte c. Deloitte, Haskins and Sells...; elle s'applique en l'espèce. Nous adoptons les remarques ci-après énoncées :


[TRADUCTION] [...] Il s'agit d'un litige fort compliqué. L'instance est gérée, et ce, depuis 1993. Les ordonnances qui ont ici été rendues sont discrétionnaires. Nous avons déjà dit et nous tenons à répéter qu'il faut donner une certaine « marge de manoeuvre » au juge responsable de la gestion de l'instance dans une affaire complexe lorsqu'il s'agit de régler des questions interlocutoires interminables et de faire avancer l'affaire jusqu'à l'étape du procès. Dans certains cas, le juge responsable de la gestion de l'instance doit faire preuve d'ingéniosité de façon à éviter que l'on s'embourbe dans un tas de questions procédurales. La Cour n'intervient que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé. Les ordonnances minutieusement libellées que le juge responsable de la gestion de l'instance a rendues en l'espèce démontrent une bonne connaissance des règles et de la jurisprudence pertinente. En particulier, l'ordonnance dispose que les parties peuvent à leur gré demander au juge responsable de la gestion de l'instance d'être libérées d'une obligation trop lourde imposée par l'ordonnance. Il n'a pas été démontré qu'une erreur ait clairement été commise; nous refusons d'intervenir. La chose cause peut-être un inconvénient à certaines parties, mais cela ne veut pas pour autant dire qu'une erreur susceptible de révision a été commise. Il n'incombe pas à la Cour de fignoler les ordonnances rendues dans des procédures interlocutoires, en particulier dans un cas comme celui-ci.

[Citations omises, passage non souligné dans l'original.]

[19]            C'est à la lumière de ces principes que la Cour procède à l'analyse qui suit.

2)         Erreur de droit


[20]            Le protonotaire Aronovitch a conclu que, [Traduction] « eu égard aux circonstances de l'espèce » , le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'appliquait pas de manière à rendre irrecevable la requête dont elle était saisie et ce, malgré le fait qu'un protonotaire avait refusé avant elle d'ordonner la production d'échantillons pour analyse en vertu de l'article 249 des Règles et que la décision de ce protonotaire avait été confirmée en appel et qu'un autre protonotaire avait ordonné la production d'échantillons conformément à l'article 91 des Règles en vue d'analyses et que la décision de ce dernier protonotaire avait été infirmée en appel. Elle a conclu qu'il y avait lieu d'établir une distinction entre les faits de l'affaire dont elle était saisie et ceux d'un arrêt de principe sur la question de l'autorité de la chose jugée, l'arrêt Ville de Grandview c. Doering[9]. Dans l'arrêt Ville de Grandview, le juge Ritchie, qui s'exprimait au nom des juges majoritaires, et le juge Pigeon, plus indirectement pour le compte de la minorité, se sont fondés sur les motifs prononcés par le vice-chancelier Wigram dans l'affaire Henderson c. Henderson[10] dans lequel ce dernier écrivait :

[...] J'espère exprimer correctement la règle que s'est imposée la présente Cour quand j'affirme que si un point donné devient litigieux et qu'un tribunal compétent le juge, on exige des parties qu'elles soumettent toute leur cause et, sauf dans des circonstances spéciales, on n'autorisera pas ces parties à rouvrir le débat sur un point qui aurait pu être soulevé lors du litige, mais qui ne l'a pas été pour l'unique raison qu'elles ont omis de soumettre une partie de leur cause par négligence, inadvertance ou même par accident. Le plaidoyer de la chose jugée porte, sauf dans des cas spéciaux, non seulement sur les points sur lesquels les parties ont en fait demandé au tribunal d'exprimer une opinion et de prononcer jugement, mais sur tout point qui faisait objectivement partie du litige et que les parties auraient pu soulever à l'époque, si elles avaient fait preuve de diligence.

[21]            Il semble qu'il faille établir un lien entre, d'une part, les « circonstances spéciales » et les « cas spéciaux » évoqués dans la citation qui précède et, d'autre part la « négligence » , l' « inadvertance » et même l' « accident » et la « diligence raisonnable » de la part de la personne contre laquelle l'autorité de la chose jugée est revendiquée. Le juge Winkler exprime le principe en des mots différents dans le jugement Toronto-Dominion Bank c. Leigh Instruments Ltd. (Trustee of)[11], dans lequel il cite et approuve l'extrait suivant des motifs de lord Denning, maître des rôles, dans l'arrêt Fidelitas Shipping Co. c. V/O Exportchleb[12] :


[TRADUCTION] La règle veut alors que, lorsqu'une question a été soulevée et tranchée de façon claire entre les parties, en principe, aucune des parties ne peut être admise à débattre de nouveau cette question. La même question ne peut être soulevée par l'une ou l'autre partie dans la même action ou dans toute action subséquente, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

[Non souligné dans l'original.]

Le juge Winkler s'inspirait de l'extrait suivant des motifs prononcés par le juge Macdonald dans le jugement Ward c. Dana G. Colson Management Ltd.[13] pour justifier ce principe :

[TRADUCTION]

À mon avis, les tribunaux ne devraient s'écarter des principes formulés par lord Denning et lord Diplock que dans des circonstances extrêmement rares. Les raisons en sont évidentes. Si elle est autorisée à soulever une question qui a déjà été soumise au tribunal, la partie à l'action risque de miner l'intégrité des règles qui président au déroulement de l'instance. Les décisions que rendent les tribunaux se doivent d'être certaines et définitives. Sinon, la situation serait chaotique.

[22]            Le juge Hugessen a formulé des observations sur le principe de l'autorité de la chose jugée dans l'arrêt Paszkowski c. Canada[14], où il écrit ce qui suit aux paragraphes 3 et 4 :

Le demandeur dit que ce jugement jouit de l'autorité de la chose jugée, ce à quoi M. Lester répond que cela ne peut pas être le cas puisqu'il s'agit d'une ordonnance interlocutoire et qu'elle est naturellement susceptible d'être modifiée. Et je suis d'avis qu'ils ont tous les deux raison. Il me semble que la question qu'il faut se poser lorsqu'on se demande s'il y a chose jugée est : « qu'est-ce que la Cour a réellement décidé la première fois? » En l'espèce, il ne fait aucun doute que la Cour a conclu la première fois qu'à la lumière des documents dont elle était saisie, le demandeur avait une cause défendable. Cela est incompatible avec la conclusion selon laquelle l'action serait frivole et vexatoire ou qu'elle constituerait un abus de procédure.


Cette décision n'a pas l'autorité de la chose jugée en ce qu'il était loisible au défendeur de présenter une requête pour jugement sommaire et qu'il lui sera loisible, lors du procès, de présenter d'autres éléments de preuve ainsi que d'autres arguments susceptibles de convaincre un juge que l'action doit être rejetée. Cette décision a l'autorité de la chose jugée en ce qu'on ne peut pas aujourd'hui, en se fondant sur les mêmes documents que ceux dont était saisi le juge Rouleau, demander à la Cour de tirer une conclusion contraire à celle à laquelle en est arrivé ce dernier.                                                                                                                                                                         [Non souligné dans l'original.]

[23]       Les éléments portés à la connaissance du protonotaire Aronovitch n'étaient pas « les mêmes » que ceux dont disposait le protonotaire Lafrenière lorsqu'il a statué sur la requête précédente en production aux fins d'analyse qui avait été présentée en vertu de l'article 249 des Règles. Je suis par ailleurs convaincu que la raison pour laquelle les éléments supplémentaires dont disposait le protonotaire Aronovitch n'ont pas été portés à la connaissance du protonotaire Lafrenière n'a rien à voir avec une négligence, l'inadvertance ou même un accident de la part de la demanderesse. De même, je suis convaincu que la demanderesse a en tout temps agi avec diligence raisonnable en vue d'obtenir les éléments supplémentaires qui ont finalement été soumis au protonotaire Aronovitch et, plus récemment, qui ont été portés à ma connaissance. Le dossier de la présente instance justifie selon moi cette conclusion.

[24]       L'avocat de la défenderesse m'exhorte à examiner la valeur qualitative des nouveaux éléments dont dispose maintenant la Cour et, en particulier, le fait qu'aucun de ces éléments n'a été soumis dans le cadre de l'affidavit d'un expert qui pourrait en attester la valeur qualitative. Cette évaluation qualitative se fera en temps et lieu, en l'occurrence, au procès, en supposant que la présente action parvienne à ce stade.


[25]       Malgré le fait que j'en arriverais par un chemin différent à la conclusion que le protonotaire Aronovitch a tirée au sujet de l'inapplicabilité du principe de l'autorité de la chose jugée à la requête dont elle était saisie, j'en viendrais néanmoins à la même conclusion. Je suis persuadé que la présente affaire fait partie des « circonstances exceptionnelles » auxquelles le vice-chancelier Wigram faisait allusion dans l'arrêt Henderson c. Henderson[15], et qu'il s'agit d'un « cas spécial » qui constitue une exception à l'application du principe de l'autorité de la chose jugée. Autrement dit, je suis convaincu que le protonotaire Aronovitch n'a pas commis d'erreur de droit en ordonnant la production d'échantillons pour analyse. Il était loisible

à la défenderesse de refuser de donner certaines réponses, certains échantillons et certaines données lors de l'interrogatoire préalable, lorsqu'il lui était conseillé de le faire. On ne pouvait savoir lors de la première requête soumise au protonotaire Lafrenière que la Cour en arriverait à une conclusion différente et qu'elle enjoindrait à la défenderesse de répondre à certaines questions et de produire des échantillons et des données et que ces réponses et ces données présenteraient sous un éclairage différent la question de la production d'échantillons pour analyse. Lorsque ces éléments ont été connus, il n'était pas loisible à la défenderesse de prétendre que la question de la production d'échantillons pour analyse, jugée uniquement en fonction des éléments de preuve qui étaient alors connus en raison de la stratégie de la défenderesse, était chose jugée.

  

3)          L'exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire

[26]       Le paragraphe 249(1) des Règles de la Cour fédérale (1998)[16] dispose :

249. (1) La Cour peut, sur requête, si elle l'estime nécessaire ou opportun pour obtenir des renseignements complets ou une preuve complète, ordonner à l'égard des biens qui font l'objet de l'action ou au sujet desquels une question peut y être soulevée :

a) que des échantillons de ces biens soient prélevés;

b) que l'examen de ces biens soit effectué;

c) que des expériences soient effectuées sur ces biens ou à l'aide de ceux-ci.

249. (1) On requête, where the Court is satisfied that it is necessary or expedient for the purpose of obtaining information or éléments de preuve in full, the Court may order, in respect of any property that is the subject-matter of an action or as to which a question may arise therein, that

(a) a sample be taken of the property;

(b) an inspection be made of the property; or

(c) an experiment be tried on or with the property.

Les mots critiques en ce qui concerne le critère applicable à la production d'échantillons pour analyse sont « si la Cour estime [cette mesure] nécessaire ou opportun[e] » (the Court is satisfied that it is necessary or expedient) pour obtenir des renseignements complets et une preuve complète. Si la Cour estime que cette mesure est nécessaire, elle a alors le pouvoir discrétionnaire d'ordonner la production d'échantillons pour analyse. C'est la question qui était soumise au protonotaire Aronovitch. Or, elle a décidé d'exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de la production d'échantillons.


[27]       Dans l'arrêt P.J. Wallbank Manufacturing Co. Ltd. c. Kuhlman Corporation[17], la Cour d'appel a infirmé la décision par laquelle le juge de première instance avait autorisé l'inspection de certains locaux afin d'y examiner les méthodes et les machines s'y trouvant en vertu du prédécesseur du paragraphe 249(1), qui était libellé en des termes essentiellement semblables à ceux du paragraphe actuel. La Cour d'appel a fait remarquer que l'ordonnance du juge de première instance aurait comporté « une véritable intrusion dans les locaux de l'appelante et risque de lui causer un tort irréparable par la révélation de ses secrets de fabrication à un concurrent » . La Cour a conclu que l'ordonnance en question n'était pas « nécessaire » à l'étape à laquelle l'action en cause en était rendue.

[28]       La Cour d'appel a tiré une conclusion analogue dans l'arrêt Posi-Slope Enterprises Inc. c. Sibo Inc. et al.[18] dans lequel elle a refusé d'ordonner l'inspection d'une machine « sous réserve [du] droit [des intimés] de présenter une nouvelle requête à un stade ultérieur » .

[29]       Dans le jugement Poly Foam Products Ltd. c. Cascades Sentinel Ltd.[19], le juge en chef adjoint Jerome a exprimé ses réserves au sujet de la position qui ressortait de la jurisprudence précitée qu'il a qualifiée de « critère très strict » . Il a conclu en déclarant ce qui suit :

Il me semble que la même question se pose dans le cas d'un examen, à savoir, celui-ci aidera-t-il le juge du procès à trancher le litige?

En l'espèce, je réponds par l'affirmative. Je ne vois pas pourquoi je n'ordonnerais pas l'examen dès maintenant.


[30]       Il semble que, dans le jugement Glaxo Group Ltd. c. Novopharm Ltd.[20] , le juge Evans, qui siégeait alors à la Section de première instance de notre Cour, ait suivi un raisonnement qui se rapproche davantage de celui du juge en chef adjoint Jerome. Voici ce qu'il écrit au paragraphe [4] de ses motifs :

Vu l'ensemble de la preuve qui m'a été soumise, je suis convaincu que Novopharm a le droit d'obliger Glaxo à produire des échantillons des matières ou des lots utilisés au cours des années en question. Une analyse des échantillons permettra de recueillir des éléments de preuve permettant de savoir si les propriétés particulières de la forme 2 sont attribuables à des impuretés ou si elles sont inhérentes à la forme 1. Elle sera également utile en ce qui concerne les moyens de défense d'évidence et d' « inexistence de nouvelles substances » invoqués par Novopharm. Qui plus est, à moins que Novopharm puisse procéder à sa propre analyse, l'analyse des échantillons dépendra des résultats signalés par Glaxo.                                          

                                                                                      [Non souligné dans l'original.]

La dernière phrase de la citation qui précède constitue un des arguments de principe qu'invoque la demanderesse pour justifier la production d'échantillons pour analyse en l'espèce.


[31]       Compte tenu des éléments de preuve dont disposait le protonotaire Aronovitch lorsqu'elle a rendu l'ordonnance frappée d'appel, et à la lumière de la jurisprudence précitée, je conclus que le protonotaire n'a pas commis d'erreur justifiant notre intervention en exerçant comme elle l'a fait le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 249(1). Eu égard à la norme de contrôle régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire qui a été énoncée dans l'arrêt Aqua-Gem[21], et compte tenu du raisonnement que j'ai moi-même suivi dans le jugement Microfibres Inc.[22], je conclus qu'il n'existe aucun motif justifiant de modifier la décision frappée d'appel. Aucun cas concret d'abus de pouvoir discrétionnaire judiciaire n'a été démontré.

Dispositif

[32]       Vu l'analyse qui précède, le présent appel interjeté par voie de requête de la décision en date du 8 janvier 2002 par laquelle le protonotaire Aronovitch a ordonné à la défenderesse, en vertu de l'article 249 des Règles, de produire des échantillons de famotidine à des fins d'analyse à partir des échantillons que la défenderesse a produits conformément à l'ordonnance antérieurement rendue par le juge en chef adjoint Lutfy est rejeté.

Dépens

[33]       La demanderesse a droit à ses dépens dans le cadre du présent appel interjeté par voie de requête, quelle que soit l'issue de la cause.

                                                                             « Frederick E. Gibson »     

                                                                                                             Juge                     

Ottawa (Ontario)

Le 10 décembre 2002

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                                     ANNEXE

ORDONNANCE MANUSCRITE

Vu le moyen tiré de l'autorité de la chose jugée que la défenderesse a invoqué, je suis convaincu qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, ce principe ne s'applique pas de manière à rendre la présente requête irrecevable. À mon avis, la demanderesse n'est pas irrecevable, par application des ordonnances prononcées le 4 décembre 2000 par le juge en chef adjoint (en appel des ordonnances rendues par le protonotaire Lafrenière le 19 avril 2000 et le 14 novembre 2000), à introduire la présente requête visant à obtenir la production d'échantillons à des fins d'analyse. La présente ordonnance est rendue sous réserve du droit de la demanderesse de soumettre une autre requête sur le fondement de l'article 249 des Règles et de l'alinéa 57(1)b) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 1.

Il y a lieu d'établir une distinction entre les faits de la présente espèce et ceux de l'affaire Ville de Grandview c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621, (1975), 61 D.L.R. (3d) 455 (C.S.C.), sur laquelle la défenderesse se fonde principalement. Si j'ai bien compris, la question de l'inspection et de l'analyse des échantillons doit être examinée dans le cadre de l'enquête préalable, en tenant compte des circonstances de l'espèce, et notamment en se demandant si la communication d'autres éléments dans le cadre de l'enquête préalable est susceptible de permettre d'obtenir les renseignements nécessaires (Leesona Corp. c. Montreal Throwing Co. Ltd., (1975) 19 C.P.R. (2d) 72 (C.F. 1re inst.), à la page 75, Poly Foam Products Ltd. c. Cascades Sentinel Ltd. (1990), 31 C.P.R. (3d) 11 (C.F. 1re inst.), aux pages 12 et 13. Valley Towing Ltd. c. Celtic Shipyards (1988) Ltd. (1995), décision non publiée rendue par le protonotaire Hargrave le 22 août 1995 (C.F. 1re inst.); [1995] A.C.F. no 1135), aux pages 2 et 3, et AMFAC Foods Inc. et al. c. C. M. McLean Ltd., (1980) 49 C.P.R. (2d) 74 (C.F. 1re inst.), aux pages 75 et 76).

Sur le fond de la requête, après examen des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance, et notamment des témoignages d'experts sur lesquels Apotex se fonde, vu l'affidavit souscrit par M. Avisar et compte tenu de la transcription du contre-interrogatoire qu'a subi Bernard Sherman le 27 juin 2001, je suis persuadé que la demanderesse a démontré qu'elle avait droit aux échantillons qu'elle réclame pour pouvoir déterminer directement et de façon satisfaisante si la famotidine d'Apotex possède les trois propriétés revendiquées qui caractérisent la famotidine de forme B décrite au paragraphe 2 de l'affidavit souscrit par M. Avisar le 24 septembre 2001 (Glaxo Group Ltd. c. Novopharm Ltd., [1999] A.C.F. no 381 (C.F. 1re inst.)).

Je vais ordonner la production de la quantité minimale requise, mais je suis convaincu que le gramme réclamé par la demanderesse peut être produit sans inconvénients pour la défenderesse (voir le paragraphe 5 de l'affidavit souscrit par M. Gingras le 13 décembre 1999).


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-2520-93

INTITULÉ :                                   RICHTER GEDEON VEGYÉSZETI GYAR RT

                                                                                              demanderesse

- et -

APOTEX INC.

                                                                                               défenderesse

DATE DE L'AUDIENCE :                 25 novembre 2002

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNNANCE : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                        10 décembre 2002

COMPARUTIONS:

DIMOCK, R.E.                                                   POUR LA DEMANDERESSE

ANDREW BRODKIN

RICHARD NAIBERG                           POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Johnston Avisar                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

Bill W.K. Chan

(416) 867-1661

H.B. Radomski                                        POUR LA DÉFENDERESSE

Andrew R. Brodkin

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)



[1]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume II, onglet 4-C.

[2]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume III, onglet 4-F.

[3]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume III, onglet 4-I, annexe 5.

[4]         Dossier de la requête de la défenderesse, volume IV, onglet 4-L.

[5] [2000] 1 R.C.S. 44

[6] [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.).

[7] (2001), 16 C.P.R. (4th) 12 (C.F. 1re inst.).

[8] (2001), 283 N.R. 112 (C.A.F.).

[9] [1976] 2 R.C.S. 621 (C.S.C.).

[10] (1843), 3 HARE 100.

[11] (1997), 35 O.R. (3d) 273.

[12] [1965] 2 All E.R. 4.

[13] (1994), 24 C.P.C. (3d) 211 (Div. gén. Ont.), conf. à [1994] O.J. no 2792 (C.A.O.)

[14] (2001), 11 Imm. L.R. (3d) 286 (C.F. 1re inst.).

[15]       Précité, note 10.

[16] DORS/98-106.

[17] (1980), 50 C.P.R. (2d) 145, [1981] 1 F.C. 645 (C.A.F.).

[18] (1984), 1 C.P.R. (3d) 140 (C.A.F.).

[19] (1989), 31 C.P.R. (3d) 11 (C.F. 1re inst.).

[20] [1999] A.C.F. no 381 (QL)(C.F. 1re inst.).

[21] Précité, note 6.

[22] Précité, note 7.

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