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     Date : 19981217

     Dossier : T-213-94

ENTRE :

     TRUSTHOUSE FORTE CALIFORNIA, INC.

et FORTE HOTELS, INC.,

     demanderesses,

     et

     GATEWAY SOAP & CHEMICAL CO. LTD.,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

JOHN A. HARGRAVE,

PROTONOTAIRE

[1]      Les présents motifs rappellent aux plaideurs qu'ils ne doivent pas retarder indûment les procédures et accaparer inutilement les ressources de la Cour. Un demandeur qui se comporte ainsi risque de voir rejeter son action. On aboutit sans cela à des procédures altérées par le passage du temps, et non seulement cela déconsidère-t-il la Cour et son mode de gestion des instances mais cela affecte aussi, voire défavorise, les autres plaideurs qui voudraient que leurs affaires soient promptement tranchées.

[2]      La présente action a été engagée en février 1994. Les interrogatoires préalables ont été en partie achevés à l'automne 1995, la défenderesse ayant, semble-t-il, encore à recevoir une réponse à certaines des questions posées lors de l'interrogatoire préalable. La procédure en était restée là lorsque la Cour signifia aux parties, le 27 août 1998, un avis d'examen de l'état de l'instance.

[3]      Le 28 septembre 1998, l'avocat des demanderesses écrivit à la Cour pour solliciter une prorogation du délai de réponse à l'avis d'examen de l'état de l'instance, relevant que l'affaire était prête à être jugée mais que [traduction] " ... étant donné que la défenderesse n'utilise plus les marques de commerce en question, les demanderesses ont choisi de s'en tenir au statu quo entre les parties, espérant ainsi éviter de nouveaux frais d'avocat et de justice. " L'avocat des demanderesses demanda alors une prorogation des délais afin de permettre à ses clientes de préparer une offre de règlement. Le 5 octobre 1998, les demanderesses déposaient un dossier de requête, sollicitant effectivement une prorogation des délais afin de pouvoir préparer et présenter à la défenderesse une offre de règlement.

[4]      Le 15 octobre 1998, après avoir examiné les documents déposés par les demanderesses ainsi que la réponse déposée au nom de la défenderesse, j'accordais une prorogation de 21 jours afin que les demanderesses puissent tenter de parvenir à un règlement avec la défenderesse, faute de quoi les demanderesses devaient, dans le même délai, donner les raisons pour lesquelles l'instance ne devrait pas être rejetée pour cause de retard.

[5]      Les demanderesses estiment avoir fait une offre convenable de règlement. La défenderesse répond que ce n'est pas le cas. Les parties ont donc déposé de nouvelles conclusions.

[6]      J'ai examiné l'affaire d'abord dans le contexte traditionnel du rejet de l'action pour défaut de poursuivre, me penchant sur le retard indu, les raisons de ce retard et le préjudice que cela aurait pu éventuellement causer à la défenderesse. Il s'agit là des trois volets du critère qui fait autorité et qui a été énoncé à l'origine par la Cour d'appel dans l'affaire Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 1 All E.R. 543 (C.A.), et développé dans l'arrêt Birkett v. James, [1978] A.C. 297 (H.L.), à la p. 318. Un tribunal peut, si les circonstances s'y prêtent et s'il conclut à un retard excessif et à l'absence d'une excuse valable, comme c'est le cas en l'espèce, prendre pour acquis l'inévitable atténuation des souvenirs des témoins et conclure au préjudice. Je n'ai pas, en l'espèce, à supposer, de la part des témoins de la défenderesse, une atténuation des souvenirs.

[7]      D'après mon examen du dossier de la Cour et des arguments des parties, je constate que rien ne s'est produit depuis l'automne 1995 et que les demanderesses voient dans la présente action non pas le moyen d'obtenir par injonction un redressement rapide, mais plutôt un moyen de pression leur permettant de prévenir toute autre violation présumée de leur marque de commerce. Notons ici que, au dire même de l'avocat de la défenderesse, celle-ci n'a aucunement l'intention d'utiliser à nouveau les marques de commerce des demanderesses, même si elle estime être en droit de le faire. Quoi qu'il en soit, user de la justice comme d'un levier afin de conserver le statu quo, sans véritable intention de voir trancher l'affaire, c'est abuser de l'adversaire autant que des tribunaux. C'était la situation dont était saisie la Chambre des lords dans l'affaire Grovit v. Doctor, [1997] 1 W.L.R. 640, où le demandeur avait saisi la justice sans véritable intention de voir trancher l'affaire.

[8]      Dans l'affaire Grovit v. Doctor, le juge qui, en première instance, était initialement saisi d'une requête en annulation de la procédure pour défaut de poursuivre, a conclu à un retard excessif et inexcusable de la part d'un demandeur qui n'avait pas l'intention d'activer le dossier. Le juge de première instance a donc rejeté l'action pour défaut de poursuivre. La Cour d'appel confirma sa décision, estimant que c'est à tort que le demandeur avait engagé une action qu'il n'avait aucune intention de voir aboutir en bon temps. La Cour d'appel y a vu un abus de procédure. L'appelant, demandeur en l'affaire Grovit v. Doctor, a énergiquement fait appel du rejet de sa demande. La Chambre des lords a cependant considéré que le rejet de l'action se justifiait. Le lord Woolf, rédigeant le jugement au nom de la Chambre des lords, fit observer qu'en raison de l'abus de procédure que constituaient les retards et le défaut d'intention véritable de procéder en l'affaire, le juge des requêtes et la Cour d'appel pouvaient rejeter l'action.

[9]      Selon la démarche retenue dans l'affaire Grovit v. Doctor, le plaideur qui ne tient absolument aucun compte des délais prévus dans les Règles de la Cour sera jugé non seulement à la lumière du préjudice qu'il a causé en cela à tel ou tel plaideur, mais aussi du préjudice causé à la justice. À cet égard, j'estime que le fait de laisser à l'abandon une action qu'on a engagée, ou de la laisser trop longtemps dormante, constitue un abus des tribunaux et de la justice. Cela étant, il y a motif à rejet tout à fait indépendamment de la règle posée dans Birkett v. James (précitée), cela ayant été confirmé par la Cour d'appel dans l'affaire Arbuthnot Latham Bank Ltd. v. Trafalgar Holdings Ltd., [1998] 1 W.L.R. 1426.

[10]      Dans l'affaire Arbuthnot Latham Bank, le lord juge Woolf, l'actuel " Master of the Rolls ", dans l'arrêt qu'il rédigea au nom la Cour d'appel, retrace l'évolution du concept de défaut de poursuivre, depuis Birkett v. James jusqu'à Grovit v. Doctor, évoquant ensuite un avenir où la procédure civile serait encadrée par un régime de gestion des instances dirigé par la Cour. Évoquant le fait d'accaparer inutilement le temps de la Cour en donnant lieu à des questions annexes concernant le respect des délais prévus par les règles, lord Woolf écrivit :

     [traduction]

         Le passage progressif à une procédure administrée actuellement constaté impose de nouvelles contraintes aux tribunaux, non seulement au niveau de la formation mais aussi au niveau de la mise en place de toute l'infrastructure technologique rendue nécessaire. Dans l'intérêt de l'ensemble des plaideurs, il faut donc éviter d'accaparer inutilement le temps de la Cour en lui imposant l'examen de questions annexes soulevées par le non-respect des délais prévus par les règles. (p. 1436).         

La Cour a estimé qu'il y avait en l'occurrence manifestation d'un phénomène qui accapare le temps des tribunaux, notant cependant qu'en 1978, lorsque la Cour se prononça dans l'affaire Birkett v. James, les conséquences qu'induit l'accaparement du temps des tribunaux n'avaient pas été prises en compte. Lord Woolf évoque le changement de circonstances :

     [traduction]

     Dans l'affaire Birkett v. James [1978] A.C. 297, il n'y avait pas lieu de s'interroger sur les conséquences d'un retard excessif pour les autres plaideurs et pour les tribunaux. Ce facteur va dorénavant prendre de plus en plus d'importance. Les plaideurs et leurs conseils doivent donc savoir que, dorénavant, tout retard sera jugé non seulement en fonction du préjudice qu'il peut entraîner pour tel ou tel plaideur en l'action, mais également à l'aune des répercussions qu'il peut avoir sur d'autres plaideurs qui tiennent à être entendus, ainsi que du préjudice que subit la bonne administration de la justice civile. Les règles actuelles fixent des délais devant permettre que les litiges soient tranchés dans un temps raisonnable. Ces règles doivent être respectées. (loc. cit.).         

Les motifs de la Cour évoquent alors l'affaire Grovit v. Doctor (précitée) et l'idée que le fait d'entretenir une action sans intention de la faire aboutir peut constituer un abus :

     [traduction]

         Selon l'arrêt Grovit v. Doctor [1997]1 W.L.R. 640, le fait de prolonger une action sans intention de la voir aboutir peut constituer un abus de procédure. D'après nous, l'évolution culturelle que l'on constate déjà permettra à l'avenir aux tribunaux d'admettre, plus facilement qu'auparavant, qu'une méconnaissance complète des règles constitue un abus de procédure, ainsi que l'a estimé le lord juge Parker dans l'arrêt Culbert v. Stephen G. Westwell & Co. Ltd [1993] P.I.Q.R. P54. (loc. cit.).         

Puis, lord Woolf précise que l'abus de procédure qui relève de la première catégorie définie dans Birkett v. James constitue également un motif distinct de radiation d'une action, motif n'ayant rien à voir avec le préjudice que pourrait éventuellement invoquer un défendeur. D'après lui, ce raisonnement économisera le temps et l'argent qu'exige l'examen des questions relatives au préjudice et permettra à la Cour d'ordonner la radiation, qu'il y ait prescription ou non, laissant à l'appréciation de la Cour la question de savoir si une nouvelle action pourrait être engagée :

     [traduction]

     En reconnaissant plus volontiers que le simple fait de ne pas avoir du tout tenu compte des règles justifie la radiation d'une action si tant est qu'on puisse le faire en toute justice, on épargnera le temps et les dépenses qu'exige l'examen de questions relatives au préjudice, ce qui permettra d'ordonner la radiation d'une action, que les délais soient on non expirés. La question de savoir si une nouvelle action peut alors être engagée sera laissée à l'appréciation de la Cour saisie d'une demande en radiation, compte tenu aussi des excuses invoquées pour expliquer le manque de diligence dans l'action précédente. Voir Janov v. Morris [1981] 1 W.L.R. 1389. (ibid., aux pp. 1436 à 1437).         

Lord Woolf va alors au bout de son raisonnement en invoquant la gestion d'instance dirigée par la Cour et en faisant remarquer que la mise en veilleuse d'une procédure en attendant le bon plaisir de l'intéressé aboutit à des procédures qui ont perdu beaucoup de leur clarté et jette le discrédit à la fois sur la Cour et sur sa manière de gérer les instances :

     [traduction]

     Alors qu'on pouvait naguère faire valoir que le fait, pour une partie, de décider, de son propre chef, de mettre en veilleuse une procédure qu'elle avait engagée, en attendant le moment qui lui semble propice, ne constitue pas un abus de procédure, dorénavant, il n'en sera plus ainsi. Cette conception aboutissait à des procédures altérées par le passage du temps, ce qui jetait le discrédit sur la gestion des tribunaux. Au fur et à mesure qu'on adopte un régime de procédure de gestion des instances, les tribunaux s'intéresseront de plus en plus aux raisons pour lesquelles une action donnée n'avance pas. Si le demandeur n'a pour l'instant pas l'intention de poursuivre son action, c'est une déperdition d'effort. Le simple fait d'avoir à rechercher les motifs du manque d'avancement des procédures accapare sans besoin l'attention de la Cour. Si, sous réserve des directives pouvant être émises par la Cour, un plaideur n'a aucunement l'intention de poursuivre son action dans le respect des règles, l'action n'aurait jamais dû être introduite. En ce qui concerne les actions qui sont intentées mais qu'on n'entend pas voir avancer, il y a lieu d'envisager leur interruption ou d'obtenir en général de la Cour un ajournement. Les tribunaux sont là pour aider les parties à résoudre leurs litiges et ne doivent pas être utilisés à d'autres fins par les plaideurs. Cette nouvelle manière de voir ne s'appliquera pas rétroactivement aux retards qui se sont déjà produits mais s'appliquera aux retards à venir. (ibid. p. 1437).         

Pour résumer toute cette démarche et la replacer dans le contexte de la Cour, je tiens à souligner la conclusion de lord Woolf, selon laquelle la Cour existe [traduction] " pour aider les parties à résoudre leurs litiges et ne doi[t] pas être utilisé[e] à d'autres fins par les plaideurs. " (p. 1437). Il est clair que, dans certains cas, la gestion d'instance peut exiger que l'on retarde une procédure en attendant que se produise une chose précise, mais le fait de recourir aux tribunaux, et de les utiliser unilatéralement et sans autorisation pour maintenir des dossiers inactifs, soit pour les activer au bon gré du demandeur soit simplement pour faire pression sur un défendeur, dans les cas où le demandeur n'a aucune intention de procéder, ne doit pas être toléré. Cela est constitutif d'un abus de procédure entraînant radiation.

[11]      En l'espèce, c'est à tort que les demandeurs ont maintenu en l'état leur dossier ces trois dernières années, pour faire pression sur la défenderesse, sans faire avancer les choses et sans même, semble-t-il, avoir l'intention d'avancer. Cette manière de procéder est injuste pour la défenderesse en l'espèce, et injuste pour la Cour qui fait tout pour utiliser les ressources à sa disposition de manière équitable pour l'ensemble des usagers, pour les contribuables qui lui fournissent ses moyens d'action et pour l'ensemble des plaideurs qui s'attendent à ce que la Cour se prononce sur leur cause avec célérité.

[12]      La présente action est rejetée. Cela n'empêchera aucunement les demanderesses d'introduire une autre action ultérieurement si elles constatent une nouvelle atteinte à des marques dont elles sont propriétaires.


(signature) " John A. Hargrave "


Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 17 décembre 1998

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes

COUR FÉDÉRALE SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :      T-213-94

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Trusthouse Forte California Inc. and Forte Hotels Inc.

     c.

     Gateaway Soap and Chemical Co. Ltd.

REQUÊTE TRANCHÉE SUR DOSSIER SANS

COMPARUTION DES AVOCATS

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

en date du 17 décembre 1998

CONCLUSIONS ÉCRITES :

     M. Lesperance      pour les demanderesses

     M. Saul Schachter      pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

     Lesperance, Mendes

     Vancouver (C.-B.)      pour les demanderesses

     Saul Schachter

     Barrister & Solicitor

     Winnipeg (Manitoba)      pour la défenderesse

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