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Date : 20030228

Dossier : T-236-03

Référence neutre : 2003 CFPI 263

OTTAWA (ONTARIO), LE 28 FÉVRIER 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE HENEGHAN

ENTRE :

                                                               MAX BLANCO

                                                                                                                                        demandeur

                                                                            et

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                  défenderesse

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

CONTEXTE

[1]                 Le 12 février 2003, M. Max Blanco (le demandeur) a intenté contre Sa Majesté la Reine (la défenderesse) une action dans laquelle il sollicitait une injonction en vue d'empêcher celle-ci d'envoyer les forces armées à la guerre, dans la République d'Iraq, sans le consentement du Parlement du Canada.


[2]                 Le demandeur a ensuite déposé un avis de requête dans lequel il sollicitait une injonction provisoire contre la défenderesse en attendant qu'une instruction complète ait lieu au sujet de la déclaration ici en cause. La défenderesse a soulevé une objection préliminaire à l'égard de la compétence de la Cour d'accorder une injonction à l'encontre de l'État; par une ordonnance en date du 17 février 2003, Monsieur le juge Campbell a ordonné que l'audition de la requête soit ajournée jusqu'au 24 février 2003 en vue de donner aux parties la possibilité de traiter de la question de la compétence qui était soulevée par la défenderesse.

ARGUMENTS DE LA DÉFENDERESSE

[3]                 La défenderesse se fonde sur le paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, dans sa forme modifiée (la Loi), qui prévoit ce qui suit :


Le tribunal ne peut, lorsqu'il connaît d'une demande visant l'État, assujettir celui-ci à une injonction ou à une ordonnance d'exécution en nature mais, dans les cas où ces recours pourraient être exercés entre personnes, il peut, pour en tenir lieu, déclarer les droits des parties.

Where in proceedings against the Crown any relief is sought that might, in proceedings between persons, be granted by way of injunction or specific performance, a court shall not, as against the Crown, grant an injunction or make an order for specific performance, but in lieu thereof may make an order declaratory of the rights of the parties.



[4]                 La défenderesse affirme que le paragraphe 22(1) de la Loi fait complètement obstacle à la délivrance d'une injonction contre l'État. À cet égard, la défenderesse invoque les décisions rendues par la Cour dans les affaires Pacific Salmon Industries Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 C.F. 504 (1re inst.); Grand Council of the Crees (Quebec) et autres c. La Reine et autres, [1982] 1 C.F. 599 (C.A.); Bande indienne Saugeen c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1992] 3 C.F. 576 (1re inst.) et Spiratos c. Canada, [1988] A.C.F. no 415 (1re inst.) (QL).

[5]                 La défenderesse affirme ensuite que si la Cour conclut qu'elle a compétence pour accorder une injonction contre l'État, la demande présentée par le demandeur n'est de toute façon pas justiciable parce que toute décision du gouvernement du Canada de s'engager dans une guerre en Iraq découle de la prérogative de la Couronne et n'est de toute façon pas justiciable. La défenderesse se fonde ici sur l'arrêt Black c. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (C.A. Ont.).

ARGUMENTS DU DEMANDEUR

[6]                 En réponse, le demandeur affirme que la Loi ne s'applique pas en l'espèce parce que l'Iraq n'est pas une « personne » au sens du paragraphe 22(1). En outre, il se fonde sur la loi impériale intitulée Act of Settlement, 1701 (R.-U.), 12 et 13 Will. III, ch. 2. Le demandeur déclare que cette loi exige le consentement du Parlement avant qu'une déclaration de guerre puisse être faite aux fins de la défense d'un territoire qui n'appartient pas à la Couronne d'Angleterre.

[7]                 En outre, le demandeur soutient que la loi impériale fait partie de la législation canadienne conformément à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 30 Vict. 1867, ch. 3, maintenant connu sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867.

[8]                 Le demandeur affirme que les décisions sur lesquelles la défenderesse se fonde ne s'appliquent pas parce qu'elles ont été rendues avant que la Cour suprême du Canada ait rendu jugement dans l'affaire RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Selon le demandeur, la Cour suprême du Canada a reconnu dans cet arrêt la possibilité d'accorder une injonction contre l'État.

[9]                 Le demandeur affirme ensuite que la Cour a reconnu la suprématie du Parlement sur les mesures prises par le Cabinet et a invalidé les décisions prises sans son autorisation. À cet égard, il invoque la décision Saskatchewan Wheat Pool c. Canada (Procureur général), (1993), 17 Admin. L.R. (2d) 243 (C.F. 1re inst.). Selon le demandeur, cette décision étaye le principe selon lequel une injonction peut être accordée contre le gouvernement fédéral.

ANALYSE


[10]            La requête présentée par le demandeur se situe dans le contexte de la situation internationale actuelle concernant l'Iraq et la communauté internationale. Le demandeur cherche à empêcher le gouvernement du Canada d'engager des hostilités contre l'Iraq sans le consentement du Parlement. Or, les arguments invoqués par le demandeur soulèvent un certain nombre de problèmes.

[11]            Premièrement, je tiens à faire remarquer qu'aucune décision de ce genre n'a été prise et qu'à l'heure actuelle, la requête est prématurée.

[12]            Deuxièmement, afin d'obtenir une injonction, le demandeur doit démontrer l'existence d'une cause d'action justiciable : voir Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530 et Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626.

[13]            La déclaration du demandeur repose essentiellement sur l'hypothèse voulant que le Canada prenne les armes. Pareille décision serait prise en vertu d'un [TRADUCTION] « principe fondamental » (R. c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, Ex. p. Everett, [1989] 1 All E.R. 655, à la page 600). Dans l'arrêt Black, précité, le juge Laskin a fait, au paragraphe 52, les remarques suivantes au sujet de pareilles décisions :


[TRADUCTION] Par conséquent, la question fondamentale qui se pose en l'espèce est de savoir si l'exercice par le premier ministre de la prérogative d'honneur touchait un droit de M. Black ou une attente légitime de la part de M. Black, de sorte qu'il peut faire l'objet d'un examen judiciaire. Pour replacer la question dans son contexte, j'examinerai brièvement la question des prérogatives, qui se situent à des extrémités opposées du spectre de l'examen judiciaire. À une extrémité du spectre se trouvent les décisions de l'Exécutif relatives à la signature d'un traité ou à une déclaration de guerre. Il s'agit de questions mettant en cause un « principe fondamental » : R. c. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs, Ex P. Everett, [1989] 1 All E.R. 655, à la page 660, [1989] Q.B. 811, lord Taylor. Lorsque des principes fondamentaux sont en cause, les considérations d'ordre public et d'intérêt public l'emportent de beaucoup sur les droits des particuliers ou sur leurs attentes légitimes. À mon avis, à part les demandes fondées sur la Charte, ces décisions ne peuvent pas faire l'objet d'un examen judiciaire.

[14]            De plus, je me reporte à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Operation Dismantle Inc. c. Canada, [1985] 1 R.C.S. 441, où Madame le juge Wilson a reconnu qu'une décision prise par l'Exécutif dans l'exercice de sa prérogative peut être examinée par la Cour si pareil exercice entraîne un manquement à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), ch. 11 (ci-après la Charte), aux paragraphes 63 et 64 :

[...] En conséquence, s'il était simplement demandé à la Cour d'exprimer une opinion sur la sagesse de l'exercice des pouvoirs de l'Exécutif en matière de défense en l'espèce, la Cour devrait refuser d'y répondre. Elle ne peut substituer son opinion à celle de l'Exécutif à qui la Constitution attribue le pouvoir décisionnel. [...] La question dont nous sommes saisis n'est pas de savoir si la politique du gouvernement en matière de défense est saine, mais plutôt de savoir si elle viole les droits des appelants que garantit l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. C'est là une question totalement différente. Je pense qu'il ne fait aucun doute qu'il s'agit là d'une question relevant des tribunaux. [...]

Donc je conclus que si nous devons rechercher dans la Constitution la réponse à la question de savoir s'il est approprié que les tribunaux « prêtent des intentions » à l'Exécutif en matière de défense, nous conclurions que non. Mais si on nous demande de décider si un acte spécifique de l'Exécutif porte atteinte aux droits des citoyens, non seulement est-il approprié que nous répondions à la question, mais c'est notre devoir en vertu de la Charte d'y répondre.


[15]            Compte tenu de ces arrêts faisant autorité, il semble qu'en l'absence d'une contestation fondée sur la Charte, une décision prise par le gouvernement canadien dans l'exercice de sa prérogative ne serait pas justiciable. Or, aucune contestation fondée sur la Charte n'est faite en l'espèce.

[16]            Troisièmement, le demandeur ne saurait à bon droit se fonder ici sur la loi intitulée Act of Settlement. Cette loi, édictée par le parlement de Westminster, est encore valide. Toutefois, elle ne s'applique pas en vue de réglementer l'exercice de la prérogative du gouvernement du Canada à l'égard de principes fondamentaux et du recours à ses forces armées.

[17]            Le Parlement, au moyen du paragraphe 22(1) de la Loi, a donné effet à la reconnaissance en common law de l'immunité de l'État à l'égard des injonctions. Dans la décision Bande indienne Saugeen, précitée, Monsieur le juge MacKay a fait les remarques suivantes, aux paragraphes 31, 32 et 34 :

Édictée par l'article 28 des L.C. (1990), ch. 8, et mise en vigueur le 1er février par le TR 92-6, cette disposition [paragraphe 22(1) de la Loi] reflète l'immunité que la common law reconnaît traditionnellement à l'État et à ses préposés en matière d'ordonnance d'injonction. Elle n'a pas pour effet de la réduire.

Aux termes du paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité de l'État, aucun tribunal ne peut accorder une réparation de cette nature. De plus, la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifiée, d'où la présente Cour tire son origine et en vertu de laquelle elle agit, ne lui confère pas le pouvoir d'accorder une injonction à l'encontre de l'État. (voir Le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. R., [1982] 1 C.F. 599, (C.A.) le juge Pratte, à la page 600; autorisation d'appeler à la C.S.C. refusée [1982] 1 R.C.S. viii; sous l'intitulé: Le Grand Council of the Crees (of Quebec) c. Procureur général du Québec et autres.) Sa Majesté la Reine du chef du Canada n'est donc pas une partie défenderesse pertinente aux fins de la requête en injonction interlocutoire.


[...] Avant l'édiction du paragraphe 22(2) de la Loi sur la responsabilité de l'État, modifiée, il était bien établi qu'en règle générale, une injonction ne pouvait être décernée pour empêcher un ministre de la couronne d'exercer les fonctions que la loi lui confère. (Voir Newfoundland Inshore Fisheries Association et autres c. Canada (Ministre de l'environnement) et autre (1990), 37 F.T.R. 230 (C.F. 1re inst.); Grand Council of the Crees (of Quebec) c. R., précité). On a reconnu une exception à cette immunité dans le cas où le ministre ou autre fonctionnaire de la Couronne censé agir en vertu d'une loi outrepasse manifestement le pouvoir qui lui est conféré. (Voir Lodge c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 775 (C.A.); Baxter Foods Ltd. c. Canada (Ministre de l'Agriculture) (1988), 21 F.T.R. 15 (C.F. 1re inst.); Pacific Salmon Industrie Inc. c. La Reine, [1985] 1 C.F. 504 (1re inst.); Esquimalt Anglers' Association et al. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1988), 21 F.T.R. 304 (C.F. 1re inst.).)

[18]            Contrairement aux prétentions du demandeur, la Cour suprême du Canada n'a pas décidé, dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité, qu'une injonction pouvait être accordée contre l'État. Elle a plutôt examiné le critère en trois étapes auquel une personne qui demande une injonction interlocutoire doit satisfaire tant en droit privé que dans les affaires de droit public relevant de la Charte et elle a conclu que les demanderesses n'avaient pas établi que la prépondérance des inconvénients militait en leur faveur, même si elles avaient établi l'existence d'une question sérieuse et même si elles avaient démontré qu'un préjudice irréparable était subi.

[19]            En outre, le demandeur qualifie d'une façon erronée la décision rendue par Monsieur le juge Rothstein (tel était alors son titre) dans la décision Saskatchewan Wheat Pool, précitée. Dans cette affaire-là, la Cour était saisie d'une contestation du pouvoir du gouverneur en conseil de prendre certains règlements. Aux paragraphes 68 et 69, la Cour a dit ce qui suit :


J'en arrive à ma conclusion à regret, non à cause de quelque opinion que je peux avoir au point de vue de la politique, ce qui ne serait pas pertinent en l'espèce, mais parce que l'ordonnance que je dois rendre en l'espèce empêche le Cabinet fédéral de prendre une initiative politique à laquelle il a décidé de donner suite comme l'exigeait, à son avis, l'intérêt public. Il est regrettable que les tribunaux doivent s'ingérer dans la mise en _uvre des politiques que se sont fixées les représentants élus. Toutefois, le législateur est suprême et le Cabinet, lorsqu'il exerce sa fonction de réglementation conformément à un pouvoir légal, est assujetti à la volonté du législateur.

En l'espèce, le législateur n'a pas autorisé le Cabinet à prendre des règlements comme ceux qui ont été contestés. Je dois déclarer que les articles 15 et 16.1 de la Loi sur la Commission canadienne du blé qui ont été pris en vertu du décret C.P. 1993-1399 sont inconstitutionnels et n'ont aucune force exécutoire.

[20]            Cette décision fait autorité à l'égard du principe selon lequel les règlements, qui constituent de la législation subordonnée, doivent être autorisés par leur loi habilitante.

[21]            Or, tel n'est clairement pas la situation invoquée en l'espèce par le demandeur. Dans ce cas-ci, le demandeur tente d'empêcher la prise d'une décision mettant en cause un « principe fondamental » qui comporte l'exercice d'une prérogative de la Couronne. Le demandeur ne fait pas une contestation fondée sur la Charte. Rien ne permet d'accorder la réparation sollicitée par le demandeur dans la requête ici en cause.

[22]            La requête est rejetée avec dépens.


ORDONNANCE

[23]            La requête est rejeté avec dépens.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                      T-236-03

INTITULÉ :                                                                     MAX BLANCO

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           LE 24 FÉVRIER 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE                             

ET ORDONNANCE :                                                   MADAME LE JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :                                                  LE 28 FÉVRIER 2003

COMPARUTIONS :

M. Max Blanco                                                                 POUR LE DEMANDEUR

Mme Coleen L. Mitchell                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Max Blanco                                                                 POUR LE DEMANDEUR

868, avenue Manning

Toronto (Ontario)

M6G 2W8

M. Morris Rosenberg, c.r.                                                POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

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