Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20011220

Dossier : T-1141-01

                                                    Référence neutre : 2001 CFPI 1426

ENTRE :                                                                                                        

                  LA PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

                                                                                          demanderesse

                                                    - et -

SHEILA COPPS, MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN et

LA THEBACHA ROAD SOCIETY

                                                                                          défenderesses

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HANSEN

INTRODUCTION

[1]    La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle a été approuvée la construction d'une route d'hiver traversant le parc national Wood Buffalo (PNWB) et servant des fins non liées à la gestion du parc.


[2]    Le 25 mai 2001, Parcs Canada a annoncé qu'il avait déterminé, sous le régime de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, que la construction de la route d'hiver dans le PNWB n'entraînerait pas de répercussions environnementales si certaines mesures d'atténuation étaient prises. Par conséquent, la route a été approuvée.

[3]    La Première nation crie mikisew (les Mikisews) et ses membres soutiennent qu'ils jouissent, en vertu d'un traité, du droit de chasser, de trapper, de pêcher et de se livrer à leur mode de vie traditionnel dans le territoire du PNWB. Les membres de la bande prétendent que la construction de la route portera atteinte aux droits qu'ils tiennent du traité.

[4]    Les Mikisews affirment que la Ministre a décidé d'approuver la route sans consulter adéquatement la bande ou ses membres, bien que la nation mikisew ait clairement indiqué aux représentants de la Ministre que leurs droits issus de traité seraient touchés. La Ministre soutient que ces droits, pour ce qui est du PNWB, sont éteints et qu'en conséquence aucune consultation n'était nécessaire. Elle avance, subsidiairement, que toute atteinte aux droits de la nation mikisew pouvant découler de la construction ou de l'exploitation de la route d'hiver peut résister à l'application du critère établi dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075.

Contexte

[5]    La nation crie mikisew est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, dont les réserves sont voisines du PNWB ou en font partie. Il s'agit d'une nation visée par le Traité no 8 dont les membres ont pour ancêtres les Indiens cris de Fort Chipewyan, lesquels ont signé ledit traité le 21 juin 1899 à Fort Chipewyan.


[6]                 La défenderesse Thebacha Road Society (Thebacha) est la promotrice du projet de route. Il s'agit d'un organisme sans but lucratif inscrit dans les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.) et en Alberta.

[7]                 Le PNWB est régi par la Loi sur les Parcs nationaux, L.C. 2000, ch. 32. Son territoire chevauche le nord de l'Alberta et le sud des T.N.-O. Il a été désigné comme site du patrimoine mondial par l'UNESCO. C'est le plus grand parc du Canada, mesurant 44 807 kilomètres carrés. Il renferme la dernière aire de nidification naturelle de l'espèce menacée des grues blanches et abrite le plus grand troupeau de bisons en liberté et à la reproduction autorégulée du monde. Il présente des formations de karts gypseux et des forêts boréales naturelles intactes.

[8]                 Les autochtones habitent dans le territoire du PNWB depuis plus de huit mille ans. Aujourd'hui encore, ils y pratiquent la chasse, le piégeage et la pêche de subsistance. Le parc a été créé en 1922 pour protéger les derniers troupeaux de bisons des bois du nord du Canada. Depuis 1949, la récolte de ressources dans le PNWB est régie par un règlement particulier sur le gibier.


[9]                 En 1986, la nation mikisew (représentée par le chef et le conseil de la Bande indienne crie de Fort Chipewyan) et le Canada (representé par le Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) ont conclu une entente, le Treaty Land Entitlement Agreement (TLEA (entente sur les droits fonciers issus de traités)). Le Canada, reconnaissant que certains engagements pris envers les Indiens dans le Traité no 8 n'avaient pas été respectés, notamment la mise en réserve de terres suffisantes, s'est engagé dans l'entente à honorer ces obligations. Il a également consenti à verser des indemnités pécuniaires et à offrir des possibilités de formation et d'emploi ainsi qu'à partager avec la Bande les responsabilités relatives à la gestion de la faune. En contrepartie, la Bande a convenu de libérer le Canada de toutes les obligations découlant des dispositions du Traité no 8 relatives à la fourniture de réserves.

[10]            Le 25 mai 2001, la ministre du Patrimoine canadien (la Ministre) a décidé d'autoriser Thebacha à construire une route d'hiver traversant le PNWB. La route de 118 kilomètres de long relierait deux localités du parc : Peace Point, une réserve de la nation Mikisew, et    Garden River, un peuplement des Cris de la Little Red River. Elle suivrait l'emprise abandonnée d'une route d'hiver qui a été tracée en 1958 mais qui n'a servi que jusqu'en 1960. Son emprise serait de dix mètres, une largeur suffisante pour permettre la circulation à deux sens et le doublement. Seules les automobiles, les fourgonnettes et les camionnettes pourraient l'emprunter, et les limites de vitesse varieraient entre dix et quarante kilomètres/heure.


[11]            Par application du paragraphe 36(5) du Règlement sur le gibier du Parc de Wood-Buffalo, l'aménagement de la route d'hiver aurait pour effet de créer un corridor routier de 200 mètres de largeur à l'intérieur duquel il serait interdit d'utiliser des armes à feu. Ce corridor aurait une superficie totale d'environ vingt-trois kilomètres carrés.

[12]            Environ quatorze trappeurs mikisews vivent dans la zone de piégeage 1209, c'est-à-dire la zone que traverserait la route proposée, et d'autres trappeurs mikisews non-résidents de la zone peuvent quand même y trapper.    En outre, il pourrait y avoir jusqu'à cent chasseurs mikisews ou plus qui pratiquent leur activité aux alentours de la route proposée, quoique, selon la Ministre, le nombre de chasseurs potentiellement touchés soit beaucoup moindre.

[13]            Les Mikisews affirment qu'en plus de porter atteinte aux droits de chasse et de piégeage, l'aménagement de la route entraînerait la fragmentation de l'habitat et le dépérissement de la végétation, favoriserait l'érosion, augmenterait le braconnage, élèverait le nombre d'animaux tués par suite de collision, ferait courir un plus grand risque aux délicates formations karstiques et introduirait des espèces végétales étrangères envahissantes, transportées par les roues des véhicules ou les godets des niveleuses et des pelles rétrocaveuses.


[14]            Le principe de la construction de cette route avait été accepté dans le plan directeur rendu public en 1984. On la désignait sous le nom de route de Peace River, en raison de la proximité de la rivière du même nom. Le projet actuel a été exposé lors d'une rencontre entre la Ministre et les promoteurs de la route, à Fort Smith en août 1999. Les promoteurs, sous la direction de Richard Power, ont formé la Thebacha Road Society, puis ils ont soumis à Parcs Canada une proposition visant le rétablissement d'une route d'hiver suivant l'emprise de la route Peace River.

[15]            Parcs Canada a établi un cadre de référence pour l'évaluation du projet, et l'a remis à la nation Mikisew le 19 janvier 2000, accompagné de l'échéancier de l'évaluation, en informant la nation que l'évaluation initiale réalisée par un consultant serait suivie d'un examen public.

[16]            Un rapport d'évaluation environnementale a été dressé par une entreprise indépendante, Westworth Associates Environmental Ltd. (Westworth) au mois d'avril 2000. Il indiquait que la route d'hiver entraînerait probablement une certaine fragmentation de l'habitat. Des exemplaires du rapport ont été transmis au chef de la nation Mikisew, George Poitras, à l'été 2000, mais la demanderesse n'a pas répondu au rapport pendant la période de consultation publique de soixante-quatre jours.


[17]            Après en avoir délibéré avec le conseil, le chef Poitras a envoyé à la surintendante du parc, Mme Josie Weninger, une lettre en date du 10 octobre 2000 l'informant qu'il ne consentait pas à la construction de la route, dont le tracé traverserait la réserve de Peace Point. La nation Mikisew exprimait également le souci que lui causaient des questions non résolues concernant son rôle dans la gestion du Parc, lesquelles faisaient l'objet de poursuites judiciaires, et elles faisaient état des craintes sérieuses des trappeurs et de leur volonté de conserver leurs terres ancestrales.

[18]            Par lettre adressée à la Ministre du Patrimoine canadien, Sheila Copps, le 29 janvier 2001, les Mikisews ont fait part des réserves qu'ils avaient au sujet du projet de route et de l'inquiétude que leur causait l'absence de consultation de la part de Parcs Canada. Ayant appris que la construction serait entreprise à très brève échéance, ils invitaient la ministre Copps ainsi que le ministre des Affaires indiennes, Robert Nault, et le directeur de Parcs Canada, Tom Lee, à les rencontrer la semaine suivante pour des discussions, en insistant sur l'urgence de la situation.

[19]            Parcs Canada et Thebacha ont retenu un autre tracé de route, qui évitait la réserve mikisew. Au mois de mars 2001, Parcs Canada a demandé à Westworth de réaliser une inspection sur le terrain et une évaluation des ressources biophysiques concernant le nouveau tracé. Westworth n'a pas consulté les Mikisews relativement à ces évaluations.


[20]            Le 25 mai 2001, un avis intitulé « Décision de Parcs Canada concernant la proposition de la Thebacha Road Society - Réouverture d'une route de neige dans le Parc National Wood Buffalo » s'affichait dans le site web du PNWB. Sous le titre « Conclusion et décision » , on pouvait lire ce qui suit :

Parcs Canada et l'autre autorité responsable, DRHC, concluent que le projet de réouverture de la route d'hiver reliant Garden River à Peace Point n'enfreint pas les plans et les politiques de Parcs Canada (ou d'autres lois et règlements fédéraux). Il est donc établi que, compte tenu des mesures d'atténuation prévues par la Thebacha Road Society, le projet (la construction, l'entretien et l'exploitation d'une route de neige) n'est pas susceptible d'avoird'effets négatifs importants sur l'environnement.

Sous réserve de la mise en oeuvre des mesures d'atténuation, ainsi que des stratégies de gestion adaptative et de gestion de l'environnement énoncées plus haut, Parcs Canada approuve le projet de route d'hiver et autorise le promoteur à entamer ses travaux.

La décision était attribuée au directeur général de la Région de l'Ouest et du Nord de l'Agence Parcs Canada.

[21]            Une entente relative à la construction et à l'exploitation a été signée le 3 juillet 2001. Thebacha prévoit que quatre permis seront délivrés sous le régime du Règlement sur la prévention des incendies dans les parcs nationaux et du Règlement général sur les parcs nationaux, pour donner effet à l'entente et prévoir les modalités de mise en place des mesures d'atténuation.

Historique de l'affaire


[22]            Le 18 juin 2001, la Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada (SPPSNC) a contesté l'approbation ministérielle de la route en déposant devant notre cour une demande de contrôle judiciaire (dossier no T-1066-01) invoquant des motifs de droit administratif faisant intervenir la législation et la réglementation fédérales applicables en matière environnementale. La demande a été entendue le 27 septembre 2001 à Vancouver par le juge Gibson, lequel l'a rejetée par ordonnance rendue le 16 octobre 2001.

[23]            La nation Mikisew a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 25 juin 2001. Aux motifs déjà invoqués par la SPPSNC dans sa demande, elle ajoute des motifs qui lui sont particuliers, notamment des principes de droit constitutionnel régissant l'obligation fiduciaire incombant à la Ministre sous le régime du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Plus précisément, les Mikisews soutiennent que la Ministre a pris sa décision sans consultation adéquate. Ils affirment que ce manquement à l'obligation fiduciaire de la Couronne constitue une atteinte injustifiable aux droits issus de traités dont jouissent les Mikisews, lesquels droits sont protégés par la Constitution.

[24]            Au début du mois d'août 2001, les Mikisews ont présenté une requête visant la réunion des deux instances, sous le régime de la règle 105a) des Règles de la Cour fédérale (1998). La Ministre a, par la suite, demandé que la demande de contrôle judiciaire soit convertie en action. Le 13 août 2001, j'ai ajourné la requête pour réunion d'instances jusqu'à l'audition de la requête pour conversion.


[25]            Le 27 août 2001, lorsque les requêtes ont été entendues, les parties étaient parvenues à une entente. Sur consentement des parties, le juge Dawson a rejeté les deux requêtes et a ordonné l'instruction accélérée de l'affaire. Le juge a également prononcé une injonction interlocutoire ayant pour effet d'interdire les travaux de construction de la route tant que la Cour n'aura pas statué sur la demande de contrôle judiciaire.

[26]            J'ai entendu les argumentations orales le 26 octobre 2001. Les avocats des Mikisews ont présenté, relativement aux questions environnementales, des éléments de preuve qui n'avaient pas été soumis au juge Gibson dans le cadre de la demande de la SPPSNC, car les avocats de la Ministre avaient décidé, dans cette dernière affaire, de ne pas produire l'affidavit de la surintendante du parc, Josie Weninger, alors qu'ils l'ont déposé en l'espèce.

Réparation demandée

Les Mikisews veulent obtenir :

-     une ordonnance annulant la décision de la Ministre d'autoriser la Thebacha Road Society à construire une route d'hiver traversant le PNWB;

-     un jugement déclaratoire portant que la Ministre est tenue en vertu d'une obligation fiduciaire et de la Constitution de consulter la Première nation crie Mikisew au sujet de la construction de la route et que la consultation effectuée jusqu'à présent est insuffisante;

-     une ordonnance de mandamus enjoignant à la Ministre de consulter les Mikisews relativement à l'ampleur, à la nature et à la portée des répercussions que la route peut avoir sur l'exercice des droits issus de traité des Mikisews;


-     une ordonnance interdisant à la Ministre de prendre d'autres décisions relativement à la construction de la route, tant que le processus de consultation prescrit pas la Cour ne sera pas terminé;

-     une ordonnance leur adjugeant les dépens;

-     toute autre mesure jugée appropriée par la Cour.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[27]            La demanderesse a exposé ainsi les questions litigieuses :

1. L'autorisation ministérielle du projet de route d'hiver dans le PNWV outrepasse-t-elle les pouvoirs conférés par la Loi sur les parcs nationaux du Canada et ses règlements d'application?

2. Les lacunes de l'évaluation environnementale ont-elles empêché la Ministre de prendre, relativement à l'approbation de la route, une décision bien fondée sous le régime de la Loi sur les parcs nationaux du Canada ou de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale?

3.            En approuvant la route, la Ministre a-t-elle contrevenu aux principes de justice naturelle et d'équité administrative :

1)       en ne respectant pas le droit de la demanderesse d'être entendue;

2)     en contrevenant à la théorie des attentes légitimes;


3)      en faisant preuve de partialité ou de mauvaise foi ou en se conduisant d'une manière qui fasse naître une crainte raisonnable de partialité ou de prévention;

4)     en ne tenant pas compte de tous les renseignements pertinents pour la décision à prendre?

4.            En approuvant la route, la Ministre a-t-elle manqué aux obligations fiduciaires ou constitutionnelle auxquelles elles était tenue envers les Mikisews aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?

[28]            Compte tenu de la décision rendue par juge Gibson au sujet de la demande de la SPPSNC, la demanderesse a concentré son argumentation sur la quatrième question. C'est donc par la question des droits constitutionnels et des droits des Autochtones que je commencerai.

ANALYSE

En approuvant la route, la Ministre a-t-elle manqué aux obligations, fiduciaire ou constitutionnelle, auxquelles elle était tenue envers les Mikisews aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982?

[29]            Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.U) 1982, ch.11, est ainsi conçu :


35.(1) Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35.(1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.


[30]            Dans l'arrêt Sparrow, précité, la Cour suprême a énoncé, aux p. 1111 à1119, le critère, maintenant bien établi, qui s'applique lorsque la Couronne accomplit, dans l'exercice de ses attributions, des actes qui ont des incidences sur les droits ancestraux ou issus de traités. Les trois questions suivantes orienteront notre analyse.

1)     Existe-t-il un droit ancestral ou un droit issu d'un traité?

2)     Y a-t-il eu atteinte à première vue à ce droit?

3)     L'atteinte peut-elle être justifiée?

a)      L'objectif poursuivi est-il « impérieux et réel » ?

b)      Les actes de la Couronne sont-ils compatibles avec l'obligation fiduciaire qu'elle assume envers les peuples autochtones?

1.     Existe-t-il un droit issu d'un traité?

[31]            L'analyse élaborée dans l'arrêt Sparrow s'ouvre sur la question de savoir si la Première nation peut prouver l'existence d'un droit issu d'un traité.


[32]            Le chef George Poitras atteste que les Mikisews jouissent des droits historiques, protégés par la Constitution, de chasser, de trapper, de pêcher et d'utiliser les terres pour pratiquer leur mode de vie traditionnel. Ces droits s'étendent en outre aux terres comprises dans le PNWB. Les Mikisews soutiennent que les droits de chasser, de pêcher et de trapper ont leur fondement historique dans le Traité no 8, lequel énonce :

                      Et Sa Majesté la Reine convient par les présentes avec les dits sauvages

                     qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse

                     au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée

                     telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront

                     être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom

                     de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront

                     être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce

                     de bois, ou autres objets.

  

Les principes d'interprétation des traités

[33]            Dans l'arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, 2 C.N.L.R. 77, le juge Cory, rendant jugement pour la majorité, a énoncé, au paragraphe 41, les principes régissant l'interprétation des traités :

... Premièrement, il convient de rappeler qu'un traité est un échange de promesses solennelles entre la Couronne et les diverses nations indiennes concernées, un accord dont le caractère est sacré... Deuxièmement, l'honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu'elle transige avec les Indiens. Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l'intégrité de la Couronne. Il faut toujours présumer que cette dernière entend respecter ses promesses. Aucune apparence de « manoeuvres malhonnêtes » ne doit être tolérée ... Troisièmement, toute ambiguïté dans le texte du traité ou du document en cause doit profiter aux Indiens. Ce principe a pour corollaire que toute limitation ayant pour effet de restreindre les droits qu'ont les Indiens en vertu des traités doit être interprétée de façon restrictive... Quatrièmement, il appartient à la Couronne de prouver qu'un droit ancestral ou issu de traité a été éteint. Il faut apporter la « preuve absolue du fait qu'il y a eu extinction » ainsi que la preuve de l'intention claire et expresse du gouvernement d'éteindre des droits issus de traité. [Citations omises]

[34]            La Ministre invoque l'arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 S.C.R. 456, où le juge Binnie a écrit, au nom de la majorité (à la p. 467) :

Pour analyser le droit issu de traité invoqué, il faut d'abord examiner les termes précis qui ont été utilisés dans tout document en constatant les conditions.

La Ministre cite un autre passage de cet arrêt (à la p. 474) :

Il ne faut pas confondre les règles « généreuses » d'interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori. L'application de règles spéciales est dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits. Les parties indiennes n'ont à toutes fins pratiques pas eu la possibilité de créer leurs propres comptes rendus écrits des négociations. Certaines présomptions sont donc appliquées relativement à l'approche suivie par la Couronne dans la conclusion des traités (conduite honorable), présomptions dont notre Cour tient compte dans son approche en matière d'interprétation des traités (souplesse) pour statuer sur l'existence d'un traité ... le caractère exhaustif de tout écrit (par exemple l'utilisation du contexte et des conditions implicites pour donner un sens honorable à ce qui a été convenu par traité ... et l'interprétation des conditions du traité, une fois qu'il a été conclu à leur existence (Badger). En bout de ligne, la Cour a l'obligation « de choisir, parmi les interprétations de l'intention commune [au moment de la conclusion du traité] qui s'offrent à [elle], celle qui concilie le mieux » les intérêts des Mi'kmaq et ceux de la Couronne britannique ...[Citations omises]

[35]            La Ministre soutient que la Cour ne doit pas favoriser l'interprétation du traité avancée par l'une ou l'autre partie, mais doit plutôt tenter d'établir quelle était l'intention commune ou mutuelle des parties au moment de la conclusion du traité.

[36]            Les buts que poursuivaient les parties quand elles ont conclu le traité peuvent être établis au moyen d'éléments de preuve extrinsèque. La Ministre signale que la Cour suprême du Canada a statué, dans des arrêts récents - R. c. Sundown, [1999] 1 S.C.R. 393, et Badger, précité - que la preuve extrinsèque du contexte historique et social d'un traité était recevable. La Ministre demande plus précisément à la Cour de se reporter aux documents historiques, aux objectifs du gouvernement et des Premières nations et au contexte politique et économique pour établir les termes du Traité no 8. Je conviens de l'utilité de la preuve extrinsèque pour déterminer la teneur d'un traité, dans la mesure où elle peut renseigner sur la façon dont les parties en comprenaient les clauses.


L'intention de la Couronne

[37]            Selon la Ministre, le but que poursuivait la Couronne en concluant les traités numérotés visant les Prairies est clair; les tribunaux l'ont reconnu, et il est énoncé dans les décrets créant les commissions des traités, le rapport des commissaires et le traité lui-même. La Ministre cite l'extrait suivant de l'arrêt Badger, précité (par. 39) :

Le Traité no 8 est l'un des onze traités numérotés qui ont été conclus par le gouvernement fédéral et diverses bandes indiennes entre 1871 et 1923. Ces traités visaient à faciliter la colonisation de l'Ouest. Le Traité no 8, signé le 21 juin 1899, prévoyait la cession de vastes territoires dans ce qui constitue aujourd'hui le nord de l'Alberta, le nord-est de la Colombie-Britannique, le nord-ouest de la Saskatchewan et une partie des Territoires du Nord-Ouest. En contrepartie de ces territoires, la Couronne a pris un certain nombre d'engagements envers les bandes ...

[38]            La Ministre fait valoir que le but même des traités numérotés était l'acquisition de la propriété des terres afin de pouvoir les « prendre » . Selon la Ministre, les commentaires formulés par la Cour suprême relativement au Traité no 6 dans l'arrêt R c. Horse, [1988] 1 R.C.S. 187, à la p. 198 étayent cette position :

L'objectif ultime de ce traité était de permettre au gouvernement de se porter acquéreur des terres qu'il visait et de les ouvrir à la colonisation. ...

[39]            Je conviens que dans l'arrêt Horse,précité, la Cour a déterminé que l'intention de la Couronne était d'acquérir les terres mais, selon moi, la Cour n'est pas allée jusqu'à dire que la conclusion du traité visait la « prise » des terres. Le texte du traité ne permet pas, à mon avis, de soutenir l'interprétation de la Ministre. Le traité énonce que les Premières nations pourront poursuivre leur mode de vie traditionnel « dans l'étendue de pays cédée » , sous réserve des règlements, excepté dans « tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets » . Il appert clairement du traité que la « prise » de terres constitue l'exception, non la règle et qu'elle intervient graduellement, peut-être temporairement, et délibérément. Le traité n'a clairement pas pour effet d'opérer la « prise » automatique de toutes les terres cédées. Les Premières nations ont cédé leur titre de propriété sur toutes les terres visées, mais elles n'ont cédé leur droit d'usage que sur des parcelles déterminées requises par la Couronne pour d'autres utilisations.

L'intention des Premières nations

[40]            Selon les Mikisews, les comptes rendus des négociations de traités dressés à l'époque révèlent que les Premières nations signataires craignaient énormément que leurs activités de chasse et de piégeage soient limitées. La demanderesse cite à cet égard le rapport des commissaires remis à la Couronne en 1899:

[TRADUCTION] Ils [les Indiens] expriment partout la crainte que la signature du traité ne fut suivie d'une restriction des privilèges de chasse et de pêche...

Nous leur fîmes comprendre [. . .] qu'ils auraient après le traité les mêmes moyens qu'auparavant de gagner leur vie, et qu'on espérait que les sauvages s'en serviraient ....

Notre principale difficulté à surmonter était la crainte qu'on restreindrait leurs privilèges de chasse et de pêche. La disposition du traité en vertu de laquelle des munitions et de la ficelle devaient être fournies contribua beaucoup à apaiser les craintes des sauvages, car ils admirent qu'il ne serait pas raisonnable de leur fournir les moyens de chasser et de pêcher si l'on devait faire une loi qui restreindrait tellement la chasse et la pêche qu'il serait presque impossible de gagner sa vie en s'y livrant. Mais en sus de cette disposition, nous avons dû leur affirmer solennellement qu'on ne ferait sur la chasse et la pêche que des lois qui seraient dans l'intérêt des sauvages et qu'on trouverait nécessaires pour protéger le poisson et les animaux à fourrure, et qu'ils seraient aussi libres de chasser et de pêcher après le traité qu'ils le seraient s'ils n'avaient jamais fait de traité.

[Affidavit du chef George Poitras, pièce A, c'est la demanderesse qui souligne]


[41]            L'affidavit de l'évêque Gabriel Breynat, souscrit le 26 novembre 1937, peut également être utile à la compréhension de l'entente constatée dans le Traité no 8. Il fait état de nombreuse promesses verbales que la Couronne auraient faites aux ancêtres des Mikisews, et indique que la Couronne les aurait assurés que ces promesses seraient honorées même si elles ne figuraient pas dans le texte du traité. Au nombre de ces promesses verbales, se trouvait la garantie qu'il ne serait pas porté atteinte à la façon traditionnelle dont les Mikisews gagnaient leur vie et qu'ils continueraient de pouvoir chasser et pêcher comme leurs ancêtres l'avaient fait.

[42]            La Ministre soutient que, pour des raisons de preuve et des raisons de fond, il faut accorder un poids minimal à cet affidavit.

[43]            Selon la Ministre l'affidavit de l'évêque Gabriel Breynat soulève les problèmes de preuve suivants :

i)              l'affidavit n'a été produit dans aucune action déterminée :

ii)              la demanderesse n'a soumis aucun élément de preuve au sujet des fins pour lesquelles l'affidavit a été souscrit.

[44]            Quant aux problèmes de fond, il s'agit des suivants :

i)              l'évêque Gabriel Breynat déclare avoir servi d'interprète pour la conclusion du Traité no 8, mais il n'est pas mentionné en cette qualité au Traité;


ii)              l'affidavit a été souscrit trente-huit ans après la signature du Traité no 8, alors que l'évêque était âgé de soixante-dix ans;

iii)             les commissaires du Traité étaient anglophones, mais la langue maternelle de l'évêque était le français

iv)             l'évêque Gabriel Breynat est décédé, ce qui interdit toute possibilité de mettre son témoignage à l'épreuve.

[45]            La Ministre prétend que la Cour transgresserait plusieurs principes d'interprétation des traités en se servant de l'affidavit de l'évêque Breynat pour interpréter le Traité no 8. De l'avis de la Ministre, si la Cour concluait à l'existence dans le Traité d'une garantie absolue du droit de chasser et de trapper, elle se trouverait à ajouter à ses termes et à étendre indûment le sens de son texte, et elle ne traduirait pas l'intention que poursuivait le Canada en concluant le Traité.

[46]            L'argument de la Ministre fondé sur la langue maternelle de l'évêque Breynat n'est pas fondé. Le nom de l'évêque a été mentionné relativement aux services d'interprétation fournis pour la conclusion du Traité no 11, ce qui de toute évidence indique qu'il maîtrisait l'anglais (la langue que parlaient les commissaires du Traité) et les langues amérindiennes pertinentes. Le fait que la langue maternelle de l'évêque fût le français ne permet pas de conclure qu'il ait pu mal interpréter les événements ayant entouré la conclusion du Traité no 8.


[47]            Dans l'affaire Halfway River First Nation v. British Columbia (Ministry of Forests), [1999] B.C.J. no 1880, l'affidavit Breynat a été jugé irrecevable parce qu'il n'avait pas correctement prouvé. Dans cette affaire, la demanderesse n'avait pas prouvé que l'affidavit avait été conservé selon les règles. La Cour a toutefois mentionné que rien n'indiquait que l'affidavit avait été souscrit dans des circonstances douteuses et, bien qu'elle ait déclaré l'affidavit irrecevable, elle n'en a pas moins conclu à l'existence d'un droit de chasser et de pêcher aux termes du Traité no 8.

[48]            En l'espèce, l'affidavit a été conservé selon les règles et son authenticité a été vérifiée. À mon avis, toutefois, les promesses verbales dont il est question dans l'affidavit ne font que corroborer d'autres éléments de preuve, comme le rapport des commissaires du Traité, que la Couronne ne conteste pas. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'avoir recours à l'affidavit pour déterminer que la Première nation, lorsqu'elle a décidé d'adhérer au Traité, l'a fait dans le but de conserver son mode de vie traditionnel, comprenant la pratique de la chasse, du piégeage et de la pêche sur les terres qui étaient traditionnellement les siennes.


[49]            Le texte du Traité no 8 constate les promesses solennelles échangées par la Couronne et les Premières nations. De ce fait, et parce qu'il est écrit en anglais, il reflète, par nécessité, la perspective qu'avait la Couronne de l'entente conclue et, malgré cela, il accorde explicitement aux Premières nations le droit de continuer à chasser et à trapper comme elles l'avaient toujours fait sur les terres cédées, sous réserve de restrictions géographiques limitées ou de mesures de conservation.

[50]            Les promesses verbales faites à l'époque de la conclusion du traité donnent naissance à des droits sous le régime du traité. Pour que l'honneur de la Couronne soit préservé, la Cour doit accorder beaucoup d'importance à ces promesses. Comme la jurisprudence s'est efforcée d'ériger l'interprétation généreuse en principe et la résolution des ambiguïtés en faveur des Premières nations, je suis d'avis que la preuve permet amplement, même si aucun poids n'est accordé à l'affidavit Breynat, de conclure que la signature du traité no 8 a donné naissance à un droit de chasse et de piégeage dans le PNWB, lequel jouit d'une protection constitutionnelle. Je dois maintenant examiner si ce droit est éteint.

Extinction

[51]            Dans cette section, j'examinerai s'il y a eu extinction du droit issu de traité permettant de chasser et de trapper dans le PNWB, par suite d'une loi, de la « prise » de terres, d'une « utilisation visible et incompatible » ou d'un règlement.


[52]            Les droits issus de traités sont protégés de l'extinction par le principe selon lequel la Couronne doit prouver une « intention claire et expresse » d'éteindre le droit en cause. Le juge Cory, s'exprimant au nom de la majorité de la Cour Suprême du Canada dans l'arrêt Badger, précité, a expliqué ainsi ce principe au paragraphe 41 :

... il appartient à la Couronne de prouver qu'un droit ancestral ou issu de traité a été éteint. Il faut apporter la « preuve absolue du fait qu'il y a eu extinction » ainsi que la preuve de l'intention claire et expresse du gouvernement d'éteindre des droits issus de traité.

Extinction par voie législative

[53]            La Ministre affirme que le décret portant création du PNWB (décret no 2498, pris en avril 1922) entraîne dérogation à tous les droits issus de traité afférents au territoire du parc dont les Mikisews avaient pu jouir auparavant. Elle soutient en outre qu'une série de dispositions législatives édictées à des fins de conservation démontrent « l'intention claire et expresse » de suspendre les droits issus de traité en matière de chasse et pêche dans le territoire du parc.

[54]            Le Regulations Respecting Game in Dominion Parks, édicté par le décret no 2415 pris le 1er décembre 1919 interdisait la chasse et le piégeage au sein du parc. Toutefois, un décret subséquent, pris le 30 avril 1926 a mis en place un système de permis autorisant les personnes qui s'étaient livrées à la chasse et au piégeage dans le parc avant la création de celui-ci à continuer de le faire.


[55]            La demanderesse a produit un avis public du ministère de l'Intérieur, dont les Archives nationales du Canada avaient assuré la garde, pour démontrer que la Première nation avait continué à exercer ses droits issus de traité en dépit de la création du parc national. Cet avis est ainsi libellé :

[TRADUCTION] Il est illégal pour quiconque n'est pas un véritable autochtone, Indien visé par un traité, de chasser ou de trapper du gibier dans les limites du parc national Wood Buffalo. Quiconque contrevient à ce règlement sera poursuivi en justice. Les Indiens visés par un traité doivent toutefois se conformer aux règlements relatifs aux saisons de chasse. O.S. Finnie, directeur.

[56]            Cet élément de preuve ne fait que confirmer un fait que la Ministre a pour ainsi dire reconnu. Depuis la création du PNWB en 1922, les Premières nations ont continué à chasser et à trapper dans le parc.

[57]            À mon avis, ni l'établissement du PNWB ni les dispositions réglementaires ayant temporairement régi, à des fins de conservation, le droit de chasser et de trapper des Mikisews dans le parc, ne révèlent une intention claire et expresse d'éteindre ce droit.

Les terres ont-elles été « prises » ?

[58]            Il ressort du libellé clair du Traité no 8 que seules deux restrictions s'appliquent au droit de chasser et de trapper. Le juge Cory décrit ainsi ces restrictions dans l'arrêt Badger, précité, au paragraphe 40:

Le Traité no 8 garantissait donc aux Indiens [TRADUCTION] « le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche » . En revanche, le Traité imposait deux restrictions au droit de chasser. Premièrement, ce droit était assujetti à des limites territoriales. En effet, le droit de chasser pouvait être exercé [TRADUCTION] « dans l'étendue de pays cédée [. . .] sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets » . Deuxièmement, ce droit pouvait être limité par des règlements pris par le gouvernement en matière de conservation.

[59]            Dans l'arrêt Badger, précité, le juge Cory a indiqué, au paragraphe 41 que « toute limitation ayant pour effet de restreindre les droits qu'ont les Indiens en vertu des traités doit être interprétée de façon restrictive » . Par conséquent les dispositions du Traité no 8 prévoyant la « prise » de terres (pour diverses fins) doivent recevoir une interprétation respectant les ententes verbales. Puisque la « prise » de terres entraînerait l'extinction des droits issus de traité afférents aux terres visées, elle ne peut prendre effet que sur preuve en bonne et due forme d'une « intention claire et expresse » .

[60]            La Ministre cite les décisions R. v. Rider (1968), 70 D.L.R. (2d) 77 (Cour des magistrats de l'Alberta) et R. v. Norn, [1991] 3 C.N.L.R. 135, p. 141 (C.P. Alb.), dans lesquelles les tribunaux ont établi que les parcs nationaux constituent des « terrains pris pour ...[d']autres objets » au sens du Traité no 8. Elle fait donc valoir que puisque les terres ont été prises, les Mikisews ne peuvent plus revendiquer de droits issus de traité à leur égard. Toutefois, dans la décision Norn, la Cour avait jugé que même s'il y avait eu « prise » de terres pour d'autres objets, le droit de chasser et de trapper issu d'un traité n'avait pas été éteint. La Ministre a également reconnu que la décision Norn était quelque peu singulière vu le nombre important de décisions contraires. La Ministre soutient en outre que les commentaires relatifs aux droits issus de traité peuvent être considérés comme des opinions incidentes, puisque de toute manière la Cour a conclu que l'atteinte était justifiée.


[61]            Compte tenu de l'arrêt Badger de la Cour suprême du Canada, il n'est pas nécessaire que j'examine les deux décisions susmentionnées. En effet, la Cour a jugé, dans l'arrêt Badger, que la question de savoir si des terres avaient été « prises » est une question de fait qu'il faut trancher selon les circonstances de chaque espèce, en déterminant si l'utilisation visible des terres est incompatible avec l'exercice des droits issus de traité revendiqués.

[62]            La Cour formule ce critère au paragraphe 54 de l'arrêt :

Si on interprète les termes du Traité en se fondant, comme il se doit, sur la conception qu'en ont les Indiens, on est amené à conclure que la limitation territoriale du droit existant de chasser devrait s'appuyer sur le critère de l'utilisation visible et incompatible des terres en cause. Cette solution est conforme aux promesses verbales faites aux Indiens au moment de la signature du Traité, à l'histoire orale des Indiens visés par le Traité no 8, aux premières décisions des tribunaux sur la question et aux dispositions mêmes de la Wildlife Act de l'Alberta.

[63]            La Cour a souligné que les promesses verbales faites par la Couronne au cours des négociations appuyaient l'interprétation en fonction de « l'utilisation visible et incompatible » . La Cour a conclu au paragraphe 58 :

Par conséquent, il ressort des promesses verbales faites par les représentants de la Couronne et de l'histoire orale des Indiens que ceux-ci comprenaient que des terres seraient prises et occupées d'une manière qui les empêcherait d'y chasser, lorsqu'elles feraient l'objet d'une utilisation visible et incompatible avec la pratique de la chasse. Pour ce qui est de la jurisprudence, il est évident que les tribunaux ont souscrit à cette interprétation et conclu que la question de savoir si une terre est oui ou non prise ou occupée est une question de fait, qui doit être tranchée au cas par cas.

[64]            La demanderesse soutient que les exigences relatives à la preuve de l'utilisation visible et incompatible sont élevées. Elle cite l'arrêt Halfway River, précité, dans lequel la majorité de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a statué que la délivrance d'un permis d'exploitation forestière visant les terrains de chasse traditionnels de la Première nation Halfway River n'équivalait pas à « prendre » les terres au sens du Traité no 8. La Cour a jugé que même si l'activité en cause constituait une [TRADUCTION] « utilisation partagée » du territoire, elle n'en portait pas moins atteinte au droit de chasser issu du Traité. Le juge Huddart s'est exprimé ainsi dans ses motifs concordants (aux paragraphes 172, 173 et 176 :

[TRADUCTION] Je partage l'avis du juge Finch qu'il convient d'examiner la décision du directeur de district « dans le contexte des droits rivaux créés par le Traité no 8 » . Compte tenu des faits examinés par le directeur de district, toutefois, il ne s'agit pas d'un cas où une « utilisation visible et incompatible » pourrait donner naissance à une restriction géographique du droit de chasser envisagée par le juge Cory dans l'arrêt Badger, précité.

Peu importe les arguments invoqués à présent par la Couronne pour justifier sa décision de délivrer un permis de coupe, je ne puis croire que le directeur de district ait pu penser un instant qu'il requérait ou prenait une partie des terrains de chasse traditionnels des Halfways en sorte que le droit des Halfways de chasser était écarté ou qu'il était éteint relativement à un secteur particulier du territoire. On peut tout au plus considérer que la Couronne a autorisé une utilisation temporaire de certaines parcelles de terre à une fin déterminée compatible avec l'usage continu à long terme du territoire pour les activités traditionnelles de chasse de la Première nation. La Couronne faisait valoir l'utilisation partagée des terres, non leur prise pour une utilisation incompatible ...

...

Il n'en reste pas moins que les tribunaux peuvent examiner les décisions portant partage de l'utilisation des terres pour vérifier leur conformité aux diverses obligations que le directeur de district doit respecter, notamment l'obligation « d'agir dans le respect de la Constitution » ainsi que l'a fait valoir l'avocat de la Couronne dans son argumentation orale, si mon souvenir est exact. Les avocats conviennent que les lignes directrices applicables en matière de contrôle judiciaire lorsque des droits issus de traité sont en cause ont été énoncées dans l'arrêt Sparrow ...

L'utilisation comme parc national constitue-t-elle une utilisation visible et incompatible?

[65]            Je le répète, le critère consiste à se demander si l'utilisation des terres comme parc national constitue une utilisation visible non compatible avec l'exercice par les Premières Nations du droit de trapper et de pêcher.


[66]            La Ministre fait valoir que les parcs nationaux ont été créés pour protéger l'intégrité écologique d'exemples particulièrement représentatifs de paysages canadiens ainsi que pour préserver la flore et la faune. La création du PNWB poursuivait en plus un objectif particulier, énoncé dans le décret qui l'a établi : servir de réserve au dernier troupeau en liberté de bisons des bois sauvages. Plus récemment, il a eu pour objet de protéger l'habitat de l'espèce menacée des grues blanches (dont les aires de nidification, a ajouté la Ministre, sont éloignées du tracé de la route) ainsi que de conserver un vaste milieu boréal dans son état originel.

[67]            La Ministre conclut que les droits de chasser et de trapper dans le territoire du parc, conférés par le Traité, sont incompatibles avec les objets du parc. Selon la Ministre, la préservation de l'écologie et de la faune serait compromise si tous les Indiens visés par le Traité no 8 pouvaient chasser et trapper dans le parc.

[68]            La demanderesse invoque les arrêts Badger, précité, et R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, pour soutenir que l'exercice par les Premières nations des droits issus de traité n'est pas incompatible avec la création du parc. Dans ces affaires, non seulement les tribunaux ont-ils conclu à l'inexistence d'une intention claire et expresse d'éteindre le droit issu du traité, mais ils ont jugé que la création d'un parc n'équivalait pas à « prendre » des terres à des fins incompatibles.


[69]            Dans l'arrêt Sundown, précité, la Cour suprême a statué que la création d'un parc n'est pas nécessairement incompatible avec l'exercice du droit de chasser à moins, peut-être, que le parc ne soit une réserve faunique où toute chasse est interdite. La Cour a maintenu le droit de chasse des Premières nations dans le parc provincial Meadow Lake, concluant à l'unanimité :

... Par exemple, si le parc était transformé en réserve de gibier et que la chasse y était interdite, le droit de chasse issu de traité pourrait être tout à fait incompatible avec l'utilisation que Sa Majesté fait des terres. Voir, à cet égard, R. c. Smith, [1935] 2 W.W.R. 433 (C.A. Sask.). Cette position concorde également avec l'arrêt Myran c. La Reine, [1976] 2 R.C.S. 137, dans lequel il a été jugé qu'il n'y avait, en principe, aucune incompatibilité entre un droit de chasse issu de traité et l'obligation que faisait la loi que ce droit soit exercé d'une manière qui ne compromette pas la sécurité du chasseur lui-même et celle d'autrui.

[70]            La demanderesse avance qu'il ne peut y avoir d'incompatibilité entre les fins poursuivies par le PNWB et la chasse. À cet égard, elle fait valoir que le Règlement sur le gibier du Parc de Wood-Buffalo, DORS/78-830, permet aux Indiens et aux non-Indiens de chasser dans le parc pendant les saisons de chasse sous réserve de détenir un permis, et qu'aucune de ses dispositions n'interdit la pratique de la chasse par les Premières nations, et elle soutient que, depuis la création du parc, la Couronne a reconnu le droit issu de traité autorisant la chasse dans le parc. Dans l'affaire Norn, précitée, le juge de première instance a examiné l'histoire du parc et en a fait le tableau suivant, à la p. 139 :


[TRADUCTION] Il importe de replacer l'affaire dans son contexte historique. Le Traité no 8 a été signé en 1899. Il existait des parcs nationaux, et la chasse y était réglementée. Lorsque le parc national Wood Buffalo a été créé en 1922, la réglementation interdisait la chasse dans tous les parcs nationaux. La parc national Wood Buffalo a été créé pour protéger le bison des bois et son habitat originel. Le gouvernement craignait que le seul troupeau de bisons des bois vivant encore à l'état sauvage ne disparaisse si une réserve n'était pas établie. En vertu de l'article 18 de la Loi des réserves forestières et des parcs fédéraux, une partie des terres visées par le Traité no 8 a été désignée, par décret pris le 18 décembre 1922, comme parc national. Le règlement déjà modifié en date du 1er décembre 1919 a été modifié une fois de plus par décret, le 30 avril 1926, pour permettre aux Indiens visés par un traité qui avaient pratiqué la chasse dans la région de chasser dans le territoire du parc national Wood Buffalo. Depuis 1926, la réglementation a été modifiée à l'occasion, mais elle continue d'exiger l'obtention d'un permis pour pratiquer la chasse dans le parc. [C'est la demanderesse qui souligne]

[71]            En contre-interrogatoire, la surintendante du parc, Josie Weninger, a reconnu que la pratique de la chasse et du piégeage n'était pas incompatible avec le régime réglementaire appliqué par Parcs Canada (contre-interrogatoire de Josie Weninger, 1er octobre 2001, page 1, lignes 13 à 24). Selon la demanderesse, cette admission implique clairement que la Couronne n'a jamais exprimé d'intention claire et expresse d'éteindre le droit de chasser dans le parc et n'a pas non plus « pris » les terres à des fins incompatibles avec l'exercice du droit de chasser. La demanderesse fait valoir qu'en fait il serait plus juste de dire qu'il s'agit en l'espèce d'un cas d' « utilisation partagée » du territoire, comme dans l'affaire Halfway River.


[72]            Enfin, la demanderesse affirme que l'entente de 1986 sur les droits fonciers issus de traités (EDFIT) fournit un élément de preuve supplémentaire établissant que les Mikisews jouissent de droits issus de traité relativement au PNWB. L'EDFIT revêt une grande importance, selon la demanderesse. Le Canada y reconnaît, premièrement, que le Traité no 8 a conféré des droits aux Mikisews, dont les droits afférents au PNWB et, deuxièmement, que l'exercice par les Mikisews des droits afférents au PNWB n'est pas une « utilisation incompatible » . Bien que les droits de récolte garantis à l'annexe 6 de l'EDFIT s'appliquent aux terres traditionnelles des Mikisews et non au territoire qui serait traversé par la route en cause, ces terres sont tout de même dans le parc, ce qui amène à conclure que la chasse et le piégeage pratiqués par les Mikisews ne sont pas incompatibles avec l'utilisation du territoire comme parc national.

[73]            Selon moi, les terres du PNWB n'ont pas été « prises » d'une façon qui soit incompatible avec l'exercice du droit réglementé des Mikisews de chasser et de trapper. La Ministre défend la décision de construire une route dans le parc. Comme nous le verrons dans la prochaine section des présents motifs, une partie de sa stratégie consiste à faire valoir que relativement peu de chasseurs mikisews seraient touchés par la route. Elle soutient par ailleurs que l'existence d'un droit de chasser et de trapper dans le parc (exercé par « peu » de Mikisews), issu de traité, serait incompatible avec l' « objet moderne » du parc, savoir la protection de l'habitat de l'espèce menacée des grues blanches et la conservation d'un vaste milieu boréal dans son état originel.

[74]            L'argument de l'intégrité écologique invoqué par la Ministre n'est pas fondé. Cela ne veut pas dire que la chasse et le piégeage ne pourraient jamais être jugés incompatibles avec les fins d'un parc national. Le PNWB est un parc unique; il s'agit d'un vaste territoire sauvage et isolé dans lequel l'exercice des droits de chasse et de piégeage a coexisté avec l'utilisation comme parc national depuis la création du parc. D'ailleurs, voici ce qu'on peut lire dans le site web de Parcs Canada, au sujet du PNWB :


La chasse, la pêche et le piégeage de subsistance sont encore pratiqués dans le parc national Wood Buffalo, comme ils l'ont été pendant des siècles, et le piégeage commercial est un legs du commerce de la fourrure. L'utilisation de certaines ressources du parc à des fins traditionnelles par des groupes autochtones locaux constitue un aspect important de son histoire culturelle. (http://parcscanada.gc.ca/buffalo/français/history-f.htm)

[75]            Comme je l'ai déjà signalé, la Cour a jugé dans l'arrêt Badger que la question de savoir si des terres ont été « prises » par la Couronne est une question de fait examinée au cas par cas. Compte tenu des faits de la présente espèce, j'estime que l'exercice du droit de chasser et de trapper n'est pas incompatible avec l'utilisation du territoire comme parc national, en particulier s'il s'agit d'un parc aussi vaste et aussi isolé que le PNWB

La réglementation d'un droit issu d'un traité entraîne-t-elle son extinction partielle?

[76]            La Ministre, citant le texte du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle : « Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés » , signale que dans l'arrêt Sparrow, précité, la Cour suprême du Canada s'est exprimé ainsi au sujet de la signification du mot « existants » (à la p. 1091) :

Il ressort clairement du mot « existants » que les droits auxquels s'applique le par. 35(1) sont ceux qui existaient au moment de l'entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982. D'où il s'ensuit que cette loi ne vient pas rétablir des droit éteints. Un certain nombre de tribunaux ont adopté le point de vue que le terme « existants » signifie « qui étaient exercés en 1982 » . [Citations omises]

[77]            Je conviens qu'il s'agit en l'espèce de déterminer si, avant 1982, les Indiens visés par un traité avaient le droit de pénétrer dans le PNWB pour y chasser ou y trapper ou si ce droit était éteint. La Ministre affirme qu'il y a peu de doute qu'avant 1982 les droits issus de traités pouvaient être supprimés ou modifiés par une loi fédérale. Comme la Cour suprême du Canada l'a indiqué dans l'arrêt Marshall, précité, à la p. 496 :

Jusqu'à l'édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, les droits issus de traités des peuples autochtones pouvaient être écartés par des dispositions législatives valides aussi facilement que pouvaient l'être les droits et libertés des autres habitants. La haie n'offrait aucune protection spéciale, comme l'ont appris les peuples autochtones dans des affaires antérieures portant sur des droits de chasse, tels les arrêts Sikyea c. The Queen, [1964] R.C.S. 642, et R. c. George, [1966] R.C.S. 267...

[78]            La Ministre fait valoir qu'il faut examiner la question des droits issus de traités faisant l'objet d'une réglementation. Selon elle, la Cour suprême du Canada, tant dans Sparrow, précité, que dans R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, a conclu que la réglementation du droit de pêcher des Premières nations n'en opérait pas l'extinction car, toute réglementée que fût l'activité, elle n'en était pas moins permise. La distinction importante, pour la Ministre, se trouve entre ce qui était réglementé mais néanmoins permis et ce qui n'était pas permis.

[79]            La Ministre nous exhorte à qualifier correctement le privilège restreint de chasser et de trapper dans le parc. Selon elle, le privilège dont jouissent actuellement quelques Mikisews n'est pas un droit issu du Traité no 8 qui fait l'objet d'une réglementation. La chasse et le piégeage seraient strictement interdits dans le parc, mais il existerait une exception d'application limitée permettant uniquement à un petit groupe défini d'exercer ce privilège.


[80]            À mon avis, la jurisprudence n'appuie pas la distinction que fait la Ministre entre un droit « réglementé » et un droit « non permis » . Dans l'affaire Gladstone, précité, le droit des autochtones de vendre du hareng n'avait pas été éteint par l'importante réglementation dont il avait fait l'objet et qui, à diverses époques, avait interdit complètement ce commerce.

[81]            Dans Sparrow, précité, la Cour a explicitement rejeté la position voulant que la réglementation emporte une extinction partielle (à la p. 1092). Elle a statué que si le droit n'avait pas été éteint avant 1982 par l'opération d'une intention claire et expresse, on pouvait considérer qu'il existait dans sa forme non réglementée. Le mot « existant » vise simplement à exclure les droits validement éteints avant la Loi constitutionnelle de 1982.

Conclusion

[82]            Le pouvoir de la Couronne de déclarer que des terres ont été « prises » pour d'autres fins avant la constitutionnalisation des droits issus de traités, en 1982, est limité par les principes d'interprétation des traités. Au paragraphe 41 de l'arrêt Badger, précité, la Cour a statué que « ... toute ambiguïté dans le texte du traité ou du document en cause doit profiter aux Indiens. Ce principe a pour corollaire que toute limitation ayant pour effet de restreindre les droits qu'ont les Indiens en vertu des traités doit être interprétée de façon restrictive ... » . Par conséquent, on ne saurait conclure à la légère qu'une restriction géographique (la « prise » de terres par la Couronne) limitant l'exercice d'un droit issu d'un traité a été créée.


[83]            Je partage l'avis de la demanderesse voulant que les droits issus de traités qui existaient en 1899 ont obtenu une protection constitutionnelle en 1982, en tant que « droits existants issus de traité » , sous réserve seulement du droit de la Couronne de prendre les terres et de l'examen de tout élément de preuve établissant l'existence d'une intention claire et expresse d'éteindre les droits manifestée avant 1982. La Couronne n'a pas prouvé, comme il le lui incombait, l'existence de l' « intention claire et expresse » d'éteindre les droits issus de traité. Il faut donc que toute atteinte à ces droits soit justifiée conformément au critère énoncé dans l'arrêt Sparrow.

[84]            Les défendeurs ont plaidé subsidiairement que l'approbation de la route équivalait à la « prise » du terrain par la Couronne. La Ministre fait valoir à cet égard que les Premières nations savaient qu'il y aurait des empiétements et que, par conséquent, la « prise » du corridor routier n'a pas à être justifiée conformément à l'arrêt Sparrow. La demanderesse objecte que la « prise » de terres n'est pas expressément autorisée par le traité - lequel ne fait que limiter l'exercice de droits issus de traités sur les territoires pris - et qu'il s'ensuit qu'elle procède de l'exercice d'un pouvoir de la Couronne, assujetti à la Constitution, qui doit donc être justifié conformément au critère élaboré dans Sparrow.


[85]            La thèse défendue par la Ministre enlèverait toute signification à la constitutionnalisation des droits issus de traités opérée en 1982.    Il est clair que depuis 1982 la Couronne ne peut unilatéralement aller à l'encontre de droits issus de traités. La position de la Ministre est inconciliable avec les principes d'honneur et d'intégrité que la Couronne doit observer en tant que fiduciaire. Le juge Finch a conclu dans la décision Halfway River, précitée (au paragraphe 136) qu'il [TRADUCTION] « est irréaliste d'envisager le droit de la Couronne de prendre des terres comme un droit distinct ou indépendant plutôt que comme une limite ou une restriction au droit des Indiens de chasser ... » .

[86]            Que l'approbation de la route soit considérée comme une « prise » de terres ou comme l'imposition d'une « utilisation partagée » , si la Cour parvient à la conclusion qu'elle constitue une atteinte à première vue aux droits issus de traités des Mikisews, elle devra être justifiée suivant l'analyse élaborée dans Sparrow.

2.          Y a-t-il eu atteinte à première vue au droit issu du traité?

[87]            Selon la demanderesse, le critère de l'arrêt Sparrow n'est pas très exigeant quant à la preuve de l'atteinte à première vue. Elle s'appuie sur l'extrait suivant de l'arrêt Gladstone, précité, de la Cour suprême du Canada (à la p. 810) :

Bien que je souscrive à l'analyse du Juge en chef sur cette question, je tiens à souligner que le fardeau d'établir qu'une mesure législative porte atteinte à un droit ancestral existant, qui incombe à la personne qui revendique un tel droit, est assez peu exigeant ... Par conséquent, la personne qui revendique un droit ancestral n'a même pas à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la mesure législative contestée constitue une atteinte, et sûrement pas qu'elle « empiète clairement » sur le droit en question, comme le Juge en chef semble suggérer. Tout ce que cette personne doit prouver, c'est que, de prime abord, la mesure législative entre en conflit avec un droit ancestral reconnu, soit de par son objet soit de par ses effets.

[88]            Les Mikisews soutiennent que la construction de la route compromet de prime abord l'exercice de leurs droits issus de traité. Ils signalent que toutes leurs réserves se trouvent à proximité du PNWB et que la réserve de Peace Point est entièrement située dans le parc.    Peace Point serait à l'extrémité est de la route proposée.


[89]            Selon la demanderesse, la preuve des répercussions que la route aurait sur les droits des Mikisews est écrasante. Lorsqu'une question sur les incidences que la route pourrait avoir sur les orignaux a été posée en contre-interrogatoire au témoin de Parcs Canada, Josie Weninger, l'échange suivant a eu lieu :

[Traduction]

                 Q :                     Et plus particulièrement, nous ne savons pas, par exemple, quelles seront les incidences de la route, sur les orignaux, est-ce vrai?

R :                     Je dirais que oui. Il est difficile de voir quels effets la route aurait sur les orignaux sans aller sur le terrain.

Q :                     Alors, étant donné que vous ne savez pas quels effets la route aura sur les orignaux, comment se fait-il que vous soyez capables de déterminer la compensation qu'une personne devrait recevoir pour la perte d'orignaux résultant de la construction de cette route, par exemple?

R :                     Nous avons des données sur les effets de la route sur les originaux. Nous savons, par exemple, qu'il se fera probablement peu de chasse le long de la route parce que les orignaux vont l'éviter.

Q :                      Compte tenu de cette réponse, donc, l'expérience a démontré dans d'autres secteurs du parc que les routes font fuir les orignaux loin des endroits où des routes sont construites, n'est-ce pas?

R :                      Je dirais plutôt qu'il les évitent. Je ne suis pas sûre qu'on puisse dire que les routes les font fuir, car, comme vous le savez probablement, il y a d'autres incidents de chasse sur les routes.

Q :                      Mais dans les faits, les routes modifient les habitudes des orignaux et des autres animaux sauvages dans le parc, et c'est ce que Parcs Canada a constaté dans le cas d'autres routes, n'est-ce pas?

R :                      On a constaté que les routes ont des répercussions. Il serait absurde de prétendre le contraire.

[Contre-interrogatoire de Josie Weninger, 1er octobre 2001, de la p. 13, ligne 10, à la p.14, ligne 11, dossier de demande, aux p. 265 et 266]


[90]            En réponse à cette preuve relative à l'atteinte, la Couronne soutient que le régime de permis de chasse appliqué dans le parc ne comporte pas de restriction géographique et que, par conséquent, un chasseur muni d'un permis valide est libre de chasser n'importe où dans le territoire. Si la route entraînait un changement dans les déplacements des orignaux, il serait facile pour les chasseurs de s'adapter en modifiant pareillement leurs déplacements.

[91]            Les répercussions environnementales de la route sont décrites dans l'affidavit de Jacques Saquet, un ancien garde du parc. Les incidences prévisibles comprennent la fragmentation des habitats fauniques et la perturbation des habitudes migratoires, le dépérissement de la végétation, l'érosion des sols sablonneux, l'augmentation du braconnage en raison de l'accessibilité accrue, l'augmentation du nombre d'animaux tués par suite de collisions, un danger accru pour les délicates et uniques formations karstiques et l'introduction d'espèces végétales étrangères envahissantes.


[92]            La demanderesse affirme que tout impact environnemental se répercuterait sur les droits de chasse et de piégeage des Mikisews dans le parc, parce que ces derniers dépendent de la stabilité des populations d'animaux sauvages et d'animaux à fourrure. Par exemple, le pékan est une espèce d'une grande importance économique pour ceux qui pratiquent le piégeage dans le PNWB (selon la version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale, section 5.4.3.3). Il s'agit d'une espèce vulnérable qui se développe dans les espaces naturels non perturbés. Dans le parc, il représente une proportion beaucoup plus importante des prises d'animaux à fourrure qu'à l'extérieur du parc (version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale, tableau 16). L'évaluation environnementale n'a pu prédire quelles répercussions la route entraînerait sur les populations de pékans ou sur d'autres populations importantes d'animaux à fourrure comme le rat musqué, la martre, le carcajou et le lynx. Le rapport signale cependant que la pression résultant de l'augmentation du piégeage, qui accompagne normalement l'accessibilité accrue, a engendré une baisse significative de la population des martres et la disparition locale des pékans dans le passé (version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale, 6.4.7.3).

[93]            Relativement à la faune, le rapport d'évaluation environnementale indique que la route pourra aussi avoir des incidences importantes sur la chasse traditionnelle. Le principal gibier visé par la plupart des activités de chasse traditionnelle de subsistance dans le parc est l'orignal (version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale, 5.4.3.6). La route permettra une plus grande accessibilité à des régions auparavant isolées, ce qui accroîtra probablement la mortalité dans la population d'orignaux, à cause de l'intensification de la chasse, du braconnage et de la prédation. Comme il y aura plus de loups le long de l'emprise de la route, les orignaux, qui sont attirés vers les routes dans leur quête de nourriture, pourraient être plus souvent la proie des loups.


[94]            La demanderesse signale également qu'il est important de reconnaître que l'interdiction d'utiliser des armes à feu à l'intérieur d'une bande de cent mètres de part et d'autre de la ligne médiane d'une route, énoncée par paragraphe 36(5) du Règlement sur le gibier du Parc de Wood-Buffalo, accroîtra les répercussions de la route sur la chasse. En raison du règlement, la chasse sera interdite dans une superficie d'environ 23 kilomètres carrés.

[95]            Les Mikisews soutiennent que ce qui précède établit clairement l'existence d'une atteinte à première vue à leurs droits issus de traité, ce qui oblige la Couronne à fournir une justification conforme aux exigences énoncées dans le critère de l'arrêt Sparrow.

[96]            La Ministre reconnaît que la route d'hiver projetée pourrait notamment entraîner l'augmentation de la chasse non autorisée. Elle signale toutefois que le braconnage ne se produirait que pendant les mois d'hiver où la route serait ouverte et praticable. Les Mikisews répliquent qu'une fois la route tracée, les véhicules tout-terrain pourront l'emprunter toute l'année. Leur argument est bien reçu.

[97]            Enfin, même si la Ministre convient avec la demanderesse que la construction de la route entraînera une interdiction de chasser dans une superficie d'environ 23 kilomètres carrés, elle fait valoir qu'il faut placer cette prohibition dans le contexte du parc, lequel s'étend sur 44 807 kilomètres carrés.


[98]            J'estime que la demanderesse a établi que son droit de chasser et de trapper dans le PNWB serait touché de la façon suivante :

i) restriction géographique

Dans ce corridor routier, il sera interdit aux chasseurs mikisews d'exercer leur droit de chasse. La capacité de continuer à pratiquer les activités de chasse traditionnelle à proximité des réserves est importante pour l'exercice du droit de chasser. Le piégeage aussi sera perturbé. Beaucoup des territoires de piégeage se situent près de l'emprise existante, probablement parce qu'ils sont plus faciles d'accès. En fait, le tracé proposé traverse la zone de piégeage désignée et passe à un kilomètre d'un chalet de piégeage mikisew.    Le droit de trapper des Mikisews est clairement touché puisqu'il faudra modifier les territoires de piégeage.

ii) conséquences économiques potentiellement défavorables

Premièrement, il ressort de la version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale que la route pourrait entraîner une baisse de la quantité des prises; moins d'animaux à fourrure se prendront dans les pièges des Mikisews. Deuxièmement, le même document indique que la composition des prises pourrait changer; la population des espèces d'animaux à fourrure les plus précieuses ou les plus rares pourrait décliner

iii) conséquences culturelles potentielles


La chasse et le piégeage de subsistance pratiqués par les utilisateurs traditionnels du parc connaissent un déclin depuis quelques années. En ouvrant ces étendues sauvages et isolées à la circulation routière, on pourrait rendre plus difficile encore le combat des Premières nations pour le maintien de leur culture. Par exemple, si la population d'orignaux fait les frais de l'augmentation du braconnage et de la prédation entraînée par l'aménagement de la route, les Mikisews seront forcés de modifier leur stratégie de chasse, et ce sera peut-être une incitation de plus à abandonner leur mode de vie traditionnel et à se tourner vers d'autres modes de vie. Les Mikisews affirment en outre qu'il importe de conserver les terres entourant leur réserve dans leur état naturel et de maintenir leurs traditions de chasse et de piégeage pour que le savoir de la Première nation puisse être transmis à la prochaine génération.

Le critère à appliquer en matière d'atteinte à première vue

[99]            La Ministre soutient que même si la Cour conclut qu'une atteinte a été démontrée, il faudra, pour respecter les principes de l'arrêt Sparrow énoncés ci-dessus, faire subir aux éléments de preuve l'épreuve suivante du critère en trois volets : (1) la restriction est-elle raisonnable; (ii) est-elle indûment rigoureuse, (iii) refuse-t-elle aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l'exercer?

[100]        Voici le passage pertinent de l'arrêt Sparrow, précité, à la p. 1112 :

Pour déterminer si les droits de pêche ont subi une atteinte constituant une violation à première vue du par. 35(1), on doit poser certaines questions. Premièrement, la restriction est-elle déraisonnable? Deuxièmement, le règlement est-il indûment rigoureux? Troisièmement, le règlement refuse-t-il aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l'exercer? C'est au particulier ou au groupe qui conteste la mesure législative qu'il incombe de prouver qu'il y a eu violation à première vue.

[101]        La demanderesse avance quant à elle que les trois facteurs énumérés dans Sparrow ne forment pas un critère en trois volets; elle fait valoir qu'à strictement parler, en fait, on peut conclure à l'existence d'une atteinte à première vue sans qu'aucun des facteurs ne s'applique. À cet égard, la demanderesse cite l'extrait suivant de l'arrêt Sparrow (à la p. 1111) :

La première question à poser est de savoir si la loi en question a pour effet de porter atteinte à un droit ancestral existant. Dans l'affirmative, elle constitue une violation à première vue du par. 35(1) ...

[102]        Selon la demanderesse, ce passage démontre que la Cour suprême du Canada n'a pas eu l'intention d'élaborer un critère en trois volets pas plus qu'elle n'a voulu exiger que les trois éléments mentionnés par la défenderesse soient réunis. Si le projet de route a pour effet de porter atteinte au droit de chasse et de piégeage issu d'un traité, l'atteinte à première vue à ce droit est établie, et il n'est pas nécessaire d'aller plus loin. Cette interprétation de la demanderesse se trouve renforcée, selon elle, par la phrase suivante de l'arrêt Sparrow (à la p. 1112) qui se trouve après le passage relatifs aux trois questions à considérer :

... En ce qui concerne les faits du présent pourvoi, le règlement serait jugé constituer une atteinte à première vue si on concluait qu'il impose une restriction néfaste à l'exercice par les Musqueams de leur droit de pêcher à des fins de subsistance ...

[103]        Pour la demanderesse, ce commentaire indique que, dans l'arrêt Sparrow, la Cour n'a pas voulu imposer un critère en trois volets, mais qu'elle a plutôt énuméré une liste de facteurs et a reconnu qu'en définitive la question qu'on devait se poser était simplement : « y a-t-il un effet négatif? » .


[104]        Dans l'arrêt Gladstone, précité, la Cour suprême du Canada a indiqué, à la p. 757, qu'il n'existe pas de critère rigoureux à trois volets. Le juge en chef Lamer, rendant jugement au nom de la majorité, a expliqué que le caractère raisonnable, la rigueur indue et les moyens préférés n'étaient que des facteurs à prendre en considération. Selon l'analyse développée dans cet arrêt, la violation correspond davantage à une atteinte réelle à un droit ou à la diminution de sa portée. La demanderesse se reporte à la décision R. v. Breaker, [2001] 3 C.N.L.R. 213 (C.P. Alb.), dans laquelle le juge Cioni a statué que l'établissement d'un corridor routier était en soi une atteinte à première vue au droit de chasser dans la zone visée. Madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a clarifié le critère dans l'arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 S.C.R. 507, aux p 656 et 657; elle était dissidente, mais son opinion sur cette question n'a pas été contestée :

Le critère de l'atteinte à première vue, prescrit par l'arrêt Sparrow, consiste à déterminer « si la loi en question a pour effet de porter atteinte à un droit ancestral existant » (p. 1111). Si oui, l'atteinte à première vue est établie. Après avoir énoncé ce critère, le juge en chef Dickson et le juge La Forest le complètent en déclarant que le tribunal doit se demander si la restriction est déraisonnable, si elle est indûment rigoureuse et si elle refuse aux titulaires du droit le recours à « leur moyen préféré de l'exercer » (p. 1112). Or, ces questions semblent plus pertinentes pour la seconde étape de l'analyse, celle de la justification, que pour l'établissement du droit à première vue. Comme le souligne le Juge en chef dans l'arrêt Gladstone (au par. 43), ces questions semblent contredire l'assertion de départ selon laquelle une mesure qui a pour effet de porter atteinte au droit

ancestral constitue une violation à première vue. Quoi qu'il en soit, je conviens avec le Juge en chef qu'une réponse négative aux questions supplémentaires n'exclut pas l'existence d'une atteinte à première vue.


[105]        Il est clair que c'est à la demanderesse qu'il incombe de prouver l'existence d'une atteinte à première vue. Dans l'arrêt Sparrow, la Cour a examiné si l'exercice du droit en cause serait entravé, puis elle s'est demandé si la restriction portait inutilement atteinte à l'exercice du droit; je conviens que cette partie de l'analyse semble se confondre avec le volet du critère se rapportant à la justification. La Ministre a raison d'affirmer que la Cour a énoncé les trois facteurs dans le cadre de l'analyse visant à déterminer l'existence d'une atteinte à première vue. Toutefois, la jurisprudence qui a suivi l'arrêt Sparrow n'a pas mis l'accent sur ces facteurs. À mon avis, la position de la demanderesse correspond à l'interprétation jurisprudentielle plus récente (Voir, par exemple, Gladstone, précité, à la p. 757 et R c. Coté, [1996] 3 R.C.S. 139, à la p 186).

[106]        Par conséquent, il n'est pas nécessaire que je pose les trois questions soulevées par la Ministre, puisque j'estime que la demanderesse a établi l'existence de répercussions négatives sur l'exercice de ses droits issus d'un traité. Il n'y a pas lieu, à la présente étape, d'examiner le caractère nécessaire ou non des répercussions, car cette question doit se poser au stade de l'analyse relative à la justification. Pour conclure, je suis d'avis que la demanderesse a satisfait à la partie du critère de l'arrêt Sparrow portant sur l'atteinte à première vue.

3. L'atteinte peut-elle être justifiée?

[107]        Lorsque l'atteinte à première vue a été établie, c'est à la Couronne que passe le fardeau de prouver qu'elle est justifiable. Comme la Cour suprême l'a exposé dans l'arrêt Sparrow, précité à la p. 1121:


... Si on concluait à l'existence d'une atteinte, le fardeau de la preuve passerait au ministère public qui devrait alors démontrer que le règlement est justifiable. Pour ce faire, il lui faudrait prouver l'absence de tout objectif inconstitutionnel sous-jacent, comme celui d'attribuer une part plus importante de la ressource en question à un groupe d'usagers qui prend rang après les Musqueams. Il lui faudrait en outre démontrer que le règlement qu'on cherchait à imposer était nécessaire pour réaliser la restriction requise ...

[108]        Pour justifier l'atteinte, la Couronne doit satisfaire aux exigences d'un critère à deux volets. Elle doit démontrer que l'atteinte est liée à un objectif impérieux et réel et qu'elle est compatible avec le rôle de fiduciaire de la Couronne.

a. L'objectif poursuivi est-il impérieux et réel?

[109]        La Cour suprême du Canada a statué, à la p. 1113 de l'arrêt Sparrow, précité, que la première question à examiner dans l'analyse relative à la justification est celle de savoir s'il existe un objectif législatif valide :

Si on conclut à l'existence d'une atteinte à première vue, l'analyse porte ensuite sur la question de la justification. C'est là le critère qui touche la question de savoir ce qui constitue une réglementation légitime d'un droit ancestral garanti par la Constitution. L'analyse de la justification se déroulerait comme suit. En premier lieu, il faut se demander s'il existe un objectif législatif régulier. À ce stade, la cour se demanderait si l'objectif visé par le Parlement en autorisant le ministère à adopter des règlements en matière de pêche est régulier. Serait également examiné l'objectif poursuivi par le ministère en adoptant le règlement en cause. L'objectif de préserver, par la conservation et la gestion d'une ressource naturelle par exemple, des droits visés au par. 35(1) serait régulier. Seraient également réguliers des objectifs visant apparemment à empêcher l'exercice de droits visés au par. 35(1) lorsque cet exercice nuirait à l'ensemble de la population ou aux peuples autochtones eux-mêmes, ou d'autres objectifs jugés impérieux et réels.

[110]        Les Mikisews soutiennent que lorsque, comme en l'espèce, c'est la décision d'un représentant du gouvernement qui est en cause et non un texte de loi, il faut se demander si elle repose sur un objectif valide et réel. En l'occurrence, il faut selon eux poser la question suivante : [TRADUCTION] « L'approbation de l'aménagement de la route au détriment des droits issus de traité des Mikisews obéissait-elle à un objectif impérieux et réel, ou l'objectif pouvait-il être atteint autrement? » .

[111]        La demanderesse fait valoir qu'il appert clairement de la preuve que l'objectif poursuivi par l'aménagement de la route était de simple commodité; il s'agissait de faciliter les déplacements entre diverses localités situées dans le parc ou à proximité de celui-ci. L'objectif n'était pas lié à des fins publiques importantes comme la sécurité, une situation d'urgence ou l'économie. La demanderesse prétend que Parcs Canada a même reconnu que la route n'était pas nécessaire pour les fins du parc. Selon la demanderesse, un tel objectif n'est pas impérieux et réel au point de justifier une atteinte aux droits issus de traité, protégés par la Constitution.

[112]        À l'appui de son affirmation selon laquelle il existe un objectif législatif valide, la Ministre invoque le document préparé par Parcs Canada pour annoncer la décision :

... La Loi sur les parcs nationaux (que ce soit le texte antérieur ou le texte actuel) ne fournit aucun renseignement précis sur la question des routes de neige qui font partie d'un réseau régional de transport et d'accès communautaire. De plus, Parcs Canada n'a pas de politique générale ou particulière qui s'applique à la réouverture d'une ancienne route d'hiver dans le parc national Wood Buffalo. Ce genre de situation n'est pas inhabituelle, puisqu'il est rare que des lignes directrices stratégiques nationales ou des règlements soient établis pour régler une situation propre à un seul parc. De tout temps, les routes d'hiver représentent un moyen d'accès courant dans les grands espaces du Nord canadien, notamment dans les environs du parc national Wood Buffalo. Il est bien reconnu que Parcs Canada doit prendre en considération les profils de déplacement traditionnels et historiques, le réseau de transport régional et les modes d'interaction sociale dans ses parcs nationaux, particulièrement dans les régions isolées et peu peuplées. Par conséquent, Parcs Canada conclut que, même s'il n'a pas besoin de la route proposée pour mener à bien ses opérations, il peut envisager la réouverture de l'ancienne route d'hiver pour répondre aux besoins sociaux des résidents de la région et pour faciliter leurs déplacements, pourvu qu'un tel projet n'ait aucune incidence environnementale inacceptable.

[Affidavit de Josie Weninger, pièce E, à la p. 3 (c'est la Ministre qui souligne)]


[113]        La Ministre s'appuie également sur le témoignage de Richard Power, coordonnateur de projet pour Thebacha, lequel a affirmé que le PNWB crée une barrière géographique qui isole les collectivités environnantes. Elle fait valoir que les résidents locaux ont peu de possibilité de visiter leur famille et leurs amis pendant les mois d'hiver parce que le parc est peu accessible, et que c'est pour établir un lien entre les diverses collectivités autochtones isolées qu'elle a approuvé la construction de la route d'hiver.

[114]        Elle ajoute que l'aménagement d'une route d'hiver revêt une grande importance pour les habitants de Fort Smith, notamment les membres des Premières nations de Salt River, Smith's Landing et Little Red River Cree et du conseil des Métis de Fort Smith, et qu'elle leur permettra d'avoir accès à d'importants services et d'entretenir leur réseau social et familial.


[115]        J'accepte l'affirmation de la Ministre voulant que le projet de route d'hiver a été retenu non pour de simples motifs de commodité mais bien pour accomplir l'objectif législatif consistant à répondre aux besoins régionaux en matière de transport. Toutefois, l'argument de la demanderesse selon lequel cet objectif n'est pas suffisamment « impérieux et réel » pour justifier l'atteinte à des droits issus de traité jouissant d'une protection constitutionnelle emporte ma conviction. L'objectif, par exemple, ne consiste pas à protéger l'exercice des droits visés au paragraphe 35(1) par la préservation ou la gestion des ressources naturelles, une fin qui, selon l'arrêt Sparrow, constituerait un objectif législatif valide; il ne consiste pas non plus à protéger les populations locales ou les Premières nations elles-même contre un préjudice, des fins que le juge McLachlin a qualifiées d' « objectifs impérieux, se rapportant aux conditions fondamentales de l'exercice responsable du droit en question » dans l'arrêt Van der Peet.

[116]        Les motifs dissidents que le juge McLachlin a prononcés dans cet arrêt expriment un désaccord profond avec les conclusions que le Juge en chef a tirées dans l'arrêt Gladstone, précité, au sujet du critère applicable à la justification. Dans une analyse fouillée, elle relève que le Juge en chef a interprété la première exigence du critère relatif à la justification élaboré dans l'arrêt Sparrow - l'objectif impérieux et réel - comme si toute fin liée à l'amélioration du bien-être de la collectivité dans son ensemble, en prenant en considération les intérêts des populations autochtones et non autochtones, pouvait être suffisante. Selon elle, les fins que poursuivent des actes qui portent atteinte à des droits protégés par la Constitution doivent préserver l' « exercice civilisé du droit » . Les restrictions permises ne nieraient pas le droit, elles en limiteraient l'exercice. Elle poursuit ainsi à la p. 661:

... le fait d'élargir la notion d'objectif impérieux à des considérations telles que l'équité sur les plans économique et régional et les intérêts des pêcheurs non autochtones aurait pour effet de dénier le droit de pêche ancestral lui-même, pour le motif qu'une telle mesure est nécessaire pour concilier les droits ancestraux et d'autres intérêts, et ainsi assurer le bien de l'ensemble de la collectivité. Ce ne sont pas là des limites nécessaires à l'exercice responsable du droit en cause, mais plutôt de limites fondées sur les exigences économiques des non-autochtones. Il ne s'agit pas de limites du même ordre que la conservation des ressources ou la prévention des activités nuisibles, objectifs qui ont été approuvés dans Sparrow.

[117]        Toutefois, dans l'arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1998] 1 C.N.L.R. 14, [1997] 3 R.C.S. 1010, rendu un an plus tard, la majorité de la Cour a tenu les propos suivants au paragraphe 161 :

... sont également des objectifs légitimes du gouvernement « la poursuite de l'équité sur les plans économique et régional » et « la reconnaissance du fait que, historiquement, des groupes non autochtones comptent sur ces ressources et participent à leur exploitation » (par. 75). À l'opposé, des mesures édictées pour des raisons relativement peu importantes, telles des activités de pêche sportive ne comportant aucun élément économique important (Adams, précité), ne satisferaient pas à ce volet du critère de justification.

[118]        À mon avis, les motifs prononcés par les juges de la majorité dans les arrêts Gladstone et Delgamuukw ont eu pour effet d'affaiblir le critère applicable à la justification énoncé dans l'arrêt Sparrow. Dans ce dernier arrêt, la Cour avait statué que des objectifs visant l'intérêt public général ne seraient pas suffisants pour satisfaire au critère, mais elle n'avait pas défini le genre d'objectif gouvernemental qui serait impérieux et réel. Comme nous l'avons montré ci-dessus, les interprétations judiciaires subséquentes ont progressivement admis les objectifs d'intérêt public.

[119]        Dans l'arrêt R. c. Adams, [1996] 4 C.N.L.R. 1, [1995] 3 R.C.S. 101, aux par. 57 et 58, la Cour suprême du Canada a abordé la définition des objectifs impérieux et réels :

Tout comme les limites imposées aux droits inscrits dans la Charte, les limites imposées aux droits ancestraux protégés par le par. 35(1) doivent, pour être justifiables, respecter les objectifs visés par la décision de constitutionnaliser ces droits: Gladstone, précité, au par. 71. Ces objectifs sont la reconnaissance du fait que les peuples autochtones occupaient déjà l'Amérique du Nord et la conciliation de cette occupation avec l'affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur ce territoire: Van der Peet, au par. 39, et Gladstone, au par. 72. Des mesures visant la conservation des ressources sont manifestement compatibles avec ces deux objectifs, et peuvent donc limiter des droits ancestraux, comme c'était le cas dans Sparrow.


J'éprouve de la difficulté à accepter, dans les circonstances du présent pourvoi, que la mise en valeur de la pêche sportive est en soi un objectif impérieux et réel pour ce qui concerne l'application du par. 35(1). Bien que la pêche sportive soit une activité économique importante dans certaines régions du pays, il n'y a en l'espèce aucune preuve que les activités de pêche sportive que le régime en litige vise à favoriser ont une dimension économique importante. En l'absence d'une telle preuve, la mise en valeur de la pêche sportive n'est pas à elle seule un objectif compatible avec l'un ou l'autre des deux objets qui sous-tendent la protection accordée aux droits ancestraux, et elle ne peut justifier l'atteinte portée à ces droits. Elle n'a pas pour but la reconnaissance de cultures autochtones distinctes. Elle ne vise pas non plus la conciliation de l'existence des sociétés autochtones avec le reste de la société canadienne, puisque, en l'absence d'éléments de preuve établissant qu'elle a une dimension économique importante, la pêche sportive ne revêt pas « une importance primordiale pour la société canadienne dans son ensemble » (Gladstone, au par. 74) justifiant de limiter des droits ancestraux. [Non souligné dans l'original]

[120]        Bien que dans l'arrêt Adams, la Cour ait jugé que la promotion de la pêche sportive ne constituait pas un objectif impérieux et réel dans les circonstances, elle n'en a pas moins ouvert la porte à la justification pour motif économique. En outre, le juge en chef Lamer y a repris le thème de la « conciliation » , qui court de l'arrêt Gladstone à l'arrêt Delgamuukw, et a exprimé l'opinion qu'il faut tenir compte du fait que « ... les sociétés autochtones ... existent au sein d'une communauté sociale, politique et économique plus large ... » (Gladstone, au par. 73). Dans ces affaires, la notion de conciliation est devenue l'une des fins essentielles du paragraphe 35(1). Toutefois, il se peut que le récent arrêt Marshall, de la Cour suprême, signale la fin de la thèse de la « conciliation » .

[121]        S'exprimant au nom de la majorité, le juge Binnie met l'accent sur l'honneur de la Couronne, dans l'arrêt Marshall. Il n'est pas fait mention de la « conciliation » comme d'un des objets du paragraphe 35(1). La Cour ne cherche pas à arbitrer les intérêts économiques et non autochtones et les droits ancestraux, mais elle insiste sur les obligations et les responsabilités de la Couronne envers les Premières nations.


[122]        Compte tenu du raisonnement du juge Binnie dans Marshall et de l'instruction donnée dans Adams d'évaluer une fin en se demandant si elle respecte les objectifs visés par la disposition portant constitutionnalisation des droits, je suis d'avis que l'amélioration du réseau routier régional au profit des collectivités situées à proximité du parc ne constitue pas un objectif impérieux et réel. On ne saurait affirmer qu'on reconnaît la priorité d'occupation de ce territoire par les Mikisews si l'on permet que leur droit de chasser et de trapper soit limité en raison des intérêts sociaux et économiques des autres collectivités.

[123]        Pour le cas où je serais dans l'erreur et où l'objectif consistant à répondre à des besoins en matière de transport régional constituerait un objectif impérieux et réel, je poursuivrai toutefois l'application du critère de l'arrêt Sparrow pour déterminer si cet objectif législatif peut justifier l'atteinte à un droit issu d'un traité.

b. Les actes de la Couronne sont-ils compatibles avec l'obligation fiduciaire qu'elle assume envers les peuples autochtones?

[124]        L'atteinte résultant d'un objectif jugé valide ne peut être justifiée que si elle est compatible avec le rapport de type fiduciaire existant entre la Couronne et la Première nation. Dans l'arrêt Sparrow, la Cour explique ainsi la deuxième partie du critère :


Si l'on conclut à l'existence d'un objectif législatif régulier, on passe au second volet de la question de la justification. Ici, nous nous référons au principe directeur d'interprétation qui découle des arrêts Taylor and William et Guerin, précités. C'est-à-dire, l'honneur de Sa Majesté est en jeu lorsqu'Elle transige avec les peuples autochtones. Les rapports spéciaux de fiduciaire et la responsabilité du gouvernement envers les autochtones doivent être le premier facteur à examiner en déterminant si la mesure législative ou l'action en cause est justifiable.

(Sparrow, précité, à la p. 1114)

[125]        La demanderesse soutient que le processus décisionnel menant à l'autorisation de la route par la Ministre n'a pas respecté les droits issus de traité des Mikisews et que, par conséquent, il constitue un manquement à l'obligation fiduciaire de la Couronne envers une Première nation.

[126]        La Cour, dans l'arrêt Sparrow, a indiqué que d'autres questions pouvaient servir à évaluer si les actions de la Couronne étaient compatibles avec l'obligation fiduciaire assumée envers les Premières nations. Selon les circonstances, on peut se demander notamment : si par rapport à d'autres droits, une priorité suffisante a été donnée au droit issu d'un traité, s'il a été porté aussi peu atteinte que possible au droit issu d'un traité pour parvenir au résultat souhaité, si, dans les cas d'expropriation, une juste indemnisation a été prévue et si la Première nation en cause a été consultée.

[127]        La façon dont chacune de ces considérations s'intègre à l'analyse élaborée dans l'arrêt Sparrow n'est pas encore tout à fait établie. Dans l'arrêt Delgamuukw, précité, le juge en chef Lamer a fait le commentaire suivant, au paragraphe 162 :


Le deuxième volet du critère de justification commande une appréciation de la question de savoir si l'atteinte est compatible avec les rapports spéciaux de fiduciaire qui existent entre la Couronne et les peuples autochtones. Il est devenu clair que les exigences de l'obligation de fiduciaire sont fonction du « contexte juridique et factuel » de chaque appel (Gladstone, précité, au par. 56). Dans les arrêts Sparrow et Gladstone, par exemple, la Cour a interprété et appliqué l'obligation de fiduciaire en fonction de l'idée de priorité. Selon la théorie qui sous-tend ce principe, les rapports de fiduciaire qui existent entre la Couronne et les peuples autochtones commandent que les intérêts des autochtones aient préséance. Toutefois, l'obligation de fiduciaire n'exige pas qu'on accorde toujours la priorité aux droits ancestraux. Comme il a été dit dans Sparrow, précité, aux pp. 1114 et 1115 [R.C.S.; C.N.L.R., à la p. 184] :

La nature de la protection constitutionnelle qu'offre le par. 35(1) dans ce contexte commande l'existence d'un lien entre la question de la justification et l'établissement de priorités dans le domaine de la pêche. [Je souligne.]

D'autres contextes permettent, et peuvent même exiger, que l'obligation de fiduciaire soit formulée autrement (à la p. 1119) [R.C.S.; C.N.L.R., à la p. 187] :

Il y a, dans l'analyse de la justification, d'autres questions à aborder, selon les circonstances de l'enquête. Il s'agit notamment des questions de savoir si, en tentant d'obtenir le résultat souhaité, on a porté le moins possible atteinte à des droits, si une juste indemnisation est prévue en cas d'expropriation et si le groupe d'autochtones en question a été consulté au sujet des mesures de conservation mises en oeuvre.

Dans Sparrow, la Cour n'a pas expliqué dans quels cas les différentes formulations de l'obligation de fiduciaire devraient être utilisées. Plus loin, j'indique que le choix de la formulation dépendra en grande partie de la nature du droit ancestral en cause.

[128]        Compte tenu des faits en cause, il me faudra analyser, dans la présente partie des motifs, la question de la suffisance de la consultation des Mikisews par la Ministre. Il faudra aussi que j'aborde les questions de la priorité, de l'atteinte minimale et de l'indemnisation. Pour chacune de ces questions, il s'agira fondamentalement de se demander si les gestes de la Couronne sont compatibles avec son rôle de fiduciaire.

(i) Le groupe d'autochtones en question a-t-il été valablement consulté par la Couronne?

[129]        La demanderesse affirme qu'en autorisant la construction de la route sans avoir consulté adéquatement les Mikisews, comme l'exigeait le paragraphe 35(l) de la Loi constitutionnelle de 1982, la Ministre n'a pas respecté ses obligations. Par conséquent, sa décision n'est pas justifiée.


[130]        Depuis l'arrêt Sparrow, la consultation auprès des Premières nations représente un élément nécessaire de l'analyse relative à la justification. Pour la définition de l'obligation de consulter, les deux parties citent l'extrait suivant des motifs rendus par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Delgamuukw, précité, au par. 168    :

Il y a toujours obligation de consultation. La question de savoir si un groupe autochtone a été consulté est pertinente pour décider si l'atteinte au titre aborigène est justifiée, au même titre que le fait pour la Couronne de ne pas consulter un groupe autochtone au sujet des conditions auxquelles des terres d'une réserve sont cédées à bail peut constituer un manquement à l'obligation de fiduciaire de celle-ci en common law: Guerin. La nature et l'étendue de l'obligation de consultation dépendront des circonstances. Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s'agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d'un titre aborigène. Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l'intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu. Dans la plupart des cas, l'obligation exigera beaucoup plus qu'une simple consultation. Certaines situations pourraient même exiger l'obtention du consentement d'une nation autochtone, particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones. [Non souligné dans l'original]

[131]        La demanderesse se reporte à l'arrêt Halfway River, précité, de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, lequel portait également sur l'obligation fiduciaire de la Couronne de consulter les Premières nations avant de prendre des décisions ayant des incidences sur des droits issus de traité. La Cour a maintenu l'obligation de consulter, et a précisé son contenu de la façon suivante :

[TRADUCTION] ... Ce n'est pas parce qu'on a donné un avis suffisant d'une décision envisagée qu'on a respecté l'exigence de la consultation suffisante. L'obligation de la Couronne en matière de consultation lui impose le devoir concret de veiller raisonnablement à ce que les autochtones disposent en temps utile de l'information nécessaire pour avoir la possibilité d'exprimer leurs intérêts et leurs préoccupations, et de faire en sorte que leurs observations sont prises en considération avec sérieux et, lorsque c'est possible, sont intégrées d'une façon qui puisse se démontrer dans le plan d'action proposé. [Citations omises] [Non souligné dans l'original]

[132]        La demanderesse fait valoir en outre que l'obligation fiduciaire qu'assume la Couronne de consulter les Premières nations a été reconnue dans la décision R. c. Noel, [1995] 4 C.N.L.R. 78, laquelle portait sur l'établissement d'un couloir de chasse par le gouvernement territorial. Selon la demanderesse, la Cour y a statué que le gouvernement territorial n'avait pas le droit, même pressé par des contraintes de temps, de passer outre aux droits des Premières nations. La Cour a conclu, à la p. 95, que le gouvernement devait prendre au sérieux les droits constitutionnels des Premières nations, et appliquer un processus de consultation approprié :

[TRADUCTION] ... Pour consulter, le gouvernement doit tenir des discussions valables et suffisantes avec les représentants des peuples autochtones en cause.    Un échéancier serré ne justifie pas le gouvernement d'aller de l'avant avec le projet de règlement sans avoir procédé à une consultation adéquate.

[133]        Dans l'affaire Les Inuits du Nunavik c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [1998] 4 C.N.L.R. 68 (T-545-97), la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada a statué que le gouvernement du Canada et celui de Terre-Neuve et du Labrador ne pouvaient établir un parc national dans un territoire qui fait l'objet d'une revendication territoriale générale tant qu'ils n'avaient pas procédé à une consultation réelle adéquate auprès des Inuits. La demanderesse signale que même si la Cour a jugé que la création du parc n'aurait que des incidences minimales sur les droits territoriaux des Inuits et sur leur utilisation des terres, elle n'en a pas moins statué que la Couronne était tenue de procéder à une consultation réelle auprès des Inuits. Le juge en chef adjoint Richard (maintenant Juge en chef) s'est exprimé ainsi aux par. 107 et ss. :

[107]        Il est possible de respecter le rapport de fiduciaire qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones en faisant participer les peuples autochtones aux décisions qui sont prises à l'égard de leurs terres.

[108]        Il y a toujours obligation de consultation. La question de savoir si le groupe autochtone a été consulté est pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer si la violation des droits ancestraux est justifiée.

[109]        La nature et l'étendue de l'obligation dépendent des circonstances. Même lorsque la norme minimale acceptable est la consultation, cette consultation doit être menée de bonne foi, dans l'intention de réellement tenir compte des préoccupations des peuples autochtones dont les droits et terres sont en jeu.

[110]        Toute négociation devrait également comprendre les autres nations autochtones qui ont un intérêt sur le territoire revendiqué. La Couronne a l'obligation morale, sinon légale, d'entamer et de mener ces négociations de bonne foi.

[134]        Les Mikisews soutiennent que les actes unilatéraux qui portent atteinte à des droits issus de traité déshonorent la Couronne. Selon eux, il n'est pas possible de considérer que la Couronne, dans l'exercice de ses pouvoirs discrétionnaires, a rempli honorablement ses devoirs de fiduciaire envers les Mikisews, parce qu'elle ne les a pas consultés avant de prendre une décision entraînant à première vue des répercussions sur leurs droits issus de traité.

[135]        Selon les Mikisews, la Ministre n'a pas respecté l'obligation fiduciaire qu'assumait de la Couronne de les consulter de bonne foi dans l'intention de tenir compte réellement de leurs préoccupations. Ils affirment que les consultations qui ont pu avoir lieu étaient loin d'être conformes à la nature et au niveau prescrits par la Constitution.


[136]        La Ministre invoque la décision Première nation Liidlii Kue c. Procureur général du Canada, [2000] A.C.F.no 1176 (Q.L.), dans laquelle Madame le juge Reed a examiné le contenu de l'obligation de consulter et a fait le commentaire suivant au par.62 : « Un autre facteur permettant de déterminer la nature et la portée des consultations exigées est la nature de l'éventuelle violation » .

[137]        Elle cite également la décision Halfway River, précitée, où le juge Finch résume ainsi la jurisprudence au par. 160 :

[TRADUCTION] L'obligation de la Couronne en matière de consultation lui impose le devoir concret de veiller raisonnablement à ce que les autochtones disposent en temps utile de l'information nécessaire pour avoir la possibilité d'exprimer leurs intérêts et leurs préoccupations, et de faire en sorte que leurs observations sont prises en considération avec sérieux et, lorsque c'est possible, sont intégrées d'une façon qui puisse se démontrer dans le plan d'action proposé. [Citations omises]

Les peuples autochtones assument réciproquement l'obligation d'exprimer leurs intérêts et leurs préoccupations après avoir eu la possibilité d'examiner l'information fournie par la Couronne et de participer de bonne foi à la consultation de toutes les façons possibles. Ils ne peuvent faire obstacle au processus consultatif en refusant de rencontrer leurs interlocuteurs, en refusant de participer ou en imposant des conditions déraisonnables. [Citations omises].

[138]        Par conséquent, la Ministre soutient que puisque le contenu de l'obligation de consulter dépend largement de la portée de l'atteinte aux droits, laquelle, en l'espèce, peut être qualifiée de minimale, l'obligation de consulter était peu exigeante.

Preuve de la consultation


[139]        La demanderesse fait valoir que le défaut de la Ministre de consulter les Mikisews au cours du processus décisionnel est manifeste. On trouvera ci-dessous la chronologie des communications entre Parcs Canada, Thebacha et les Mikisews au sujet du projet de route. Comme la question de la consultation adéquate est déterminante en l'espèce, j'ai largement puisé dans la preuve présentée au sujet de la consultation.

Chronologie des communications

Été 1999

Thebacha a communiqué avec les Mikisews pour leur faire part qu'elle souhaitait construire une route d'hiver de Peace point à Garden River, dont le tracé traverserait une partie de la réserve mikisew de Peace Point sur 0,8 km, à l'extrémité est, pour rejoindre la route de ceinture du parc. Thebacha a demandé aux Mikisews d'appuyer le projet. Ces derniers l'ont informée qu'ils devaient examiner le projet en détail et déterminer si la route servait les intérêts des membres.

19 janvier 2000

Parcs Canada a transmis par courriel le cadre de référence de l'évaluation environnementale au chef Poitras, lequel a également été informé de l'échéancier de l'évaluation et de la période d'examen public subséquente.

20 juillet 2000

Une rencontre a eu lieu entre Josie Weninger et le chef Poitras, lors de laquelle Parcs Canada a fourni des renseignements additionnels au chef relativement à l'état du projet de route.

25 juillet 2000

Parcs Canada a organisé des séances portes ouvertes à Fort Chipewyan. Deux trappeurs mikisews y ont participé.

Août 2000

Des copies du rapport d'évaluation environnementale ont été transmises au chef Poitras.

3 août 2000

Une rencontre entre Josie Weninger et le chef Poitras a eu lieu. Parcs Canada a informé le chef de l'état du projet de route.

16 août 2000

Un trappeur mikisew, Lawrence Vermillion, a envoyé à Richard Power, de Thebacha, avec copie conforme à Josie Weninger, une lettre exposant les préoccupations de sept trappeurs mikisews exerçant leur activité dans le secteur de la route proposée. Au nombre de ces préoccupations, figuraient les incidences sur les animaux à fourrure, l'augmentation du vandalisme et du braconnage et la question d'une possible indemnisation.

10 octobre 2000

Les Mikisews ont fait savoir par lettre à Josie Weninger qu'ils ne consentaient pas à la construction de la route à travers la réserve de Peace Point pour plusieurs raisons. Ils ont fait état, plus précisément, de problèmes non résolus au sujet du rôle de la Première nation dans la gestion du parc, qui faisait l'objet d'une action en justice, et ont mentionné les craintes exprimées par les trappeurs mikisews ainsi que leur volonté de préserver les terres du parc.

19 janvier 2001

Le chef George Poitras, qui comptait se rendre à Forth Smith, avait prévu rencontrer Josie Weninger à cette occasion. Mme Weninger est tombée malade, si bien que le chef et le conseil ont rencontré plutôt Don Aubrey, conseiller principal en matière de politiques. Ils ont abordé divers sujets, mais le plus important est que les Mikisews ont appris que Parcs Canada et Thebacha poursuivaient les discussions au sujet du projet de route, et qu'une approbation était imminente. Le chef Poitras a chargé M. Aubrey de demander à Mme Weniger de l'appeler dès qu'elle reviendrait au travail pour discuter du processus décisionnel et, plus précisément, de l'exclusion des Mikisews du processus.

25 janvier 2001

Le chef Poitras s'est entretenu avec Richard Power. M. Power a nié être au courant des craintes que les Mikisews avaient exprimées au sujet de la route dans leur lettre du 10 octobre 2000 et a demandé qu'on lui envoie une copie de la lettre. Il a informé le chef que Parcs Canada avait donné à entendre à Thebacha que les Mikisews n'étaient pas opposés à ce que la route traverse la réserve et qu'il venait juste d'apprendre de Tom Lee, directeur général de l'Agence Parcs Canada, que les Mikisews n'appuyaient pas le projet de route. Il a également informé le chef que M. Lee lui avait dit que Thebacha devait s'entendre avec les Mikisews avant que Parcs Canada n'approuve la route.

29 janvier 2001

Le chef et le conseil mikisews ont rencontré les représentants de Thebacha. Cette dernière cherchait à obtenir l'appui de la Première nation, mais le chef et le conseil ont expliqué qu'ils étaient extrêmement irrités de la façon dont Parcs Canada avait mené le dossier. Le chef et le conseil ont remis aux représentants une copie de la lettre qu'ils venaient d'envoyer à Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien, et leur ont indiqué que la Première nation attendrait de recevoir des nouvelles de la Ministre avant de répondre à Thebacha. La société s'est également engagée à communiquer avec les députés fédéral et provincial pour sensibiliser la Ministre à l'urgence qu'il y avait à rencontrer les Mikisews au sujet du projet de route.

29 janvier 2001

Les Mikisews ont envoyé la lettre à la Ministre Copps, lui exprimant leurs préoccupations au sujet du projet de route traversant la réserve de Peace Point et du défaut de Parcs Canada de les consulter. Comme les Mikisews avaient été informés que la construction devrait commencer presque immédiatement, ils invitaient la Ministre Copps, le ministre des Affaires indiennes, Robert Nault, et le directeur général de l'Agence Parcs Canada, Tom Lee, à les rencontrer au cours des semaines suivantes pour discuter des préoccupations des Mikisews, en insistant sur l'urgence de la situation.

2 février 2001

Le chef Poitras a parlé avec Josie Weninger. Elle l'a informé que Thebacha préparait une proposition relativement à un nouveau tracé. Les parties diffèrent d'avis sur la teneur de la conversation. La Ministre affirme qu'il a été question de territoires de piégeage, et la demanderesse soutient que le chef Poitras a demandé à participer à toute discussion relative au nouveau tracé, mais Mme Weninger a été très vague au sujet de ce tracé et du processus qui serait suivi à partir de cette date.

5 février 2001

Le chef Poitras a communiqué avec Richard Power et lui a dit que les Mikisews attendaient toujours des nouvelles de la Ministre et que leur position au sujet de la route n'avait pas changé. Il a confirmé cette conversation dans une lettre datée du 5 février 2001.

5 février 2001

Le chef Poitras a également parlé avec Josie Weninger et lui a redemandé des détails au sujet du nouveau tracé. Elle lui a dit que deux possibilités étaient encore à l'étude et l'a informé qu'elle examinait la possibilité d'effectuer des versements à titre gracieux à des trappeurs sur une base individuelle.

5 février 2001

Le chef Poitras a rencontré les trappeurs de Peace Point. Ils lui ont fait savoir qu'ils avaient également fait part de leurs craintes à Josie Weninger, lui disant qu'ils redoutaient les incidences que la route aurait sur leurs territoires de piégeage et que le versement d'indemnités ne réglerait pas le problème parce qu'une fois modifiée la nature des terres, le dommage était irréparable.

9 février 2001

Les Mikisews ont reçu une réponse type du bureau de la ministre disant que [TRADUCTION] « il serait donné suite à leur lettre avec toute l'attention requise » .

Mars 2001

Parcs Canada et Westworth Associates Environmental Ltd. ont terminé l'inspection sur le terrain et l'évaluation des ressources biophysiques relative à la bifurcation. Les Mikisews n'ont jamais été informés que le tracé de la bifurcation avait été arrêté et n'ont pas été consultés par Westworth en relation avec les évaluations.

Mars/avril 2001

Le chef Poitras s'est entretenu au téléphone plusieurs fois avec Josie Weninger et avec Gaby Fortin, directeur exécutif de Parcs Canada pour l'Ouest du Canada, pour tenter d'organiser une rencontre avec Parcs Canada afin de discuter des préoccupations des Mikisews. L'organisation fut ardue et a nécessité de nombreux appels téléphoniques de part et d'autre.

27 avril 2001

Le chef Poitras a finalement rencontré Gaby Fortin à Calgary. Lors de la rencontre, il a découvert le tracé de la bifurcation qui,sur 2,5 kilomètres, longeait la limite de la réserve de Peace Point, à dix mètres de celle-ci avant de rejoindre la route de ceinture du parc au nord de la réserve. Le chef a demandé à ce que quelqu'un rencontre le conseil des Mikisews pour lui donner des renseignements complets sur la bifurcation et s'est fait dire qu'une telle rencontre était impossible avant l'annonce officielle de l'approbation. Le chef a fermement manifesté son désaccord et on lui a promis qu'une présentation serait faite dans la salle du conseil le 2 mai 2001. Le chef Poitras a affirmé que Parcs Canada lui a clairement dit que la bifurcation était déjà approuvée.

30 avril 2001

En réponse, Gaby Fortin a envoyé aux Mikisews une lettre dans laquelle il leur présentait des excuses pour leur exclusion du processus de consultation. On pouvait y lire notamment [TRADUCTION] « Je vous fais, à vous et à votre peuple, mes excuses pour la façon dont s'est déroulé le processus de consultation relatif au projet de route d'hiver et pour toute perception publique négative de la PNCM. Parcs Canada n'a jamais eu l'intention de vous exclure du processus ni de faire paraître la PNCM sous un jour défavorable dans la communauté » .

2 mai 2001

Une rencontre a eu lieu entre Josie Weninger, Gaby Fortin et le chef et le conseil Mikisew, relativement à la lettre du 20 janvier 2001 adressée à la Ministre Copps, faisant état des préoccupations de la Première nation. Le chef et le conseil ont insisté sur le mécontentement que ressentaient les Mikisews d'avoir été exclus de processus décisionnel concernant la route.

17 mai 2001

Les Mikisews ont envoyé à la ministre Copps une autre lettre lui exposant leurs préoccupations quant à la bifurcation. Ils y exprimaient leur déception et les craintes que leur inspirait l'omission de Parcs Canada de les consulter, compte tenu en particulier du fait que Parcs Canada savait depuis le mois d'octobre 2001 au moins que le projet de route préoccupait considérablement les Mikisews.

25 mai 2001

Un communiqué de presse a paru dans le site web de Parcs Canada, annonçant l'approbation de la route d'hiver.

25 mai 2001

Le directeur de Parcs Canada, Tom Lee, a communiqué à tout le personnel un message annonçant que la route avait été approuvée et indiquant que Parcs Canada n'envisageait pas de route permanente.

25 mai 2001

Gaby Fortin a appelé le chef Poitras pour le mettre au courant de la décision.

25 mai 2001

Tom Lee a envoyé au chef Poitras une réponse officielle à la lettre du 17 mai 2001 adressée à la ministre Copps. Elle indiquait que Parcs Canada reconnaissait que le processus de consultation n'avait pas été mené adéquatement, mais signalait que des rencontres et des discussions avaient eu lieu entre les Mikisews et Parcs Canada.

  

[140]        Pour déterminer l'ampleur de la consultation tenue en l'espèce, j'examinerai plusieurs questions soulevées par cette preuve.

Consultation publique et consultation des « Premières nations »

[141]        Avant que les Mikisews ne fassent part officiellement à Parcs Canada de leurs préoccupations particulières au sujet de la route, beaucoup des communications invoquées par la Ministre pour démontrer que des efforts de consultation avaient été faits ont consisté à fournir aux Mikisews les renseignements généraux donnés à toutes les parties intéressées, avec le même contenu et dans le même format. Pris isolément, ce type d'information ne constitue pas le genre de consultation des Premières nations qu'exige le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[142]        La Ministre souligne, par exemple, que Parcs Canada a remis aux Mikisews le cadre de référence de l'évaluation environnementale le 19 janvier 2000. Les Mikisews ont également été informés de la tenue des séances portes ouvertes qui ont eu lieu pendant l'été 2000. La Ministre relève que les Mikisews ne se sont manifestés que le 10 octobre 2000, soit quelque deux mois après l'échéance prévue pour la période de commentaires.


[143]        Les Mikisews affirment qu'ils ont tardé à soumettre leur position à Parcs Canada parce qu'il leur a fallu prendre le temps de définir les problèmes et les enjeux. Le chef Poitras a également expliqué que les Mikisews n'ont pas participé officiellement aux séances portes ouvertes parce que, comme il l'a déclaré : [TRADUCTION] « les séances portes ouvertes ne sont pas un moyen adéquat de nous consulter » (contre-interrogatoire relatif à l'affidavit du chef Poitras, à la p. 14, lignes 22 et 23). Les Mikisews font valoir qu'une atteinte à leurs droits garantis par la Constitution n'est pas une question qui peut être correctement abordée dans des réunions publiques ouvertes à toute partie intéressée.

[144]        La Ministre rétorque que les Mikisews n'ont pas fait savoir à Parcs Canada qu'ils étaient en désaccord avec les modalités de consultation et que, par conséquent, ils sont mal venus de se plaindre du processus puisqu'ils n'ont pas pris part aux séances portes ouvertes, n'ont pas communiqué leurs objections à Parcs Canada à l'égard de ces séances et ont refusé de coopérer au processus en raison de litiges en cours.    Essentiellement, la Ministre soutient qu'il incombait aux Mikisews de se prévaloir du processus de consultation et que s'ils décidaient de ne le faire qu'à leurs propres conditions, la Ministre était relevée de son obligation de consulter.

Le défaut de Parcs Canada de répondre à la lettre du 10 octobre 2000


[145]        La demanderesse affirme que dans sa description des communications entre Parcs Canada et les Mikisews, Mme Weninger passe sous silence le délai de presque quatre mois qui s'est écoulé entre la lettre du 10 octobre 2000 exposant les préoccupations des Mikisews et la tenue de la rencontre organisée pour en discuter. Pendant ce temps, signale la demanderesse, Parcs Canada a continué à travailler à l'approbation de la route, en faisant essentiellement abstraction des préoccupations des Mikisews . Plus particulièrement, la lettre du 10 octobre 2000 est demeurée sans réponse, et la Première nation a été stupéfaite d'apprendre, quelque quatre mois plus tard, que le projet se développait comme prévu et qu'il allait bientôt être approuvé. Madame Weninger a confirmé cette version des faits dans son contre-interrogatoire et a reconnu que l'omission de Parcs Canada de répondre à la lettre [TRADUCTION] « ...était contraire aux principes de la bonne communication » (contre-interrogatoire sur l'affidavit de Josie Weninger, à la p. 19, ligne 15).

[146]        La demanderesse soutient aussi que Parcs Canada avait été informé des craintes de trappeurs Mikisews par une lettre écrite le 16 août 2000 par Lawrence Vermillion, faisant état des aspects du projet de route qui préoccupaient plus particulièrement les trappeurs. Le laconisme de la lettre du 10 octobre quant aux intérêts particuliers des trappeurs s'explique du fait que les Mikisews présumaient alors que Parcs Canada était déjà au courant des raisons pour lesquelles les trappeurs s'opposaient au projet de route.


[147]        La demanderesse soutient que la preuve la plus éloquente des lacunes du processus de consultation suivi par Parcs Canada réside dans les lettres du 30 avril et du 25 mai 2001 envoyées à la Première nation par Gaby Fortin et Tom Lee respectivement. Selon elle, les deux représentants de la Couronne ont clairement reconnu que les Mikisews n'avaient pas été régulièrement consultés. On peut lire dans ces lettres [TRADUCTION] « Parcs Canada n'a jamais eu l'intention de vous exclure du processus » et [TRADUCTION] « Parcs Canada reconnaît que le processus de consultation ne s'est pas déroulé de la façon prévue, au début » (affidavit du chef George Poitras, pièces N et P).

[148]        La Ministre conteste que la lettre du 30 avril 2001 soit une reconnaissance par Parcs Canada du défaut de consulter de la Couronne. Elle rappelle que lorsque le chef Poitras a exprimé sa surprise et son mécontentement d'avoir été informé [TRADUCTION] « à la onzième heure » que le projet de route allait bientôt être approuvé, il a dit à M. Fortin que les Mikisews [TRADUCTION] « étaient perçus comme des trouble-fête » parce qu'ils retardaient le processus d'approbation. Selon elle, la lettre doit être interprétée comme une lettre d'excuse au sujet du déroulement de la consultation, parce qu'il a fait paraître les Mikisews sous un jour négatif, mais non comme une lettre d'excuse pour ne pas avoir consulté.

[149]        La demanderesse conteste la déclaration faite par Tom Lee dans sa lettre du 25 mai 2001, selon laquelle la rencontre qui venait d'avoir lieu s'était tenue [TRADUCTION] « à la demande de Parcs Canada pour faire en sorte que la Première nation crie mikisew se fasse entendre avant qu'une décision soit prise » . Elle affirme qu'elle est tout à fait incorrecte. Selon la demanderesse, la réunion du 2 mai 2001 n'a eu lieu que parce que les Mikisews ont persisté à en exiger la tenue. La demanderesse ajoute que les Mikisews ont été clairement informés, lors de cette rencontre, que la décision d'approuver la route avait déjà été prise.


[150]        La demanderesse affirme que les discussions et les rencontres mentionnées par M. Lee ne constituent pas une consultation adéquate. Elle concède qu'il a pu être question du projet de route au cours des discussions avec Mme Weninger, mais fait valoir que cette dernière est toujours demeurée vague au sujet de la bifurcation, et ajoute que lorsque les Mikisews ont finalement rencontré Parcs Canada, la décision d'approuver la bifurcation avait déjà été prise.

Définition de l'obligation de consulter les Premières nations

[151]        Les affaires citées par les parties révèlent une tension dans le droit. Dans la décision Nunavik Inuit, précitée, la Cour a jugé que même lorsque la norme de consultation est minimale, la consultation doit être menée de bonne foi, dans l'intention de réellement tenir compte des préoccupations des peuples autochtones. Pour la Cour, il s'agit d'une obligation « morale, sinon légale » . La Ministre, quant à elle, s'est reportée à la décision Halfway River, précitée, qui met l'accent sur l'obligation réciproque des Premières nations de participer et de ne pas faire obstacle au processus de consultation.


[152]        Des conceptions opposées du statut de la demanderesse sont au coeur de ce litige. Les Mikisews, revendiquant des droits issus de traité, prétendent que les Premières nations doivent être consultées de façon distincte des autres parties concernées. C'est cet argument qu'ils invoquent pour justifier leurs décisions de ne pas participer aux séances portes ouvertes et de ne pas soumettre de commentaires. La Ministre et Thebacha, quant à elles, soutiennent que les Mikisews sont une partie concernée parmi d'autres.

[153]        Les Mikisews affirment qu'il y a eu atteinte à l'un de leurs droits protégés par la Constitution, car s'ils n'ont pas droit à un processus plus étendu, ils ont à tout le moins droit à un processus distinct. Cette conclusion justifierait les Mikisews de ne pas avoir respecté l'échéancier prévu par la Ministre pour la participation publique. À mon avis, les Mikisews n'ont pas fait obstacle au processus de consultation des Premières nations, ils ont plutôt refusé de donner raison à la Ministre qui voulait croire qu'un processus de consultation publique était suffisant pour s'acquitter de son obligation constitutionnelle envers eux.

[154]        Il appert clairement de la jurisprudence qu'il faut entreprendre la consultation dans l'intention véritable de tenir réellement compte des préoccupations de Premières nations. En l'espèce, il aurait donc au moins fallu répondre à la lettre des Mikisews du 10 octobre 2000 et rencontrer ceux-ci pour prendre leurs préoccupations en considération au début de la planification du projet. Lorsque des rencontres ont finalement eu lieu entre Parcs Canada et les Mikisews, la décision était pour ainsi dire prise, et elles ne pouvaient donc se tenir dans l'intention véritable de permettre la prise en compte de leurs préoccupations.


[155]        Je relève que l'argument même de la Ministre selon lequel les Mikisews ont joui des mêmes droits procéduraux que les autres parties intéressées permet effectivement d'attaquer sa décision pour non-conformité au volet de la « priorité adéquate » de l'analyse en matière de justification. Si la Ministre peut reprocher aux Mikisews de ne pas avoir participé au processus de consultation publique pour faire valoir leurs droits, il est clair qu'elle ne leur a pas donné priorité sur les droits des autres utilisateurs, comme il aurait été naturel de le faire compte tenu du statut constitutionnel dont ils jouissent en vertu du paragraphe 35(1). Cette question sera examinée plus attentivement dans la prochaine section.

[156]        Thebacha signale dans son argumentation que des rencontres avec des membres de la Première nation mikisew ont eu lieu au cours du processus d'évaluation environnementale.    Il importe de souligner que les consultations effectuées par Thebacha n'ont pas pour effet de libérer la Ministre de l'obligation que lui impose le paragraphe 35(1). En tant que fiduciaire, la Couronne est tenue à une obligation de consultation envers les Mikisews, laquelle ne peut être déléguée à des tiers intéressés.

[157]        En conclusion, l'honneur de la Couronne, en sa qualité de fiduciaire, ne saurait permettre qu'une décision portant atteinte à des droits issus de traité et jouissant d'une protection constitutionnelle soit prise sans que la Première nation concernée soit consultée. Dans l'analyse élaborée dans l'arrêt Sparrow, c'est la Couronne qui a la charge de la preuve à l'étape de la justification . Les Mikisews n'ont pas à prouver que la Couronne ne les a pas consultés comme il se doit. C'est à la Couronne qu'il incombe de démontrer qu'elle a procédé à une consultation digne de ce nom. La Ministre n'a pas fait cette preuve.


(ii) A-t-on accordé au droit issu d'un traité une priorité suffisante par rapport aux autres droits?

[158]        Dans l'arrêt Sparrow, précité, aux p. 1115 et 1116, la Cour a placé la conservation en tête de la liste de priorités, suivie des droits issus de traités et des droits ancestraux, puis des intérêts économiques et enfin des fins récréatives. Les Mikisews soutiennent que ce cadre s'applique chaque fois que des groupes d'utilisateurs présentent des revendications concurrentes.

[159]        Ils invoquent à cet égard la décision Breaker, précitée, dans laquelle la Cour provinciale de l'Alberta, appliquant le critère élaboré dans Sparrow dans une affaire relative à l'établissement d'un corridor routier, a jugé qu'il y avait eu contravention au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Relativement à la priorité à accorder aux droits des Premières nations, le juge Cioni a indiqué ce qui suit, à la p. 279 :

[TRADUCTION] De la même façon, les politiques gouvernementales qui favorisent ou suscitent la concurrence relativement aux animaux dans la région de Highwood, comme la chasse sportive ou le pâturage, sans prendre en considération l'allocation aux Premières nations et leurs droits prioritaires et sans tenter de les concilier avec les droits du public reconnus par la common law ainsi que l'énonce l'arrêt Gladstone, ne sont pas permises par la Constitution, à mon avis.

[160]        Selon la demanderesse, la Ministre, en approuvant la construction de la route, a donné priorité aux intérêts d'un groupe d'utilisateurs - les résidents des localités de la région - sur ceux d'un autre groupe - les chasseurs et trappeurs mikisews, lesquels jouissent de droits protégés par la Constitution. La demanderesse proteste contre l'attribution à la facilité de déplacement et à d'autres facteurs sociétaux d'une priorité sur l'exercice de droits issus de traité, droits qui sont protégés par la Constitution. Selon elle, il s'agit là d'une application exactement inverse de l'ordre de priorité établi dans Sparrow.

[161]        Il se peut qu'en définissant la présente affaire comme un litige opposant les intérêts d'une Première nation à ceux de résidents locaux on simplifie à outrance. À preuve, le projet a des partisans et des opposants au sein des Premières nations. La demanderesse, toutefois, soulève une distinction importante. L'approbation de la route a placé les intérêts économiques et sociaux d'un groupe (qui comprend, il faut le reconnaître, plusieurs Premières nations) devant le droit des Mikisews, protégé constitutionnellement, de chasser, de trapper et de se livrer à leurs mode de vie traditionnel. Comme fiduciaire, la Couronne ne peut permettre que les intérêts de tierces parties, ou ses propres intérêts, prennent le pas sur les obligations qu'elle assume envers les Premières nations.


[162]        La Cour suprême du Canada a jugé, dans l'arrêt Adams, précité, que le règlement du Québec en matière de pêche ne respectait pas le critère établi dans l'arrêt Sparrow, car il visait principalement la promotion de la pêche sportive. Elle a cependant précisé que même s'il avait été démontré que le règlement servait un objectif législatif valable, il n'aurait pas été maintenu parce qu'il n'accordait pas aux droits ancestraux la priorité exigée par le critère de l'arrêt Sparrow. Dans l'arrêt Gladstone, précité, la Cour a indiqué qu'en matière commerciale, à tout le moins, le gouvernement se conforme à la priorité lorsqu'il tient compte des droits protégés par la Constitution et répartit la ressource d'une façon qui démontre son respect pour la priorité. En définitive, notre Cour doit avoir la conviction que la Ministre a tenu compte des droits issus de traité des Mikisews et de leur importance.

[163]        Encore une fois, cette question renvoie à la nature de la consultation qui a été entreprise. À mon avis, les affaires portant sur la répartition d'une ressource, comme les revendications en matière de pêche ou d'exploitation forestière, se prêtent d'avantage à l'analyse fondée sur la priorité. Compte tenu, donc, de la directive énoncée dans l'arrêt Delgamuukw, précité - mettre l'accent sur la définition de l'obligation fiduciaire la plus appropriée aux questions particulières posées par les faits - je suis d'avis que la conclusion selon laquelle il n'y a pas eu de consultation suffisante suffit pour contest     er la décision de la Ministre et qu'il n'est pas nécessaire de déterminer si cette décision alloue la priorité voulue aux droits des Mikisews.

(ii) A-t-on porté aussi peu atteinte que possible au droit issu d'un traité?

[164]        La demanderesse fait valoir qu'en vertu du critère de l'arrêt Sparrow, la Couronne est tenue, pour s'acquitter de son obligation fiduciaire, de réduire le plus possible les atteintes aux droits issus de traités.


[165]        Pour la demanderesse, il faut que les mesures d'atténuation soient élaborées en consultation avec la Première nation dont les droits sont en cause. La demanderesse se reporte à la décision Breaker, précitée, aux p. 280 et 281, dans laquelle la Cour a jugé que l'aménagement d'un corridor routier en sanctuaire faunique était inconstitutionnel parce que la Couronne n'avait pas raisonnablement permis l'exercice de leur droit de chasse par les Premières nations. Selon la demanderesse, la Cour a annulé la décision de la Couronne parce que celle-ci n'avait pas envisagé toutes les autres solutions qui pouvaient permettre d'atteindre les objectifs de conservation poursuivis, comme la restriction des autres utilisations de la ressource, notamment, la chasse sportive, l'exploitation de pourvoiries et le pâturage.

[166]        Les Mikisews font valoir que l'insuffisance de la consultation a fait en sorte que la Ministre n'a pu évaluer les répercussions que l'aménagement de la route aurait sur leurs droits issus de traité. Leurs préoccupations dépassent la crainte des effets directs que la route aura sur la faune et s'étendent aux incidences qu'elle entraînera sur l'exercice de leurs droits dans tout le parc. Ces incidences comprennent la perturbation des territoires de piégeage, des aires de mise bas et des terres salines, la facilitation du braconnage, l'accroissement des dommages causés au matériel de piégeage par des actes de vandalisme et des introductions par effraction dans les chalets ainsi que l'ouverture générale d'un territoire de piégeage écarté aux intrusions extérieures.


[167]        Les Mikisews affirment que la Ministre n'avait pas l'information suffisante pour déterminer si l'atteinte à l'exercice des droits issus de traités était minimale. Ils se reportent à la déposition de Josie Weninger, le propre témoin de Parcs Canada, laquelle a reconnu en contre-interrogatoire que les lacunes dans les renseignements relatifs à la faune empêchaient Parcs Canada de savoir si la route porterait le moins possible atteinte aux droits des Mikisews :

        [TRADUCTION]

Q : Ainsi, vous ne pouvez affirmer avec certitude que ce projet porte aussi peu atteinte que possible aux droits des trappeurs mikisews, n'est-ce pas?

R : Les Mikisews nous ont dit qu'ils ne pouvaient pas même nous renseigner là-dessus.

Q : Alors, votre réponse?

A : La réponse est que nous ne pouvons affirmer avec certitude que le projet porte aussi peu atteinte que possible à leurs droits parce que, comme vous l'avez déjà signalé, il y a une atteinte, désolée, une lacune en ce qui concerne les animaux à fourrure.

[Contre-interrogatoire de Josie Weninger, 24 août 2001, à la p. 28, lignes 16 à 25]

[168]        Selon la demanderesse, non seulement la Ministre n'était-elle pas pleinement informée des répercussions possibles de la route, mais elle n'a pris aucune mesure pour atténuer les conséquences que le projet pouvait entraîner sur les droits issus de traité des Mikisews. Encore une fois, la demanderesse affirme que Josie Weninger a clairement reconnu ce fait dans son contre-interrogatoire :

      [TRADUCTION]

Q : Vous faites mention de paiements à titre gracieux au paragraphe 23; pouvait-on répondre autrement aux préoccupations des trappeurs? Y a-t-il eu des discussions avec eux au sujet de mesures d'atténuation pouvant dissiper leurs craintes relatives au vandalisme, au braconnage, aux empiétements ou aux incidences environnementales?

R : Je crois avoir dit, la dernière fois que nous avons abordé cette question, qu'aucune autre mesure n'a été examinée, que nous n'avons envisagé que les paiements à titre gracieux.

[Contre-interrogatoire de Josie Weninger,1er octobre 2001, de la p. 10, ligne 27 à la p. 11, lignes 1 à 80]


[169]        La Ministre soutient que toutes les mesures ont été prises pour faire en sorte que la construction et l'exploitation de la route d'hiver entraînent le moins de conséquences possible.    Elle se reporte aux éléments de preuve suivants :

(i)            le cadre de référence de l'évaluation environnementale a été fourni aux Mikisews;

(ii)        Westworth a réalisé une évaluation environnementale approfondie;

(iii)           Westworth a effectué une étude de reconnaissance estivale;

(iv)          une série de séances portes ouvertes a été organisée précisément pour entendre les préoccupations et les commentaires relatifs au projet de route d'hiver;

(v) on a demandé à Thebacha de prendre des mesures d'atténuation substantielles pour combler les lacunes de l'information recueillie et pour réduire tout effet négatif potentiel, et notamment d'informer les trappeurs mikisews du calendrier de construction pour nuire le moins possible à leurs activités de piégeage, d'exiger qu'il y ait des ouvertures dans les levées de neige le long des sentiers de piégeage et de retenir les services d'un archéologue pendant la construction de la route pour recenser tout site culturel.

(vi)          Parcs Canada a rencontré deux trappeurs mikisews pour examiner leurs préoccupations particulières;

(vii)          Parcs Canada a consenti à modifier le tracé de la route pour respecter le refus des Mikisews que la route suive une ancienne emprise traversant la réserve.


[170]        La demanderesse critique les mesures d'atténuation accompagnant la décision de la Ministre parce qu'elles n'ont pas été élaborées en consultation avec les Mikisews et qu'elles n'étaient pas conçues pour minimiser les empiétements sur leurs droits. Je partage ce point de vue. Même la bifurcation du tracé, apparemment adoptée par suite des objections élevées par les Mikisews, n'a pas été faite en consultation avec la Première nation. La preuve n'établit pas qu'on ait pris le moindrement en considération la question de savoir si la nouvelle route porterait le moins possible atteinte aux droits issus de traité des Mikisews. La déposition du chef Poitras met en évidence l'atmosphère de secret qui entourait le tracé de la bifurcation, alors que ce processus aurait dû comporter l'examen, en toute transparence, des préoccupations des Mikisews.

[171]        Parcs Canada a reconnu qu'il n'avait pas consulté les Mikisews au sujet du tracé de la bifurcation et qu'il n'avait pas non plus pris en considération les incidences du nouveau tracé sur les droits des trappeurs mikisews. Voici un extrait du contre-interrogatoire de Josie Weninger :

[Traduction]

Q : ... vous parlez de deux tracés de rechange permettant d'éviter la réserve de Peace Point. A-t-on demandé au chef et au conseil quel tracé ils préféraient?

R : [Pas] À moins que Westworth Consultants ne l'ait fait. Nous ne l'avons pas demandé expressément, aux organes officiels.

Q : Donc, vous les avez simplement informés qu'il y avait deux tracés de rechange possibles?

R : Oui.

Q : Et alors, sans connaître les vues des Mikisews, vous avez décidé seuls du tracé de rechange, n'est-ce pas?

R : Nous leur avons dit que la bifurcation ferait l'objet d'une évaluation environnementale et que nous verrions lequel aurait le moins de répercussions.


Q : Sur quoi?

R : Sur les arbres précisément.

Q : Mais pas nécessairement le moins de répercussions sur les Mikisews, n'est-ce pas?

R : Oui, désolée.

[Contre-interrogatoire de Josie Weninger, 24 août 2001, aux p. 31, lignes 20 à -27 et 32, lignes 1à 11]

[172]        La Ministre n'a pas expliqué pourquoi elle n'avait pas fait participer les Mikisews au processus d'élaboration du tracé de la bifurcation. Si elle l'avait fait, il aurait été beaucoup plus facile de déterminer si Parcs Canada s'était efforcé de réduire l'atteinte aux droits des Mikisews. La réduction des répercussions environnementales a des liens avec celle des atteintes aux droits issus de traité des Mikisews, mais il ne s'agit pas de la même chose. Ce sont les incidences du projet de route sur les populations d'animaux à fourrure qui sont le plus importantes pour les Mikisews.


[173]        À mon avis, une seule des sept mesures énumérées par la Ministre se rapporte directement à la réduction des incidences sur les droits issus de traité. Les quatre premières mesures sont des formalités usuelles exigées par les règles régissant les évaluations environnementales. Elles peuvent être conçues pour minimiser les incidences environnementales, mais on ne peut dire qu'il s'agit de mesures prises pour réduire les répercussions du projet de route sur les droits constitutionnels des Mikisews. La sixième mesure concerne la rencontre où Mme Weninger a discuté avec deux trappeurs de la possibilité de verser une indemnité. La dernière mesure est la décision de modifier le tracé de la route et, à mon avis, la Ministre ne saurait prétendre qu'elle vise la réduction des incidences puisque c'est parce qu'il n'a été tenu aucun compte des intérêts des Mikisews en premier lieu qu'elle a été prise.

[174]        Les mesures d'atténuation énumérées au cinquième alinéa sont pertinentes; toutefois, elles n'ont pas été élaborées en consultation avec les Mikisews, ce qui amène à conclure, selon moi, qu'elles ont été mises en place pour donner l'impression qu'on réduisait les incidences, et non nécessairement dans la véritable intention de les réduire. La décision de la Ministre aurait pu satisfaire à ce volet de l'analyse si Parcs Canada avait simplement demandé aux Mikisews comment on pouvait atténuer les incidences du projet de route sur leurs droits. Parcs Canada aurait pu répondre à leur objection au passage de la route dans leur réserve en leur demandant : [TRADUCTION] « Quel serait le meilleur tracé selon vous? » . Je ne puis accepter l'argument de la Ministre selon lequel la route porte minimalement atteinte aux droits des Mikisews issus de traité simplement parce qu'elle remplace un tracé plus intrusif. Non seulement le tracé initial ne tenait manifestement aucun compte des droits des Mikisews issus de traité, mais il ne tenait pas compte non plus de leurs droits afférents à la réserve. Les mots employés dans l'arrêt Sparrow sont : « a porté le moins possible atteinte » . Il se peut que l'ampleur des modifications qu'il aurait fallu apporter à la proposition pour répondre aux objections de la Première nation ne soit pas claire, mais ce qui est clair c'est que Parcs Canada aurait au moins dû s'informer de bonne foi des mesures qui pouvaient être prises pour réduire les répercussions du projet sur leurs droits issus de traité, ce qui n'a pas été fait.


(iv) Une juste indemnisation a-t-elle été prévue?

[175]        Dans l'arrêt Sparrow, précité, à la p. 1119, la Cour a présenté ainsi le deuxième volet de l'analyse relative à la justification: « ... si une juste indemnisation est prévue en cas d'expropriation? » .    Il ne fait pas de doute que notre Cour devra au cours des années à venir se pencher sur la façon dont il conviendra d'adapter les règles régissant l'indemnisation pour expropriation afin de les appliquer en matière d'atteinte à des droits jouissant d'une protection constitutionnelle. Pour l'heure, il n'y a pas, à ma connaissance, de jurisprudence analysant ce qui constitue une indemnité suffisante en cas d'atteinte à un droit issu de traité.

[176]        La Ministre soutient que l'étude du type de paiements faits à des trappeurs dans d'autres cas où un projet nuisait à leur activité, effectuée par Josie Weninger, témoigne de la bonne foi de Parcs Canada. Elle voit également dans les discussions que Mme Weninger a eues avec les trappeurs mikisews directement touchés par l'aménagement de la route, au sujet de paiements à titre gracieux de 5 000 $, une preuve que Parcs Canada était disposé à examiner la question de la compensation. Elle relève aussi la déclaration faite dans son affidavit par Mme Weninger, selon laquelle elle était d'avis qu'il était possible d'indemniser adéquatement les trappeurs pour toute perte qu'ils subiraient du fait de la perturbation de leur territoire de piégeage. Par conséquent, la Ministre avance que si la construction et l'exploitation de la route devaient avoir des conséquences négatives pour les trappeurs, les pertes pourraient être quantifiées et indemnisées.


[177]        Les Mikisews estiment que si une offre d'indemnisation juste signale l'intention de la Couronne d'honorer son obligation fiduciaire envers les Premières nations, en l'espèce il n'y en a eu aucune, du propre aveu de celle-ci. Ils appuient cette affirmation sur l'extrait suivant du contre-interrogatoire de Mme Weninger :

[Traduction]

Q : ...avez-vous informé les trappeurs que les paiements dits « à titre gracieux » constituaient un cadeau n'ayant pas légalement force obligatoire et que Pacs Canada ne se reconnaissait aucune obligation d'indemniser?

R : Je sais que j'ai précisé ce qu'étaient des paiements à titre gracieux lors de la réunion et que j'ai dit qu'il s'agissait de dons.

Q : Qu'il ne s'agissait pas d'une indemnité ou d'une forme de paiement légal?

R : Je crois que j'ai fait bien attention de ne pas laisser entendre qu'il s'agissait d'une indemnité.

[Contre-interrogatoire sur l'affidavit de Josie Weninger, 1er octobre 2001, aux p. 11, lignes 22 à 27, et 12, lignes 1 à 6]

[178]        Les Mikisews s'appuient également sur le témoignage de Lawrence Vermillion, un trappeur mikisew qui assistait à la réunion où il a été question des paiements à titre gracieux.    Il a témoigné que les trappeurs qui participaient aux discussions n'étaient pas convaincus que ce type de paiement résolvait le problème et qu'ils estimaient que toute offre d'indemnisation devait être présentée à tous les trappeurs de la zone 1209. La demanderesse relève de plus que les discussions n'ont aucunement porté sur les effets que la route entraînerait pour les chasseurs mikisews.


[179]        Il ne faut pas oublier que le droit collectif de chasser et de pêcher est en jeu. Je suis d'avis que pour se conduire avec honneur dans ses rapports avec une Première nation, la Couronne doit aborder la question de l'indemnisation dans un esprit de bonne foi et de transparence qui permette à une Première nation informée d'examiner à quelles conditions elle consentirait à une atteinte visant ses droits issus de traité.

[180]        Compte tenu de cela et des faits qui m'ont été présentés, l'analyse relative à l'indemnisation relevant de ce volet du critère de la justification met encore une fois en évidence la question de la consultation. Il est impossible que la ministre ait pu déterminer quelle serait une offre d'indemnisation raisonnable sans explorer les questions et préoccupations des Mikisews et les incidences que le projet pourrait avoir sur eux. J'ai déjà conclu que cette consultation n'avait pas eu lieu. Par conséquent, sans me prononcer sur la question de savoir si les actes accomplis par la Ministre en vue de l'indemnisation de trappeurs mikisews compromettraient l'honneur de la Couronne, j'estime que l'analyse effectuée en vertu de ce volet du critère ne fait que souligner l'insuffisance de la consultation en l'espèce.


[181]        La question de savoir si les actes de la Couronne sont compatibles avec son obligation de fiduciaire en l'espèce est tributaire de la consultation. Il serait prématuré, en fait, d'examiner les questions de priorité, d'atteinte minimale et d'indemnité puisque la consultation qui aurait pu permettre à la Couronne de satisfaire à ces volets du critère n'a pas eu lieu.

CONCLUSION

[182]        Bien que les facteurs composant le deuxième volet de l'analyse relative à la justification élaborée dans l'arrêt Sparrow soient souples et qu'il faille les adapter pour permettre à la Cour de mettre l'accent sur ceux qui sont les plus pertinents considérant les faits en cause, si l'analyse révèle que les actes de la Couronne ne s'accordent pas avec son obligation fiduciaire envers les Premières nations, sa décision ne peut se justifier.

[183]        Je suis d'avis que si la Couronne avait véritablement consulté la Première nation elle aurait fait beaucoup pour remplir son obligation fiduciaire et que sa décision aurait peut-être satisfait aux autres volets de l'analyse relative à la justification. Tout bien pesé, la décision de Parcs Canada d'approuver le projet de route d'hiver traversant le PNWB n'est pas une atteinte justifiée aux droits des Mikisews issus de traité, parce que la Ministre ne s'est pas conformée à son obligation de consulter les Mikisews.

DISPOSITIIF


[184]        Dans la présente affaire, je conclus que les Mikisews possèdent un droit issu d'un traité les autorisant à chasser et à trapper dans le PNWB. Je conclus aussi, au terme de l'analyse élaborée dans l'arrêt Sparrow, que la décision de la Ministre d'approuver la route porte atteinte à ce droit et que l'atteinte n'est pas justifiée.

[185]        Il n'est pas nécessaire, vu la décision rendue sur les motifs constitutionnels, que je me prononce sur les motifs se rapportant au droit de l'environnement et au droit administratif.

[186]        Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Ministre, annulée.

[187]        J'estime qu'il n'y a pas lieu d'accorder les autre mesures de réparation sollicitées par la demanderesse. J'espère que tout examen futur du projet de route d'hiver sera entrepris conformément aux présents motifs.


[188]        À la fin de l'audience, les parties ont demandé d'avoir la possibilité de déposer des observations écrites au sujet des dépens. Par conséquent, je sursois au prononcé de la décision relative aux dépens.

  

                                                                         « Dolores M. Hansen »            

                                                                                                 J.C.F.C.                      

Ottawa (Ontario)

20 décembre 2001

   

Traduction certifiée conforme

                                                  

Ghislaine Poitras, LL.L.


  

Date : 20011220

Dossier : T-1141-01

                                                                                                                   

OTTAWA (Ontario), le 20 décembre 2001

EN PRÉSENCE DE Madame le juge Dolores M. Hansen

ENTRE :                                                                                                                                          

                  LA PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW

                                                                                          demanderesse

                                                    - et -

SHEILA COPPS, MINISTRE DU PATRIMOINE CANADIEN et

LA THEBACHA ROAD SOCIETY

                                                                                          défenderesses

                                           ORDONNANCE

VU la demande de contrôle judiciaire et d'annulation présentée par la demanderesse à l'égard de la décision de la ministre du Patrimoine canadien d'autoriser la Thebacha Road Society à construire une route d'hiver traversant le parc national Wood Buffalo,

APRÈS avoir examiné les documents déposés et entendu l'argumentation des parties,

POUR les motifs prononcés ce jour,

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.       La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Ministre est annulée.


2.       La décision relative aux dépens est reportée pour que les parties produisent des observations. Les parties devront signifier et déposer leurs observations relatives aux dépens dans un délai de vingt jours, et elles auront cinq jours suivant la signification pour répondre aux observations.

  

                                                                         « Dolores M. Hansen »            

J.C.F.C.

   

Traduction certifiée conforme

                                                  

Ghislaine Poitras, LL.L.


                                   COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 T-1141-01

INTITULÉ :              Première nation crie mikisew c. Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Calgary (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                              26 octobre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE de Madame le juge Hansen

DATE DES MOTIFS :                                     20 décembre 2001

  

COMPARUTIONS :

M. Jeffrey R. W. Rath

Mme Allisun Rana        POUR LA DEMANDERESSE

Mme Teresa Crotty-Wong

M. Kirk Lambrecht

M. Larry Huculak       POUR LA DÉFENDERESSE (la Ministre)

Mme Trina Kondro      POUR LA DÉFENDERESSE (Thebacha Road Society)

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rath & Company         POUR LA DEMANDERESSE

Priddis (Alberta)

M. Morris Rosenbert

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)     POUR LA DÉFENDERESSE (la Ministre)

Sckoyd, Piasta, Roth & Day s.a.r.l.

Edmonton (Alberta)     POUR LA DÉFENDERESSE (Thebacha Road Society)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.