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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Chiasson c. Canada (1re inst.) [2001] 4 C.F. 66

Date : 20010522

Dossier : T-1326-00

OTTAWA (ONTARIO), LE 22 MAI 2001

EN PRÉSENCE DE : MADAME LE PROTONOTAIRE ROZA ARONOVITCH

ENTRE :

                                              RICHARD GEORGE CHIASSON

                                                                                                                                        demandeur

                                                                         - et -

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                  défenderesse

                                                              ORDONNANCE

VU LA REQUÊTE présentée pour le compte de la défenderesse en date du 8 septembre 2000, sollicitant une ordonnance de radiation de la déclaration, sans autorisation de la modifier, et de rejet de l'action, en application des règles 18(1), 221a) et 221f) des Règles de la Cour fédérale (1998) ou, subsidiairement, une ordonnance fondée sur la règle 8(1) des Règles visant l'obtention d'une prorogation du délai fixé pour signifier et déposer la défense;


VU les motifs de l'ordonnance que j'ai exposés aujourd'hui;

LA COUR ORDONNE :

1)                    La requête est accueillie en partie comme suit.

2)                    Le demandeur a trente (30) jours à partir de la date de la présente ordonnance pour présenter une requête pour que la présente action soit convertie en demande de contrôle judiciaire et que le délai fixé pour présenter sa demande de contrôle judiciaire soit prorogé, à défaut de quoi la présente action sera rejetée.

3)                    Pour les besoins de sa requête en application du paragraphe 2, le demandeur inclura dans son dossier de requête un projet d'avis de demande avec affidavit à l'appui.

« R. Aronovitch »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


Date : 20010522

Dossier : T-1326-00

Référence neutre : 2001 CFPI 511

ENTRE :

                                              RICHARD GEORGE CHIASSON

                                                                                                                                        demandeur

                                                                         - et -

                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                  défenderesse

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE ARONOVITCH

Le contexte

[1]         Le père du demandeur, Yvon Joseph Chiasson, a servi dans la Marine marchande canadienne pendant la Seconde Guerre mondiale. On nous dit que vers le 23 janvier 1943, Joseph Chiasson ainsi que trois autres marins de la marine marchande ont sauvé huit marins américains à bord d'un navire qui s'était échoué à l'extérieur du port de Louisbourg (Nouvelle-Écosse). Cherchant à ce que l'acte de bravoure de son père soit reconnu, le demandeur a soumis la candidature de ce dernier à une décoration canadienne pour acte de bravoure.


[2]         Ces décorations sont établies et attribuées conformément au règlement pris en application de lettres patentes qu'a délivrées Sa Majesté la Reine Elizabeth II. Le règlement en question prévoit l'établissement du Conseil des décorations canadiennes (le Conseil) dont le mandat est essentiellement de décider de l'admissibilité des candidats à l'attribution d'une décoration et de soumettre au Gouverneur général du Canada (le Gouverneur général) la liste des candidats méritants.

[3]         Le 31 mars 2000, le demandeur a envoyé un formulaire de mise en candidature de son père à l'attention de la Direction des distinctions honorifiques de la Chancellerie, un bureau administratif relevant du Gouverneur général. Le formulaire contenait l'avis suivant : « Seuls les incidents survenus moins de deux ans avant la date de présentation peuvent être considérés » .

[4]         M. Chiasson a également écrit à Marie de Bellefeuille-Percy, directrice de la Direction des distinctions honorifiques à Rideau Hall et, ultérieurement, à la gouverneure générale, Son Excellence la très honorable Adrienne Clarkson, contestant la prescription de deux ans et sollicitant son élimination.


[5]         Le 12 avril 2000, M. Chiasson a reçu une réponse du lieutenant-général James Gervais en sa qualité de Sous-secrétaire de la Chancellerie. Le lieutenant-général Gervais a informé M. Chiasson que la politique canadienne en matière de distinctions honorifiques ne permet pas d'accorder des décorations pour des événements qui ont eu lieu avant la création du système actuel de distinctions honorifiques. Il a expliqué que la règle des deux ans a été adoptée essentiellement en raison des difficultés liées aux enquêtes sur des événements lointains et à la vérification de ceux-ci.

[6]         D'autres lettres ont été échangées et, le 2 mai 2000, M. Chiasson a reçu une lettre dans laquelle le lieutenant-général Gervais l'informait que ses commentaires sur la question de la prescription de deux ans seraient portés à l'ordre du jour des délibérations du Conseil du mois de juin suivant.

[7]         Selon le procès-verbal de la réunion du Conseil du 14 juin 2000, il a en fait été question de la contestation qu'a élevée M. Chiasson à l'égard de la règle des deux ans. Le procès-verbal indique également le point de vue du Conseil, soit que la règle des deux ans ne devrait pas être incluse dans le règlement. Plutôt, le Conseil a préconisé une position fondée sur le bon sens lorsqu'il s'agit d'appliquer la règle à des cas méritoires qui s'approchent de la limite.

[8]         En raison d'un oubli administratif, le demandeur n'a été informé de ces délibérations qu'en septembre 2000. Dans une lettre datée du 7 septembre 2000, le lieutenant-général Gervais, en sa qualité de président du Conseil, a écrit ce qui suit au demandeur :


[TRADUCTION]

Monsieur,

La présente fait suite à ma lettre du 2 mai 2000 dans laquelle j'ai affirmé que votre demande sollicitant l'attribution d'une décoration pour acte de bravoure à votre père serait portée à l'attention du Conseil des décorations canadiennes.

Le Conseil s'est réuni le mercredi 14 juin et votre demande a été inscrite à l'ordre du jour.

Je tiens à vous assurer que tous les membres du Conseil ont examiné consciencieusement la question. Toutefois, compte tenu du règlement pris en application des lettres patentes qu'a délivrées Sa Majesté en 1972, le Conseil des décorations canadiennes a décidé qu'il maintiendrait la politique d'admissibilité et la prescription de deux ans. Le Conseil a donc conclu que l'acte de votre père, qui remonte à 1943, ne peut être examiné parce que la demande visant l'attribution d'une décoration a été présentée après l'expiration du délai de prescription de deux ans.

[9]         Dans l'intervalle, M. Chiasson, n'étant pas au courant de la décision du Conseil, avait introduit l'action en cause contestant la règle des deux ans. Le demandeur a déposé sa déclaration le 20 juillet 2000. Il sollicite uniquement un bref de mandamus pour forcer la présentation de sa demande au Conseil pour que celui-ci rende une décision sur le fond de celle-ci.

Les observations de la défenderesse

[10]       La Couronne a invoqué trois moyens à l'appui de sa demande de radiation. Elle prétend essentiellement que l'action doit être rejetée parce que l'attribution de distinctions honorifiques relève d'une prérogative royale et n'est donc pas justiciable. Deuxièmement, elle soutient que l'action est dénuée d'intérêt pratique parce que le demandeur a déjà obtenu la réparation qu'il sollicite. Troisièmement, elle allègue que la Cour n'a pas compétence pour connaître d'une action visant l'obtention d'un mandamus, lequel peut être accordé uniquement dans le cadre d'un contrôle judiciaire.


[11]       Pour ce qui est du premier moyen invoqué, la défenderesse a résumé comme suit l'historique de la délégation de la prérogative relative à l'attribution de distinctions honorifiques. Par la délivrance des lettres patentes de 1947, le roi George VI a accordé au gouverneur général le pouvoir d'exercer sa prérogative royale. Par la suite, en 1967, la reine Élizabeth II a créé l'Ordre du Canada par lettres patentes en vertu desquelles le gouverneur général exerçait la prérogative de déterminer qui devait recevoir cette décoration.

[12]       En 1972, la reine Élizabeth II a signé des lettres patentes établissant le Règlement concernant les décorations canadiennes pour actes de bravoure, qui ajoutait aux décorations existantes les décorations pour actes de bravoure suivantes : la Croix de la vaillance, l'Étoile du courage et la Médaille de la bravoure. En 1996, le Règlement concernant les décorations canadiennes pour actes de bravoure de 1972 a été abrogé et remplacé par le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure (1996) (le Règlement), qui est encore en vigueur à ce jour (C.P. 1997-123, Gazette du Canada, partie I, vol. 131, p. 2091).


[13]       La défenderesse invoque la décision Black v. Canada (Prime Minister) [2000] O.J. No. 784 (ci-après la décision Black), à l'appui du principe selon lequel l'exercice d'un pouvoir de prérogative n'est pas susceptible de contrôle judiciaire. Dans Black, la Cour a cité la décision Council of Civil Service Unions v. Minister of Civil Service [1985] 1 A.C. 374, à la page 418, [1984] 3 All E.R. 935 (H.L.) (ci-après la décision CCSU), où lord Roskill a mentionné expressément que l'attribution d'une distinction honorifique relève d'un pouvoir de prérogative qui ne peut être contrôlé judiciairement.

[TRADUCTION] La question litigieuse en l'espèce porte sur la justiciabilité des actes du premier ministre. L'issue de la présente affaire repose entièrement sur le caractère juridique des actes du premier ministre allégués dans la déclaration modifiée. S'ils reflètent l'exercice d'une prérogative royale relative à l'attribution de distinctions honorifiques ou au refus de les accorder ou à l'avis donné à un autre pays, ces actes sont des questions politiques à l'égard desquelles la Cour ne peut intervenir. Dans Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374, à la page 418, [1984] 3 All E.R. 935 (H.L.), lord Roskill a affirmé :

De nombreux exemples ont été donnés au cours de l'argumentation relativement à des pouvoirs de prérogative qu'il ne convient pas, à mon avis, de contrôler judiciairement. Les pouvoirs de prérogative comme ceux se rapportant notamment à la conclusion de traités, à la défense du royaume, à la prérogative de clémence, à l'attribution de distinctions honorifiques, à la dissolution du Parlement et à la nomination de ministres ne sont pas, à mon avis, susceptibles de contrôle judiciaire parce que leur nature et leur objet ne le permettent pas. Ce n'est pas aux tribunaux de déterminer si un traité devrait être conclu, si les forces armées devraient être disposées d'une façon particulière ou si le Parlement devrait être dissous à une date plutôt qu'à une autre.

[14]       La défenderesse invoque également la décision du juge MacKay dans Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102, à la page 131 (ci-après la décision Vancouver Island). Cette affaire portait sur deux décrets approuvant les visites aux ports canadiens de navires à propulsion nucléaire et de navires à charge nucléaire. Les demandeurs dans cette affaire ont prétendu que les décrets n'avaient pas été pris en application du pouvoir de prérogative parce qu'un certain nombre de lois avaient remplacé celui-ci. À la page 131, le juge MacKay a commencé son analyse par l'examen de décisions législatives dont la Cour ne peut connaître :


Qu'est-ce qui constitue une décision législative dont la Cour ne peut connaître, sous réserve des questions relatives à la compétence de l'auteur de la décision, savoir, en l'espèce, le gouverneur en conseil? À tout le moins, il me semble que la décision doive répondre aux conditions suivantes : elle doit être discrétionnaire, elle doit habituellement--mais pas toujours--être d'application générale et elle doit être fondée sur l'exercice du jugement, après avoir évalué les facteurs relatifs à la politique générale, l'intérêt public, la commodité publique, la moralité, la politique, l'économie, les obligations internationales, la défense et la sécurité nationales, ou à des préoccupations d'ordre social, scientifique ou technique, c'est-à-dire des questions de principe qui ne relèvent pas des préoccupations ou des méthodes classiques des tribunaux.

[15]       Le juge MacKay a par la suite rejeté la demande, concluant qu'aucune des lois ni aucun des règlements cités par les demandeurs n'influait sur le pouvoir de prérogative de la Couronne d'autoriser les escales de navires de guerre. Les décrets ont été jugés relever du pouvoir de prérogative en matière de relations internationales et de défense. Comme les décrets en cause étaient des décisions législatives sur lesquelles aucune loi n'influait et qui relevaient du pouvoir de prérogative, la Cour a conclu qu'elle ne pouvait contrôler les décisions contestées.

[16]       La défenderesse prétend que la présente espèce est une affaire semblable relative à l'exercice d'une prérogative absolue qui n'a pas été par ailleurs remplacée par une loi. Selon elle, les articles 7 et 8 du Règlement confèrent au Conseil une prérogative absolue pour déterminer les conditions d'admissibilité, y compris l'imposition d'une prescription. Le gouverneur général, pour sa part, est pleinement compétent pour accorder les décorations conformément à l'article 17 du Règlement. La Couronne soutient que les dispositions, prises ensemble, excluent toute restriction à l'exercice par le gouverneur général et le Conseil de la prérogative déléguée et que la Cour n'est donc pas compétente pour se prononcer sur les décisions du Conseil.

[17]       Par souci de commodité, j'ai annexé le libellé des articles 7, 8, 10 et 17 du Règlement aux présents motifs.


[18]       Le deuxième argument de la défenderesse est que la présente action devrait être radiée parce que la réparation demandée est maintenant dépourvue d'intérêt pratique. Le demandeur sollicite un bref de mandamus pour forcer le Conseil à examiner sa mise en candidature, alors que, selon la défenderesse, le Conseil a déjà examiné la candidature du père de M. Chiasson et conclu qu'il n'était pas admissible.

[19]      Enfin, la défenderesse soutient que la seule voie de recours du demandeur est de présenter une demande de contrôle judiciaire conformément au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur la Cour fédérale (la Loi). En vertu de la Loi, un bref de mandamus peut uniquement être obtenu par présentation d'une demande de contrôle judiciaire à l'égard de la décision ou de l'ordonnance d'un « office fédéral » . Selon la défenderesse, on peut dire en fait que le Conseil est un organisme exerçant des pouvoirs que lui confère une prérogative royale et qu'il est donc visé par la définition d'office fédéral. Toutefois, selon ce que prétend la Couronne, la Cour fédérale n'a pas compétence pour connaître d'une action visant l'obtention d'un mandamus et, en conséquence, l'action doit être radiée en application de la règle 221des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles) parce qu'elle excède la compétence de la Cour et ne révèle aucune cause d'action.


[20]       Dans ses observations écrites, la défenderesse s'est fondée sur les décisions Scrimbitt c. Sa Majesté la Reine, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le Conseil de la bande indienne de Sakimay (1997), T-2031-96 (C.F. 1re inst.) et Brar c. Sa Majesté la Reine (1997), T-1806-96 (C.F. 1re inst.), selon lesquelles la Cour n'a pas compétence pour convertir une action en demande de contrôle judiciaire.

[21]       À l'audition de la requête, toutefois, la défenderesse a cité les décisions de la Cour selon lesquelles une instance incorrectement engagée peut être convertie en la forme appropriée en application de la règle 57 des Règles. Bien qu'elle reconnaisse ce principe, la défenderesse fait valoir que la Cour ne devrait toutefois pas convertir l'action en demande parce que le recours n'a aucun fondement et que, de toute manière, il est hors délai. La défenderesse souligne que le demandeur n'a pas présenté sa demande dans les 30 jours suivant la date à laquelle il a été informé que la règle des deux ans serait portée à l'attention du Conseil (le 2 mai 2000) ou la date à laquelle il a été avisé que son père n'était pas admissible (le 7 septembre 2000).

Les observations du demandeur

[22]       Le demandeur soutient que le Règlement, et en particulier l'article 8, est formulé de manière impérative. Le Conseil « étudie » toutes les candidatures présentées pour déterminer qui est admissible à l'attribution d'une décoration. Le demandeur souligne que le Règlement comme tel ne prévoit pas une prescription de deux ans pour l'exercice de la prérogative royale. En fait, au paragraphe 5 du Salut figurant dans les lettres patentes de 1996, Sa Majesté a indiqué comme suit que toute modification importante au Règlement doit être édictée par lettres patentes :


Nous décrétons que les décorations canadiennes pour actes de bravoure sont régies par le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure (1996), ci-après, éventuellement modifié, abrogé ou révisé par lettres patentes délivrées par Nous, Nos héritiers et successeurs ou Notre Gouverneur général du Canada en Notre nom.

[23]       Le demandeur soutient que la règle des deux ans est de fait un règlement qui a été déguisé en une décision de politique administrative. Le Conseil a donc usurpé et violé la prérogative royale en apportant une modification de fond au Règlement.

[24]       À cet égard, le demandeur a cité les décisions Re Doctors Hospital and Minister of Health et al. (1976), 68 D.L.R. (3d) 220, à la page 230 (C. div. Ont.) et Prospect Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des Licences et Permis d'alcool) ([1991] A.N.-B. no 8) à l'appui de la proposition selon laquelle les décisions réglementantes qui s'écartent de l'objet de leur loi habilitante, en l'espèce les lettres patentes, sont justiciables.

[25]       En ce qui a trait à l'absence d'intérêt pratique de l'action, le demandeur prétend que sa contestation a été mal qualifiée et que la prérogative d'accorder ou de refuser d'accorder une distinction honorifique n'a de fait jamais été exercée en l'espèce. Il établit une distinction d'avec les décisions Black et Vancouver Island en ce sens que, contrairement à la présente espèce, la prérogative royale avait été exercée par l'organisme compétent dans ces deux affaires.


Analyse

[26]       Une partie qui sollicite la radiation d'une action doit s'acquitter d'un lourd fardeau de preuve et convaincre la Cour que l'action n'a aucune chance d'être accueillie et échouera inexorablement. La demande de radiation est rejetée si la déclaration révèle ne serait-ce que le « germe » d'une cause d'action ou qu'elle est « le moindrement susceptible de constituer un fondement » de cause d'action : Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, Perera c. Canada, [1997] A.C.F. 199 (1re inst.).

[27]       Je me propose d'examiner dans un premier temps l'argument de la défenderesse selon laquelle l'action est dénuée d'intérêt pratique. À mon avis, cet argument ne tient pas parce qu'il est contestable que le demandeur ait obtenu la réparation qu'il sollicite. En fait, la question de savoir si l'on peut dire que le Conseil a examiné au fond l'admissibililité de son père ou, formulée autrement, la question de savoir si le Conseil est compétent pour refuser d'examiner davantage la demande, est précisément l'objet du litige en l'espèce.

[28]       J'aborde maintenant l'objection principale de la Couronne, à savoir que l'action ne saurait être accueillie parce qu'elle se rapporte à l'exercice d'une prérogative royale, ce qui excède la compétence de la Cour. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que la demande du demandeur à cet égard n'a aucune chance d'être accueillie.


[29]       Incontestablement, l'exercice d'une prérogative royale a traditionnellement été à l'abri de tout examen judiciaire. La rareté de la jurisprudence dans ce domaine le confirme. Cependant, des décisions récentes indiquent une certaine érosion de cette immunité. Par exemple, dans l'arrêt Operation Dismantle, précité, la Cour suprême du Canada a conclu qu'un tribunal pouvait examiner la prérogative royale pour décider de la constitutionnalité de la décision contestée.

[30]       En outre, si un pouvoir de prérogative a été remplacé par un pouvoir d'origine législative, l'exercice de ce dernier pouvoir est susceptible de contrôle. À titre d'exemple, dans Re Doctors Hospital and Minister of Health et al., précité, la Haute Cour de justice de l'Ontario a conclu que la décision du lieutenant gouverneur en conseil avait été prise en application non pas d'une prérogative royale, mais du pouvoir que lui conférait le paragraphe 4(5) de la Public Hospitals Act, et qu'à ce titre, elle était susceptible de révision quant à sa conformité avec la politique et les objets de cette loi.

[31]       Il existe également d'autres motifs pour lesquels l'exercice d'un pouvoir de prérogative peut faire l'objet d'un contrôle. Brown et Evans affirment dans Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Canvasback Publishing, 2000, au par. 13:1110) :

[TRADUCTION] En outre, même si le contrôle judiciaire d'un exercice du pouvoir de prérogative est impossible, un tribunal peut toujours être invité à déterminer si ce pouvoir existe en droit et, dans l'affirmative, il peut être appelé à établir la portée de ce pouvoir et si l'acte en cause relevait de celui-ci.


[32]       Les auteurs citent la décision Vancouver Island, précitée, à l'appui de cette assertion. Nous rappelons que dans cette affaire, la Cour a estimé que la décision en question n'était pas susceptible de contrôle. Le juge MacKay a conclu, toutefois, à la page 131 :

[...] Lorsque l'on allègue une prérogative, il s'agira de se demander si le pouvoir a été exercé dans le cadre de cette prérogative.

[33]       Dans la même veine, deux décisions britanniques soulignent que le tribunal peut examiner minutieusement l'exercice d'une prérogative royale en tenant compte de l'ampleur du pouvoir exercé et de la nature de la décision qu'on veut mettre à l'abri de l'examen judiciaire.

[34]       La décision CCSU, citée et approuvée dans Black, à l'instar de la décision Vancouver Island, porte sur un pouvoir de prérogative délégué exercé par décret. Dans cette affaire, le décret avait été pris en application d'un pouvoir de prérogative relatif à la réglementation des conditions d'emploi dans la fonction publique. La Chambre des lords a entendu l'argument selon lequel une décision prise en vertu d'un pouvoir délégué par le souverain à partir de sa prérogative est à l'abri de tout contrôle au même titre qu'un exercice direct d'un pouvoir de prérogative. Elle a conclu que quel que soit l'instrument de délégation, la Cour a toujours le pouvoir de contrôler la décision contestée pour s'assurer que ces pouvoirs n'ont pas été outrepassés :


[TRADUCTION [...] Je ne vois pas pourquoi les termes conférant les mêmes pouvoirs devraient être interprétés différemment simplement parce qu'ils émanent d'un décret pris en application de la prérogative [...] le décret, pris en application de la prérogative, tient son autorité du souverain seul et non pas, comme c'est généralement le cas avec la loi, du souverain en son Parlement. La loi délègue fréquemment à d'autres personnes ou organismes des pouvoirs émanant du pouvoir législatif - du souverain seul dans un cas et du souverain en son Parlement dans l'autre - et lorsqu'elle le fait (en l'espèce, l'article 4), ces pouvoirs délégués sont définis plus ou moins exactement. Mais, à mon avis, les tribunaux peuvent habituellement contrôler ces pouvoirs, qu'ils aient été définis en fonction de leur objet, de la procédure applicable à leur exercice ou d'une autre façon, afin de s'assurer qu'on ne les a pas outrepassés, et ce, quelle que soit l'origine de ces pouvoirs et indépendamment de la question de savoir s'ils sont définis de façon expresse ou implicite [...]

      (précité, à la page 399)

[35]       Lord Scarman dégage l'essentiel de ces remarques à la page 407 de ce jugement :

[TRADUCTION] [...] le facteur déterminant pour établir si l'exercice d'un pouvoir de prérogative est susceptible de contrôle judiciaire n'est pas l'origine de ce pouvoir, mais bien son objet.

[36]       La Haute Cour de Justice a ultérieurement appliqué la décision CCSU dans l'affaire Lustig-Pream v. Admiralty Board of Defence Council, [1995] E.W.J. No. 4735, et conclu à la page 14 :

[TRADUCTION] Je n'ai aucune hésitation à conclure à la justiciabilité du présent litige. À mon sens, seuls des cas rarissimes seront maintenant jugés excéder entièrement la compétence du tribunal, i.e. seuls les cas relatifs à la sécurité nationale proprement dite et, en outre, lorsque le tribunal ne dispose vraiment pas de l'expertise ou des documents nécessaires pour statuer sur la question en litige. La présente affaire n'entre pas dans cette catégorie. Il est vrai qu'elle se rapporte à la défense du royaume, mais elle n'exige pas que nous nous prononcions sur « la question de savoir si [...] les forces armées [devraient être] disposées d'une façon particulière » (ce qui, selon lord Roskill dans CCSU, n'est clairement pas susceptible de contrôle judiciaire [...]). Cette politique ne comporte aucune considération opérationnelle. En réalité, maintenant qu'il n'y a plus de « répercussions sur le plan de la sécurité » , il semble n'y avoir rien à cet égard sur quoi les tribunaux ne sont pas tout à fait bien placés pour juger par eux-mêmes.


[37]       Essentiellement, le demandeur prétend que l'objet de sa revendication n'est pas l'attribution de distinctions honorifiques ou de décorations, mais bien l'établissement par le Conseil d'une prescription de deux ans, que, selon lui, le Conseil n'avait pas le pouvoir délégué d'établir. Il s'agit donc de déterminer si la décision du Conseil d'appliquer une prescription et d'écarter tout autre examen de la candidature qu'a soumise le demandeur constitue l'exercice d'une prérogative royale qui échappe à la compétence de la Cour. Dans la mesure où il faut à cette fin qu'une décision soit rendue quant à l'ampleur des pouvoirs du Conseil découlant des lettres patentes et du Règlement, la question en l'espèce est sans doute susceptible de contrôle.

[38]       Après avoir passé en revue la jurisprudence, je conclus certes que les questions relatives à l'exercice de pouvoirs de prérogative ne devraient pas être traitées sommairement. Pour déterminer si une décision donnée prise en application d'une prérogative royale déléguée est susceptible de contrôle judiciaire, le tribunal doit rendre une décision au fond, au cas par cas, en tenant compte de l'ampleur du pouvoir en cause et de la nature de la décision contestée.


[39]       Quant au dernier élément de l'argumentation de la Couronne, je suis d'accord qu'une action visant l'obtention d'un mandamus est irrégulière et dénuée de fondement. Il s'agit toutefois essentiellement d'un défaut de forme qui, je suppose, est attribuable au fait que le demandeur n'est pas représenté par avocat. Dans de telles instances, on peut invoquer la règle 57 pour que l'action soit convertie en demande de contrôle judiciaire; la Cour a interprété et appliqué cette disposition de manière à permettre la conversion d'une instance irrégulièrement introduite en demande de contrôle judiciaire. Voir McLean c. Canada, [1999] A.C.F. no 400, Khaper c. Canada, [1999] A.C.F. no 1735, Khaper c. Canada, [1999] A.C.F. no 2014, Niederawer c. Canada (Ministre du Revenu national), [2000] A.C.F. no 928, et Le Métis National Council of Women c. Canada, [2000] A.C.F. no 1961.

Conclusion

[40]       Par conséquent, la Cour délivrera une ordonnance distincte dans laquelle elle autorisera le demandeur à présenter une requête visant l'obtention de la conversion de l'action en demande de contrôle judiciaire et l'obtention des prorogations de délai nécessaires, à défaut de quoi l'action sera rejetée.

[41]       Dans les circonstances, il convient à mon avis que chaque partie assume ses propres dépens découlant de la requête.

« R. Aronovitch »

Protonotaire

OTTAWA (Ontario)

Le 22 mai 2001

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.                    


ANNEXE

L'article 7 du Règlement est rédigé comme suit :


CONSEIL DES DÉCORATIONS CANADIENNES

7.(1) Est maintenu le Conseil des décorations canadiennes composé :                              a) du greffier du Conseil privé;                

b) du secrétaire du gouverneur général;

c) du sous-ministre du Patrimoine canadien;          

d) du sous-ministre de la Défense nationale;          

e) du sous-ministre des Transports;       

f) du commissaire de la Gendarmerie royale du Canada;         

g) d'au plus quatre autres personnes nommées par le gouverneur général.             

(2) Tout membre du Conseil visé aux alinéas (1)a) à f) peut désigner un suppléant pour le remplacer en cas d'absence ou d'empêchement.


CANADIAN DECORATIONS ADVISORY COMMITTEE

7. (1) There shall be maintained a Canadian Decorations Advisory Committee comprising

(a) the Clerk of the Privy Council;

(b) the Secretary to the Governor General;

(c) the Deputy Minister of Canadian Heritage;

(d) the Deputy Minister of National Defence;

(e) the Deputy Minister of Transport;

(f) the Commissioner of the Royal Canadian Mounted Police; and       

(g) not more than four other members who shall be appointed by the Governor General.

   (2) A member of the Committee referred to in any of paragraphs (1) (a) to (f) may designate an alternate to act as a member of the Committee in the event that the member is absent or unable to act in that capacity.


L'article 8 du Règlement prévoit :


8. Le Conseil :          a) étudie les candidatures présentées en vertu de l'article 10 en vue de l'attribution :            

(i) de la Croix de la vaillance,

(ii) de l'Étoile du courage,        

(iii) de la Médaille de la bravoure;           

b) décide de l'admissibilité des candidats à l'attribution de décoration canadienne pour acte de bravoure;

c) établit et soumet au gouverneur général la liste des candidats qui, à son avis, sont les plus méritants pour l'une ou l'autre des décorations visées à l'alinéa a);

d) conseille le gouverneur général au sujet de toute autre question relative à l'attribution des décorations canadiennes pour actes de bravoure que celui-ci lui soumet pour examen.

8. The Committee shall

(a) consider nominations under section 10 for the award of

(i) the Cross of Valour,           

(ii) the Star of Courage, and    

(iii) the Medal of Bravery;      

(b) determine whether nominees are eligible to be awarded a Canadian bravery decoration;

(c) compile and submit to the Governor General lists of those nominees who, in the opinion of the Committee, have the greatest merit for each of the decorations mentioned in paragraph (a); and

(d) advise the Governor General on such other matters concerning the award of Canadian bravery decorations as the Governor General may refer to the Committee for consideration.


L'article 10 du Règlement se lit comme suit :


MISES EN CANDIDATURE

10. Toute personne ou organisation peut soumettre au secrétaire du Conseil, pour examen par le Conseil, une candidature à une décoration canadienne pour acte de bravoure.


NOMINATIONS

10. Any person or organization may submit to the Secretary of the Committee for consideration by the Committee a nomination of a person for the award of a Canadian bravery decoration.


L'article 17 du Règlement indique :


DISPOSITIONS GÉNÉRALES

17. Le présent règlement n'a pas pour effet de restreindre le droit du gouverneur général d'exercer tous les pouvoirs de Sa Majesté à l'égard des décorations canadiennes pour actes de bravoure.


GENERAL

17. Nothing in these Regulations limits the right of the Governor General to exercise all powers and authorities of Her Majesty in respect of Canadian bravery decorations.



COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                              T-1326-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          Richard George Chiasson c. Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                               Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                             Le 19 janvier 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :      MADAME LE PROTONOTAIRE ROZA ARONOVITCH

DATE DES MOTIFS :                                     Le 22 mai 2001

ONT COMPARU:

Richard George Chiasson                                    POUR SON PROPRE COMPTE

Edward Burnet                                        POUR LA DÉFENDERESSE

M. George Carruthers

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Morris Rosenberg                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

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