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Date : 19990514


IMM-1483-99

E n t r e :

     ADA FRANCIS BETANCOUR DE INCER

     JAIRO INCER BETANCOUR

     ALEX JARED INCER BETANCOUR

     FRANK ROGET INCER BETANCOUR,

     demandeurs,

     - et -

     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

     [prononcés à l'audience à Toronto (Ontario)

     le 29 mars 1999, révisés et augmentés]

LE JUGE LEMIEUX

[1]      Les demandeurs ont, le 24 mars 1999, présenté à la Cour une demande en vue d'obtenir une ordonnance différant leur renvoi aux États-Unis prévu pour le mardi 30 mars 1999, à 9 h.

[2]      L'exécution de la mesure de renvoi a été déclenchée par une lettre, envoyée par courrier ordinaire et portant la date du 11 février 1999, d'un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (le Ministère) chargé d'exécuter la loi.

[3]      J'ai entendu l'affaire à Toronto le 29 mars 1999 et après avoir prononcé oralement de brefs motifs, j'ai ordonné la suspension de l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce qu'une décision soit rendue au sujet de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs le 24 mars 1999.

[4]      Je développe maintenant les motifs que j'ai alors prononcés.

[5]      Mme Ada Francis Betancour de Incer est la demanderesse qui a souscrit l'affidavit qui a été déposé au soutien de la requête en sursis d'exécution.

[6]      Voici ce que Mme de Incer déclare dans son affidavit :

     a)      Elle est arrivée au Canada en août 1993 en compagnie de son mari et de leur fils Jairo. Ils sont tous citoyens du Nicaragua et ils ont tous revendiqué le statut de réfugié. Leur revendication a été rejetée. Ils sont tous les trois sous le coup d'une mesure d'expulsion.
     b)      Il y a deux autres enfants issus de ce mariage qui sont tous les deux nés au Canada : Alex, cinq ans, et Frank, qui aura bientôt quatre ans.
     c)      Elle est victime de violence physique et sexuelle de la part de son mari depuis 1995. Elle a porté plainte à plusieurs reprises auprès de la police de la communauté urbaine de Toronto. Les enfants ont souffert de violence psychologique de la part de leur père. En mai 1998, elle s'est séparée de son mari ; elle a la garde des enfants et occupe un emploi à temps plein, ainsi qu'un emploi à temps partiel pour subvenir aux besoins de ses enfants. Elle continue à recevoir des menaces et à être harcelée par son mari.
     d)      Elle dit craindre de retourner au Nicaragua parce que son mari est lui aussi sous le coup d'une ordonnance d'expulsion au Nicaragua. Elle affirme ce qui suit :
         (i)      les femmes ne bénéficient d'aucune protection contre la violence au Nicaragua ;
         (ii)      son mari obtiendra probablement la garde des enfants là-bas en raison de ses antécédents, de son influence et parce que ses perspectives d'emploi à elle sont mornes ;
         (ii)      elle craint les conséquences que l'éclatement de la famille pourrait avoir sur les enfants ; les deux enfants nés au Canada ne peuvent pas être expulsés. Si elle les laisse au Canada, la famille éclatera et ils deviendront probablement des pupilles de l'État. Si elle les emmène au Nicaragua, ils seront exposés à tous les périls susmentionnés.
     e)      Une demande a été présentée il y a environ un an sous la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada. Cette demande visait son mari, elle-même et leur aîné, Jairo. Il n'a pas été fait mention de la violence dans cette demande. Ce n'est que récemment qu'elle s'est ouverte sur le sujet. La demande, qui aurait comporté une évaluation du risque, a été rejetée récemment. Le Ministère a avisé son mari et elle n'a été mise au courant du rejet qu'au début de mars.
     f)      Le 7 avril 1998, elle a présenté à partir du Canada une demande de résidence permanente au Canada fondée sur le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration (la Loi) en faisant valoir devant le Ministère des raisons d'ordre humanitaire. Le Ministère n'était pas au courant, lors de l'examen de cette demande, de la séparation et de la garde des enfants. Le Ministère ne le sait que depuis peu. L'explication avancée par Mme de Incer est qu'elle se proposait de divulguer la situation au cours de son entrevue avec les fonctionnaires du Ministère.
     g)      Elle a soumis une demande à la Cour dès qu'elle s'est aperçue que son demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire ne serait pas examinée avant la date prévue de son renvoi.

ANALYSE

[7]      La présente requête a été débattue à la lumière du critère à trois volets qui s'applique en matière de sursis d'exécution, à savoir l'existence d'une question sérieuse, la preuve d'un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients.

[8]      Ma tâche a été grandement simplifiée par l'avocat du ministre qui, à l'audience, a concédé que les demandeurs satisfaisaient au critère du préjudice irréparable et à celui de la prépondérance des inconvénients. L'avocat du ministre a fait reposer son plaidoyer exclusivement sur le fait que la demande de sursis ne soulève aucune question sérieuse à juger.

[9]      Dans l'arrêt RJR MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 337, la Cour suprême du Canada a déclaré que les exigences minimales à respecter pour satisfaire au volet du critère relatif à l'existence d'une question sérieuse à juger ne sont pas élevées. Le juge saisi d'une telle requête doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l'affaire. Statuant sur une affaire analogue à celle qui m'est soumise, la Cour suprême du Canada a déclaré qu'une fois convaincu que la réclamation n'est ni futile, ni vexatoire, le juge saisi de la requête devrait passer à l'examen du deuxième et du troisième volets.

[10]      Les demandeurs affirment que leur demande soulève deux questions sérieuses : l'obligation, dans les circonstances présentes, de procéder à une évaluation du risque avant de procéder au renvoi et le retard qu'a accusé l'examen de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.

[11]      Sur la première question, l'avocat des demandeurs cite le jugement Fahardi c. M.C.I., 20 mars 1998, IMM-3846-96, dans lequel la Cour a annulé une mesure de renvoi au motif que l'évaluation des risques que courait le demandeur n'avait pas été effectuée. La demande reposait sur les articles 7 et 12 de la Charte. La décision a été portée en appel devant la Cour d'appel fédérale, qui n'a pas encore rendu sa décision.

[12]      D'autres décisions ont été citées à l'appui. Je mentionne les suivantes :

     a)      Grewal c. Canada (1991), 85 D.L.R. (4th) 166 (C.A.F.), à l'appui de la proposition que l'article 7 de la Charte exige que l'on accorde aux revendicateurs du statut de réfugié la pleine et entière possibilité de faire entendre et examiner pleinement par un organisme administratif tout élément de preuve nouveau concernant leurs risques d'être persécutés dans leur pays d'origine ;
     b)      Sivakumar c. Canada, A-30-96, 24 mai 1996, (C.A.F.), dans lequel la Cour a sursis à l'exécution de la mesure de renvoi au Sri Lanka d'un revendicateur non reconnu du statut de réfugié parce qu'une question sérieuse fondée sur la Charte avait été soulevée ;
     c)      Chieu c. Canada, A-1038-96, 3 décembre 1998, (C.A.F.), à l'appui de la proposition que le paragraphe 114(2) de la Loi constitue un moyen valable parmi d'autres de signaler au ministre des craintes quant aux risques que court la personne frappée de renvoi dans le pays où l'on veut la renvoyer.

[13]      L'avocat du ministre soutient qu'aucune des décisions invoquées par les demandeurs n'est pertinente en l'espèce parce qu'elles portent sur des questions de persécution, de mort et de torture.

[14]      Lorsque je lui ai demandé s'il existait des décisions de notre Cour sur la question de la nécessité de procéder à une évaluation du risque dans le cas de violence et de danger auxquels s'expose un conjoint ou des enfants, l'avocat du ministre a répondu par la négative tout en précisant que des questions entourant la garde avaient été abordées dans l'affaire Langer c. Canada, (1995), 184 N.R. 352.

[15]      L'avocat des demandeurs a répliqué en citant les obligations imposées au Canada en vertu de la Convention sur les droits de l'enfant telles qu'elles ont été précisées dans l'arrêt Baker en attendant une décision de la Cour suprême du Canada.

[16]      J'en suis venu à la conclusion que la question de savoir si la loi oblige à procéder à une évaluation des risques de violence ou de péril auxquels s'exposent un conjoint ou des enfants dans le pays où ils doivent être renvoyés constitue une question sérieuse.

[17]      La seconde question invoquée par les demandeurs concerne le retard qu'accuse le traitement de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire. L'avocat des demandeurs cite des décisions dans lesquelles notre Cour a jugé que le retard dans le traitement d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire peut donner ouverture à une demande de bref de mandamus. En l'espèce, les demandeurs ont reçu une lettre du Ministère en date du 23 septembre 1998 portant que [TRADUCTION] " nous vous aviserons dans les six mois du dépôt de votre demande ".

[18]      Le défendeur soutient que la véritable demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire que la Cour examinait était celle qui avait été déposée en mars 1999 et que le Ministère n'a reçue qu'il y a deux semaines. Le défendeur fait également valoir, en ce qui concerne la première demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui a été déposée le 7 avril 1998, que les demandeurs n'avaient aucune raison légale de penser que Mme de Incer serait interrogée et qu'il lui serait ensuite loisible de scinder sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire de celle de son mari.

[19]      L'avocat du défendeur ajoute que la réparation appropriée pour le retard est un bref de mandamus et non la contestation de la mesure de renvoi, laquelle est présumée valide et exécutoire.

[20]      La cause du défendeur est plus faible sur ce point, mais est-elle futile et vexatoire ? Je ne le crois pas, étant donné que la demande initiale fondée sur des raisons d'ordre humanitaire avait été présentée un an plus tôt, que Mme de Incer avait informé le Ministère en août 1998 qu'elle voulait scinder sa demande, que le Ministère lui a écrit en septembre au sujet du délai de six mois, ce qui pouvait légitimement amener la demanderesse à penser qu'elle pouvait être reçue en entrevue et obtenir une décision au sujet de sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire

avant d'être renvoyée.

[21]      Par ces motifs, l'exécution de la mesure de renvoi est différée jusqu'à ce que la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire ait été tranchée.

    

    

     J U G E

OTTAWA (ONTARIO)

Le 14 mai 1999.

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              IMM-1483-99
INTITULÉ DE LA CAUSE :      Ada Francis Betancour De Incer et autres c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :          Le 29 mars 1999
MOTIFS DE L'ORDONNANCE      prononcés à l'audience par le juge Lemieux
                     en date du 14 mai 1999

ONT COMPARU :

     Me Michael Crane                      pour les demandeurs
     Me Kevin Lunney                      pour le défendeur

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Me Michael Crane                      pour les demandeurs
     Toronto (Ontario)
     Me Morris Rosenberg                  pour le défendeur
     Sous-procureur général du Canada
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