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Date : 20001027


Dossier : T-1620-95


ENTRE :


     A. O. FARMS INC.,

     demanderesse,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,


- et -


LE MINISTRE DE L'AGRICULTURE


- et -


LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,


défendeurs.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

prononcés à l'audience à Calgary (Alberta),

le jeudi 26 octobre 2000


LE JUGE HUGESSEN

[1]      Il s'agit d'une requête de la Couronne défenderesse en vue d'obtenir un jugement sommaire portant rejet de l'action de la demanderesse. L'action elle-même semble être une action en responsabilité délictuelle et constitue donc un recours en droit privé exercé à l'encontre d'autorités publiques, en l'occurrence, le gouvernement du Canada et la Commission canadienne du blé.

[2]      Le litige porte essentiellement sur la politique relative au marché continental de l'orge, que le gouvernement a annoncée au cours de l'été 1993 et dont l'existence a été très brève. Le 10 septembre 1993, le juge Rothstein, de la Cour fédérale, a annulé certaines modifications qui avaient été apportées au Règlement sur la Commission canadienne du blé et qui sont entrées en vigueur le 1er août 1993 au motif qu'elles étaient ultra vires1.

[3]      Par suite du changement de gouvernement survenu après l'élection d'octobre 1993, le gouvernement s'est désisté de l'appel interjeté à l'égard du jugement du juge Rothstein et le Règlement lui-même a été révoqué.

[4]      Pendant la période au cours de laquelle le Règlement a apparemment été en vigueur, soit du 1er août au 10 septembre, la demanderesse a conclu certains contrats de vente d'orge avec des clients américains. Après la révocation du Règlement, la demanderesse n'a pu exécuter ces contrats qu'avec difficulté et moyennant des coûts supplémentaires pour elle, d'où la présente demande de dommages-intérêts.

[5]      L'action elle-même est fondée sur deux grands motifs : d'abord, la demanderesse soutient que le gouvernement a fait preuve de négligence lorsqu'il a apporté les modifications au Règlement. Comme le juge Rothstein l'a indiqué dans le jugement qu'il a rendu au nom de la Cour le 10 septembre 1993, le gouvernement aurait pu apporter ces modifications de la bonne façon, mais il a choisi de procéder autrement. Le deuxième motif réside dans l'assertion négligente et inexacte. La demanderesse s'est fondée sur des déclarations que le gouvernement a faites, notamment dans certains communiqués de presse, pour préparer son plan d'action; or, les déclarations en question se sont révélées inexactes.

[6]      En ce qui concerne le premier motif, j'estime qu'il est maintenant bien reconnu qu'aucune action ne peut être intentée contre le gouvernement au motif que celui-ci a adopté un texte législatif subséquemment déclaré ultra vires. L'arrêt clé à ce sujet est le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans l'affaire Welbridge2 et qui a été suivi depuis dans plusieurs décisions, notamment dans celle de l'affaire Guimond3. En résumé, l'adoption par une assemblée législative d'un texte législatif qui dépasse ses pouvoirs ne constitue pas un délit.

[7]      L'avocat de la demanderesse tente, au moyen d'un argument fort valable, de contourner ce problème en invoquant la distinction bien connue entre les décisions de politique et les décisions commerciales ou opérationnelles. Selon l'avocat, seules les décisions appartenant à la première catégorie seraient exemptes. Lorsque le gouvernement poursuit des activités commerciales ordinaires, comme le fait manifestement la Commission canadienne du blé, il ne bénéficie pas d'un statut spécial selon les règles de la responsabilité civile délictuelle. Toujours selon l'avocat, la décision politique en l'espèce a été l'adoption de la politique relative au marché continental de l'orge, tandis que la décision opérationnelle a été celle de mettre en oeuvre cette politique en « remaniant » le Règlement.

[8]      À mon avis, si intéressante qu'elle soit, cette distinction ne peut être retenue en l'espèce, car la décision de légiférer et la décision concernant la façon de le faire sont indissociables. Pour des raisons politiques légitimes, tout comme les décisions judiciaires, les décisions législatives ne peuvent faire l'objet d'une action en justice. La décision relative aux mesures à prendre sur le plan législatif ou judiciaire et la façon de procéder à cette fin ne sont que les deux côtés de la même médaille. À titre d'exemple simple dans le domaine judiciaire, supposons que je tranche la présente affaire d'une certaine façon et que je décide de prononcer mes motifs à l'extérieur de l'audience ou de différer ma décision et de rédiger des motifs écrits ou encore de ne pas de rédiger de motifs, toutes ces décisions feront partie du même processus décisionnel. Il en va de même, à mon sens, dans le cas de la procédure législative et la décision de procéder en modifiant le Règlement plutôt que d'une autre façon fait partie de la décision législative elle-même et est donc protégée.

[9]      En ce qui concerne le second motif, je pense que la même conclusion doit être tirée. D'abord, je souligne que la demanderesse a conclu ses contrats en se fondant sur le Règlement publié. Il serait très ardu pour elle de prouver qu'elle s'est fondée, non pas sur le Règlement, mais sur les communiqués de presse publiés. Cependant, en tout état de cause, le premier critère à établir pour vérifier le bien-fondé d'une allégation d'assertion négligente et inexacte réside dans la question de savoir s'il était raisonnable pour la demanderesse de se fonder sur l'assertion qui a été formulée. Sans vouloir paraître trop cynique, je pense que très peu de gens aujourd'hui diraient qu'il est raisonnable de se fonder sur des promesses formulées par des politiciens, surtout en période préélectorale. De plus, selon une règle de droit bien connue, une assertion est une déclaration concernant un événement antérieur ou actuel. En revanche, une promesse est un engagement concernant une mesure ultérieure. En l'absence de fraude ou de mauvaise foi (et la demanderesse a expressément abandonné ses allégations de mauvaise foi), une promesse ne saurait constituer le fondement d'une action en négligence. Étant donné que les déclarations invoquées en l'espèce concernent toutes une conduite ultérieure, elles ne peuvent être fautives.

[10]      Les motifs que j'ai exposés ci-dessus suffisent pour trancher la présente requête. Cependant, étant donné que les deux avocats ont abordé la question, il m'apparaît nécessaire de formuler quelques remarques au sujet du critère plus moderne qui est appliqué à l'égard des allégations de négligence formulées contre les autorités publiques, c'est-à-dire le critère Anns/Kamloops4. Si j'ai bien compris, ce critère comporte deux volets. D'abord, la Cour se demande si le lien entre la partie demanderesse et l'autorité est suffisamment étroit pour donner lieu à un devoir de prudence. En second lieu, elle se demande s'il existe des facteurs d'ordre législatif ou politique pouvant atténuer ou modifier ce devoir ou en nier l'existence.

[11]      Cependant, dans la présente affaire, quel que soit le volet du critère qui est appliqué, l'action ne peut être accueillie. Le lien entre le gouvernement et l'entité administrée n'est pas un lien caractérisé par une grande proximité sur le plan individuel. Surtout, les actions du gouvernement sont susceptibles de nuire à certains membres du public. C'est pourquoi, il n'est pas facile de gouverner. Bien entendu, le gouvernement a un devoir envers le public, mais il s'agit d'un devoir à l'endroit de l'ensemble du public et non d'une obligation individuelle à l'endroit de chacun des membres de celui-ci. Ceux qui estiment que ce devoir n'a pas été rempli correctement doivent s'exprimer en ce sens au moment du scrutin et non devant les tribunaux.

[12]      Par ailleurs, des facteurs très semblables s'appliquent à mon sens au second volet du critère. L'autorité publique doit pouvoir faire librement ses choix en tenant compte uniquement des conséquences politiques de ceux-ci et non de la possibilité d'être poursuivie en dommages-intérêts. C'est le principal facteur politique sous-jacent aux décisions qui ont été rendues dans les affaires Welbridge et Guimond, que j'ai mentionnées au début des présents motifs, et qui s'appliquent également en l'espèce. Le gouvernement ne peut être poursuivi en dommages-intérêts lorsqu'il légifère, même de façon erronée, incompétente ou stupide. Or, c'est là l'essentiel des allégations de la demanderesse et, à mon avis, ces allégations ne révèlent aucune cause d'action en l'espèce.

[13]      Par conséquent, j'estime que la requête doit être accueillie et une ordonnance portant rejet de l'action avec dépens sera rendue.



     "James K. Hugessen"

     Juge

Ottawa (Ontario)

27 octobre 2000


Traduction certifiée conforme


Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :                  T-1620-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :          A.O. Farms Inc. c. Sa Majesté La Reine du chef du Canada et al
LIEU DE L'AUDIENCE :              Calgary (Alberta)
DATE DE L'AUDIENCE :              26 octobre 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE HUGESSEN

EN DATE DU :                  27 octobre 2000

ONT COMPARU :

Me John Evans                          POUR LA DEMANDERESSE
Me Brian Hay                              POUR LES DÉFENDEURS

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Stringam Denecky                          POUR LA DEMANDERESSE

Lethridge (Alberta)

Me Morris Rosenberg                          POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

__________________

1      Saskatchewan Wheat Pool c. Canada (procureur général) (dossier no T-1962-93, 10 septembre 1993, décision non publiée) (C.F. 1re inst.)

2      Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corp. of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957

3      Guimond c. Québec, [1996] 3 R.C.S. 347

4      Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, Kamloops (ville) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2

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